Les Mondes Écarlates

Chapitre 4 : Chapitre II (partie I)

4458 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/03/2019 14:03

Journal de bord de l’Inquisitrice Trevelyan

29 Solace, 9 :41 du Dragon

Auberge « la Mouette et la Lanterne »

Golefalois

 

Le ciel s’est éteint sur les Marches Solitaires et l’auberge endormie, toute enveloppée dans le velours sombre de la nuit. Chaque musicien prend peu à peu sa place au sein de l’orchestre : des grillons au dehors, aux ronflements paisibles de mon voisin à travers la cloison, tous s’accordent dans la nébuleuse symphonie du sommeil.

 

Seulement moi, je ne dors pas. Peut-être ne dormirais-je jamais plus.

Éternelle captive d’une nuit sans lune - à la fois noire et immaculée - je m’étire longuement, masse mes membres endoloris et balaye la pièce du regard. La flamme mordorée de la chandelle fouille l’obscurité de la chambre et dessine un étrange tableau. Assise devant mon journal, je frotte mes yeux fatigués et me penche à nouveau sur ce vélin, cette page qui deviendra ma confession.

Il me faut écrire. Remplir ces feuillets pour vider mon esprit qui est bien trop lourd de mots et d’idées. Autant dire que je n’en ai pas une envie folle, mais il me faut malgré tout dérouler la chronologie du jour qui vient de s’achever, remonter le fil de nos erreurs pour ne plus jamais avoir à les commettre. Et peut-être après cela, pourrais-je dormir à nouveau.

 

***

 

La nuit était finalement tombée lorsque nous sortîmes enfin du col et que nous vîmes devant nous, le lac Calenhad s’étendre à l’horizon.

Sa vaste surface clapotait sous la lune et brillait d’un étrange éclat, des nuages de brume s’abaissant sur l’onde noire pour venir se répandre sur les ruines alentours. Sertie dans un écrin de récifs, la tour du Cercle étendait sa silhouette fantomatique, transperçant les flots comme une flèche lancée en plein ciel, vestige d’une autorité Chantriste qui n’avait eu de cesse de s’amoindrir au cours des derniers mois.

Me raccrochant à la lueur vacillante de ma lanterne, je levais les yeux vers l’édifice qui, en dépit de son architecture typiquement Alvaar, ne me parut pas bien diffèrent de celui où j’avais passé la majeure partie de ma vie.

 

« Alors Rouquine, on traîne la patte ? Fatiguée peut-être ? », lança tout à coup Varric, interrompant ainsi ma contemplation.

 

« Tout va bien, je vous remercie. Je suis juste derrière », répondis-je, dégageant mes talons des étriers pour mettre pied à terre.

 

Après quelques minutes d’errements, nous tombâmes enfin sur ce qui semblait être l’auberge et qui, à notre plus grand soulagement, demeurait les lumières allumées.

Tenant davantage du cabanon de pêcheurs que d’une véritable taverne, l’établissement étendait ses lignes fatiguées, se confondant presque aux arbres alentours. Une enseigne de bois, à la peinture écaillée, se balançait sous l’appentis et indiquait :

 

« La Princesse Capricieuse »

 

« Je n’arrive pas à croire que cette vieille gargote soit encore là ! », s’exclama Alistair lorsque nous arrivâmes devant la porte de l’établissement.

 

« Vous êtes déjà venu ici ? », lui demandais-je.

 

« Hélas oui, il m’aurait été difficile d’oublier le goût atroce de cette pisse de cochard qu’ils avaient le culot d’appeler de la bière ! », déclara-t-il en haussant un sourcil, « Il est inutile de dire que je vous la déconseille, à moins que vous ne vouliez passer la nuit accroupie dans les buissons à vous tenir le ventre ! »

 

« Je tâcherais de m’en souvenir. », affirmais-je tout en poussant le battant de la porte par-devant moi.

 

***

 

« Bien, alors quel est le plan ? »

 

Appuyant mon visage sur mes poings serrés, je me penchais quelques instants sur la carte en vue de décider du meilleur itinéraire à suivre.

 

« Il va nous falloir traverser les fiefs Banneret par la route du Ponant… », Commença Varric à voix basse, « Ainsi, si nous suivons le Sud-est en direction des Collines Australes nous pourrons être aux abords de Bréciliane en moins d’une journée. A condition de ne pas trop lambiner en route, naturellement. »

 

Blackwall se pencha à son tour sur le parchemin et traça l’itinéraire que le Nain venait d’indiquer d’un bref coup de fusain.

 

« Êtes-vous vraiment certains de n’avoir croisé personne ? », demanda-t-il aux éclaireurs venus nous remettre leur rapport.

 

« Pas âme qui vive, Ser. », répondit l’un d’eux, « Les quelques habitants qui n’ont pas encore rejoint Fort Céleste ont certainement dû trouver refuge à Golefalois ou Dénérim. Et naturellement, les marchands ont suivi. Par conséquent, l’itinéraire devrait être sûr. »

 

« C’est à souhaiter », déclarais-je, étouffant un bâillement contre mon poing fermé, « Bien, allons dormir voulez-vous ? Une longue journée nous attend. »

 

***

 

La route du Ponant glissait comme un serpent vers les horizons lointains. Elle filait à travers les broussailles, tantôt inondée de soleil ou sous le couvert d’arbres serrés. Au loin, le fleuve Drakan s’écoulait, prêt à rejoindre l’océan, son grondement nous parvenant entre les pépiements d’oiseaux et la cadence militaire des sabots.

Les éclaireurs avaient dit vrai : les lieux étaient incroyablement calmes. Nous ne croisâmes pas une seule âme qui vive, ni charriot, ni même quelques loups affamés en goguette.  Cette mission n’avait certes rien d’amusant, mais elle avait au moins le mérite d’être d’une simplicité enfantine et, après la prise de l’Inébranlable, faisait presque figure de promenade de santé.

 

Côté Sud, aussitôt passé les collines, commença la forêt.  Plus elle s’approchait plus la route rétrécissait, se frayant laborieusement passage entre les arbres qui partout s’étendaient. Des pins surtout, mais aussi des bouquets de chênes, et par places, des bouleaux argentés au feuillage d’un vert éclatant.

Peu à peu, ils se déclinèrent en voûtes sur une clairière immense, traversée par un ruisseau.

Elle s’ouvrait comme une boutonnière sur les frondaisons, trouée à travers l’océan de feuilles où toute la lumière semblait s’être concentrée.

 

« Nous avons voyagé toute la mâtinée… », me dis-je, jetant un bref coup d’œil à mes camarades qui chevauchaient à mes côtés.

 

J’exerçais une légère tension sur les rênes, incitant ma monture à se mettre au pas. Puis flattant doucement son encolure, je guidais une volte pour lui permettre de s’immobiliser.

 

« Dites ! Que diriez-vous de faire une petite halte ? », lançais-je à la cantonade.

 

« Croyez-vous qu’il soit prudent de s’arrêter ici ? », demanda Blackwall.

 

« Hé ! On s’détends le Héros ! », déclara Varric, déjà debout sur ses étriers « Regardez-moi ce paysage ! Sentez-moi cette petite brise ! Et cette herbe tendre sous vos pieds, ne vous donne-t-elle pas envie d’y faire une sieste ? »

 

« Pas si je risque une flèche en pleine tête en guise de réveil, Maître Nain. », grommela le garde en fronçant ses épais sourcils.

 

« Le secteur est sûr et nous avons un peu d’avance. Il serait absurde de ne pas en profiter. », insistais-je, espérant ne pas avoir à mentionner mon derrière en compote pour achever de le convaincre.

 

 « Bon quelqu’un d’autre voudrait casser la croûte ? », coupa tout à coup Alistair, qui s’était déjà installé dans l’étendu d’herbe fraîche, sous l’ombre bienveillante des arbres qui ceignaient la clairière.

 

 « Encore ? Il me semblait pourtant vous avoir vu faire une copieuse collation ce matin à l’auberge ! », s’exclama Dorian.

 

« N’avez-vous jamais voyagé aux côtés d’un Garde, Ser Pavus ? », demanda le guerrier, narquois.

 

« Si. Mais jamais je n’aurais cru que se goinfrer était une… « qualité » commune. »

 

« Haha ! Alors mieux vaut que vous ne rencontriez jamais Oghren ! Il était capable de piller les provisions d’une main tout en assommant un genlock de l’autre. Un sacré numéro ! Et encore, je vous fais grâce des détails concernant son don pour les jurons et les flatulences ! »

 

« Et je vous en sais gré. C’est tout bonnement…répugnant. », conclut le Tévintide, grimaçant de plus bel sous sa moustache.

 

Laissant mes camarades poursuivre leur « captivante » conversation, j’en profitais pour mettre pied à terre. Je flattais doucement l’encolure de l’animal et, d'un insignifiant mouvement de la main sur le mors, je le conduis vers l’arbre le plus proche. Puis prenant appui sur le tronc, je considérais quelques instants la scène par devant moi :

Dorian s’était rempli un plein verre d’Agregio Tevintide, assis confortablement dans l’herbe.

Alistair et Blackwall étaient occupé à se confectionner un monumental casse-croûte, tandis que Varric fondait à pleines poignées dans un sac de biscuits. Tous mangeaient et buvaient comme si leur vie en dépendait, devisant gaiment la bouche à moitié pleine de victuailles.

J’aimais à être témoin de ces instants, de ces brèves respirations qui venaient interrompre la course effrénée de notre périple. L’expression de cette franche camaraderie qui demeurait une chose encore relativement inédite à mes yeux.

 

 « Allez Rouquine, venez donc cassez une petite graine avec nous ! », s’exclama tout à coup Varric, m’invitant à rejoindre la troupe d’un geste de la main.

 

« J’aimerai prendre un instant pour me rafraîchir un peu. Mais poursuivez je vous prie. », répondis-je, quittant ainsi mon poste d’observation pour me mettre en chemin.

 

« Comme vous voudrez. Mais au rythme où ça va, pas sûr qu’il reste quelque chose à becter à votre retour ! », l’entendis-je répondre alors que je m’enfonçais dans les bois.

 

Je longeais le ruisseau quelques instants, foulant les broussailles et les galets, en quête d’un lieu propice au repos. Je finis par découvrir un trou d’eau plus profond, bordé d’un tapis de mousse où s’accrochaient des grappes d’arbres nains.

 

« Quel lieu charmant ! », me dis-je, rejoignant la source à petites enjambées pour prendre place sur la berge.

 

Je risquais un doigt dans l’onde claire puis vint y plonger les deux mains pour longuement m’asperger le visage. Je m’apprêtais à remplir ma gourde lorsque j’entendis quelqu’un -ou quelque chose- remuer dans les fourrés de l’autre côté de la rive.

Me redressant légèrement, j’avisais le décor autour de moi, à l’affut du moindre son qui aurait pu me renseigner. Une brise tiède s’était levée, caressant les cimes, s’insinuant entre les futaies.

 

« Dorian, c’est vous ? », lançais-je, un sort à portée de main dans l’éventualité où je devais faire erreur.

 

Seul le vent me répondit encore, glissant malicieusement sur le lichen et les pierres.

J’allais renouveler mon appel, lorsqu’émergeant des profondeurs de la forêt, un hahl superbe fit brusquement son apparition. Dévoilant une tête majestueuse nimbée d’une ample ramure puis une puissante carrure au pelage flavescent, l’animal s’avança doucement dans ma direction. Il bondit de rocher en rocher et se pencha sur la source qui dansait en contrebas pour venir s’y désaltérer. Il était à présent tout près, si près qu’il me fallut résister à l’envie de plonger mes doigts dans sa crinière, de peur de le faire fuir.

A part en dessin dans les grimoires d’étude de la faune de Thédas, je n’avais jamais vu pareille créature, les seuls spécimens des Marches Libres étant ceux qui tiraient les Hahravels des tribus nomades Dalatiennes.

Aussi je demeurais là, émerveillée comme une enfant au matin des Saturnales.

 

« Andaran atish’an, hanal’falon* », osais-je finalement, heureuse de me souvenir des quelques rudiments d’Elfique appris au Cercle.

 

(* « Salutations ami hahl » en langue Elfique.

L’expression « Andaran atish’an » s’emploie généralement pour saluer une personne étrangère, quand « Aneth ara », moins formelle, est celle qu’utilisent généralement les Dalatiens pour se saluer entre eux.)

 

Je tendis la main en direction de l’animal, sans geste brusque, et l’invitais à s’approcher davantage.

Il sembla hésiter quelques secondes, puis flaira attentivement mes doigts.

 

J’étais sur le point de le gratifier d’une caresse lorsque je perçu une étrange vibration sous mes pas. L’eau se mit brusquement à bouillonner comme celle d’un chaudron et un grondement sinistre monta des entrailles de la terre. Mon regard et celui du hahl se croisèrent l’espace d’une seconde, paniqués mais incapables de fuir. Le temps dans sa course étant bien trop empressé pour que nous puissions le rattraper.

Le terrain fut alors pris d’horribles secousses, comme prisonnier d’une vague d’énergie qui enflait et enflait encore. Quelque chose allait jaillir du sol, quelque chose de monstrueux.

Je portais mes bras croisés sur mon visage dans une convulsion instinctive et ne vis bientôt plus rien de la déferlante de pierres et d’eau qui m’arrivait dessus.  La gigantesque masse s’abattit avec tout le poids du monde et l’impact fut sourd. Brutal. Fulgurant.

Quelque chose de tiède et épais éclaboussa mon visage. Étais-ce de la boue ? Du sang ? Mon sang ?

C’est alors que j’entendis un long mugissement, râle qui résonna au cœur des arbres pour finir par s’éteindre dans un ignoble gargouillis.

Un bruit d’organes qui se déchirent sous la pression puis, plus rien. Plus rien que le silence vaste et vide.

 

Mes esprits retrouvés, je parvins à me redresser, essuyant mon visage d’un revers de la manche.

A grand peine, je parvins à rouvrir les yeux mais ce que je vis me donna envie de les refermer aussitôt : Là, sur le sol imbibé de sang, des bulles pourpres éclataient et reflétaient le cadavre.

Un vaste réseau de racines aux extrémités plus affutées qu’un rasoir, avaient jailli des confins de la terre juste là où se trouvait le hahl, et l’avaient transpercé. Les pattes brisées, désarticulées, la bête gisait séant, l’abdomen ouvert, un flot d’hémoglobine venant troubler la limpidité de l’eau.

En faisant un écart maladroit, mes genoux se dérobant sous la masse de la tétanie, je posais sans le vouloir, un pied dans l’amoncèlement de boyaux. Des remugles de mort me parvinrent aux narines et je dus me retenir pour ne pas vomir.

Je n’avais alors plus qu’une idée en tête : m’éloigner immédiatement de cette scène de cauchemar.

 

M’appuyant des deux mains, je tentais tant bien que mal de me dégager du tas de gravas, en pure perte. Mes bottes étaient enfoncées dans un odieux mélange de vase et de sang et chacun de mes gestes semblaient les y planter encore plus profondément.

Prise dans ce chaos sanglant et virevoltant, je ne vis pas immédiatement la terrible menace qui m’arrivait dessus. Surgissant des mêmes taillis d’où le hahl était apparu, une silhouette s’avançait, menaçante.

 

Culminant à une hauteur de 7 pieds et dotée d’une musculature tout aussi considérable, la créature était enveloppée d’une épaisse cuirasse, de la pointe des solerets à l’extrémité d’un heaume à la figure grimaçante. D’un rouge brunâtre, presque noir par endroit et évoquant l’apparence du bois après combustion, elle avalait chaque parcelle du corps démesuré qui progressait dans la clairière.

J’avais déjà vu toutes sortes de panoplies- de ces carapaces infernales destinés à intimider l’adversaire- mais jamais rien de semblable. L’amoncèlement de croûtes informes qui se tenait alors devant moi, ne pouvait être que l’œuvre d’un esprit malade, d’un forgeron corrompu battant le fer au cœur des Tréfonds.

 

« Bordel ! », grognais-je.

 

Le hahl n’était que le dégât collatéral d’une attaque qui m’était à l’origine destinée, et après lui ça allait être mon tour.

La première idée qui me vint à l’esprit fut de me protéger. D’élever une barrière autour de moi et ainsi grappiller quelques précieuses secondes pour parvenir à me défaire de mes bottes et enfin retomber sur mes pieds. Un bouclier d’énergie scintillant qui bloquait la plupart des dégâts mais que je savais très couteux en mana. Consciente du caractère éphémère de cette stratégie, j’agrippais le manche de mon bâton et tentais de m’en servir comme d’une cale pour me libérer.

Alors que je me débattais, la créature s’avançait, imperturbable et déjà je pouvais sentir le flux magique qui s’écoulait de moi à la vitesse d’un grand vent.

 

Bientôt cette chose serait devant moi, et je ne voulais pas imaginer quelle serait l’issue de ce face à face.

 

« Et c’est ainsi, que l’Inquisitrice Trevelyan périt… », lira-t ‘on dans les livres d’Histoire, « …captive d’un tas de vase et d’une stupide paire de bottes. Fin. »

 

J’allais me résigner à mon sort, laissant venir à moi le temps qui me séparait d’une mort certaine lorsqu’une voix familière retentit tout à coup derrière moi.

 

« Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que ça ? »

 

Mes camarades ! Mes camarades étaient là ! Les fichus livres d’Histoire pouvaient attendre ! Le vacarme avait sans doute dû les alerter et ils n’avaient pas tardé à débouler sur la rive, prêts à changer le cours d’un destin qui semblait tout tracé. Je les aurais tous embrassé si seulement la situation n’était pas si désespérée.

 

« Inquisitrice !!! », entendis-je crier à travers le piétinement des broussailles.

 

Tout à coup, je sentis deux bras puissants qui m’agrippèrent et me soulevèrent du sol, m’arrachant à ma prison de fange.

Retombant enfin sur mes pieds et les bottes toutes crottées, je jetais un bref coup d’œil sur mon sauveteur. Le soleil dardait en plein sur l’acier de son bouclier qui renvoyait les rayons comme autant de projectiles.

 

« Merci, Alistair. », soufflais-je.

 

« Plus tard. », rétorqua-t-il, tirant son épée du fourreau pour se jeter dans la mêlé.

 

Pendant ce temps le reste de l’équipe s’était élancée dans un grondement de tonnerre, déboulant sur la rive inondée de sang, et se ruait sur la créature pour la contraindre à reculer. Ils déferlaient de toutes parts, s’abattant sur la masse mouvante en complète débandade.

Dorian commandait aux éléments, projetant des traits de foudre. Surplombant la zone du haut d’un rocher, Varric lançait carreaux, pièges et grenades. Blackwall et Alistair, quant à eux, s’étaient jetés sur l’adversaire avec une sauvagerie aveugle. Les épées tournoyaient, martelaient, les boucliers venaient s’abattre avec fracas.

Mais hélas toutes ces attaques se contentèrent de ricocher sur l’armure dans un concert d’étincelles et de fracas métalliques.

 

L’invincible créature ricana sous son masque, s’approchant des combattants. Son bras gauche se mit soudainement à enfler, et de son gantelet surgit une liane qui poussa avec la vivacité d’une mauvaise herbe. Puis parvenue à ce qui semblait être son apogée, elle se changea alors en un simulacre d’épée.

Je tressaillis, mon sang se glaça, et mille pensées m’assaillirent comme autant de soldats rugissants.

Aucun mage n’était capable d’un tel prodige, qu’il se complaise ou non dans un bain de sang.

Car si le métamorphe pouvait revêtir l’apparence d’un insecte ou d’un animal, et qu’il était encore quelques magies obscures qui subsistaient au cœur des Terres Sauvages, personne n’était capable de commander de la sorte à son corps. Personne. Personne qui ne soit véritablement Humain en tout cas.

 

A partir de cet instant, le temps s’accéléra considérablement. Les minutes devinrent des secondes, et les secondes défilèrent plus vite que la course d’un Archidémon.

Brandissant son épée, le monstrueux combattant trancha l’air en quelques gestes précis et fondit sur les Gardes des Ombres. D’une roulade vers l’arrière, Blackwall creusa la distance et fut ainsi capable d’éviter son allonge conséquente. Ivre de rage, l’ennemi revint à l’assaut avec plus de frénésie encore, concentrant cette fois son attention sur le second membre de l’Ordre.

Alistair para une frappe, fit un pas de côté pour en esquiver une seconde, et s’apprêta à donner un coup de taille lorsque le bras démesuré de la créature s’abattit sur son buste à une vitesse prodigieuse. Soulevé de terre comme une aiguille de pin, il fut projeté à plusieurs pas de distance et vint s’écraser dans les fougères trempées de sang. Je vis la scène au ralenti et poussais un cri d’effroi.

 

« Alistair ! », hurlais-je à m’en arracher les poumons.

 

La créature s’avançait, la lame en avant, une lame qui finirait sans doute dans la gorge de mon compagnon. J’eus alors la sensation que mon cœur s’arrêtait de battre, secouée comme si j’étais prise dans le tourbillon verdoyant des failles. Le Commandeur-Garde avait été très claire : la vie d’Alistair était précieuse, et l’Inquisition se devait de la défendre à n’importe quel prix.

Je devais faire quelque chose, n’importe quoi. En dépit de ma propre faiblesse, du sort ou des circonstances. Inconsciente du danger, je gravis la pente à une vitesse dont je ne me savais capable pour tenter de lui venir en aide.

Mais je n’eus pas le temps de parvenir sur les lieux que déjà, Varric avait sauté de son perchoir pour venir s’interposer entre les deux combattants.

 

« Viens voir par-là enfoiré ! », cracha-t-il au visage de l’ennemi qui tourna subitement son attention sur lui.

 

L’archer se mit alors à voltiger, se pencha puis sauta encore, forçant son opposé à le suivre dans une série de gambades infernales. Ce dernier vociférait de plus belle, faisant tournoyer son épée dans de grands mouvements circulaires en espérant faire mouche.

 

« Je vais être à cours ! », averti Varric.

 

Ces mots dits, il fit s’abattre une ultime pluie de flèches en direction de l’ennemi. Elles s’élancèrent en sifflant mais ne lui provoquèrent pas plus de dégâts qu’une piqure de moustique.

 

Je restais quelques secondes immobile, tentant par tous les moyens de calmer mon souffle spasmodique. Il me fallait profiter de cette ultime fenêtre de tir, ne lui offrir aucune occasion de riposter. Je devais agir, maintenant. Mais comment ? Mon potentiel arcanique était au plus bas, et il me serait difficile de lancer autre chose que des sorts de perturbation.

Levant ma main vers le ciel et psalmodiant quelques incantations, je convoquais malgré tout un brouillard plus noir que la nuit, destiné à plonger l’adversaire dans l’obscurité et la confusion la plus totale. J’espérais ainsi parvenir à gagner du temps, suffisamment pour retrouver des forces et ainsi les concentrer dans l’usage de l’ancre.

 

Bientôt la vision de la créature fut obscurcie d’une épaisse brume, lourd nuage qui l'enveloppa de pieds en cape. Elle poussa un gémissement désespéré, grogna, souffla et grogna encore. Ses sens abusés la forcèrent à interrompre le combat et elle se mis aussitôt à tituber comme un homme ivre au sortir de la taverne.

 

« Ça marche ! », s’exclama Dorian. « Continuez ! »

 

Bénéficiant temporairement d’un espace dégagé, Blackwall fondit sur l’ennemi comme une tornade et lui asséna un violent coup de bouclier.

 

« Pour la Garde ! », rugit-il comme pour se donner du cœur à l’ouvrage.

 

La créature tituba quelques secondes et tomba à genou. Se dressant d’un bond, Alistair brandit alors son épée, la faisant tournoyer au dessus de sa tête et, lorsqu’il lui sembla avoir pris le maximum d’élan, il abattit un puissant coup d’estoc. Dans un bruit mat, la lame vint transpercer la figure hideuse de l’ennemi qui se raidit dans un frisson convulsif. De puissants jets d’hémoglobine éclatèrent en gerbes pourpres sur le tapis de feuilles, éclaboussant au passage le plastron du Garde des Ombres.

La créature vacillante tenta de contenir l’hémorragie, plaçant une main tremblante contre son gosier et gargouillant de plus belle. Elle tenta de gémir mais seul un infâme borborygme s’échappa du masque de mort qui semblait alors porter à cet instant le cachet de la terreur. Puis elle finit par s’écrouler, raide morte, la tête plantée dans l’herbe humide…

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