Inquisition
Chapitre 16 : Yeux sombres et coeur cruel
10598 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 11/10/2025 09:10
La salle de bal du Palais d’Halamshiral était un véritable joyau étincelant. La piste de danse se trouvait légèrement en contrebas de façon à ce que les invités puissent admirer les danseurs tout en se promenant librement par de longs couloirs qui encadraient le centre de la pièce. L’accès à la piste se faisait par de petites volées d’escaliers se situant sur les côtés, puis quelques larges marches aboutissaient à l’espace dédié à la danse. Le sol de marbre blanc et ocre était recouvert d’un parquet en mosaïques de chêne ciré. De hautes arcades venaient encadrer l’immense espace, les piliers étant support à de lourdes statues d’anges de bronze, trois de chaque côté de la piste. Chaque arcade arborait de hauts rideaux bleu azur élégamment retenus pour que les invités puissent admirer le spectacle. Au fond de la grande salle, le mur présentait de hauts vitraux et au centre une porte-fenêtre donnait accès à un large balcon. Les lumières foisonnaient dans toute la pièce, deux immenses lustres pendaient du haut plafond, parsemés de longues bougies, puis des chandeliers sous chacune des statues arboraient quatre chandelles. Des vasques de lumière rythmaient encore les longs couloirs du gigantesque atrium. Des gardes royaux se tenaient immobiles à équidistance le long de ces mêmes allées, un masque de bronze recouvrant entièrement leur visage.
De nombreux invités étaient déjà présents et quand les portes s’ouvrirent sur le Grand Duc Gaspard et l’Inquisitrice, le silence se fit entier dans la salle de bal. Le cœur de Lédara battait à tout rompre, elle se savait le centre de l’intérêt de toute la noblesse d’Orlaïs et Joséphine l’avait encore mise en garde de ne faire aucun écart : « Ce n’est pas qu’une affairrre de convenances et de prrrotocole. Chaque mot, chaque geste peut êtrrre interprrrété comme une faiblesse. Le Jeu, c’est comme une parrrtie de Grâce Perfide sans fin. Ne dévoilez jamais vos cartes. » Ces paroles résonnaient dans l’esprit de la jeune femme.
Elle aperçut en face d’eux l’Impératrice Célène qui accueillait ses invités du haut de la balustrade. L’Inquisitrice suivit le rythme de son hôte, puis ils se séparèrent pour emprunter les petits escaliers accédant au centre de la pièce, passage obligé de tous les invités se présentant à la cour. Ils se rejoignirent sur le court palier, Gaspard lui tendant révérencieusement la main pour marcher ensemble devant l’Impératrice. Soudain, la personne chargée d’annoncer l’arrivée des invités prit la parole :
- Permettez-moi de vous présenter : le Grand Duc Gaspard de Chalons.
Gaspard fit une petite révérence à la cour.
- Avec à ses côtés… dame Inquisitrice Lédara Margaret Trevelyan ! Fille du bann Trevelyan d’Ostwick. Vainqueur des mages rebelles de Férelden, Messagère de la divine Andrasté elle-même !
Lédara imita le Grand Duc et salua la cour d’une élégante révérence. Tous deux se mirent alors à marcher lentement au travers de la salle, avançant au-devant de l’Impératrice Célène.
- Vous avez vu leurs têtes, impayables ! lui susurra à l’oreille le Grand Duc.
Pendant ce temps, les trois conseillers, accompagnés de Cassandra, la suivirent et furent également annoncé à la cour.
- Aux côtés de l’Inquisitrice : Dame Joséphine Cherette Montilyet d’Antiva, Ambassadrice de l’Inquisition. Dame Léliana, Rossignol de la cour impériale, Vétéran du cinquième Enclin, Sénéchale de l’Inquisition et Main Gauche de la Divine. Ser Cullen Stanton Rutherford de Cordoan, Commandant des forces de l’Inquisition, ancien Chevalier-capitaine de Kirkwall. Et la Chercheuse Cassandra Allégra Portia Calogéra Filoména…
- Finissons-en ! entendit-on dire.
- … Pentaghast. Quatorzième cousine au neuvième degré du Roi du Névarra, Héroïne d’Orlaïs, Main Droite de la Divine.
Gaspard et Lédara étaient arrivés devant l’Impératrice et la saluèrent d’une profonde révérence qu’elle leur rendit par un salut léger de la main. Célène portait une somptueuse robe bleu roi au col évasé sur les épaules et bordé de fins liserés d’or ; ses cheveux blonds presque blancs étaient élégamment retenus en un petit chignon, dégageant son fin visage caché d’un masque qui lui couvrait le front et les pommettes. Elle portait dans son dos un large disque de rayons d’or qui brillaient de mille feux à la lumière des chandelles. A côté de l’Impératrice se tenait une autre femme vêtue d’une longue robe au fin corsage orlésien.
- Cousine, salua Gaspard, ma chère sœur.
- Grand Duc, répondit sa cousine Célène d’une voix douce et majestueuse, votre présence à notre cour est toujours un honneur.
- Ne me faites pas perdre mon temps, Célène, rétorqua poliment Gaspard, nous avons des affaires à conclure.
- Nous nous occuperons des négociations après avoir accueilli nos invités, répondit-elle fermement. Dame Inquisitrice, fit-elle en se tournant vers Lédara, soyez la bienvenue au Palais d’hiver. Permettez-moi de vous présenter notre cousine, la Grande Duchesse de Lydes, grâce à qui ce rassemblement peut avoir lieu.
L’Impératrice désigna la femme qui se tenait à ses côtés qui s’avérait donc être la sœur de Gaspard.
- Quelle… surprise ! dit la Grande Duchesse Florianne en s’adressant à l’Inquisitrice, j’ignorais que l’Inquisition participerait à nos festivités.
- Ne vous avais-je pas prévenu que mon invitée serait de marque ? intervint Gaspard, content de sa manœuvre.
- Nous discuterons sûrement plus tard, Inquisitrice, répondit simplement Florianne en s’éloignant de sa cousine.
- Votre arrivée à la cour est comme une brise fraîche un jour d’été, la complimenta Célène.
- Je suis ravie d’être ici, Votre Majesté, répondit élégamment Lédara.
- On nous a conté vos exploits, Inquisitrice, continua Célène, cela a occupé de longues soirées. Que pensez-vous d’Halamshiral ?
- Je n’ai pas les mots pour le décrire, répondit la jeune Marchéenne, je ne saurais rendre hommage à toutes les merveilles d’Halamshiral.
- Votre modestie vous fait honneur, à vous et à l’Inquisition. J’aimerais vous donner l’insigne honneur d’ouvrir ce bal, Inquisitrice.
Le cœur de Lédara battit à tout rompre et elle remercia intérieurement Joséphine d’avoir demandé à Dorian de lui réapprendre à danser. La jeune femme fit une petite révérence à l’impératrice tout en acceptant cet honneur qu’elle ne pouvait dans tous les cas refuser. Cassandra, Cullen, Léliana et Joséphine, qui étaient restés derrière elle, s’avancèrent alors en direction des escaliers pour libérer la piste et se mêlèrent à la foule. Tous les invités avaient les yeux rivés sur l’Inquisitrice, à la fois fascinés et recherchant la moindre faille chez la jeune femme. Gaspard invita Lédara à le suivre au centre de la salle, puis la musique retentit, couvrant tous les murmures.
Gaspard s’était posté en face de l’Inquisitrice et commença par une petite révérence avant de lui tendre élégamment sa main. Lédara suivit ses mouvements tel un miroir, comme le lui avait appris à faire Dorian. En effet, ne sachant pas quelle danse elle devait interpréter et au vu de la multitude de variantes qui pouvaient exister, c’était le meilleur moyen de paraître assurée. A un pas l’un de l’autre, ils commencèrent à marcher au rythme de la musique en formant un demi-cercle au centre de la pièce ; le Grand Duc l’attira à lui puis fit un pas en arrière avec un port de bras, que Lédara imita à la perfection. Puis ils refirent un cercle en marchant en rythme, plus rapidement cette fois, et Gaspard la saisit par la taille cette fois-ci pour commencer une valse. Les mouvements du militaire étaient fermes et droits, menant la danse comme il se devait et contrastant avec la légèreté de la jeune Inquisitrice.
Le public admirait le couple, murmurant à chaque mouvement un compliment ou une remarque. Joséphine observait la scène avec la peur au ventre ; elle ne s’attendait pas à ce que l’Impératrice exige qu’elle ouvre le bal, c’était une manière de la tester. Léliana, elle, avait disparu dans la foule, écoutant les bavardages et murmures, récoltant des informations, observant les invités. Le Commandant observait lui aussi le couple et la proximité de Lédara avec son partenaire l’horripilait sans qu’il puisse maîtriser ce sentiment : Cullen avait sa main crispée sur son épée, un accès de jalousie l’envahissant.
- Lâchez-moi cette arme, murmura Dorian qui s’était approché de lui. Que c’est beau, la jalousie ! Mais il ne sert à rien de faire un esclandre maintenant.
Cullen tenta de se détendre, mais la vision de cette danse l’en empêchait. Voir un autre homme être aussi proche de l’Inquisitrice, les mains du Grand Duc la serrant étroitement contre lui… Il avait beau se dire que c’était pour le protocole, cela le troublait. Dorian ne fit rien pour le calmer, au contraire :
- Regardez comme elle danse avec volupté, et le Grand Duc sait la mener… quelle poigne ! Il y a de quoi être jaloux.
Cullen garda le silence, la mâchoire serrée. Le mage tévintide savait pertinemment à quoi pensait le Commandant et s’en amusait un peu. Puis il changea brusquement de comportement et, par pitié pour lui, lui fit remarquer :
- Des signes ne trompent pas, Commandant : elle se tient le plus éloigné possible de son cavalier et ne lui a encore jamais jeté un seul regard. Quand il la fait tourner, c’est comme si elle voulait s’enfuir, et lui la rattrape presque violemment. C’est un prédateur, certes, mais pas un concurrent.
Ceci dit, Dorian partit en direction du vestibule. Cullen remarqua alors la distance que prenait Lédara avec son cavalier ; il en fut quelque peu soulagé. Le morceau de musique prit fin et le couple salua la foule avant de se saluer mutuellement. Gaspard accompagna l’Inquisitrice jusqu’à l’une des allées, puis partit en direction de l’Impératrice. Lédara s’appuya discrètement à la balustrade, ses jambes tremblant après le vif stress vécu. La musique reprit et des couples se formèrent dans l’arène d’où sortait l’Inquisitrice. La Maître-espionne s’approcha innocemment d’elle et lui glissa à l’oreille :
- Inquisitrice, venez me voir dès que possible dans le vestibule.
Léliana continua sa route comme si de rien était, souriante. Lédara ne pouvait pas la suivre sans qu’on trouve cela suspect, elle déambula alors lentement en direction du vestibule en empruntant l’allée opposée à celle de la Maître-espionne. Là, elle entendit son Ambassadrice en pleine discussion avec une jeune fille :
- Dis-moi Yvette, comment vont maman et papa ? demanda Joséphine, sont-ils en bonne santé ? Ont-ils besoin de quelque chose ?
- Papa est trrrès heureux de son studio, répondit la jeune fille un peu boudeuse, maman est égale à elle-même.
- Elle cherrrche seulement à te faire trrravailler plus, répliqua Joséphine d’un ton maternel.
- T’es toujours de son côté ! s’écria Yvette.
- Je ne suis pas « de son côté », rétorqua l’Ambassadrice, mais il se trrrouve que je pense, moi aussi, que tu devrrrais accomplir plus de tâches dans le domaine. Et tiens-toi drrroite.
Lorsque la jeune fille qui accompagnait l’Ambassadrice de l’Inquisition vit l’Inquisitrice elle-même s’approcher d’elles, elle ne put s’empêcher de s’écrier :
- Joséphine ! Dis-moi, c’est elle ?
- Inquisitrrrice, dit alors Joséphine en soupirant, permettez-moi de vous prrrésenter ma petite sœur Yvette Gabriela Montilyet.
- Je suis ravie de faire votre connaissance, dame Montilyet, dit Lédara en souriant.
Yvette gloussa avant de prendre la parole :
- Inquisitrrrice, j’ai tellement entendu parrrler de vous ! Mais il y a beaucoup de choses que j’aimerrrais savoir. Joséphine m’écrrrit, mais elle ne me rrraconte jamais rrrien en détail. Est-ce que c’est vrrrai que les mages rebelles de Golefalois faisaient des rrrites sanguinaires et des orgies avant que vous ne les en empêchiez ?
- Où as-tu entendu de telles inepties ? intervint Joséphine interloquée.
- Tout le monde dit cela, à Antiva ! répliqua Yvette, C’est vrrrai ?
- Les gens ont tendance à prendre leurs désirs pour la réalité, noble dame, répondit Lédara en ne pouvant s’empêcher de hausser les sourcils à ces rumeurs.
- Golefalois était très soporrrifique, alors, soupira de déception la petite sœur de l’Ambassadrice.
- Parlez-moi de vous, dame Yvette, dit Lédara curieuse, c’est la première fois que je rencontre un membre de la famille de Joséphine.
- Elle oublie de mentionner les artistes, répondit la jeune fille en lançant un coup d’œil hautain à sa grande sœur, j’étudie la peinture avec les prrrofesseurs rrroyaux d’Antiva. Tu devrrrais être fière de moi, Josie. Je vais exposer mes œuvrrres dans le plus grrrand salon de la ville à la saison prrrochaine.
- Parce que cela t’es déjà arrrivé de terminer un tableau ? dit Joséphine exaspérée.
- Je dois attendrrre l’inspirrration ! se défendit Yvette.
- Et moi j’attends les factures de ton prrrofesseur.
- C’est peut-être ma seule occasion d’entendre des histoires sur l’enfance de Joséphine, les interrompit Lédara sur un ton enjoué.
- Oh oui ! s’écria Yvette toute frétillante, elle vous a rrraconté la fois quand elle avait dix ans, où…
- Yvette, ça suffit, la coupa sa grande sœur.
- D’accord, marmonna-t-elle, avant de reprendre de plus belle : et la fois où on escaladait les falaises prrrès de…
- Non ! dit l’Ambassadrice, catégorique.
- Une fois, elle a dit au Duc de…
- Pas du tout.
- Hmm… elle joue encore avec ses poupées quand personne ne la rrregarde ! réussit alors à lancer la cadette.
- Yvette ! la gronda Joséphine, c’est absurde. C’est absolument rrridicule !
Sa petite sœur ricana, heureuse d’avoir pu déstabiliser son aînée. Lédara sourit à cette petite dispute familiale qui l’attendrissait et la détendit du stress qu’elle avait subi plus tôt. Puis l’Inquisitrice se tourna plus sérieusement vers Joséphine :
- Vous appréciez le bal ? demanda-t-elle discrètement.
- Je vois beaucoup de… commença l’Ambassadrice.
- Les danses qui ont suivi votrrre ouverture sont ennuyeuses, Votrrre Grâce, l’interrompit Yvette, mais la galerie de l’Impératrrrice est absolument magnifique !
- Yvette…
- Pardon, Josie, marmonna la jeune fille.
- Continuez, Joséphine, dit alors Lédara.
- La moitié de Val Royeaux doit êtrrre vide, vu le nombre de nobles de l’Empire rrréunis ici. Ils ont rrremarqué que l’Impératrrrice vous porte une attention particulière, mais ils ne savent pas encore comment en tirrrer prrrofit. Je crrrains que cette incertitude ne durrre pas longtemps.
L’Inquisitrice balayait la salle du regard quand elle croisa les yeux furtifs du Commandant de l’autre côté de la piste de danse ; il détourna son regard du sien, accaparé par un attroupement de jeunes femmes et de nobles autour de lui. Lédara ressentit une pointe de jalousie à le voir entouré ainsi de damoiselles. Il n’était pas en reste… L’Inquisitrice prit congé des deux femmes et continua à déambuler en direction du vestibule afin de rejoindre Léliana. Quand elle passa les portes, elle l’aperçut qui attendait près d’un divan. Lédara s’approcha d’elle et vint admirer les statues qui siégeaient à côté de la Maître-espionne.
- Qu’a dit le Grand Duc ? demanda Léliana.
- Il montre du doigt l’Ambassadrice Briala, répondit Lédara d’un air naturel.
- L’Ambassadrice manigance quelque chose, mais on ne peut rien contre elle. C’est plus facile de frapper Célène lorsqu’on se trouve à ses côtés.
Léliana jeta un œil sur l’entrée de la salle de bal, puis continua :
- L’Impératrice Célène est fascinée par la Mystique : prédire l’avenir, parler aux morts, ce genre de bêtises. Elle a une « conseillère de l’occulte ». Cette apostate l’a séduite, ainsi que des membres importants de la cour, comme par magie. J’ai déjà eu affaire à elle par le passé. Elle est sans merci et capable de tout.
- Comment Célène peut-elle garder ouvertement une apostate à la cour impériale ? demanda Lédara.
La Maître-espionne s’assit sur le rebord du divan, observant discrètement les alentours.
- Il y a toujours eu un poste officiel de mage à la cour impériale, répondit doucement Léliana, Jusqu’à maintenant, il valait à peine mieux que celui de fou du roi. Vivienne a été la première à transformer ce poste en source de véritable pouvoir politique. Quand les Cercles se sont rebellés, techniquement, tous les mages sont devenus des apostats. Le monde a perdu une grande partie de sa force.
- Cela ressemble à la personne que l’on cherche, suggéra l’Inquisitrice.
- Je ne la soupçonnais pas avant notre arrivée, expliqua Léliana, la dernière fois que je suis venue à la cour, elle n’était que le toutou de Célène. Personne ne se préoccupait d’elle ; on se délectait juste du mélodrame. Maintenant, elle s’est assuré la protection d’amis puissants. C’est un changement… radical. Cela vaut le coup d’enquêter sur elle. On ne peut être sûres de rien.
Léliana se releva avant de conclure la discussion :
- Les deux pistes indiquent l’aile des invités. C’est un excellent point de départ. Je vais parler avec nos espions pour voir si je peux trouver quelque chose de mieux. Si vous avez besoin de moi, je serai dans la salle de bal.
Le Rossignol s’en alla en direction de la grande salle, alors que Lédara resta un moment près du divan pour réfléchir. Pendant que Léliana déploierait ses agents, elle-même enquêterait dans l’aile des invités. Rien ne l’empêchait de laisser traîner ses oreilles dans les recoins du palais. Elle demanderait également à ses compagnons ce qu’ils avaient pu remarquer jusque-là ; l’expérience de Bull en tant que Ben-Hassrath devrait apporter des éléments intéressants. L’Inquisitrice se dirigea alors vers une porte de taille moyenne comparée à celle qui donnait sur la salle de bal ; celle-ci débouchait sur une antichambre remplie de trophées et de monuments en l’honneur d’anciens empereurs et impératrices orlésiens, militaires hauts gradés et dames dévotes. Sur la gauche, une haute porte était gardée par deux soldats en uniformes orlésiens masqués comme ceux de la grande salle de bal ; à vrai dire, Lédara avait remarqué que le palais était plutôt bien gardé. Elle passa devant eux, ces derniers ne bronchant pas d’un pouce. Quand elle se fut éloignée de quelques pas, elle les entendit murmurer à son sujet, ayant reconnu l’Inquisitrice, Messagère d’Andrasté. Lédara sentait leur regard curieux se poser sur elle ; elle traversa rapidement la pièce pour s’y soustraire, mais hélas pour arriver dans l’aile dite des invités qui était bondée. L’Inquisitrice ne pouvait pas se soustraire si facilement aux regards indiscrets et elle dut faire avec.
Près d’une table servant de buffet, Lédara aperçut Iron Bull qui n’était pas en reste non plus : son origine Qunari faisait de lui une attraction tout aussi intéressante que l’Inquisitrice elle-même, et cela semblait mettre les nerfs de ce dernier à rude épreuve. Elle s’approcha de lui, rassurée par sa présence au bal.
- Vous avez besoin de moi pour un massacre ? fit le Qunari entre ses dents en la voyant arriver vers lui, parce que les nobles se fichent de moi, et ils croient que je ne m’en rends pas compte. Si ça continue, je vais me fabriquer mon propre masque avec le crâne de quelqu’un.
- Regardez la scène avec les yeux d’un Ben-Hassrath et dites-moi ce que vous voyez, dit Lédara, la voix apaisante.
- Arf, c’est le bordel, répondit-il, tout le monde veut se cacher donc ils se baladent tous recouverts de plumes. Du coup, c’est difficile de repérer les mascarades dangereuses par rapport aux bobards habituels.
Bull balayait l’allée du regard quand il s’arrêta sur deux nobles.
- Oh, mais vous voyez ce couple là-bas avec les masques en argent ?
Lédara les observa du coin de l’œil, faisant un signe de tête à Bull.
- La femme se fait un des nobles et le type se fait deux servantes différentes.
L’Inquisitrice soupira, amusée par ce que pouvait relever Iron Bull. Elle se tourna à nouveau face à lui et lui demanda :
- Que pensez-vous des masques portés par les nobles ?
- Ce sont des déguisements inutiles : ils ne cachent pas la bouche ni le langage corporel, donc ils n’aident pas vraiment à mentir. Pour ce qui est du style… Je ne sais pas. J’ai vu pire.
- Quelque chose attire votre regard ?
- Vous posez des questions stupides parfois, Chef, dit-il en taquinant la jeune femme.
Lédara lui jeta un regard accusateur, mais ne put réprimer un sourire.
- Ils ont des noix caramélisées avec une sorte d’épice dedans, reprit-il, c’est sucré, jusqu’à ce que vous avaliez et là, bam ! ça pique ! En plus, il y a de belles rouquines à Orlaïs. Personnellement, je pencherais plutôt pour les servantes, elles ont moins de maquillage. Mais je n’ai pas vu d’assassins, conclut-il plus sérieusement.
- Donc rien pour l’instant, murmura discrètement Lédara, si j’ai quoi que ce soit et que j’ai besoin de vous, vous en serez informé.
Bull acquiesça d’un signe de tête.
- Je vais rester ici et manger un bout, fit-il en se tournant vers la table remplie de victuailles.
Lédara lui tapota le bras avant de commencer sa tournée d’exploration dans l’aile des invités. L’allée était magnifiquement décorée, les plafonds ornés de moulures dorées à la feuille et de grandes baies vitrées laissaient entrer la lumière du clair de lune. Des divans et fauteuils alternaient avec de longues tables surmontées de plats en argent garnis de hors-d’œuvre et de petit-fours que les invités piochaient d’une main maniérée et goûtaient du bout des lèvres, critiquant la moindre fausse note gustative. Attenant au long couloir transformé en boudoir ouvert, une petite cour aménagée en jardin donnait sur les forêts dalatiennes, sombres et mystérieuses. L’Inquisitrice déambula lentement à travers l’allée et croisa le chemin d’un laquais de haut rang très préoccupé. Elle reconnut un vassal d’un des membres du Conseil des Messagers et elle le regarda avec une douce insistance pour arrêter sa course.
- Philippe devrait être revenu depuis des heures ! s’énerva-t-il tout haut, il fait du charme à une domestique pendant que moi, je m’occupe de Gaspard ?
- C’est bien égoïste de sa part, intervint poliment Lédara, de partir s’amuser et de vous laisser tout le travail.
- Je suis à deux doigts d’en informer la douairière, reprit de plus belle le vassal, cela lui apprendrait à tirer au flanc pour aller faire la cour à une pauvre elfe. Comme par hasard, c’est le soir où il faut informer le Conseil qu’on les menace de mort que je me retrouve tout seul. Merci, Philippe !
Le pauvre homme soupira, reprenant peu à peu sa contenance.
- Merci de m’avoir écouté, vous êtes trop bonne, Inquisitrice, dit-il enfin avant de reprendre sa route.
Lédara lui sourit poliment et le salua d’une petite révérence. Ainsi, les membres du Conseil des Messagers étaient menacés de mort ; certainement Gaspard par l’intermédiaire d’autres nobles ou personnes d’influence. Elle avait entendu de nombreux murmures sur le fait que le Grand Duc s’attaquait violemment au Conseil afin de rétablir son droit à la couronne. L’Inquisitrice tenta soudain de se souvenir d’où était sorti ce vassal afin d’identifier avec qui il avait parlé plutôt : en effet, celui-ci devait faire la navette entre les différents membres du Conseil, donc l’un d’entre eux ne devait pas se trouver très loin et il serait intéressant de discuter innocemment avec lui. Lédara se souvint qu’il sortait d’une petite antichambre en face de l’entrée de la cour, vers laquelle elle se dirigea naturellement. Là, un couple de nobles se disputait gentiment et un autre noble, seul, admirait un portrait d’un empereur défunt. Elle s’approcha de l’individu, reconnaissant le Duc Germain, membre du Conseil.
- Tiens donc, l’Inquisitrice, dit celui-ci en apercevant la présence de la jeune femme. Qui doit sa présence parmi nous à mon neveu lui-même. Comme c’est étrange.
- J’ignorais que le Grand Duc était votre neveu, feinta Lédara qui avait distingué une certaine envie d’étaler son savoir de la part du membre du Conseil.
- C’est le fils aîné de mon frère, répondit le Duc Germain d’un air hautain, Gaspard a toujours été un enfant difficile : il n’écoutait ni n’obéissait jamais. Il a été élevé comme un prince. Toute sa vie, on lui a rabâché qu’il deviendrait empereur. C’était son destin, son devoir. Que devrait-il faire de sa vie, hormis se battre pour accomplir son destin ?
Le Duc jeta un dernier regard au tableau, puis prit congé de l’Inquisitrice, ne souhaitant apparemment pas aller plus avant dans la discussion. Lédara resta devant le portrait et reconnut certains traits de Gaspard. Ce devait être son père, sans aucun doute. La Marchéenne n’avait pas remarqué le moindre signe d’inquiétude dans l’attitude du membre du Conseil des Messagers, soit il cachait bien son jeu, soit il y était pour quelque chose. Il était possible qu’il soit de connivence avec son neveu, ou les partisans de Gaspard. Mais elle ne pouvait rien affirmer de tout cela. L’Inquisitrice se détourna du sombre portrait pour revenir dans la longue allée, puis décida de sortir dans la petite cour.
A peine avait-elle franchi le seuil que trois jeunes femmes s’approchèrent de l’Inquisitrice dans un bruissement de jupons, l’interpelant :
- Noble dame !
- Dame Inquisitrice ! Pouvons-nous vous parler ? C’est très important !
- L’Impératrice nous a donné un message pour vous !
On aurait dit trois sœurs siamoises inséparables : elles portaient toutes trois la même robe à froufrous, les mêmes bijoux et arboraient la même coiffure surmontée d’un bonnet bleu à plumes à l’identique. Lédara remarqua que ces trois femmes portaient le masque de la maison des Valmont que Joséphine lui avait appris à reconnaître. Ce masque signifiait qu’elles étaient le visage de l’Impératrice, sortes de représentantes de Célène.
- C’est toujours un honneur d’avoir des nouvelles de Sa Majesté, dit l’Inquisitrice avec une petite révérence que les trois fausses jumelles lui rendirent.
- Oh, c’est un honneur pour elle, Inquisitrice ! répondit l’une.
- L’Impératrice Célène est impatiente d’aider la Messagère d’Andrasté dans sa mission sacrée, ajouta une autre.
- Elle accordera tout son soutien à l’Inquisition dès que Gaspard l’usurpateur sera vaincu, précisa la troisième.
- C’est une offre très généreuse, répondit simplement Lédara.
- L’Impératrice croit de tout son cœur que l’Inquisition est notre meilleur espoir de paix en ces temps troublés, reprit la première.
- Elle a hâte de former une alliance officielle avec vous, fit la deuxième.
- Dès qu’elle se sera débarrassée de Gaspard, précisa encore la troisième.
- Nous vous avons déjà longuement accaparée, lança la deuxième sur un faux ton d’excuses.
- Surtout, profitez bien du bal masqué, Inquisitrice, conclut la première.
Sur ce, les trois femmes saluèrent l’Inquisitrice et s’en allèrent en direction de la salle de bal, certainement pour confirmer à l’Impératrice que son message avait été délivré. Lédara put enfin profiter du petit jardin de la cour où plusieurs invités se délassaient dans l’air frais du début de soirée et put réfléchir à cette étrange discussion avec les trois sœurs siamoises. Ainsi, l’Impératrice lui proposait également une alliance, mais à condition que l’Inquisition l’aide à se débarrasser de Gaspard. Plutôt rude comme compromis, mais c’était de bonne guerre pour Célène, son cousin lui ayant littéralement déclaré la guerre et mené ses armées contre elle.
C’est alors qu’elle aperçut Dorian debout près de la petite fontaine, la mine hautaine mais le regard esseulé. Lédara s’approcha du mage.
- Cela me rappelle tellement de souvenirs, dit Dorian d’un air faussement nostalgique, je m’attends presque à ce que ma mère sorte de la foule et critique mes manières.
- Et si votre mère se trouvait effectivement ici ? Où en serions-nous ? demanda Lédara d’un air taquin.
- On aurait un mage de moins, qu’elle aurait traîné dehors par l’oreille.
- J’ai du mal à imaginer cela, rit Lédara de bon cœur.
- Imaginez-moi en petit garçon de cinq ans, elle me voit encore comme cela.
- C’est comme cela que l’élite tévintide fait la fête ?
- On se croirait presque à une soirée mondaine tévintide, affirma Dorian en balayant les invités du regard, mêmes doubles jeux, mêmes poisons chics, mêmes canapés… Il ne manque que quelques esclaves sacrificiels et un peu de magie du sang. Mais la soirée ne fait que commencer.
- Vous n’avez rien vu qui pourrait m’intéresser ? demanda plus sérieusement l’Inquisitrice.
- J’essaie d’être à l’affût de la magie, répondit le mage, vous connaissez les Tévintides, on ne peut pas traverser une pièce sans lancer un sort. S’il y a des agents tévintides ici, on les trouvera.
Un elfe passa près du couple avec un plateau sur lequel étaient disposés des verres de cristal emplis d’un vin rouge antivan. Dorian attrapa au vol une coupe pour lui et une autre qu’il offrit à la Messagère.
- Je vous remercie d’avoir accepté de venir, lui dit la jeune femme en sirotant le vin.
- Et de m’exposer à tous ces riches atours et ces vins exotiques ? Quel supplice…
- Ce n’est pas donné à tout le monde d’être aimable, c’est tout ce que je dis, fit Lédara une pointe d’amertume dans la voix en observant les nobles orlésiens qui lorgnaient les deux compagnons.
- C’est vrai, répondit Dorian, à les voir retrousser leur nez, on dirait que je sens le chou. Cela n’a aucune importance, mais merci quand même.
Le mage n’avait certes pas manqué le double sens des mots de la jeune femme.
- Oh, il ne me revient pas, ce Grand Duc !
Les deux acolytes tendirent l’oreille ; c’était deux elfes domestiques qui débarrassaient des débris de verre et autres détritus laissés par quelque noble sous les arcades. Celle qui avait parlé entre ses dents continua :
- Personne ne devrait avoir autant de chiens de chasse…
- Bon sang ! C’est la dernière flaque que je nettoie ! renchérit son collègue à côté d’elle.
- Il paraît que l’Inquisition est là, dit plus bas la première voix.
- Vous êtes trop crédule, la rabroua l’autre, le paquet est dans l’aile des invités, à l’étage.
- La pièce qui donne sur le jardin ? après la statuette ? lui demanda à voix basse la première.
Son collègue acquiesça silencieusement avant de s’éclipser discrètement. Dorian hocha de la tête et fit signe à l’Inquisitrice de le suivre. Ils rentrèrent immédiatement dans l’aile des invités et se dirigèrent au fond du long couloir. Là deux soldats orlésiens montaient la garde devant les escaliers qui permettaient l’accès au second étage. Ils se détournèrent de cette voie et Dorian conseilla à Lédara de rejoindre la grande salle de bal afin de parler à Léliana de ce qu’elle avait entendu. Elle acquiesça et les deux compagnons se séparèrent, l’Inquisitrice rebroussant chemin jusqu’à arriver dans le grand vestibule. Mais avant que la Messagère ne franchisse les grandes portes de la salle de bal, une étrange femme l’interpela :
- Eh bien, qu’avons-nous là ?
C’était une femme approchant de la quarantaine, vêtue d’une robe sombre de soie bordeaux et noir, corsetée et ornée de dentelles noires. Ses cheveux d’un noir d’ébène étaient élégamment retenus en un chignon laissant quelques mèches retomber sur sa nuque et autour de son visage. Ses yeux étaient ceux d’un chat en pleine nuit, leur couleur dorée illuminant étrangement son visage au teint pâle. Ses lèvres avaient été fardées d’un rouge sombre marquant sa petite bouche. Trois petits grains de beauté venaient souligner la fine ligne de sa pommette gauche. La femme s’avança lentement vers l’Inquisitrice, lui tournant presque autour :
- Le chef de l’Inquisition, Messagère légendaire de la foi, reprit-elle en marquant chacune de ses paroles. Libérée de l’emprise de l’Immatériel par la main d’Andrasté en personne. Mais que fait une telle éminence à la cour impériale, je me le demande. Le savez-vous vous-même ?
Lédara l’observa attentivement, et mesura sa réponse :
- Comment le savoir ? Encore une intrigue de la cour.
- Ces intrigues dissimulent beaucoup de choses, répondit l’étrange femme, mais pas tout. Je suis Morrigan, se présenta-t-elle enfin, on me donne le titre de « conseillère des affaires mystiques » de l’Impératrice Célène.
C’était donc la femme dont parlait Léliana.
- Vous semblez être très occupée ce soir, continua Morrigan, à inspecter le moindre recoin sombre du palais. Nous poursuivons peut-être la même proie ?
- Je ne sais pas, répondit Lédara énigmatique, à vous de me le dire.
- Vous jouez les timides, gloussa Morrigan.
- Non, je joue la prudence, répliqua Lédara en esquissant un sourire.
- C’est habile, répondit-elle, surtout ici. Dans ce cas, laissez-moi commencer. J’ai récemment trouvé et éliminé un intrus ici même, dans ce hall.
Morrigan désigna d’un geste de la main le grand vestibule où se trouvaient les deux femmes.
- C’était un agent tévintide, continua-t-elle. Prenez ceci, Inquisitrice.
La mage lui tendit discrètement une petite clef que Lédara rangea dans une poche cachée de son long manteau noir.
- C’est une clef trouvée sur le corps du Tévintide. Je ne sais pas où elle mène, mais si Célène est en danger, je dois rester auprès d’elle.
- Vous êtes quoi, son garde du corps ? demanda l’Inquisitrice avec une pointe d’ironie.
- Ai-je l’air d’un garde du corps ? lui renvoya Morrigan. En la protégeant, je me protège aussi : si elle venait à mourir devant tant de monde, tous se tourneraient vers moi, même si toutes les preuves pointent vers une autre direction.
En effet, cette mage n’avait pas vraiment d’intérêt à assassiner l’Impératrice, surtout qu’elle en avait souvent eu l’occasion auparavant. D’après Léliana, cela faisait un moment qu’elle se trouvait à la cour, et jamais elle n’avait attenté à la vie de Célène. Du moins, pas à la connaissance de l’Inquisition.
- Pourquoi avez-vous tué l’agent ? demanda tout bas Lédara, il avait peut-être des informations utiles.
- Je ne l’aurais pas massacré s’il ne m’avait pas attaqué d’abord, s’offusqua Morrigan, de plus, il commettait sûrement une action illégale. Je ne savais pas d’où il venait avant la fin du combat et je regrette juste de ne pas l’avoir capturé vivant. J’ai le sentiment que vous savez mieux que moi quelles sont les intentions de l’Empire tévintide ici.
- Je pourrais peut-être pousser quelques portes, dit l’Inquisitrice pour toute réponse.
- Faites attention, conclut Morrigan, les ennemis sont nombreux et ils ne sont pas tous du même ordre que les Tévintides. Ce qui nous attend s’annonce passionnant.
Sur ce, la conseillère des affaires mystiques passa la porte de la grande salle de bal avec l’Inquisitrice et la quitta pour rejoindre l’Impératrice Célène qui s’était retirée sur le large balcon, de l’autre côté de la pièce. Apparemment, pendant que Lédara visitait l’aile des invités, les négociations entre les trois partis en guerre étaient tombées dans une sorte d’impasse et chacun s’était retiré dans un coin de l’immense pièce. L’Inquisitrice balaya la salle du regard et repéra Léliana qui discutait avec un noble orlésien dans l’une des allées entourant la piste de danse. Elle se dirigea alors vers elle pour lui transmettre ce qu’elle avait entendu, ainsi que sa toute récente discussion avec Morrigan.
- Dame Rossignol ! Quel plaisir de vous revoir, vous êtes radieuse ! entendit Lédara en s’approchant de sa Maître-espionne et d’un noble qui venait de l’aborder.
- Marquis ! répondit Léliana tout enjôleuse, cela fait bien trop longtemps ! Comment se porte votre famille à Val Chevin ?
- Tout va bien, ma chère, je n’ai pas à me plaindre. Vous devez absolument venir au château, les filles seront ravies de vous revoir !
- Ah, elles me manquent beaucoup, répondit sœur Léliana, la petite Sylvie doit avoir dix ans maintenant, non ?
- Onze ! Elle m’arrive déjà au coude, dit le marquis l’air radieux, elles grandissent tellement vite !
- Je viendrai peut-être bientôt, dit alors Léliana.
- Parfait ! Je dois aller danser avec la douairière. C’était un plaisir de vous revoir, ma chère, dit le marquis en la saluant avant de s’en aller vers la piste de danse.
Lédara n’aurait jamais cru la Maître-espionne aussi à l’aise dans ce genre de soirée mondaine. Elle s’approcha enfin de Léliana pour s’entretenir avec elle.
- Regardez les chaussures de dame Cambienne, dit Léliana qui jeta son regard sur une noble orlésienne d’âge mûr, elles sont brodées de perles et d’émeraudes. Et les boucles ! Si on la jette dans le lac, elle coule à pic, c’est certain. Quelle horreur !
- Il y a un assassin tévintide qui rôde et vous vous préoccupez de boucles de chaussures ? dit Lédara perplexe.
- On a tous besoin de se divertir, répondit-elle volage, et on peut en apprendre beaucoup sur les gens en observant leurs vêtements. De l’or et des bijoux sur des escarpins. Ce sont des chaussures qu’on perd facilement et qui vont dans la poussière et la saleté. Elle se fiche de perdre ou de salir ses chaussures. C’est une façon vulgaire d’exposer sa richesse. Or, la famille de dame Cambienne vient de perdre la majeure partie de ses possessions. Ils ont leur titre, mais pas grand-chose d’autre.
Léliana regarda à nouveau l’Orlésienne en question.
- Alors, dit-elle espiègle, comment dame Cambienne a-t-elle obtenu des chaussures aussi exceptionnelles, hmm ? Qu’a-t-elle fait ? Avec qui a-t-elle couché ? Ce sont des questions utiles, non ?
- Vous êtes observatrice, et d’une déduction impressionnante… c’est à en faire peur ! dit Lédara en ne plaisantant qu’à demi. Vous n’êtes pas pareille ici, pas comme à Fort Céleste. Peut-être plus… accessible ?
- Nous sommes à Halamshiral, Inquisitrice, répondit Léliana de son air mystérieux habituel, il s’agit de la cour impériale, du centre névralgique du Noble Jeu. Bien sûr, tout le monde porte un masque. J’ai appris tout cela très jeune ; j’étais encore une enfant lorsque j’ai participé à mon premier bal. Tout cela, désigna-t-elle du regard, les sourires, les bavardages, c’est une danse et, comme toute danse, on peut l’apprendre. Certains d’entre nous la maîtrisent tellement bien qu’ils peuvent en exécuter les pas en dormant.
- Vous semblez avoir vécu plusieurs vies, dit Lédara en découvrant sa Maître-espionne sous un nouveau jour.
Léliana lui sourit mystérieusement.
- Je suis venue vous apporter quelques éléments, reprit alors l’Inquisitrice.
Lédara lui raconta discrètement tout ce qu’elle avait vu et entendu : Léliana lui fit remarquer les nombreux allers-retours des elfes, mais surtout que ceux-ci ne revenaient que très peu pour les invités, à en juger certaines plaintes de nobles et courtisans cherchant à se faire servir à boire et à manger. Lédara lui parla également de Morrigan et de la clef qu’elle lui avait confiée, et toutes deux postulèrent que l’objet devait ouvrir l’accès au quartier des serviteurs, là où les espions de Léliana avaient remarqué les disparitions et entendu des groupes d’elfes s’inquiéter pour leurs congénères.
- Bien, fit l’Inquisitrice, je vais demander à Cassandra d’emmener un petit groupe dans le quartier des serviteurs et de savoir ce qui s’y passe. Pendant ce temps, il faudrait faire un petit tour à l’étage de l’aile des invités, peut-être trouverons-nous des éléments intéressants sur Morrigan, ou d’autres choses.
- De toute façon, les trois partis des négociations sont dans l’impasse et ne se préoccupent pas de nous, pour l’instant. Malheureusement, notre investissement du palais prend plus de temps que prévu, nous avons beaucoup moins d’hommes à disposition.
- Une suggestion ? demanda Lédara.
- J’ai deux agents qui sont suspectés par les gardes de Célène, lui proposa sœur Léliana, je peux m’en servir pour vous créer une diversion. Il y a une entrée par le vestibule, au fond à gauche ; très peu gardée et à l’abri des regards. Faites tout de même attention à ne pas vous soustraire trop longtemps de la fête, l’avertit sœur Rossignol, cela éveillerait les soupçons.
- C’est d’accord, conclut Lédara.
Un peu plus loin dans l’allée, l’Inquisitrice avait aperçu Cullen qui n’arrivait pas à se dépêtrer de la gente féminine qui gravitait autour de lui. Celui-ci avait remarqué la présence de Lédara et sa nervosité grandit d’un seul coup, cet attroupement de demoiselles l’agaçant au plus haut point. Qu’allait-elle bien pouvoir penser de cela ? Cette affaire ne l’arrangeait pas. Quand il jeta à nouveau un œil sur l’Inquisitrice, il vit qu’elle était déjà repartie. Il lança alors un regard presque désespéré sur Léliana pour qu’elle le sorte de ce mauvais pas et qu’il puisse se tenir au courant de l’avancée de leur affaire. La Maître-espionne s’amusa de la situation du Commandant, puis vint à se rescousse, dispersant ainsi les nobles et courtisanes.
- Alors, Commandant, vous n’aimez pas être le centre de l’attention ? lui lança Léliana, le sourire aux lèvres.
- Non, répondit-il catégorique. Que vous a dit l’Inquisitrice ?
- Elle a également remarqué d’étranges mouvements chez les domestiques, résuma la Maître-espionne, elle envoie Cassandra explorer le quartier des serviteurs pour savoir ce qui se trame là-bas. Pendant ce temps, elle souhaite jeter un œil à l’étage de l’aile des invités, ce que j’approuve.
- Seule ?
- Elle sera plus discrète seule qu’accompagnée.
- L’infiltration de nos soldats est grandement ralentie, lui fit remarquer Cullen.
- Je sais, je ne peux pas faire autrement, le palais est mieux gardé que je ne le pensais.
L’Inquisitrice était ressortie de la salle de bal et trouva facilement Cassandra, seule dans un coin du vestibule.
- Ce bal est une perte de temps, comme tout ce que font les Orlésiens, maugréa la Chercheuse. On ferait mieux de trouver ce Venatori et de filer d’ici.
- Vous avez remarqué quelque chose ? lui demanda l’Inquisitrice.
- Pas encore, je vous préviendrai.
- Vous n’avez pas l’air de beaucoup vous amuser, la taquina Lédara.
- Les Orlésiens qualifient leurs chamailleries futiles de « Jeu ». Quelle bonne idée, dit ironiquement Cassandra, traitons donc le meurtre, la corruption et la tromperie comme de simples divertissements. Et dire qu’on est là pour sauver l’Impératrice Célène… cela m’écœure, en quoi est-ce qu’elle mérite notre protection ? L’Empire se porterait mieux sans elle. Gaspard est le chef dont Orlaïs a besoin en cette période de crise.
- Vous soutenez la guerre civile ? lança Lédara désappointée.
- Bien sûr que non. Le chaos, c’est ce que cherche Corypheus, et il faut l’arrêter à tout prix. Cela dit, si cela ne tenait qu’à moi, je laisserais Célène courir à sa perte et Gaspard s’emparer du trône. Il saurait voir le vrai danger, et ne passerait pas son temps à organiser des bals et à écrire des lettres.
- J’ai une mission pour vous, lui dit alors l’Inquisitrice, soyez mes yeux et mes oreilles, et allez inspecter le quartier des serviteurs. Emmenez qui vous voudrez. Cette clef devrait vous en ouvrir l’accès.
Lédara lui glissa la clef dans la main.
- Comptez sur moi, lui répondit Cassandra, heureuse de pouvoir enfin passer à l’action et s’extirper du bal.
- Restez sur vos gardes, l’ennemi peut se cacher n’importe où, lui rappela encore Lédara.
- Je garde l’œil ouvert, plus vite on quittera cet endroit, mieux on se portera.
Cassandra se dirigea vers l’aile des invités pour réquisitionner l’aide des autres compagnons de l’Inquisitrice. Pendant ce temps, Lédara se dirigea innocemment vers le fond du vestibule où se trouvaient deux volées d’escaliers qui se faisaient face : l’une à droite et l’autre à gauche. En haut des escaliers de gauche, deux gardes orlésiens discutaient paisiblement. Lédara se dirigea vers les hautes fenêtres qui donnaient sur la cour d’entrée du palais, observant la course de la lune qui montait de plus en plus haut dans le ciel. Des nuages se profilaient à l’horizon annonçant un orage pour la fin de la soirée. A peine quelques instants plus tard, elle aperçut deux personnes s’approcher de la volée d’escaliers de droite et monter les marches. Les deux soldats orlésiens observèrent les deux jeunes gens et quand ceux-ci essayèrent de passer les portes en haut des escaliers, les deux gardes quittèrent leur poste. Lédara jeta un œil autour d’elle, il ne restait que très peu d’invités dans le vestibule, et ceux qui restaient n’avaient pas remarqué sa présence au fond de la salle. L’Inquisitrice monta rapidement les escaliers de gauche et passa l’une des deux portes discrètement.
Une fois la petite porte délicatement refermée, Lédara entendit derrière le battant les deux soldats revenir à leur poste et reprendre leur discussion. Elle observa alors la pièce dans laquelle elle venait d’atterrir : c’était un long couloir où plusieurs hautes étagères étaient alignées, créant de petits espaces d’études avec des tables et des fauteuils. De hautes fenêtres illuminaient l’allée et de grands tapis calfeutraient la pièce. Ce devait être la bibliothèque personnelle de l’Impératrice. Au fond du long couloir se trouvait un escalier de marbre surmonté d’un tapis. Lédara se dirigea lentement vers l’escalier, observant tout autour d’elle. Cette bibliothèque devait être ouverte aux invités de Célène, rien d’important ne pourrait y être caché. Contrairement à ce qui pouvait se trouver derrière la porte en haut de l’escalier de marbre. Arrivée en haut, elle posa délicatement sa main sur la poignée et poussa la porte qui débouchait sur une nouvelle salle carrée bordée de bibliothèques. Au centre, un large tapis bleu encadré par de hauts socles où reposaient des vases sur lesquels le nom d’empereurs étaient inscrits. A droite, une porte, cette fois-ci verrouillée. Lédara remarqua que le verrou n’était pas commun, mais qu’il s’activait à l’aide d’un mécanisme distant. Elle observa autour d’elle et s’approcha des bibliothèques sur la gauche de la porte ; elle parcourut de ses doigts les livres et en trouva un sur lequel il n’y avait aucune poussière. Elle le retira de son emplacement et le mécanisme se débloqua : la porte s’ouvrit, donnant sur un petit bureau secret. Lédara entra dans la pièce pour inspecter les lieux. Sur le secrétaire se trouvaient plusieurs parchemins que la jeune femme fit attention à ne pas toucher, mais qu’elle lut en partie. Le plus en évidence était un message écrit par Célène elle-même :
Dame M.,
J’aurai besoin de vous à mes côtés ce soir. L’atmosphère pesante de l’aile royale m’a convaincue que l’on n’était en sécurité nulle part dans le palais. Je ne pense pas que mon cousin emploiera la magie, mais cela ne me surprendrait pas qu’il prépare un nouveau coup bas. Comme mon Enchanteresse de la cour n’est pas là pour m’aider, je m’en remets entièrement à vous. Je ne peux me fier à personne d’autre.
Célène
Ce devait être un message adressé à Morrigan, l’Impératrice lui portait donc son entière confiance. Lédara allait continuer à lire les différents parchemins quand elle entendit du bruit de l’autre côté de la pièce. Elle se tapissa dans l’ombre, attendant de voir ce qui allait se passer. Des éclats de voix se faisaient entendre derrière une large porte-fenêtre ; deux personnes semblaient traîner quelque chose à terre, puis un petit claquement de porte se fit entendre au dehors. Les deux intrus n’entrèrent pas dans la bibliothèque, et Lédara les entendit s’éloigner. Elle ressortit du petit bureau secret et s’approcha furtivement de la porte-fenêtre, observant le balcon en U. Les deux personnes qu’elle avait entendues avaient disparues ; l’Inquisitrice sortit alors et aperçut que c’était un balcon en allée qui réunissait plusieurs chambres. A sa droite, une porte d’une petite remise sous le toit attira son attention : des traces rouges essuyées à la va-vite pointant dans sa direction. La jeune femme jeta encore un coup d’œil aux alentours, et entendit les bruits du bal en-dessous ; elle se trouvait au-dessus de la cour aménagée en jardin de l’aile des invités. Elle fit alors attention à ne pas se montrer en longeant le mur jusqu’à la petite remise. En ouvrant la porte, elle découvrit plusieurs corps entassés là : des laquais et des serviteurs portant les blasons des Chalons et de la famille Valmont. Les deux camps semblaient être victimes du même agresseur. Elle fouilla rapidement les corps et trouva un mot chiffonné dans la main froide et crispée d’un valet :
Célène,
Nous pouvons parler entre adultes, n’est-ce pas ? Nous savons tous les deux que l’arme à la disposition de Briala pourrait renverser non seulement le cours de cette guerre, mais aussi celui de toutes les autres. L’Empire doit s’en emparer ; je pense que vous serez du même avis. Elle représente maintenant la plus grande menace qui soit envers Orlaïs. Si vous et moi travaillons main dans la main, nous pourrons arracher l’arme de ses griffes. Ne croyez pas qu’elle sera ouverte aux négociations ou à la diplomatie. Vous la connaissez mieux que quiconque… et vous savez que c’est impossible.
Gaspard
Serait-ce les elfes de Briala qui auraient fait cela ? Lédara glissa le mot dans son manteau et retourna rapidement dans la bibliothèque. Elle devait rejoindre Léliana au plus vite pour l’informer de ce qu’elle avait trouvé. Soudain, elle se rappela que les deux soldats avaient repris leur garde devant les portes de la bibliothèque : elle ne pouvait plus ressortir par là. Elle rebroussa chemin et se dirigea de l’autre côté où les deux intrus avaient dû disparaître. Elle longea à nouveau le mur et se retrouva devant une nouvelle porte-fenêtre donnant sur une petite chambre vide. La jeune femme y entra discrètement et sortit l’une de ses dagues qu’elle cacha sous son manteau, ne sachant ce qu’elle pourrait rencontrer dorénavant. Elle se retrouva à parcourir de long couloirs, perdant de plus en plus le souvenir de sa position. Elle tenta de se remémorer les plans du palais qu’étudiait Cullen, mais ceux-ci s’avéraient complexes et pleins de passages secrets. L’Inquisitrice avança alors à l’aveuglette, espérant trouver une issue discrète pour retourner au bal sans se faire repérer.
Après une errance fastidieuse, Lédara commença à paniquer, se mordant les doigts si son absence devait faire échouer leur mission. Elle allait de plus en plus vite, courant presque à travers les allées et les antichambres, descendant et montant des escaliers sans plus savoir où elle se dirigeait. Elle traversa un énième couloir vide ; elle s’étonnait de plus en plus de ne pas croiser de gardes ou de soldats impériaux. Elle saisit la poignée d’une nouvelle porte, tenant fermement sa dague dans son autre main sous son manteau quand elle entendit un bruissement derrière elle. Elle se retourna vivement, mais le couloir était toujours aussi vide. Elle fit à nouveau face à la porte et la poussa lentement. Des bruits étouffés lui parvinrent de l’autre côté ; l’Inquisitrice jeta un œil dans la pièce qui était un autre couloir perpendiculaire au sien, de larges fenêtres laissant entrer la lumière de la lune. Au sol, elle aperçut une légère ombre bouger devant elle. Lédara retint sa respiration et sortit sa dague de son manteau car ce n’était pas la sienne.