Inquisition

Chapitre 22 : Aux portes du désert

10472 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/11/2025 21:39

Le retour à Fort Céleste fut morne et silencieux pour la petite équipe de l’Inquisition. Cassandra s’était refermée sur elle-même et n’avait prononcé aucun mot depuis leur départ de Caer Oswin. Solas et Bull n’osaient l’approcher : jamais ils ne l’avaient vue dans un tel état de fureur et de tristesse auparavant. Lédara avait elle aussi gardé le silence mais savait qu’elle devrait bientôt briser la glace, du moins avant qu’ils n’arrivent à la forteresse.

Fort Céleste n’était plus qu’à une journée de marche et l’Inquisitrice ordonna de monter le camp pour la nuit aux abords d’une rivière dont le courant avait grossi avec la fonte des neiges. Les hauts sommets des Dorsales de Givre les entouraient et le pépiement des oiseaux s’atténuait pour laisser place aux hululements d’une chouette et au léger grondement de la rivière. La nuit tomba rapidement, le soleil ayant depuis longtemps disparu derrière les montagnes à l’ouest. Iron Bull avait cuisiné le reste d’un chamois de la veille ; les soldats discutaient gaiment autour du feu de camp avec le Qunari tandis que Solas observait les étoiles en les écoutant. Cassandra s’était installée à l’écart et fixait de loin les flammes du regard. Elle tenait entre ses mains l’ouvrage que lui avait tendu le Seigneur Chercheur, perdue dans ses pensées. C’était l’occasion pour Lédara de lui parler de ce qui s’était passé à Caer Oswin. La jeune Marchéenne s’approcha et s’assit à ses côtés, déposant le repas de son amie devant elle.

-    Vous devriez manger, dit-elle, sortant la Chercheuse de sa sombre méditation.

Cassandra poussa un léger soupir.

-    Je me demande encore si le Seigneur Chercheur Lucius n’était pas sous l’influence de Corypheus… pour déstabiliser les Chercheurs ? se demanda-elle tout haut. Je ne sais pas…

-    Si c’était le but, son plan a parfaitement fonctionné, lui répondit Lédara.

-    Il… il n’a pas pu tous nous éliminer, murmura Cassandra, je ne peux pas le croire.

Lédara garda le silence, désolée. La guerrière retourna l’ouvrage entre ses mains et observa l’emblème des Chercheurs de la Vérité incrusté dans la couverture.

-    Ce volume a été passé de Seigneur Chercheur en Seigneur Chercheur, dit lentement Cassandra, depuis l’époque de la première Inquisition. Et aujourd’hui, il me revient.

-    Apparemment, ce n’est pas une lecture très passionnante, se hasarda Lédara.

-    Bien au contraire, fit la guerrière en lui jetant un coup d’œil, c’est prenant. Je suis ravie.

-    Vous plaisantez, s’étonna Lédara avec un petit rire.

Cassandra esquissa un sourire bref, puis replongea dans ses pensées, fixant à nouveau le livre des yeux.

-    Vous connaissez le Rite de l’Apaisement ? demanda soudain la Chercheuse.

Lédara hocha légèrement la tête.

-    Seulement ce que tout le monde sait : qu’il est utilisé sur les mages qui ne peuvent maîtriser leurs dons magiques…

-    Oui, le dernier recours des mages du Cercle, fit Cassandra, il les prive de leurs pouvoirs, mais les soulage également de leurs rêves et de leurs émotions. Il est censé être réservé à ceux qui sont incapables de contrôler leurs dons magiques… Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

-    Le livre dit-il qu’il a été utilisé dans d’autres cas ?

-    Non. En tant que Chercheuse, j’ai étudié des cas… extrêmes. Des mages ayant été apaisés par punition. Ce qui a lancé la rébellion des mages, cela a été la découverte de la réversibilité du Rite de l’Apaisement. A l’époque, le Seigneur Chercheur avait brutalement dissimulé l’information. Il y a eu des morts. C’était un savoir dangereux. Le choc de sa découverte, en plus de ce qui s’est passé à Kirkwall… Mais il semblerait que l’on ait toujours su comment inverser les effets du rituel. Depuis le début.

-    Pourquoi avoir gardé ce savoir secret ? demanda Lédara.

Cassandra ne répondit pas tout de suite. Elle tenait fermement le livre entre ses mains et poussa un profond soupir.

-    C’est nous qui avons créé le Rite de l’Apaisement, finit-elle par avouer. Je vous avais parlé de ma veille, tous ces mois passés à me vider de toute émotion… On a fait de moi une apaisée, sans même que j’en sois consciente. Puis ma veille a invoqué un esprit de la foi, qui a touché mon esprit. Cela a rompu l’apaisement et m’a conféré mes pouvoirs. Les Chercheurs ne partagent pas ce secret. Ni avec moi, ni avec la Chantrie, ni même avec…

Cassandra se leva et s’éloigna un peu plus du campement. Lédara la suivit et les deux femmes se retrouvèrent tout à fait seules dans les bois. L’on entendait à peine les soldats rire autour du feu, et la lune éclairait leurs pas au travers des branchages.

-    Ce n’est pas tout, reprit la Chercheuse en s’adossant à un arbre. Lucius disait vrai à propos de l’Ordre. J’avais pensé à rebâtir l’Ordre des Chercheurs après notre victoire. Mais maintenant, je doute que ce soit une bonne chose.

-    Cassandra, je ne vous ai jamais vue si perturbée, avoua Lédara.

-    Je ne crois pas que les Chercheurs ont accompli la volonté du Créateur, soupira tristement la Chercheuse, pas vraiment, en tout cas. On pensait peut-être le faire, à un moment. La première Inquisition est arrivée à une époque terrible. Mais aujourd’hui ? On a gardé des secrets et on les a laissés se répandre comme la gangrène. On a agi pour survivre, pas pour servir. Ce n’est pas l’œuvre du Créateur.

-    Qu’avez-vous trouvé d’autre dans ce livre ? demanda encore la Marchéenne.

Cassandra jeta un regard triste sur son amie.

-    A un moment, le pouvoir devient son propre maître, murmura-t-elle. On met de côté les idéaux par calcul et on se dit que c’était un écart nécessaire. Pour le peuple. Que va-t-il nous arriver, « Inquisitrice » ? l’Histoire va-t-elle se répéter ?

Lédara soutint son regard. Cette question lui avait déjà traversé l’esprit maintes fois. A chaque décision qu’elle devait prendre et qui avait son poids dans la balance du monde, elle se la posait : qu’allait-il arriver après ?

-    C’est une possibilité, murmura l’Inquisitrice, ce serait un mensonge de prétendre le contraire. Mais… j’ose espérer faire en sorte que cela ne se produise pas.

Cassandra la fixa des yeux.

-    C’est une réponse honnête…

Le regard des deux femmes se mit à briller d’émotion. La Chercheuse savait son amie intègre et responsable, et c’était l’une des raisons qui l’avait rendue confiante pour la nommer Inquisitrice, mais elle n’imaginait pas à quel point la jeune Marchéenne assumerait son rôle dans cette histoire. Surtout qu’elle n’avait en aucun moment choisi de faire partie de l’Inquisition ou de la diriger. Tout lui avait incombé sans qu’elle puisse refuser. Lédara avait renoncé à sa liberté dès lors qu’elle avait reçu la marque dans sa main. Elle s’était longtemps sentie seule, mais avec le temps, elle avait appris à connaître les gens qui avaient rejoint l’Inquisition de leur propre chef, et malgré un départ tumultueux avec la Chercheuse, elle la considérait comme une véritable amie. Sa vie, Lédara ne l’avait plus en mains, mais elle pouvait permettre à Cassandra de reconstruire la sienne.

-    Si vous reformiez l’Ordre des Chercheurs, lui demanda alors la Messagère, comment feriez-vous ?

-    Je ne peux pas être la seule survivante, déclara-t-elle, nous avons toujours été dispersés aux quatre coins du monde. Il doit en rester d’autres. Je les trouverais, tous. Et je leur ferais lire ce livre. A tous. Plus de secrets. Et ensemble, on établirait une nouvelle charte, en accord avec les véritables desseins du Créateur.

-    Et comment saurez-vous ce que sont Ses desseins ? demanda Lédara.

-    Justement, c’était là notre rôle. On s’est peut-être égarés parce qu’on a arrêté de chercher.

Lédara aperçut à nouveau cette petite lueur qui brillait auparavant dans les yeux de son amie et qui avait disparu à Caer Oswin. Elle saisit les mains de Cassandra dans les siennes :

-    S’il y a quelqu’un qui peut réhabiliter l’Ordre pour en faire quelque chose de bien, c’est vous.

-    Mais cela vaut-il la peine de les réhabiliter ? interrogea la Chercheuse incertaine.

-    Faites en sorte que cela en vaille la peine.

-    Je… réfléchirai à tout cela, murmura Cassandra.

Lédara relâcha les mains de son amie et allait repartir au campement quand soudain la guerrière la saisit par les épaules et la prit dans ses bras, la serrant étroitement en lui murmurant :

-    Merci, Lédara… sans vous je…

Surprise mais touchée, la jeune femme lui rendit son étreinte, jusqu’à ce que Cassandra la relâche enfin. Silencieuses, elles retournèrent au campement et s’allongèrent sous leur tente respective ; la Chercheuse put enfin trouver le sommeil depuis qu’ils avaient quitté Caer Oswin.

Cassandra resta muette plusieurs jours et n’allait plus s’entraîner, parcourant le livre des Chercheurs de la Vérité, apprenant des secrets que personne ne soupçonnait et formant ainsi dans son esprit une idée de plus en plus précise de ce que devrait être l’Ordre des Chercheurs. De son côté, Lédara avait repris son quotidien mêlé de paperasse et de réunions avec ses conseillers. C’est en se dirigeant vers les volières qu’elle se décida d’ailleurs à parler à Léliana à propos de la succession de la Divine. Quand l’Inquisitrice arriva sous les combles de la tour, la Maître-espionne était agenouillée devant un petit autel composé d’une statuette d’Andrasté et de quelques bougies qu’elle avait installé pour son usage personnel, les mains jointes et priant silencieusement.

-  La mort de la Divine vous a beaucoup touchée, dit doucement Lédara en s’approchant lentement, comment vous allez ?

Léliana ouvrit les yeux et se leva.

-  Ah, vous voulez parler de ma petite crise à Darse, se souvint-elle, je… vais beaucoup mieux. Justinia était une amie très proche et… Il y avait tellement de choses qui m’échappaient.

-  Parfois, la solution, c’est simplement de parler, répondit Lédara, bienveillante.

Léliana éteignit les petites bougies autour de la statuette en pinçant les mèches enflammées d’un geste vif et précis.

-  J’étais avec [l’Héroïne de Férelden] quand elle a triomphé de l’archidémon, raconta-t-elle soudain, la victoire était à nous et je pensais que le Créateur me souriait. Quand la Divine m’a demandé de l’aide, je suis partie la rejoindre. Je lui devais bien cela. J’ai sacrifié tant de choses pour accomplir l’œuvre du Créateur. Mais maintenant, Justinia est morte.

Sœur Léliana s’arrêta, comme pour méditer sur ses dernières paroles.

-    J’étais en colère, reprit-elle alors, je me suis sentie trahie. Mais je n’aurais pas dû laisser mes émotions prendre le dessus. Je suis désolée.

-  Ne vous excusez pas, lança l’Inquisitrice, votre deuil était douloureux. Je comprends.

-  Merci.

Léliana se dirigea vers son bureau où les derniers rapports de ses éclaireurs l’attendaient. Lédara la suivit, ne sachant trop comment aborder le sujet qu’elle souhaitait.

-  On vous appelait la Main Gauche de la Divine, dit-elle pour poursuivre la conversation.

-  Exact, répondit Léliana. Et ?

La réserve de la Maître-espionne n’aidait pas l’Inquisitrice.

-  Comment était Justinia ? demanda-t-elle alors.

-  C’était une amie, un mentor. Tout comme moi, elle avait commis des erreurs et avait des secrets. Cela la rendait humaine. Je crois que c’est ce que ses suivants appréciaient chez elle.

-  Comment l’aviez-vous rencontrée ?

-  C’était il y a bien longtemps, avant qu’elle ne devienne Divine, se rappela Léliana, avant qu’elle ne soit Justinia. Quand je l’ai rencontrée, c’était Mère Dorothéa. J’étais au plus mal, brisée. Elle m’a sauvée.

Léliana s’était arrêtée de trier ses papiers et avait le regard perdu dans ses souvenirs ; puis elle poussa un petit rire.

-  Non, non, attendez, rectifia-t-elle, elle n’aime pas quand je dis cela. Je me suis sauvée toute seule. Elle m’a simplement montré la voie.

Lédara sourit à son tour : elle avait ressenti exactement la même chose quand elle-même avait rencontré la Révérende Mère Dorothéa, il y avait des années de cela.

-    Je suppose que vous êtes au courant qu’on vous imagine succéder à la Divine, dit alors l’Inquisitrice.

-    C’est donc vrai, répondit Léliana en soupirant, certains voient en Cassandra ou même en moi la nouvelle Justinia. Je ne pensais pas que cette idée trouverait un écho. Après tout, nombreux sont les vautours qui convoitent le Trône du Soleil.

-    Vous avez envie de devenir Divine ?

-    Quand Justinia était en vie, se souvint la Maître-espionne, cette idée m’aurait fait éclater de rire. Moi ? Son successeur ? Mais… Je ne sais pas. Restaurer la Chantrie, cela va être aussi simple que de commander un navire en perdition en pleine tempête.

-    Personne ne vous reprocherait de vouloir quitter le navire, vous savez.

-    Si vous le dites… Et une femme à la mer ! plaisanta Léliana avant de reprendre plus sérieusement. Vous pensez que les mages sont haïs, mais si la Chantrie tombe, qui sera tenu pour responsable, à votre avis ? L’histoire parle d’elle-même : la Chantrie de Kirkwall, la guerre, la Brèche, les mages sont toujours impliqués. Sans la Chantrie comme guide, cette haine risque de dégénérer.

-    Vous n’avez pas grande foi en vos semblables, fit remarquer Lédara.

-    Le peuple ne s’intéresse qu’aux choses simples. Leur monde est petit, tout ce qui n’en fait pas partie est effrayant. Ils vivront toujours comme cela, à moins qu’on leur montre une voie meilleure. Mais cette discussion est prématurée. Si Corypheus l’emporte, la nouvelle Divine sera le cadet de nos soucis.

Lédara sentit qu’elle ne pourrait rien tirer de plus de sa conseillère sur ce sujet-là. Elle examina alors les différents rapports que la Maître-espionne organisait pour la redirection vers les services concernés. Elle en vit un certain nombre adressé à l’Ambassadrice Montilyet, d’autres étaient des rapports s’adressant directement à Léliana, relatant les moindres faits et gestes de différentes régions ou villes que la Maître-espionne avait mis sous surveillance. D’autres concernaient des mouvements de troupes adressés à Cullen. Mais un parchemin attira son attention car il mentionnait la région des Portes du Ponant :

 

Commandant Cullen,

Nous avons établi une position à la Porte du Ponant conformément à vos ordres. Déjà une escarmouche contre les Venatori, mais aucune perte. Demandons des renforts. On peut effectivement dire que ce désert est rongé à bien des égards.

Lieutenant Harding

 

-    Léliana, dit Lédara après avoir lu le rapport, avons-nous des nouvelles de Ser Stroud ?

-    Non, pas depuis un moment.

-    Je pars pour le Ponant, conclut l’Inquisitrice, décidée.

Lédara redescendit rapidement de la volière et convoqua tous ses compagnons à la salle du Conseil : elle souhaitait que tous l’accompagnent dans cette mission.

 


******

 

La région des Portes du Ponant était rude et ascétique de par son climat désertique. Une fois les forêts dalatiennes passées, l’horizon changeait brusquement, passant d’une végétation luxuriante aux dunes de sable ocre jaune. Ce territoire ne connaissait pas l’hiver, le soleil semblant frapper chaque jour de l’année ces grandes étendues de ses rayons asphyxiants. La journée, la chaleur oppressante obligeait tout être vivant à s’abriter de cette atmosphère surchauffée, alors que les nuits se faisaient froides et venteuses. Le sable, omniprésent, s’insinuait partout, dans les tentes, les vêtements, les chaussures, les cheveux, sur la peau, asséchant les corps à petit feu. Parfois, au détour d’une colline de sable et de roches, une petite étendue d’eau miraculeuse abreuvait les corps et les cœurs assoiffés. Mais c’était au fond des grands canyons qu’on trouvait les sources les plus fraîches, quasi inaccessibles si l’on n’était pas désespéré.

C’était près d’une petite oasis abritée derrière un massif rocheux que le Lieutenant Harding avait installé le campement de l’Inquisition.

-    Inquisitrice, bienvenue à la Porte du Ponant, l’accueillit la femme naine.

-    Il paraît que c’est « Lieutenant » Harding, maintenant, la félicita Lédara.

-    Oui ! se réjouit l’éclaireuse, le Commandant Cullen a l’air satisfait de mon travail.

-    Et moi donc ! lui fit l’Inquisitrice en souriant.

-    On a aperçu des Gardes des Ombres au sud-ouest, exposa Harding, mais personne ne s’est suffisamment approché pour savoir ce qu’ils font. Entre les tempêtes de sable et les créatures sauvages, on ne s’est pas aventurés bien loin. L’un de mes hommes s’est trop approché d’une source chaude toxique et il m’a rendu un rapport légèrement délirant à propos d’un dragon-sire… Pour faire court : vous êtes peut-être bien dans le pire endroit du monde.

Lédara avait déjà pu avoir un petit aperçu de la région en ralliant le campement, et tous ses compagnons s’étaient précipités vers la petite étendue d’eau pour se rafraîchir. Seule Cassandra était restée auprès de l’Inquisitrice pour écouter le rapport du Lieutenant, même si la guerrière suait sous sa lourde armure. Lédara avait quant à elle enroulé son écharpe comme un voile par-dessus sa tête afin de se protéger des rayons agressifs du soleil et se maudissait d’avoir ajouté des spallières en métal sur ses épaules et ses bras. Solas avait gardé sa cape de voyage pour se protéger du soleil, ressemblant à un mystérieux voyageur inconnu, alors que Bull et Blackwall maugréaient simplement, pestant contre cette chaleur étouffante. Séra s’éclatait dans le sable comme une petite fille et s’était même mise à faire un château de sable au bord de l’eau. Varric s’était posé à l’ombre d’un arbre aux allures desséchées, nettoyant Bianca du sable qui menaçait de bloquer son mécanisme. Dorian avait retiré sa toge de soie, se retrouvant en simple pantalon et chemise sur lesquels il avait harnaché ses protections de cuir souple. Il s’était assis sur un amas de roche à l’ombre et exécutait de petits dessins avec la pointe de son bâton magique. Même Cole était venu, voulant prouver à l’Inquisitrice qu’il pouvait aider aussi sur le front. Lédara en avait d’ailleurs été un peu gênée au vu de l’âge du jeune homme, mais en beaucoup de points il paraissait bien plus mature que la plupart des soldats, et ses dons d’esprit pourraient se révéler utile. Seule Vivienne était restée à Fort Céleste, supervisant les mages et aidant volontiers Joséphine en faisant part de toutes ses connaissances sur la cour impériale. Bien entendu, un contingent de soldats et plusieurs éclaireurs complétaient le groupe qui venait d’arriver aux Portes du Ponant, répondant à la demande de renforts du Lieutenant Harding.

Ce fut après une petite heure au campement à se reposer que l’Inquisitrice décida de partir à la recherche des Gardes des Ombres aperçus au sud-ouest. Tous ses compagnons la suivirent malgré la chaleur oppressante du début d’après-midi, l’Inquisitrice ne souhaitant pas perdre de temps et explorer un peu les alentours avant que la nuit ne tombe. L’oasis où s’était installée Harding se trouvait à l’entrée de petits canyons offrant une ombre salvatrice pour toute l’équipée ; Lédara suivait les méandres rocheux en direction du sud, puis, quand elle en avait la possibilité, bifurquait à l’ouest pour se rapprocher de la dernière position des Gardes. Malheureusement, le groupe de l’Inquisition ne trouva aucune trace de l’Ordre exilé. Ils continuèrent leur route, passant non loin des sources chaudes toxiques dont avait parlé le Lieutenant Harding, les évitant prudemment, puis arrivèrent sur une vaste plaine de sable. A l’ouest, un nouvel amas de roches ocre rouge s’élevait, annonçant de nouveaux canyons. La petite équipe traversa une partie de la plaine et s’abrita à l’ombre des rochers pour inspecter à nouveau les lieux. Du côté des plaines, du sable et des dunes à perte de vue, la chaleur faisant onduler l’horizon. De l’autre, des plantes desséchées et un petit chemin descendant vers une plus petite plaine enclavée. Pas de points d’eau. Le soleil commençait à décliner à l’horizon, et l’eau se faisait rare dans leurs outres. Cependant, l’Inquisitrice voulut avancer encore un peu. Ils suivirent le petit chemin sablonneux et atterrirent dans l’enclave : sur la droite, quelques collines en pente douce. De l’autre, une haute falaise de roche rouge. Au centre de la petite plaine se trouvait des ruines d’un ancien temple tévintide. Il ne restait que quelques amas de pierres taillées en énormes blocs empilés les uns sur les autres. Une arche avait subsisté à l’usure du temps, mais rien d’autre. Des squelettes d’animaux gisaient çà et là, certainement morts assoiffés.

Le petit groupe s’avança dans les ruines, mais il n’y avait rien qui aurait pu les aider à retrouver la trace des Gardes. La fatigue se faisait ressentir et l’Inquisitrice allait donner l’ordre de rentrer au campement quand un hurlement lointain se fit entendre. Tous s’arrêtèrent pour écouter, regardant autour d’eux. Ils entendirent à nouveau le bruit étrange et strident : cela ressemblait au rugissement d’un gros animal qui approchait à allure rapide. Tous les compagnons se regroupèrent et observèrent les alentours afin d’identifier ce qui produisait ce cri inquiétant. Le silence s’était rétabli dans la plaine, quand soudain le hurlement s’accompagna d’un bruissement assourdissant. Le sable s’éleva en tourbillon autour d’eux, les aveuglant un court instant, puis surgit dans les airs une énorme créature qui les survola rapidement. Cassandra écarquilla les yeux, scrutant le ciel, et cria au reste de l’équipe :

-    Un dragon ! C’est un dragon !

L’animal survolait la plaine tel un vautour cherchant sa proie ; ses ailes de grande envergure battaient violemment l’air, soulevant le sable à plusieurs mètres de hauteur. Son corps puissant et couvert d’écailles rouge orangé s’allongeait en une longue queue d’écailles, alors que ses pattes arboraient d’immenses griffes acérées. Sa tête était impressionnante, surmontée de deux longues cornes pointées vers l’avant, la gueule ouverte avec une mâchoire d’acier striées de dents aiguisées comme des couteaux. Au-dessus de son museau, on distinguait ses yeux d’un rouge sombre. Le monstre se posa sur le sol, reposant sur ses immenses pattes, et posa son regard sombre sur le groupe pris au piège.

-    Il nous a pris pour proie, murmura Cassandra.

-    Peut-on fuir ? lui lança Lédara, effrayée.

-    Impossible ici, c’est son terrain de chasse, répondit la Chercheuse.

-    Alors on va combattre un dragon, Chef ? s’enthousiasma Iron Bull qui semblait au comble de la joie.

Lédara jeta un regard à Cassandra qui acquiesça, confirmant ce que le Qunari suggérait.

-    Cassandra, vous avez déjà combattu des dragons, non ? se souvint l’Inquisitrice, on vous suit.

La Chercheuse ordonna alors le déploiement : les archers et mages devraient rester en retrait et couvrir les guerriers qui partiraient à l’assaut du monstre. Les compagnons ne devaient surtout pas se retrouver en formation rapprochée de peur que le dragon ne blesse simultanément plusieurs membres de l’équipe. Varric, Séra et Lédara se répartirent dans les hauteurs, alors que Dorian et Solas restèrent à couvert dans les ruines. Bull, Blackwall et Cole suivirent Cassandra qui s’attaqua aux pattes arrière du monstre, évitant le plus possible de se retrouver face à lui. Au premier coup d’épée, le dragon secoua sa patte touchée, comme s’il ne ressentait qu’une vague sensation désagréable. Sentant que cela se réitérait et voyant ses proies bouger dans tous les sens, le dragon prit son envol, projetant les guerriers contre terre par la simple force de ses ailes. Les archers se mirent alors à envoyer leurs flèches qui rebondirent sur la peau écailleuse de l’animal. Irrité, le dragon sembla prendre une forte inspiration et ouvrit grand sa gueule : un jet de flammes vint s’abattre dans la plaine. Tous les compagnons coururent se mettre à l’abri afin d’éviter le plus gros de la projection de feu. Le dragon se posa à nouveau, faisant trembler le sol sous ses lourdes pattes. Les quatre guerriers repartirent à l’assaut, attaquant chacun un côté différent pour que le monstre ne sache plus où donner de la tête. Lédara monta sur un tas de pierre et posa un genou à terre ; elle banda la corde de son arc et prit le temps de viser. Le dragon n’arrêtait pas de bouger, mais elle tenta d’anticiper ses mouvements. Elle décocha enfin son trait qui vint se planter dans l’œil gauche du monstre. Celui-ci poussa un hurlement effroyable et frotta son œil de sa patte avant, puis se retourna brusquement, sa queue venant frapper de plein fouet les ruines où se trouvaient l’Inquisitrice et les deux mages. Les pierres éclatèrent sous la puissance du coup, mais les trois compagnons s’en sortirent de justesse.

Cassandra s’acharnait toujours sur la patte arrière droite du dragon, réussissant enfin à créer une entaille dans sa peau de pierre. Elle courut alors en direction de Solas et lui ordonna de lancer un sort sur la blessure qu’elle venait de faire. L’elfe s’exécuta sans discuter et utilisa un sortilège de foudre : un rayon électrique bleuté jaillit de son bâton et vint s’engouffrer dans la plaie, soutirant un nouveau hurlement au dragon qui s’effondra, sa patte paralysée.

-    Bull ! cria la Chercheuse, la tête !

-    Compris ! répondit celui-ci, taarsidath-an halsaam !

Iron Bull prit son élan et courut comme un forcené en direction de la tête du dragon, tenant fermement sa lourde hache entre ses mains. Au dernier moment, il sauta et atterrit sur le sommet de son crâne, plantant son arme droit entre les deux yeux. Le dragon donna un fort coup de tête sous le choc, projetant le Qunari une cinquantaine de mètres plus loin. A ce moment, Dorian se concentra sur la lame de la hache plantée dans le crâne du monstre et murmura une incantation. L’arme du Qunari se mit à brûler, des flammes violettes s’échappant de la blessure. Le dragon, devenu fou, poussa un hurlement strident et projeta un nouveau jet de flammes, balayant tout ce qui se trouvait devant lui. Lédara, qui se trouvait à ce moment-là en face du dragon courut droit sur lui et avant qu’il ne propulse les flammes de sa gueule plongea sous le corps du monstre afin d’éviter la fournaise. Le dragon, à bout de forces après son assaut désespéré, s’effondra au sol.

Tous les compagnons se réunirent auprès du corps inerte gisant au centre de la petite plaine ; Iron Bull était encore un peu sonné de sa chute, Cassandra et Blackwall étaient à bout de souffle, posant leur bouclier au sol. Varric et Séra ne présentaient que quelques brûlures légères, et Cole semblait parfaitement indemne.

-    Où est le Chef ? lança soudain Bull.

Tous regardèrent autour d’eux, puis en direction du dragon. Ils se mirent à chercher partout, priant pour qu’elle ne se soit pas faite écraser par le monstre. Soudain, Dorian vit le sable remuer au niveau de l’épaule de la créature, puis une petite main sortir du flot de sable. Il se dépêcha d’avertir les autres et se mit à creuser dans le sable. Le Qunari saisit alors le bras de l’Inquisitrice et tira d’un coup, l’extirpant toute entière du sol sablonneux. Lédara prit alors une forte inspiration après avoir manqué d’air et toussota, crachant le sable qui s’était infiltré dans son nez et sa bouche.

-    Tout le monde va bien, haleta-t-elle enfin en regardant autour d’elle.

Bull éclata de rire et la saisit à bras le corps pour la soulever de terre. Il tournoya, aux anges, et embrassa le visage de la jeune femme.

-    Un dragon, Chef ! Vous êtes la meilleure ! s’écria-t-il en la serrant contre son large torse.

Les autres membres se mirent également à rire malgré leur état d’épuisement.

-    Vous vous rendez compte ? lança Varric, un dragon… Nous avons vaincu un dragon !

-    On est trop forts ! s’écria Séra en sautant dans les bras de Dorian.

-    Bull, je ne peux plus respirer, souffla Lédara.

Bull relâcha la Marchéenne et la posa au sol. Elle tenait à peine sur ses jambes, le Qunari lui ayant donné le tournis. Elle se mit elle aussi à rire, soulagée qu’ils s’en soient tous sortis. Elle se tourna alors vers le cadavre de la créature : elle ne put s’empêcher de repenser au dragon de l’Ancien qui avait attaqué Darse. Dans son souvenir, ce dernier était bien plus imposant que celui qu’ils venaient de terrasser. Cependant, même fortuitement, cette aventure leur avait permis de voir les progrès qu’ils avaient faits depuis. Jamais elle n’aurait pensé pouvoir battre ainsi un dragon auparavant. Il y avait peut-être un espoir que l’Inquisition réussisse dans sa mission.

-    Rentrons au campement, lança gaiement Cassandra.

 

Une fois de retour, la Chercheuse ordonna à une dizaine de soldats de récupérer tout ce qu’ils pouvaient sur la carcasse du dragon avant que les charognards ne s’en occupent, ses écailles étant très recherchées pour la fabrication d’armures et ses os et cornes pour des armes en tout genre. Le soir même, Bull organisa une petite beuverie pour fêter leur victoire. Il emportait toujours avec lui quelques bouteilles d’alcool d’origine qunari sur lesquelles Blackwall le plaisantait régulièrement en lui demandant quand il les boirait, ou s’il les boirait un jour. Tous les compagnons s’étaient donc réunis autour du feu de camp à l’invitation du Qunari qui déboucha l’une de ses fameuses bouteilles. Quand il aperçut Lédara ressortir du petit pavillon de commandement avec Harding, il les interpela :

-    Inquisitrice ! Harding ! Venez boire un godet !

Les deux femmes sourirent et rejoignirent toute l’équipée.

-    Aux guerriers de légende qui ont tué un dragon-sire ! lança Bull en servant deux chopes aux dernières arrivées.

-    Qu’est-ce que vous voulez que je boive, au juste ? demanda Lédara en reniflant le breuvage.

-    Maraas-lok, dit simplement le Qunari.

-    Qu’est-ce que cela veut dire ?

-    Ça veut dire : « Buvez » !

Tous les soldats et les compagnons présents regardèrent l’Inquisitrice avec une petite moue d’encouragement. Lédara porta la chope à ses lèvres et prit une gorgée de la boisson : c’était un alcool d’une force qu’elle ne soupçonnait pas, lui irradiant la gorge. Elle toussa fortement, surprise. Tout le monde rit et applaudit.

-    Pas mal, hein ? ça vous rince les tripes, dit Bull avec un grand sourire.

Il en prit une grande gorgée et resservit les verres vides de ses compagnons.

-    Ce petit gazouillis juste avant qu’il ne crache du feu ? et ce rugissement, grogna-t-il d’extase. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour rugir comme ça ! le tremblement de terre quand il a atterri, l’odeur des flammes… Taarsidath-an halsaam. Vous savez que les Qunari vénèrent les dragons ? Enfin, « vénérer », c’est un grand mot pour les Qunari. Allez, santé !

Bull leva son verre et le vida d’une traite.

-    Ce que vous venez de dire, vous l’avez crié pendant le combat, dit Cassandra intriguée. Qu’est-ce que cela veut dire ?

-    Ah, taarsidath-an halsaam ? Littéralement : « Je me procurerai du plaisir sexuel plus tard en repensant respectueusement à tout ceci. »

-    Vous avez crié ça pendant qu’il nous crachait du feu à la figure ! s’exclama Blackwall.

-    Ouais, quel pied ! dit Bull en poussant un grognement de plaisir.

Tous reprirent une gorgée de l’alcool qunari ; cette fois-ci, Lédara toussota un peu, mais le breuvage passait mieux.

-    Ouais ! le deuxième verre passe mieux, observa Iron Bull. C’est parce que les terminaisons nerveuses de votre gorge sont mortes après le premier.

Le Qunari observa les flammes du feu de camp.

-    Ataashi, les « Glorieux », dit-il à propos du dragon. C’est comme ça qu’on les appelle.

Le Qunari répéta le mot en prolongeant les voyelles.

-    Savez-vous pourquoi les Qunari pensent cela des dragons ? demanda Lédara.

-    Eh bien, vous savez, avec nos cornes… On ressemble plus à des dragons que… la plupart des gens. C’est peut-être ça. Mais certains Ben-Hassrath ont une vieille théorie farfelue. Vous voyez, les tamassrans contrôlent avec qui on se reproduit. Ils nous élèvent comme on fait l’élevage de chiens ou de chevaux. Et s’ils avaient ajouté un dragon au mélange, il y a longtemps ? Peut-être par la magie, peut-être en buvant leur sang, je sais pas… Mais il y a un truc dans ce dragon qu’on a tué… qui m’a parlé.

-    Arrêtez, maintenant je vais penser qu’on a tué l’un de vos ancêtres ! s’exclama la Marchéenne en rigolant.

-    Non, ne vous inquiétez pas pour ça, répondit-il. Les dragons sont l’incarnation de la puissance brute. Mais une puissance incontrôlée, sauvage… C’est pour ça qu’il faut les détruire. Dompter la nature. Mater le chaos. Prenez un autre verre. Aux dragons !

Iron Bull leva sa chope et la vida toute entière. Lédara, qui avait la gorge en feu, n’en prit qu’une toute petite gorgée.

-    Inquisitrice, intervint un éclaireur qui venait d’arriver au campement avec un groupe de camarades. Nos soldats ont capturé un Venatori établi à l’est, ils viennent de le ramener.

-    Je vous suis, fit Lédara en se levant.

Cassandra et Harding se levèrent à leur tour et marchèrent dans ses pas. Les trois femmes furent conduites sous une tente nouvellement montée et cernée par plusieurs gardes de l’Inquisition. L’éclaireur souleva le pan de tissu pour les laisser entrer ; au centre se trouvait un homme enchaîné et mis en joug par quatre soldats dont deux templiers. C’était un mage tévintide d’une quarantaine d’années, les cheveux longs et noirs encadrant un visage négligé et fatigué. Il leva ses petits yeux noirs sur ses visiteurs et émit un petit rire.

-    Accueilli par l’Inquisitrice en personne ! railla-t-il, je ne pensais pas votre organisation aussi polie.

L’un des templiers le frappa violemment au visage afin de le faire taire. Le mage gémit de douleur et cracha un peu de sang.

-    Il semblait diriger une petite équipe de Venatori, expliqua tout bas Harding aux deux femmes, il devait mener des fouilles pour l’Ancien. Pas de traces des Gardes, en revanche.

Lédara hocha brièvement la tête et s’approcha du prisonnier.

-    Que cherche l’Ancien ? lui demanda-t-elle, débutant l’interrogatoire elle-même.

Le mage releva la tête, l’œil abimé par le coup qu’il venait de recevoir et les lèvres encore rouges de sang.

-    Des ruines elfiques, répondit-il d’une voix éraillée.

-    Mais quoi exactement dans ces ruines ?

-    Nous ne le savons pas.

Le templier allait frapper à nouveau le mage pour le faire répondre quand l’Inquisitrice arrêta son geste. Le prisonnier jeta un coup d’œil à la jeune femme puis baissa les yeux. Il semblait fatigué et savait qu’on pouvait le tuer à tout moment.

-    Où sont les Gardes des Ombres ? demanda alors Lédara.

-    Dans une forteresse non loin d’ici, répondit-il de but en blanc, je sais qu’une partie a été amenée à la forteresse de l’Aile du Griffon pour un rituel de magie du sang. Je n’en sais pas plus, je ne suis pas responsable de cette opération.

Lédara garda le silence, méditant les paroles du mage. Un rituel de magie du sang ? Pour quoi faire ? Cela ne présageait rien de bon.

-    En quoi consiste ce rituel ? demanda-t-elle.

-    Je ne sais pas, répondit-il, mais notre Maître parlait d’une armée… Certainement que l’on soumet les Gardes pour constituer cette armée.

-    Et pourquoi est-ce qu’on vous croirait ? lança Cassandra, suspicieuse.

-    J’ai pas très envie de mourir, répondit-il cynique, et je ne servais l’Ancien que parce que cela servait mes propres intérêts, en tout cas jusqu’à ce que vous me débusquiez…

L’Inquisitrice se détourna du prisonnier et murmura à Harding d’aller chercher Dorian. La petite naine sortit rapidement de la tente et revint accompagnée du mage Pavus quelques secondes après. Quand Dorian aperçut le mage tévintide à genoux et enchaîné, il eut un air dégoûté.

-    Le connaissez-vous, Dorian ? lui demanda alors Lédara.

-    Si je le connais ? s’exclama-t-il, c’est Servis de Minrathie. Réputé pour ses magouilles en tout genre et sa consommation d’esclaves.

-    Sa consommation ? s’étonna Lédara. Non, en fait, je ne veux pas savoir. Ce que je veux, c’est savoir s’il ment ou non.

-    On verra bien, répondit Dorian.

-    Dorian Pavus, reconnut le prisonnier, la rumeur était donc vraie, tu as rejoint les rangs de l’Inquisition. Est-ce pour déshonorer ta famille ou suis-tu les convictions de ces arrivistes ? Sans vous offenser, Inquisitrice.

-    Bien, je recommence, reprit froidement Lédara, où se trouvent les Gardes des Ombres ?

Après deux heures d’interrogatoire, le prisonnier avait dit tout ce qu’il avait l’air de savoir, et Dorian avait confirmé son honnêteté. Le mage détenu avait même suggéré d’aider l’Inquisition à condition qu’on le laisse en vie. Lédara avait réuni Cassandra, Dorian et ses autres compagnons sous un pavillon afin de discuter de la suite des événements. Servis, pour prouver sa future loyauté, avait soumis un plan de prise de la forteresse de l’Aile du Griffon.

-    Pensez-vous que ce plan pourrait fonctionner ? demanda Lédara à toute la compagnie après l’avoir exposé en détails aux absents lors de l’interrogatoire.

-    C’est faisable, réfléchit Bull, surtout en sachant qu’un siège sur ce type de forteresse serait beaucoup trop long. Mais cela reste très risqué.

-    C’est peut-être un piège, lança Blackwall.

-    Harding a déjà effectué des repérages sur cette forteresse, intervint Cassandra, et il est vrai qu’on n’aura pas d’autres chances de la prendre aussi rapidement. Cependant… nous n’avons rien qui puisse nous assurer que vous vous en sortirez.

-    Mais vous dites que le risque en vaut la peine, releva Lédara.

-    Je ne sais pas, tout pourrait tourner très mal, et ce très vite…

L’Inquisitrice resta un moment silencieuse, puis se leva :

-    Soyez prêts demain à l’aube, dit-elle avant de se lever pour aller sous sa tente.

Tous ses compagnons soupirèrent ; c’était la première fois qu’ils allaient exécuter un plan aussi audacieux. Lédara convoqua Harding et lui donna une lettre à envoyer d’urgence au Commandant : il fallait faire venir l’armée de l’Inquisition au plus vite car quelque chose de grave se tramait là et ils auraient besoin de bien plus que des renforts déjà sur place. La Marchéenne ne trouva pas le sommeil, ressassant chaque point de leur plan dans son esprit.

A l’aube, tout le monde était prêt. Lédara s’allégea en ne portant que le minimum de son armure, puis s’assura que Varric et Blackwall étaient parés pour l’accompagner. Les trois partirent au-devant, se retrouvant à l’avant-garde de l’assaut, alors que le reste des compagnons et tous les soldats du camp restèrent en retrait. Il fallut une demi-journée de marche rapide dans le désert pour atteindre la forteresse de l’Aile du Griffon. Quand les trois compagnons la virent, ils comprirent qu’ils avaient fait le bon choix : un siège aurait pris des semaines. Les remparts étaient hauts d’une vingtaine de mètres arborant une tour à chaque extrémité avec des archers qui devaient voir à une très longue distance, les portes étaient doublées d’une lourde grille de fer et la situation désertique faisait que les assaillants devaient brûler au soleil avant même d’avoir pu détruire l’un de ses murs.

Les trois reprirent leur route en direction des portes de la forteresse, traversant une vaste plaine à découvert. Très vite, ils tombèrent sur un groupe de Venatori qui montait la garde autour du fort. Ils étaient en surnombre, et le reste de l’Inquisition n’était pas encore arrivé. Blackwall, Varric et Lédara se battirent avec rage, mais furent submergés. Le guerrier fut maîtrisé par trois soldats tévintides et le chef du petit groupe de Venatori, reconnaissant l’Inquisitrice par la marque qu’elle portait, vint la frapper violemment à la tête. Lédara tomba dans le sable, inconsciente.

La jeune Marchéenne reprit connaissance dans les sous-sols de la forteresse, solidement enchaînée dans une cellule. Le bruit de gouttes d’eau tombant régulièrement sur le sol martelait ses oreilles, le coup qu’elle avait reçu à la tête la faisant souffrir. Elle entendit alors raisonner la voix de Varric et ouvrit les yeux.

-    Hé ! Lédara ! ça va ? répétait le nain en la voyant remuer.

-    Cela pourrait mieux aller, marmonna-t-elle.

Elle tenta de bouger, mais on l’avait solidement attachée pour qu’elle ne puisse pas bouger, et surtout ne pas utiliser sa marque. Ses mains étaient dans son dos, et les chaînes la forçaient à rester à genoux.

-    Blackwall ? dit-elle en voulant s’assurer que toute son équipe allait bien.

-    Je suis là, ça va, répondit le guerrier.

Dans la pénombre, elle réussit à voir que ses deux compagnons n’avaient pas été entravés comme elle l’était. Cela signifiait que les Venatori la craignaient plus qu’elle ne l’aurait cru. C’était plutôt bon signe.

-    Lédara, devinez qui est avec nous, lança Varric avec une voix malicieuse.

L’Inquisitrice fronça les sourcils et scruta l’obscurité, puis distingua deux autres silhouettes dans des cellules différentes.

-    Garrett Hawke ! s’exclama-t-elle alors, et Ser Stroud !

-    Dans le mile, répondit Hawke. Qu’est-ce qui vous a pris de partir à l’assaut de cette forteresse avec seulement deux compagnons ? Vous avez un plan, j’espère…

-    Non, on se baladait jusqu’à tomber sur ces charmants Venatori qui nous invitèrent pour le thé… Bien sûr qu’on a un plan, lui lança le nain.

-    D’ailleurs, dit Lédara, où en êtes-vous, Varric ?

-    J’aurai bientôt les mains libres et pourrai ouvrir à tout ce beau monde, répondit-il.

On entendait subrepticement des cliquetis de serrure qu’on crochetait. C’était à ce dessein-là que Lédara avait choisi Varric car il était un expert en crochetage. Ceci fait, ils pourraient ouvrir la forteresse de l’intérieur à tous les autres compagnons et soldats qui n’attendaient que leur signal pour entrer. Servis avait indiqué plusieurs passages existants dans les soubassements du fort, d’anciennes sources d’eau menant directement au centre de la forteresse, qui pouvaient être exploitées afin d’entrer sans encombres. Cependant, les accès à ces galeries avaient été bloqués et il fallait simplement qu’une personne les rouvre de l’intérieur et le tour était joué. La jeune femme tenta elle aussi de se libérer de ses entraves, mais leurs geôliers avaient bien fait leur travail et elle ne put même pas sortir ses outils de crochetage de ses manches.

-    Bon, fit Lédara, qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle à Hawke et Stroud.

-    Les Venatori invoquent des démons, répondit Ser Stroud, ils essaient de constituer une armée entièrement de démons et de mages issus de la Garde des Ombres.

-    Pourquoi que des mages de la Garde ? s’étonna Lédara.

-    Ce sont eux qui invoquent les démons, souffla Stroud désemparé. Les guerriers sont sacrifiés dans le rituel.

-    La magie du sang, grogna Garrett, aussi puante que les cadavres de ses victimes.

Lédara resta bouche bée, n’en croyant pas ses oreilles. La situation était-elle si grave que cela ? Et pourquoi les mages de la Garde obéissaient-ils à l’Ancien ? Soudain, des voix se firent entendre : des soldats tévintides descendaient dans les cachots. Varric avait réussi à se libérer de ses chaînes, mais il le cacha prestement afin de ne pas éveiller les soupçons. Les soldats étaient au nombre de quatre et se dirigèrent vers la cellule de l’Inquisitrice.

-    Détachez-la, fit l’un, mais faites gaffe à la marque. Elle pourrait s’en servir contre nous. Ensuite, sortez le Garde des Ombres, Stroud.

-    Bien, chef.

Deux soldats se dirigèrent vers ser Stroud alors que les deux autres pénétrèrent dans la cellule de l’Inquisitrice et détachèrent prudemment les chaînes qui la retenaient. Ils laissèrent ses mains liées dans son dos et la firent se lever brusquement, tirant sur ses entraves pour la faire sortir. Lédara jeta un coup d’œil discret à Varric qui hocha brièvement de la tête, lui signifiant qu’ils accompliraient la mission comme prévu.

Quand Stroud et Lédara sortirent dans la cour intérieure de la forteresse, tous deux clignèrent des yeux : le soleil était à son zénith et l’atmosphère était lourde et étouffante. Ils furent conduits dans la cour supérieure où plusieurs Gardes des Ombres se tenaient en rangs disciplinés. Au centre, une fissure dans le Voile brillait, laissant entr’apercevoir l’Immatériel de l’autre côté. Derrière la faille se trouvait un mage tévintide qui semblait présider à l’assemblée. Il était élancé et portait une toge blanche brodée d’or sur un pantalon et un gilet bleu nuit. Son visage était émacié et dur, ses longs cheveux noirs retenus en catogan dans sa nuque. Mais ce qui retint toute l’attention de Lédara fut les démons qui accompagnaient les Gardes et les cadavres de guerriers entassés dans un coin à l’ombre. C’était donc vrai, l’Ancien préparait une armée de démons. Stroud fut amené près de la faille et mis à genoux, ses deux matons attendant les prochains ordres, alors que l’Inquisitrice fut entraînée devant le mage tévintide. Les deux soldats qui la conduisaient tentèrent de la mettre à genoux, mais elle résista. Un autre guerrier Garde des Ombres attendait près de la faille ; il tremblait, terrifié, et l’un de ses camarades mages s’approchait de lui, une dague à la main.

-    Attendez, supplia le guerrier, non…

-    Les ordres du Commandeur-Garde Clarel étaient clairs, lança alors le mage tévintide.

-    Ce n’est pas juste ! s’écria le Garde sur le point d’être sacrifié.

-    Et votre serment ? lui rappela le mage tévintide, gagne la guerre, préserve la paix, ne recule devant aucun…

-    Je suis désolé, murmura le mage Garde des Ombres à son équipier, avant de lui trancher la gorge.

Le sang qui coulait de la plaie béante se mit à tournoyer dans les airs, comme aspiré par la faille, puis fit apparaître un démon de Colère au centre de la cour. Lédara recula d’un pas, mais fut retenue par les deux soldats qui la maintenaient prisonnière.

-    Bien, fit le mage tévintide, allez-y comme je vous ai montré.

Le mage Garde des Ombres tendit alors sa main vers le démon, marmonnant des paroles inaudibles, et sembla le soumettre à sa volonté. Cependant, quelque chose retint l’attention de l’Inquisitrice : les yeux du Garde avaient viré au rouge dès l’instant où il contrôlait le démon et ne semblait plus en mesure de se maîtriser lui-même. Le Garde alla se ranger aux côté des autres mages, comme vidé de tout libre arbitre.

-    Inquisitrice, dit le mage tévintide une fois le rituel achevé, quelle ne fut pas ma surprise quand on vous amena ici, sans défense. Seigneur Livius Erimond de Virante, se présenta-t-il avec une révérence exagérée, pour vous servir.

-    Vous n’êtes pas un Garde, grogna ser Stroud à son encontre.

-    Vous, en revanche, fit Livius d’un ton méprisant, vous êtes celui qui s’est échappé… vous avez trouvé l’Inquisitrice et êtes venu m’arrêter. Mais quand je vous regarde… c’est pathétique.

Lédara lança un regard aux Gardes qui les entouraient, puis tenta sa chance :

-    Gardes ! Il vous manipule, résistez et combattez aux côtés de l’Inquisition !

Le Seigneur tévintide éclata de rire.

-    Gardes, mains en l’air, fit-il en levant sa propre main.

Tous les Gardes des Ombres suivirent son mouvement comme des marionnettes. Le visage de Lédara se décomposa.

-    Ce n’est pas possible, grogna Stroud désespéré, ils sont sous l’emprise de Corypheus !

-    Personne ne les a forcés, répondit le Seigneur Livius, ils étaient terrifiés par l’Appel. Ils ont cherché de l’aide où ils ont pu.

-    Même à Tévinter, s’énerva Stroud.

-    Oui, et puisque c’est mon maître qui a mis l’Appel dans leur petite tête, nous autres Venatori étions préparés. J’ai fait part de ma compassion à Clarel, et ensemble, nous avons élaboré un plan… Mener une armée de démons jusqu’aux Tréfonds et tuer les anciens dieux avant qu’ils ne se réveillent.

-    Je me demandais quand allait arriver cette armée de démons, grogna l’Inquisitrice en se rappelant son séjour à Golefalois.

-    Hélas pour la Garde, le rituel que j’ai appris à ses mages a un effet secondaire. Ils sont maintenant esclaves de mon maître. C’était un test. Une fois que le reste des Gardes aura accompli le rituel, notre armée de démons conquerra Thédas.

Lédara jeta un coup d’œil autour d’elle : les Gardes des Ombres n’étaient qu’une dizaine, les soldats Venatori, eux, bien plus nombreux. Le rituel devait donc se dérouler ailleurs avec le reste de la Garde. Servis avait parlé de la forteresse de l’Inébranlable, ancien bastion des Gardes. Ce devait être là que l’armée se constituait ; ici, ce n’était qu’une avant-garde. Il fallait impérativement qu’elle gagne du temps afin que Varric et Hawke puissent accomplir leur mission.

-    Vous voulez vraiment voir le monde ravagé par l’Enclin ? lança-t-elle au Seigneur Livius, vous y gagnez quoi, vous ?

-    L’Ancien commande à l’Enclin, vous voyez, répondit Livius, il n’est pas soumis comme ces engeances sans cervelle. L’Enclin n’est ni imparable, ni incontrôlable, ce n’est qu’un simple outil. Quant à moi : tandis que l’Ancien gouvernera depuis la Cité d’Or, nous, les Venatori, serons ses dieux-rois à travers le monde.

-    Vous les avez forcés à accomplir ce rituel…

-     Forcé ? rit aux éclats Livius, non. Tout ce que vous voyez là, les sacrifices pour invoquer les démons… les Gardes ont fait tout cela de leur plein gré. La peur est une bonne motivation, et il faut dire qu’ils avaient très peur. Vous auriez dû voir Clarel s’en ronger les sangs. Le poids de la responsabilité, j’imagine.

-    Et pourquoi vouloir tuer les anciens dieux ? continua Lédara, voulant gagner du temps.

-    L’Enclin naît quand les engeances trouvent un ancien dieu et le pervertissent en archidémon. Si quelqu’un pouvait traverser les Tréfonds et tuer les anciens dieux avant qu’ils ne soient corrompus… pouf ! Plus d’Enclin. Plus jamais. Les Gardes sacrifient leur vie et sauvent le monde.

-    C’est de la folie ! s’écria Stroud, peut-être que tuer les anciens dieux pourrait ne faire qu’empirer les choses !

-    Dans ce cas, c’est une bonne chose que je les débarrasse de cette armée de démons.

-    Mais comment avez-vous réussi à persuader Clarel d’invoquer des démons ? demanda Lédara, dégoûtée par toute cette histoire.

-    Les démons n’ont besoin ni de nourriture, ni de repos, ni de soins, répondit Livius tout naturellement. Et ils obéissent sans poser de questions. C’est l’armée idéale pour traverser les Tréfonds. Ou bien Orlaïs, maintenant qu’ils appartiennent à mon maître.

Lédara perdit le contrôle et eut un mouvement d’agressivité contre le mage tévintide, la marque vibrant de magie dans son dos. Le Seigneur Livius brandit alors son bâton contre elle, dont le sommet se mit à luire d’une lumière rougeâtre. Lédara tomba à terre avec une douleur aiguë dans sa main gauche, mais qui ne provenait pas directement de la marque. Livius s’approcha alors de l’Inquisitrice et s’accroupit à ses côtés pour lui murmurer :

-    L’Ancien m’a montré comment me débarrasser de vous, si jamais vous faisiez la bêtise de vous interposer. La marque sur votre main, l’Ancre qui vous permet de traverser le Voile… vous l’avez volé à mon maître. Il a dû trouver un autre moyen d’accéder à l’Immatériel.

Le mage se releva et s’éloigna à nouveau de l’Inquisitrice, maintenant son sort sur elle. Lédara ne pouvait plus bouger, comme plaquée au sol, ses membres raidis et douloureux. Elle sentit que tout lui échappait, Varric n’avait peut-être pas réussi à s’évader comme prévu et ce qu’elle venait de découvrir était terrifiant.

-    La gratitude de l’Ancien quand je lui livrerai votre main sera immense, continua Livius en faisant un signe aux soldats qui retenaient l’Inquisitrice.

L’un délia ses mains de son dos et lui saisit le poignet gauche qu’il plaqua au sol, alors que l’autre dégaina une hache d’arme. Lédara tenta de se débattre, mais le sort de Livius l’en empêchait et le premier soldat la maintenait fermement au sol. Un sentiment de panique l’envahit et elle cria de toutes ses forces, luttant tant qu’elle pouvait, mais rien n’y fit. Le soldat tévintide mit genou à terre et leva sa hache pour frapper quand un sifflement aigu traversa les airs.

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