Inquisition
Cela faisait trois semaines que l’Inquisition s’était installée dans la forteresse de l’Aile du Griffon et l’Inquisitrice s’évertuait à organiser au mieux le fort. Comme prévu, des renforts arrivaient de Fort Céleste, réunissant peu à peu l’armée de l’Inquisition toute entière aux Portes du Ponant ; elle s’occupait donc de la venue des troupes et de leurs affectations, attribuant à certains la garde du fort, à d’autres la construction de fortifications et d’autres encore partaient en expédition de reconnaissance autour de la forteresse de l’Inébranlable où les rituels d’invocation devaient sans aucun doute poursuivre leur cours. Le Seigneur Livius Erimond de Virante avait réussi à s’échapper lors de la prise de l’Aile du Griffon, inquiétant passablement Lédara qui avait vu ce dont il était capable. Elle avait détaché ses propres compagnons de voyage à sa recherche et ce matin-là, Dorian et Iron Bull rentraient enfin d’une longue expédition avec quelques soldats.
- Bon, grogna le Qunari, qui se charge d’aller faire le rapport à Lédara ?
Iron Bull déposa lourdement sa grande hache devant le responsable de l’armurerie du fort.
- La dernière fois, c’était moi, lança Dorian en époussetant sa toge, le sable s’étant insinué dans ses plis.
- Impossible puisqu’on était avec Blackwall et que c’est lui qui s’en est chargé. Arrêtez de vous défiler et allez-y, Tévintard.
Dorian poussa un petit soupir hautain et partit déposer son bâton magique sous sa tente avant de se rendre au sommet de la forteresse où l’Inquisitrice dirigeait les opérations. Celle-ci se trouvait devant une large table en tréteaux, penchée sur plusieurs cartes et les complétant avec les rapports des groupes d’éclaireurs, marquant certains lieux dans les étendues désertiques de la région.
- Ah, Dorian, dit-elle d’une voix lasse en levant la tête. Quelles sont les nouvelles ?
- Elles ne seront pas à votre goût, ma Chère. Comme vous le pressentiez, Livius a rejoint l’Inébranlable, nous en avons la certitude maintenant.
Lédara poussa un soupir exaspéré. Savoir qu’une armée de démons se constituait non loin de là était angoissant et l’attente de ses troupes était trop longue à son goût. Un éclaireur s’approcha des deux compagnons, attirant l’attention de l’Inquisitrice.
- Votre Grâce, la salua celui-ci en lui donnant un morceau de parchemin avant de repartir en coup de vent.
- Avez-vous repéré d’autres choses ayant un quelconque intérêt ? demanda Lédara en continuant sa discussion avec le mage.
- Des engeances ont été aperçues près des sources chaudes toxiques, elles semblent en sortir. Ou du moins, les traverser.
Lédara reprit alors sa plume et nota cet événement sur la grande carte étalée devant elle, puis déplia le morceau de parchemin, le parcourant rapidement des yeux. Pour la première fois depuis trois semaines, Dorian la vit sourire.
- Bonne nouvelle ? demanda alors le mage.
- Les dernières troupes de l’Inquisition sont en vue, nous pourrons bientôt partir à l’assaut de l’Inébranlable, dit-elle la mine réjouie. Si vous voyez Blackwall, envoyez-le aux portes !
Elle déposa le morceau de parchemin sur la table du lieutenant Harding et se dirigea vers les grandes portes de l’entrée principale du fort. Dorian la regarda s’éloigner, une lueur espiègle dans les yeux.
- Dites plutôt que vous allez enfin revoir votre Commandant, se murmura-t-il à lui-même avant de rejoindre les autres compagnons à la taverne improvisée.
La création de cette taverne avait été salutaire pour le moral de tous les soldats déjà sur place et de tous ceux qui arrivaient de Fort Céleste ; entre le climat ardu et l’attente de plus en plus insoutenable, les hommes avaient besoin d’un endroit où se détendre, même si les boissons étaient rationnées à cause du manque d’eau potable. Elle avait même été baptisée, sous les encouragements de Séra, le Cabézard ivre en référence à ces gros lézards sauvages à la peau sombre et écailleuse qui peuplaient le désert et qui, par leur démarche, semblaient ivres du matin au soir.
Quand Dorian passa les pans ouverts du pavillon, Iron Bull était déjà assis à une table à siroter sa bière avec Blackwall, Varric et Cole. Le mage s’approcha de la tablée.
- Blackwall, lança-t-il au guerrier, Lédara a besoin de vous aux portes.
Le Garde se leva, finissant sa chope d’un trait, et quitta le groupe. Dorian prit alors sa place et fit un bref signe de la main au tavernier qui lui prépara une petite chope avec la dose réglementaire de bière en vigueur.
- Elle est à cran, notre chère Lédara, commença Dorian.
- C’est vrai qu’elle paraît plus distante depuis un moment, renchérit Varric.
- Mais en ce moment, c’est particulièrement vrai, fit Iron Bull en regardant désespérément le fond de sa chope déjà vide.
Un court silence s’installa entre les hommes, que Cole brisa à la surprise de tous :
- Quand vous avez quitté Darse, elle se sentait responsable. Puis vous lui avez donné l’Inquisition. Elle l’a prise entre ses mains, mais le fardeau s’est fait de plus en plus lourd.
Cole avait le regard dans le vide, comme à son habitude, ses grands yeux globuleux paraissant trop grands pour son visage fin de jeune garçon. Cependant, il parlait avec une grande justesse. C’était étrange de voir un garçon si jeune dévoiler des vérités que personne n’osait formuler.
- Elle ne parle jamais de cela, reprit Varric.
- Un chef se doit de se montrer fort devant ceux qui le suivent, fit Bull, et elle l’a parfaitement compris.
- Cependant, intervint Dorian, si elle se laisse ronger de l’intérieur, elle ne pourra plus mener qui que ce soit.
Un nouveau silence se fit autour de la table. Ils finirent leur bière sans prononcer un mot de plus sur ce sujet avant de retourner aux tâches qui leur étaient dévolues dans la forteresse.
Blackwall rejoignit l’Inquisitrice à l’extérieur du fort où elle devait prévoir un emplacement pour stocker les trébuchets et le bélier qui seraient amenés par les dernières troupes. Quand Lédara vit le Garde s’approcher, elle lui demanda de conduire toute une section de soldats de l’autre côté du fort afin de libérer la future zone de stockage, tout contre les murs de la forteresse. Quand Blackwall eut fini son office, il revint vers la Marchéenne qui observait alors les dunes de sables à l’horizon.
- Vous allez bien ? lui dit-il en remarquant son air sombre.
- Très bien, répondit Lédara étonnée, sortant de ses pensées. Pourquoi cette question ?
- Vous paraissez… préoccupée.
Lédara poussa un petit soupir. Oui, elle l’était, et pas seulement à cause de ce qui arrivait aux Gardes des Ombres. Elle repensait souvent à tout ce qui s’était passé jusque-là, à tout ce que l’Inquisition avait dû affronter, à toutes les décisions qu’elle avait dû prendre. A la marque dans sa main qui, elle en était certaine, ne pourrait jamais la quitter. Au poids des responsabilités qu’elle supportait, tant bien que mal. A l’Ancien qu’elle devrait à nouveau affronter, un jour. Elle avait une douleur oppressante dans la poitrine, mais elle ne pouvait mettre des mots dessus et ne le dévoilait à personne. Pas même à Cullen. Elle ne voulait pas l’embarrasser avec ses états d’âme, et il avait ses propres démons à combattre.
- Il y a de quoi avec cette armée de démons, non ? répondit-elle simplement au Garde en observant toujours l’horizon.
- Vous avez raison.
Blackwall balaya du regard les soldats qui finissaient d’installer leur campement suivant les derniers ordres, puis reprit sur le ton de la conversation :
- Votre pays ne vous manque pas, quelquefois ?
Lédara garda les yeux fixés sur l’horizon ; la question lui parut étrange, car le premier endroit qui lui vint à l’esprit fut Fort Céleste, puis Cullen. Elle pensa ensuite aux Marches Libres, à la ville d’Ostwick où sa mère devait certainement s’inquiéter pour elle, à sa sœur qui devait se marier et à son père. C’était à ces derniers que Blackwall voulait faire allusion.
- Votre nom, « Blackwall », dit-elle alors pour dévier la conversation, ce n’est pas orlésien. Marchéen, peut-être ? Féreldien ?
- Je viens des Marches Libres, à l’origine, répondit-il sobrement, Markham. C’était il y a longtemps. Une autre vie.
- Il paraît que beaucoup de Gardes des Ombres ont un passé de criminel.
- En effet, soupira Blackwall, mais à notre arrivée, notre passé est oublié. Restons-en-là.
- Pourquoi avez-vous rejoint la Garde ? demanda alors la Marchéenne.
- Parce qu’ils ont le sens de l’honneur et du sacrifice, ce qui est étranger à beaucoup d’entre nous. Parce qu’ils risquent leur vie pour ceux qu’ils ont juré de protéger. Tout le monde a besoin de croire que ce genre d’hommes existe. Moi, j’avais besoin d’être l’un d’entre eux.
Le passé de se guerrier intriguait la jeune femme. Il parlait très peu de lui en temps normal.
- Vous n’avez pas toujours été Garde… reprit-elle.
- J’étais… soldat, un bidasse entraîné à manier une épée et à suivre les ordres. Puis j’en ai eu assez de mener les guerres des autres.
- Donc vous avez rejoint la Garde.
- En quelque sorte, répondit-il, hésitant. En devenant Garde des Ombres… pour la première fois, j’avais l’impression de faire quelque chose d’important. Ma vie d’avant me semble bien dérisoire en comparaison. Si seulement cette vie n’avait été qu’un sombre rêve…
Lédara s’arrêta là dans son interrogatoire, sentant la gêne du guerrier grandir. Elle lui conseilla d’aller se reposer, la chaleur se faisant insoutenable à cette heure de la journée. Quant à elle, elle retourna au sommet de la forteresse. Il lui était toujours impossible d’avoir un sommeil paisible, malgré ce que lui avait prescrit Solas : quelques gouttes d’un breuvage à base d’elfidée, d’embrium et de fadortie brûlante qui, en temps normal plongerait n’importe qui dans un sommeil profond, et qui n’avait que l’effet d’un léger assoupissement quand elle le prenait. Au moins, son corps se reposait pendant ces courtes durées.
La nuit commençait à tomber quand les dernières troupes arrivèrent à la forteresse de l’Aile du Griffon avec le bélier et les trébuchets démontés pour plus de commodités lors du voyage. Le Commandant les accompagnait, surveillant les manœuvres des soldats. La dernière journée de route avait été longue et fatigante, et tous rêvaient d’eau fraîche et d’un bon repas avant un repos bien mérité. Mais quand les soldats de l’Inquisition virent la forteresse entourée de sable et déjà envahie par les troupes arrivées avant eux, leurs perspectives s’évanouirent avec la brise qui soulevait les grains brûlants de l’après-midi. Quand Lédara aperçut dans la plaine le convoi qui approchait, elle descendit rapidement aux portes sans prendre la peine de nouer sa large ceinture autour de sa taille, laissant les pans de son manteau de cuir voltiger au rythme de ses pas et réquisitionna un cheval pour les rejoindre à mi-chemin. A son arrivée, les soldats la saluèrent solennellement malgré leur éreintement et l’appréhension du lieu et l’Inquisitrice délivra ses ordres pour leur installation et celle des trébuchets. Cullen la rejoignit sur son cheval, un alezan féreldien au pelage marron foncé, heureux d’être enfin à destination.
- Avez-vous fait bon voyage ? demanda la jeune femme qui ne pouvait cacher sa joie.
- Long, ardu et épuisant, et surtout soulagé d’être enfin à destination, fit Cullen le sourire aux lèvres.
Cullen n’avait pas revêtu son armure pour le voyage, seulement sa large cape dont il avait retiré la fourrure et qu’il avait drapée par-dessus une veste de lin rouge sombre. Ses cheveux, moites de sueur, étaient rejetés en arrière et quelques mèches claires récalcitrantes retombaient sur son front droit. Ils continuèrent d’avancer vers la forteresse à l’allure du pas.
- Je ne sais pas quelles sont les dernières nouvelles que vous avez eues sur la situation ici, dit Lédara, mais le moral est plutôt bas : entre la chaleur suffocante des journées, le rationnement en eau et en vivres et la perspective de devoir combattre une armée de démons… Je ne sais pas quoi faire pour arranger cela.
Ils approchaient des grandes portes du fort et l’Inquisitrice commença à présenter au Commandant l’organisation qu’elle avait mise en place pour les troupes et les trébuchets, justifiant ses choix de par le climat et les tempêtes de sables ; il serait plus simple de protéger le matériel à cet endroit qu’ailleurs et les zones ombragées avaient été exploitées au maximum pour éviter aux soldats de souffrir plus de la chaleur qu’ils n’en souffraient déjà. Arrivés aux portes, les deux dirigeants descendirent de cheval que deux éclaireurs amenèrent aux écuries. Lédara continua d’exposer la situation tout en entrant dans la forteresse, présentant les différents lieux mis en place :
- Des baraquements longent les murs à l’ombre. Le puits, là, n’est pas fonctionnel. Les Venatori y ont jeté les cadavres des Gardes des Ombres sacrifiés, infectant la source d’eau souterraine. Nous sommes obligés de nous approvisionner un peu plus loin dans les canyons. Plusieurs équipes de soldats tournent chaque jour pour ravitailler le fort.
Lédara monta les escaliers de la cour, Cullen la suivant silencieusement et observant tout ce qu’elle lui montrait.
- A gauche, l’armurerie, continua la jeune femme, les armes s’émoussent très facilement à cause du sable, j’y ai affecté plusieurs soldats doués à la forge. A droite, Séra et les autres ont installé une taverne, j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Je crois qu’ils l’ont appelé le Cabézard ivre, ne me demandez pas pourquoi. Cela a permis de remonter quelque peu le moral, mais avec le rationnement… cela reste restreint. Si on continue par-là, après l’armurerie, il y a nos différentes tentes, un pavillon y a été installé pour vous.
Lédara montra d’un geste de la main une allée où toute une série de petits pavillons avaient été plantés à l’abri des murs, puis bifurqua et reprit une nouvelle volée d’escaliers pour accéder au sommet de la forteresse. Sur leur passage, tous les soldats s’arrêtaient et saluaient le Commandant et l’Inquisitrice avant de se remettre à leur tâche.
- Avec Harding, nous nous sommes installées ici pour diriger les opérations. Voilà, vous avez fait le tour.
La jeune femme s’arrêta enfin et se tourna vers Cullen, comme si elle attendait son approbation ou ses critiques. Celui-ci se dirigea vers les murailles et observa l’horizon.
- J’ai essayé de faire au mieux… bredouilla Lédara derrière lui, mais je reconnais que je ne suis pas aussi douée que vous pour organiser une armée et un fort.
Cullen se tourna vers elle et la regarda, amusé.
- Vous vous en êtes très bien sortie, la rassura-t-il.
Lédara sourit timidement et vint observer l’horizon à ses côtés. Le soleil avait déjà disparu et le ciel finissait de se teinter d’un noir bleuté, les premières étoiles apparaissant une à une dans l’étendue noire. Au loin, dans les dernières lueurs du crépuscule, on pouvait distinguer un petit monticule qui se dressait dans le désert.
- L’Inébranlable, indiqua la jeune femme au Commandant. J’y ai fait envoyer plusieurs équipes d’exploration pour repérer les lieux, tout est là sous le pavillon.
L’Inquisitrice se retourna et montra la grande tente ouverte où plusieurs tables en tréteaux débordaient de parchemins en tout genre. Elle se rendit sous le pavillon et farfouilla parmi les cartes et les rapports, semblant vouloir ordonner l’accumulation qu’elle avait elle-même produite. Cullen la suivit et jeta un œil sur les parchemins qu’elle déplaçait en piles plus ou moins rangées.
- Nous pouvons faire le point ensemble, dit-elle toujours dans ses papiers.
Soudain elle s’arrêta et leva les yeux vers lui.
- Sauf si… Vous avez fait une longue route, vous voulez peut-être vous reposer avant… suis-je bête.
Elle rit nerveusement. Lédara était si soulagée et heureuse que Cullen soit personnellement venu l’aider qu’elle ne voulait pas le quitter déjà, ne serait-ce pour quelques heures de repos. D’un autre côté, la fatigue et la tension accumulées depuis son arrivée aux Portes du Ponant auraient bientôt raison d’elle si elle ne se décidait pas à lâcher un peu du leste. De son côté, Cullen souhaitait être mis au courant de tout ce qui s’était passé durant son absence afin de reprendre les rennes et de mettre un terme à la folie qui se déroulait à la forteresse de l’Inébranlable, mais surtout il était ravi d’être à nouveau auprès de Lédara.
- Montrez-moi tout ce que vous avez, dit-il alors en s’asseyant devant la table et retirant sa cape de ses épaules.
Lédara lui fit un grand sourire et interpela un soldat pour qu’il leur apporte une bière à chacun avant de s’asseoir auprès du Commandant. Elle lui présenta d’abord la région et sa topographie à l’aide de la grande carte sur laquelle elle avait recensé toutes les activités Venatori ainsi que les engeances découvertes près des sources toxiques, puis elle déroula une deuxième carte à côté de la première qui représentait les abords de l’Inébranlable.
Les deux dirigeants passèrent plusieurs heures à discuter autour de la petite table : Harding passaient régulièrement vers eux pour savoir s’ils avaient besoin de quelque chose, mais elle était surtout curieuse de les voir tous les deux aussi proches. Malgré ses fréquentes absences de la forteresse, la jeune éclaireuse naine se tenait au courant de tous les ragots de Fort Céleste et c’était la première fois qu’elle avait la possibilité d’observer les deux dirigeants ainsi. Même s’ils ne manifestaient pas leur attirance l’un pour l’autre, de menus détails avaient sauté aux yeux de l’éclaireuse, notamment la façon dont ils se regardaient et leurs sourires qui démontraient une compréhension mutuelle muette.
Passé minuit, Cullen et Lédara en étaient venus à discuter d’un plan de bataille pour le siège de l’Inébranlable.
- La forteresse résiste contre les engeances depuis le second Enclin, affirma la jeune femme en soupirant.
- Un bon point pour nous, répondit derechef le Commandant, cela veut dire qu’elle a été bâtie avant l’ère des dispositifs de siège modernes. Avec un bon trébuchet, on a de quoi bien endommager les vieilles murailles. Et grâce à notre chère Ambassadrice, dame Séryl de Jader s’est fait un plaisir de prêter ses soldats à l’Inquisition, et les trébuchets sont sa propriété. Cela nous a évité de démonter les nôtres.
- C’est là notre bonne nouvelle, fit Lédara en jouant avec sa plume d’oie entre ses doigts. Cependant, il reste l’armée de démons que se constitue en ce moment même ce cher Erimond de Virante : on peut forcer la porte, mais si la Garde a déjà rassemblé ses démons…
- J’ai trouvé des archives sur la structure de l’Inébranlable, intervint Cullen en indiquant les plans que lui avait apporté Harding à sa demande un peu plus tôt. Nous pourrions exploiter des goulots d’étranglement pour éviter de nous éparpiller.
Lédara observa les nouveaux plans, mais la fatigue commençait à l’emporter.
- Cela voudrait dire envoyer des équipes restreintes dans la forteresse dès l’ouverture des portes, dit-elle en se frottant les yeux de sa main droite.
- Si nous faisons une croix sur les renforts, nous pouvons vous dégager un passage jusqu’au Commandeur-Garde Clarel.
- Si on arrive à l’arrêter, cela permettrait d’en finir le plus vite possible.
- Exactement.
Lédara fit encore un effort pour réfléchir, fronçant les sourcils.
- Il y aura beaucoup de pertes… murmura-t-elle les yeux toujours sur les plans.
- Les soldats savent ce qui les attend, répondit Cullen d’une voix assurée, et ils sont prêts à affronter ce qu’il y a derrière ces murs pour que nous puissions y mettre un terme.
La jeune femme s’affaissa dans son siège comme pour prendre du recul, sa plume toujours entre ses doigts. Cullen avait raison et elle le savait : un siège pour faire entrer le plus gros de leurs forces serait trop long et Erimond aurait le temps de se constituer une armée redoutable. Ils devaient percer les murs et la porte afin de pénétrer la forteresse et l’investir le plus rapidement possible. Mais cela coûterait beaucoup de vies et c’était une décision qui pesait lourd sur les épaules de la Marchéenne.
- Allez vous reposer, dit soudain Cullen.
Lédara sortit de ses pensées.
- Non, il faut encore que je vous parle de…
Cullen la regarda droit dans les yeux, un regard à la fois doux et autoritaire qui semblait lui commander de s’arrêter. Lédara ne se défendit pas plus longtemps, comme apaisée par cet ordre implicite. Elle se leva lentement et lui souhaita bonne nuit. Il la regarda s’éloigner et descendre les escaliers, puis se pencha à nouveau sur la table couverte des cartes et rapports que lui et l’Inquisitrice avaient passés en revue. Il prépara quelques ordres pour le lendemain, prévoyant de donner la direction du fort de l’Aile du Griffon à Rylen, un ancien templier en qui il avait toute confiance.
A peine un quart d’heure plus tard, Cullen se leva à son tour pour se diriger vers la taverne, la faim et la soif le tenaillant soudain. Quand il arriva près du pavillon du Cabézard ivre il entendit de joyeux éclats de voix :
- Varric ! s’écriait un soldat, racontez aux nouveaux la prise du fort !
Des holàs d’encouragement suivirent la demande.
- Racontez-nous, Varric ! s’écria un autre soldat, comment c’était ?
- Oh, c’était formidable, plaisanta Varric, des Gardes enragés, des attaques d’archidémons, des mages du sang à la pelle, des templiers fous. Comme à la maison.
S’ensuivit les rires de l’assemblée générale.
- Quand nous sommes arrivés avec l’Inquisitrice, se mit à raconter Varric, nous n’avions encore qu’un campement avancé dans les canyons un peu plus bas. Nous découvrions les alentours jusqu’à tomber sur un poste avancé de Venatori...
- Hé, Varric ! l’apostropha Iron Bull, n’oubliez pas de parler du dragon !
- Oui ! oui ! s’exclama le nain qui reprit aussitôt son histoire. L’Inquisitrice avait ordonné d’explorer les alentours afin de retrouver au plus vite la trace des Gardes des Ombres toujours introuvables… Quand soudain, arrivés dans une petite plaine enclavée, nous entendîmes des rugissements assourdissants.
- C’était un dragon-sire abyssal, grogna le Qunari, se remémorant avec extase ce moment.
- Oui, fit Varric en se raclant la gorge, agacé par les interruptions de Bull. Un dragon, les ailes déployées, fonça droit sur nous…
Varric raconta dans les moindres détails avec son talent de conteur le combat qui s’était ensuivi, mettant en avant l’équipe au complet. Son récit était ponctué de « oh! » et de « ah! » émis par les soldats qui l’écoutaient, et quand il eut terminé, Bull ne put s’empêcher de pousser un grognement de joie en levant sa chope, l’entrechoquant avec d’autres. Cullen, qui était resté en retrait à l’abri des regards, écouta attentivement la suite de l’histoire.
- Servis, le mage tévintide capturé par nos braves soldats, reprit Varric, déballa tout ce qu’il savait sur ses compatriotes dans le désert…
Ménageant son suspens, le nain continua son récit jusqu’à arriver à l’exécution du plan audacieux pour reprendre la forteresse de l’Aile du Griffon.
- Quand les deux soldats tévintides emmenèrent l’Inquisitrice et ser Stroud hors des cachots, dit Varric en captivant son auditoire, je me dépêchai de me débarrasser de ma chaîne et m’attaquai à la serrure de ma cellule, qui fut très facilement crochetée je dois dire. Je libérai les autres, et, tout en discrétion, nous récupérâmes nos armes qui avaient été entreposées, par chance, à la sortie du donjon. Là, il nous fallait faire vite, car nous ne savions pas ce qui se passait au sommet de la forteresse. Nous nous dirigeâmes d’abord vers le puits, tuant tout ennemi qui aurait pu signaler notre présence, puis nous retirâmes la grille qui bloquait le passage.
Varric fit une petite pause pour boire une gorgée de bière. Les soldats, tenus en haleine, s’étaient tous penchés un peu plus vers lui pour écouter. Le silence était complet, et sembla durer une éternité jusqu’à ce que le nain reprenne son récit.
- Nos hommes commencèrent à affluer du puits et allèrent immédiatement ouvrir les grandes portes pendant que Hawke, Blackwall et moi-même nous dirigions vers le sommet de la forteresse d’où on entendait des éclats de voix. Apparemment, quasiment tous les Venatori s’y étaient réunis, facilitant la prise du fort. L’Inquisitrice avait parfaitement joué son rôle et nous avait fait gagner suffisamment de temps pour que nous puissions neutraliser de l’intérieur tous nos adversaires. Cependant, quand nous arrivâmes au sommet, nous aperçûmes une sombre assemblée réunie autour d’une faille. L’Inquisitrice était là, à genoux mais résistant contre tous les Venatori qui lui faisaient face. Leur chef avait d’ailleurs si peur d’elle qu’il ordonna à ses soldats qu’on coupe sa main qui porte la marque.
Tous les soldats retinrent leur souffle, avide de connaître le dénouement de l’histoire. Cullen, lui, avait le cœur qui battait à tout rompre et une pointe de colère naquit en lui. Lédara ne lui avait rien dit de tout cela. Pour ne pas l’inquiéter ? Il aurait préféré l’apprendre de sa bouche et non en surprenant une conversation à la taverne. Il tendit l’oreille pour connaître la suite.
- … le tévintide allait abattre sa hache quand je tirai un carreau avec ma Bianca qui alla se planter droit dans le crâne du soldat. L’assemblée en fut si surprise que la Messagère d’Andrasté en profita pour déstabiliser tous ses ennemis d’un seul geste de sa main : la marque brilla de magie et tous les démons alentours s’évanouirent comme par enchantement. Blackwall chargea alors les soldats déboussolés, libérant l’Inquisitrice de ses entraves et lui donnant une arme. La Messagère se battit avec rage, et tous les soldats de l’Inquisition qui étaient entrés en douce vinrent la soutenir. Elle referma la faille d’une pichenette, en claquant des doigts. Le fort était à nous.
Tout le monde applaudit fortement au récit du nain et une tournée de bière fut servie. Cullen rebroussa chemin, le cœur hésitant entre la colère, la peur et le soulagement. Il avait envie de la sermonner, de lui dire qu’elle avait pris un risque inutile, et d’un autre il voulait la prendre dans ses bras et ne plus la lâcher. Quand il arriva près des tentes des officiers, il hésita un instant ; de la lumière filtrait au travers du pavillon de Lédara, elle ne dormait pas encore. Mais aller ainsi sous son pavillon serait irrespectueux et indécent si on l’y surprenait. Il passa devant la tente sans s’arrêter puis bifurqua dans l’armurerie où toutes les armes avaient été entreposées. Il s’arrêta là et alluma la torche suspendue sur un pilier, puis se mit à vérifier les lames des épées ; le travail l’aidait à canaliser ses pensées et à réfléchir posément. Depuis le temps, il aurait dû être habitué à ce que Lédara prenne des risques en mission. Mais à chaque fois que son retour à Fort Céleste était annoncé, il ne pouvait s’empêcher de la guetter depuis la meurtrière de son bureau, attendant qu’elle passe le pont aérien, saine et sauve. Quand il recevait un courrier de Harding ou d’un subordonné en place là où se trouvait l’Inquisitrice, il avait une appréhension à ouvrir le pli. Lui était-il arrivé quelque chose ?
C’était dans ces moments-là que Cullen ressentait le besoin d’en reprendre, du lyrium. Il luttait toujours contre son addiction, aidé par Cassandra, mais entre ses responsabilités de Commandant de l’Inquisition et ses inquiétudes pour Lédara… Il se plongeait alors à corps perdu dans ses tâches, abattant le travail comme un forcené. Varric lui avait souvent fait la remarque que s’il ne s’arrêtait pas, il pourrait bien y rester. Pourtant c’était son salut, sa survie. L’Inquisition était pour lui une chance de rédemption pour ses erreurs passées, il oubliait alors tous ses sentiments, faisant passer la cause de l’Inquisition devant tout le reste. Et d’une certaine manière, c’était assurer les chances de survie de Lédara…
Son inspection minutieuse des armes apaisa le Commandant dont la respiration se fit plus calme et posée. Il reposa l’épée qu’il tenait dans ses mains puis observa les étagères de bois construites à l’occasion et aperçut des rais de lumières au travers des vieilles planches de bois. Il s’approcha lentement et lorgna au travers des fissures pour découvrir d’où provenait cette lumière ; il s’arrêta net et ne fit plus aucun mouvement. Au travers des fentes du bois l’on pouvait voir l’intérieur de la tente de l’Inquisitrice. Elle ne dormait toujours pas et se préparait une bassine d’eau pour se laver. Il savait que ce qu’il allait voir était d’une grande indiscrétion, mais tout ce qui l’avait préoccupé s’envola d’un seul coup et il ne put s’empêcher de regarder.
Lédara n’avait pas encore retiré son manteau de cuir toujours lâche autour de sa taille. Elle déposa la bassine remplie d’eau sur une petite table en tréteaux et s’assit sur sa paillasse de couvertures, dos à Cullen dont elle ne soupçonnait pas la présence. Elle retira son manteau qu’elle posa à côté d’elle puis, après avoir rabattu sa longue tresse sur son épaule, entreprit de défaire le laçage de son corset. De ses doigts agiles, elle dénoua les ficelles de cuir pour les faire glisser tout le long de son dos, desserrant l’étreinte du bustier usé par le sable. Elle retira les fines bretelles de ses épaules et s’extirpa du corset qu’elle déposa sur son manteau. Sa fine chemise de lin retombait alors négligemment sur ses épaules et les rayons de lumière provenant des chandelles posées sur la petite table dévoilaient les courbures de son corps sous le fin tissu. Cette vue rappela à Cullen la fois où il l’avait surprise en train de prier dans le sous-sol de la Chantrie de Darse. Lédara saisit sa longue natte et la remonta en chignon, quelques mèches retombant dans sa nuque dénudée. Elle attrapa les pans de sa chemise et l’ôta d’un seul mouvement, dévoilant son dos à la peau si claire. La courbe de sa colonne vertébrale finissait en une magnifique chute des reins, laissant apercevoir l’arrondi de ses hanches. Ses omoplates saillaient légèrement, mettant en valeur le port de ses épaules droites. Quand elle se tourna brièvement pour déposer sa chemise sur le reste de ses affaires, sa pose laissa entr’apercevoir le galbe de son sein gauche tombant délicatement sous son poids.
Cullen retenait sa respiration, il sentait son cœur battre dans sa poitrine et avait peur que celui-ci ne trahisse sa présence. Sa mère ne l’avait pas éduqué ainsi, il l’entendait dans son esprit, se rappelant quand elle faisait la morale à lui et à son frère : « Respectez toujours l’intimité d’une femme, et encore plus celle que vous aimez ! Pour son honneur, et le vôtre, petits chenapans, vous attendrez le mariage. Est-ce compris ? » Certes, avec le temps, il avait connu plusieurs femmes, mais jamais qu’il n’avait aimée comme il aimait Lédara. Elle était une noble des Marches Libres et devait certainement avoir été élevée dans le même esprit, pour d’autres raisons. Mais leur situation était particulière. Devait-il attendre comme le lui avait appris sa mère ? Le pourrait-il seulement ? En cet instant, il en doutait fortement, la vision qu’il avait devant lui ravissant ses sens. Il sentait son désir monter en lui, incontrôlable et délicieux. Lédara plongeait maintenant une petite serviette dans la bassine d’eau et l’appliquait sur son épaule droite, la faisant glisser doucement sur sa poitrine devant elle jusqu’à son épaule gauche. Les gouttelettes s’écoulaient sur sa peau soyeuse, dévalant les doux méandres de son dos et finissant leur course sur ses hanches graciles. Soudain, un sombre craquement la fit sursauter et regarder autour d’elle. Cullen fit un bond en arrière et bouscula un soldat qui venait déposer un paquet de dagues récemment affûtées.
- Commandant ! dit le soldat en exécutant un salut militaire. Je ne savais pas que vous étiez là.
- Je… hum… j’inspectais l’armement, finit-il par dire d’une voix rauque, il faudra encore revoir le fil de ces lames.
Cullen s’avança vers les premières tables et désigna un lot d’épées qu’il avait mises de côté.
- Je vais en avertir le forgeron, répondit le soldat au garde-à-vous.
- Allez dormir, soldat, dit le Commandant en soupirant.
Lui aussi devrait allez se reposer. La journée avait été longue.
Le lendemain matin, Lédara était levée depuis longtemps quand Cullen sortit de sa tente : elle avait introduit ser Rylen à ses nouvelles fonctions et avait formé de nouvelles équipes pour le ravitaillement en eau avec les nouveaux venus, partageant équitablement les tâches. Lorsque Cullen s’approcha de Rylen, celui-ci lui démontra qu’il avait la situation parfaitement en main et Lédara, l’apercevant enfin, l’interpela d’un signe de la main.
- Commandant ! dit-elle gaiement, venez prendre le petit-déjeuner avec nous à la taverne.
Cullen finit d’enfiler sa veste par-dessus sa fine chemise de lin et suivit la jeune femme d’un pas allègre. Quand ils arrivèrent tous deux sous le pavillon, tous les compagnons de la Messagère étaient assis à une même table et discutaient avec entrain. Lédara vint s’asseoir en face de Cole et Cullen prit place à ses côtés en bout de table. On leur servit de petites miches de pain avec du lait d’ânesse, ainsi que la ration d’eau réglementaire.
- Commandant ! s’exclama Varric, bienvenu parmi nous ! C’est rare que vous nous rejoingniez ainsi, cela fait plaisir.
Cullen lui fit un simple signe amical de la main tout en prenant une bouchée de son pain. En effet, il se rendit compte que c’était la première fois qu’ils mangeaient tous ensemble et l’ambiance étaient fort sympathique et détendue. Les conversations allaient bon train et Dorian semblait se remémorer une anecdote vécue à Halamshiral, quand Cole prit soudain la parole :
- Je n’ai pas compris le grand bal, cela aurait été plus facile s’ils avaient dit ce qu’ils voulaient.
Tous se mirent à rire de la remarque incongrue du jeune homme.
- Qu’est-ce que vous avez pensé des masques ? lui demanda alors Lédara, puisqu’il abordait le sujet.
- Quels masques ? demanda Cole avec un air d’incompréhension.
- Les masques ! Tout le monde en portait un ! s’exclama la jeune femme.
- Ce n’était pas leur visage ?
Les rires reprirent de plus belle, l’innocence du jeune homme attendrissant les plus fortes têtes.
- Allez, Petit, lui dit Varric d’un ton paternel, mange ton pain et bois ton lait !
Cullen et Lédara finirent leur petit-déjeuner en même temps, leur permettant de se remettre ensemble au travail, notamment pour finir d’établir le plan d’attaque de l’Inébranlable. Les autres compagnons prirent un peu plus leur temps, mais ne tardèrent pas non plus à s’activer pour leurs tâches du jour.
- Il n’est pas improbable que certains Gardes soient sensibles à notre cause, dit Cullen en observant encore une fois les plans sur la longue table sous le pavillon de commandement.
Ils étaient tous les deux à nouveau assis aux mêmes places que le soir précédent, discutant depuis plus d’une heure sur ce qu’il convenait de faire pour le siège de l’Inébranlable. Tout était prêt, certains ordres avaient déjà été donnés, le départ des troupes annoncé au lendemain peu avant l’aube afin d’atteindre la forteresse avant la tombée de la nuit.
- On pourra peut-être faire entendre raison aux guerriers, répondit Lédara, mais je doute qu’ils se dressent aussitôt contre Clarel. En revanche, les mages sont des esclaves de Corypheus. Ils se battront jusqu’à la mort, la prise de l’Aile du Griffon nous l’a bien démontré…
Cullen se raidit légèrement à l’évocation de cet événement.
- D’ailleurs, dit-il lentement, j’ai eu vent de vos exploits…
Lédara poussa un long soupir. Elle aurait dû s’y attendre, rien ne pouvait échapper au Commandant. Elle évita son regard lourd de sens.
- Pourquoi avoir pris un tel risque ? demanda-t-il sur un ton de reproche.
La question lui échappa presque instantanément ; il n’avait pas eu l’intention de lui en parler mais ce fut plus fort que lui.
- J’ai pris une décision quand il m’a paru nécessaire d’un prendre une, répondit simplement Lédara.
- Mais vous connaissiez les risques, reprit Cullen malgré lui.
- Bien sûr que je les connaissais.
- Et vous avez malgré tout accepté de faire confiance à un Venatori fraîchement capturé ?
- Je…
Lédara sentit une pointe de colère naître en elle : elle n’appréciait pas l’idée de devoir justifier ainsi son choix.
- Nous avions l’avantage de la surprise, et j’ai consulté toute l’équipe avant de prendre cette décision ! s’emporta-t-elle alors.
- Vous auriez pu y perdre la vie ! lança à son tour Cullen, s’emportant lui aussi.
- Cela n’a pas été le cas !
- Mais c’était tout juste !
- Je me suis souvent retrouvée dans ce genre de situation, et cela risque de se reproduire encore et plus vite qu’on ne le pense, s’insurgea la jeune femme, alors pourquoi me faire la morale maintenant ?
- Je ne vous fais pas la morale, rétorqua Cullen, mais j’aurais préféré l’apprendre de vous plutôt que d’une conversation à la taverne !
Lédara se tut aussitôt, se rendant compte que des soldats s’étaient tournés vers eux en entendant leur dispute. Cullen s’affaissa dans son siège et respira lentement afin de retrouver une contenance calme.
- Je… balbutia la jeune femme, je ne voulais pas vous inquiéter plus que…
Harding déboula sous le pavillon avec un petit tas de parchemins dans ses mains.
- Voici les derniers rapports sur l’Inébranlable, dit la naine avec entrain.
Lorsque l’éclaireuse aperçut les mines sombres et désolées des deux dirigeants, son sourire disparut aussitôt.
- Je vous dérange… dit-elle précipitamment, avant de rebrousser chemin.
Le lieutenant Harding eut la présence d’esprit de réquisitionner tous les soldats qui se trouvaient à proximité afin que le Commandant et l’Inquisitrice puissent discuter plus librement et interdit l’accès au sommet de la forteresse. Un long silence s’ensuivit où les deux amants évitèrent de se regarder dans les yeux. Au bout d’un long instant de silence, Lédara reprit ce qu’elle était sur le point de dire :
- Vous avez le mauvais rôle, souffla-t-elle à mi-voix, je n’ose imaginer ce que c’est que d’endurer l’attente que vous subissez… Mais de mon côté, si je devais réellement choisir, je resterai cloîtrée à Fort Céleste auprès de ceux auxquels je tiens…
Cullen lui jeta un regard dérouté et attendri.
- Mais Joséphine, Léliana, Cassandra et vous-même m’avez nommée Inquisitrice parce que je prends les décisions difficiles à prendre, continua-t-elle, et parce que je prends les risques qu’il faut pour mettre fin à toute cette folie.
- Je sais, murmura-t-il d’une voix rauque, et c’est égoïste de ma part d’avoir eu cette réaction, j’en suis parfaitement conscient, mais…
Cullen regrettait fortement les reproches qu’il lui avait fait ; elle n’avait pas choisi d’être là alors que lui oui. Ses paroles résonnèrent dans sa tête « auprès de ceux auxquels elle tenait », ce qu’elle venait de dire l’avait profondément touché.
- Quoi que vous décidiez de faire, reprit-il en plongeant son regard dans les yeux claires de la jeune Marchéenne, je préfère que vous m’en fassiez part directement, c’est tout.
- Bien, fit Lédara à mi-voix, ça, je peux le faire.
Elle se leva et partit chercher Harding pour lui faire signifier qu’elle et Rylen pouvaient revenir à leur poste de travail avant d’aller rejoindre ses compagnons pour leur exposer les grandes lignes du plan de bataille.
L’armée de l’Inquisition arriva peu avant la tombée de la nuit devant la forteresse de l’Inébranlable ; les trébuchets furent montés avec discipline et rapidité sur les collines bordant la forteresse et les soldats se mirent en formation sous le commandement autoritaire de Cullen. Des échelles et un énorme bélier furent également transporté jusqu’au lieu du siège. Les premières lignes n’étaient constituées que de soldats à large bouclier afin d’approcher les murs et de se protéger de tous projectiles. Ce furent ces mêmes soldats qui mirent en place les échelles et le bélier. Au même moment, les trébuchets commençaient déjà à tirer dans l’enceinte du mur principal.
La défense adverse était farouche : les mages et les démons sur les murailles combattaient avec rage et les soldats montés sur les échelles n’arrivaient pas à percer. Des trébuchets envoyaient des projectiles enflammés sur les troupes de l’Inquisition, ainsi que de lourdes pierres, écrasant tout sur leur passage. Cependant, la porte ne tarda pas à céder sous les coups répétés du bélier et l’Inquisitrice, accompagné de Cullen, rejoignit la brèche faite dans les grandes portes de la forteresse.
- Très bien, vous avez votre ouverture, servez-vous-en ! lança Cullen dans le feu de la bataille. Nous allons occuper l’armée de démons aussi longtemps que possible.
- Cullen, protégez nos troupes, faites en sorte…
- Ne vous inquiétez pas, vous avez ma parole, la coupa le Commandant en la protégeant de son bouclier. Le Garde Stroud va surveiller vos arrières. Hawke est avec nos soldats sur les fortifications.
Tous les compagnons de l’Inquisitrice avaient passé la porte et s’attaquaient à l’avant-garde qui se trouvait juste derrière. Lédara allait se lancer dans la bataille quand Cullen la retint encore :
- Si vous arriviez à dégager les remparts, nous pourrions couvrir votre avancée.
Ce fut sa manière de lui souhaiter bonne chance. Elle hocha la tête et lui jeta un dernier regard avant de partir à l’assaut. Cullen combattit plusieurs démons qui s’approchaient dangereusement tout en continuant à mener ses hommes d’une main de fer.
Lédara suivit le plan établi et s’immisça dans la forteresse avec tous ses compagnons et les soldats qui réussissaient à les suivre. Ils atteignirent rapidement le mur d’enceinte principal de la forteresse ; de là, ils pourraient accéder aux fortifications et libérer des passages pour leurs troupes via les échelles. Ser Stroud assurait les arrières de l’équipe et réussit à rattraper l’Inquisitrice. Arrivés dans une cour où une vingtaine de guerriers de la Garde des Ombres les attendait, ils entendirent la confusion qui commençait à régner parmi leurs adversaires.
- Camarades, c’est de la folie, ouvrez les yeux ! criait un Garde à l’encontre d’un groupe de mages qui, apercevant l’Inquisition, se mit à attaquer à vue.
- Inutile ! lui cria Stroud, ils ne répondent plus de leurs actes !
Les guerriers hésitèrent une fraction de seconde, puis combattirent leurs propres camarades sous l’emprise démoniaque. Le groupe de mages éliminé, l’Inquisitrice s’approcha des Gardes qui les avaient aidés mais ceux-ci la stoppèrent net.
- Reculez ! s’écria l’un d’eux, hors de question qu’on meure pour un rituel absurde ! Gardez vos distances !
- L’Inquisition est là pour arrêter Clarel, pas pour tuer les Gardes, leur lança Lédara, repliez-vous et tout ira bien !
- Très bien, je vais leur dire de se replier, lui répondit le Garde, presque soulagé. On ne veut pas de tout ça. On vous laisse Clarel.
- Bien dit, s’exclama Stroud, j’espérais que certains Gardes finissent par entendre raison.
Lédara reprit alors sa course contre la montre, suivie de toute son équipe et des soldats. Il fallait atteindre au plus vite les remparts afin de s’assurer une meilleure défense quand ils aborderont le centre de la forteresse. Le sommet des murailles atteintes, Cassandra repéra immédiatement les échelles de l’Inquisition.
- Il faut dégager la zone autour des échelles ! s’écria-t-elle à l’adresse des soldats.
Pris par surprise, les Gardes des Ombres furent rapidement submergés par les forces adverses, laissant la voie libre au reste des troupes de l’Inquisition.
- Vous pouvez avancer, Votre Grâce ! lança un soldat, on va dégager un chemin pour le reste de nos troupes !
Lédara rebroussa chemin et traversa les remparts au pas de course, décochant ses flèches contre tout ennemi osant lui barrer la route. Séra et Varric tiraient également à vue et Dorian posait des mines de feu afin de piéger les démons. Arrivés au bout des remparts, l’équipe rejoignit enfin Garrett Hawke qui menait un bataillon contre un démon de l’orgueil. Celui-ci était immense, et Lédara se souvint d’en avoir déjà rencontré un lors de la première fermeture de la Brèche. Il possédait le même fouet de foudre avec lequel il paralysait ses ennemis. Aussitôt, elle indiqua à Hawke le point faible du monstre, juste entre les deux omoplates, mais Cassandra avait déjà foncé sur la créature et avait effectué un saut prodigieux, plantant son épée pile sur la colonne vertébrale du démon. Il s’écroula sous le coup, ne laissant que quelques démons subordonnés autour de lui.
- Inquisitrice ! lança Hawke après avoir achevé une Ombre, c’est toujours un plaisir de vous voir.
- On rencontre plus de résistance que prévu, fit Lédara, il faut que j’accède au centre de la forteresse.
- Je vais essayer d’attirer leur attention ! répondit derechef Garrett.
- Il faut qu’on dégage la voie pour nos hommes ! ordonna l’Inquisitrice en reprenant sa route en direction du mur d’enceinte principal.
Enfin, après plusieurs combats acharnés, ils se retrouvèrent en face d’une grande porte qui devait donner sur la cour centrale de la forteresse. Stroud était resté avec l’équipe de l’Inquisitrice et Hawke les rejoignit presque immédiatement.
- J’en ai arrêté autant que j’ai pu, dit ce dernier, essoufflé.
- Nos forces essuient de lourdes pertes face aux démons, indiqua un soldat qui l’accompagnait, mais on tiendra, Inquisitrice. Le Commandeur-Garde Clarel ne devrait pas être loin. Nos éclaireurs disent qu’elle a une armée de Gardes et de démons avec elle.
- Tous les Gardes ne sont pas contre nous, intervint Stroud, qui sait, nous allons peut-être réussir à raisonner Clarel.
- Le Commandant Cullen maintiendra la voie ouverte aussi longtemps que possible, Inquisitrice, ajouta le soldat.
Lédara hocha brièvement de la tête, reprenant lentement son souffle. Elle jeta un regard sur la grande porte qui leur faisait face et qui donnait accès à la cour centrale de la forteresse, là où devait se trouver Clarel et tous ses démons. La jeune femme regarda ensuite chacun de ses compagnons qui l’avaient suivie et protégée jusqu’à maintenant. Tous hochèrent la tête en signe de détermination. Tous étaient prêts à affronter ce qu’il y avait derrière cette porte. L’Inquisitrice raffermit sa poigne sur son arc, sortit une flèche de son carquois qu’elle encocha, puis fit un signe aux soldats d’ouvrir la porte.
Quand tous passèrent les lourds battants, le spectacle qui s’offrit à leur vue était terrifiant : la cour était emplie de mages accompagnés des démons qu’ils contrôlaient, et tous faisaient cercle autour d’une faille passablement grande. Sur les côtés, un amoncellement de cadavres, tous des Gardes. Face à l’assemblée, sur un promontoire, Lédara aperçut le Magister Erimond de Virante aux côtés d’une femme approchant la cinquantaine, les cheveux gris coupés à la garçonne et qui semblait présider aux rituels. Elle tenait dans sa main droite un long bâton de magie et portait l’armure des Gardes des Ombres. Ce devait être le Commandeur-Garde Clarel. Derrière les deux protagonistes s’avançait un autre Garde, un guerrier tout aussi âgé.
Lorsque Clarel aperçut les troupes de l’Inquisition, elle s’adressa aux Gardes des Ombres :
- Gardes, nous voilà trahis par le monde que nous avons juré de défendre.
Erimond semblait nerveux et s’approcha de Clarel.
- L’Inquisition est à l’intérieur, Clarel, dit-il rapidement, pas le temps pour les formalités.
- Ces hommes et ces femmes donnent leur vie, Magister, répondit Clarel sur la défensive. Cela ne veut peut-être rien dire à Tévinter, mais pour les Gardes, c’est un devoir sacré.
Clarel se tourna vers le Garde qui s’était approché d’elle.
- Cela fait bien longtemps, mon cher ami, dit-elle d’un air triste.
- Trop longtemps, Clarel, répondit le vieil homme, si mon bras ne peut plus brandir mon épée, puisse mon sang continuer de servir la Garde.
Le guerrier salua fièrement le Commandeur-Garde qui l’embrassa chaleureusement avant de sortir une dague sacrificielle de sa ceinture et de lui trancher la gorge.
- J’y veillerai, murmura-t-elle à l’oreille de son ami, son sang allant nourrir la faille.
Pendant ce temps, Erimond ordonna aux derniers Gardes d’empêcher les troupes de l’Inquisition d’aller plus avant. Les guerriers se dressèrent face à l’Inquisitrice et ses compagnons, mais n’attaquèrent pas immédiatement, comme s’ils hésitaient à les combattre. Profitant de cette hésitation, Lédara s’avança seule devant eux et fit signe à ses compagnons de la laisser faire.
- Clarel ! s’écria-t-elle pour que tous l’entendent, vous devez arrêter les rituels sur-le-champ !
Erimond s’avança et prit la parole à la place du Commandeur-Garde :
- Et l’Enclin s’abat sur nous sans Gardes pour l’arrêter, et tout le monde meurt ! C’est cela que vous souhaitez ?
Le Magister avait adopté un ton théâtral et utilisait l’argument de l’Enclin pour convaincre les Gardes des Ombres que leur cause était juste. Lédara vit Clarel hésiter, mais elle restait convaincue qu’elle était dans le droit chemin.
- Et oui, continua Erimond victorieux, le rituel requiert un sacrifice du sang. Maudissez-moi si vous le voulez, mais pas les Gardes, qui ne font que leur devoir.
- Nous faisons les sacrifices que personne d’autre ne veut faire, ajouta Clarel sincère, nos guerriers meurent fièrement pour un monde malheureusement ingrat.
- Et c’est là que votre allié tévintide livre vos mages à Corypheus ! répliqua Lédara, autoritaire.
- Corypheus ? murmura Clarel interloquée, mais il est mort…
Le visage d’Erimond, alors victorieux, changea du tout au tout.
- Ces gens sont prêts à dire n’importe quoi pour vous manipuler, Clarel, dit-il en ne pouvant contenir sa colère.
Mais les paroles de l’Inquisitrice avaient réussi à toucher le Commandeur-Garde et le doute l’emportait enfin dans son cœur. Lédara l’observa : elle trouva étrange qu’au nom de Corypheus elle réagit comme si elle l’avait déjà rencontré. Cependant, elle avait l’espoir que Clarel cesse toute activité, mais fut désorientée par sa réaction.
- Apportez-le-moi, dit celle-ci d’un air décidé.
Plusieurs guerriers s’approchèrent alors de la faille en formant un cercle, et la déchirure sembla aspirer leur force vitale, le corps de chacun d’eux retombant à terre, vidé de toute vie. La faille grossissait à vue d’œil, et quelque chose se préparait de l’autre côté. Au même moment, les autres Gardes s’avancèrent un peu plus vers l’Inquisition, l’épée au poing, prêts à combattre.
- J’ai formé la moitié d’entre vous ! s’écria ser Stroud en voyant les Gardes avancer lentement vers eux. Ne m’obligez pas à vous tuer !
Sur le promontoire, Erimond exhortait le Commandeur-Garde à continuer le rituel.
- Tenez-vous prête pour le rituel, Clarel, dit-il en jubilant. Ce démon est digne de votre puissance.
Sentant qu’elle ne pourrait faire changer d’avis Clarel en s’adressant directement à elle, Lédara se tourna vers les Gardes qui s’apprêtaient à les combattre.
- Nous ne sommes pas ici pour vous combattre, mais pour arrêter cette folie ! Votre cause est noble, mais vous n’arrêterez pas l’Enclin de cette manière. Cet homme vous abuse ! Certains d’entre vous nous ont rejoints, Blackwall ! appela-t-elle alors.
Blackwall fut intimidé, mais s’avança auprès de l’Inquisitrice et s’adressa à son tour aux Gardes :
- Vous ne me connaissez pas, mais mon nom vous dit peut-être quelque chose. Comme vous, j’ai donné ma vie à la Garde.
Certains guerriers, désemparés, s’arrêtèrent, baissant légèrement leur lame. Ils semblaient effectivement le connaître de nom.
- La première fois que j’ai revêtu cette armure, continua Blackwall, j’ai su que j’avais trouvé ma place, que je faisais partie de quelque chose de grand. Ce sentiment de sécurité, je le connais. Mais mourir ici aujourd’hui n’arrêtera pas l’Enclin ! Si vous voulez réellement l’arrêter, tuez cette vermine, là-haut. Son maître est l’incarnation même de la corruption !
Ses paroles firent effet dans les rangs des Gardes ; ceux-ci se regardèrent entre eux, puis se tournèrent du côté de Clarel, semblant chercher la vérité. Le Commandeur-Garde semblait à nouveau hésiter. A travers la faille, Lédara apercevait toujours une forme étrange qui ne lui disait rien qui vaille.
- Clarel, s’énerva Erimond, on y est presque. Tout repose entre vos mains, désormais.
- Et si on vérifiait la véracité de leurs accusations, dit lentement Clarel, pour éviter d’autres effusions de sang ?
Lédara poussa un léger soupir de soulagement en voyant que Clarel tendait à basculer de son côté. Le Magister, à bout de nerf, laissa éclater sa colère.
- Et si je faisais venir un allié un peu plus fiable ? lança-t-il courroucé.
Il se tourna face à l’Inquisitrice, la dominant du haut du promontoire de pierre, et frappa un grand coup le sol de son bâton magique.
- Mon maître se doutait que vous viendriez, Inquisitrice ! s’écria-t-il sûr de lui. Il m’a transmis un cadeau de bienvenue !
A ce moment, un rugissement effroyable retentit dans le ciel. Lédara reconnut aussitôt ce hurlement déchirant : c’était celui du dragon de l’Ancien. Elle balaya le ciel du regard, puis distingua l’immense forme de la créature qui fendait les nuages et se dirigeait droit sur eux. Il était beaucoup plus imposant que le dragon-sire abyssal qu’ils avaient combattu trois semaines plus tôt. Son corps aux écailles sombres et luisantes ondulait dans le ciel. Il poussa un nouveau rugissement plus effrayant que le premier. Lédara se retrouva comme à Darse, désemparée et horrifiée, la peur d’une nouvelle catastrophe lui tordant les entrailles. Lorsque le dragon survola la cour, il cracha ses flammes, ne distinguant pas ses alliés de ses ennemis, son seul but étant la destruction de toute forme de vie.
Les troupes de l’Inquisition se mirent aussitôt à l’abri contre les murs et derrière des tas de pierres. Les Gardes, affolés, ne savaient plus quoi faire. Clarel, en voyant le dragon déployer toute sa force, s’éloigna d’Erimond, abasourdie. Le dragon avait heurté une tour qui vint s’effondrer dans la cour, écrasant au passage plusieurs Gardes et soldats de l’Inquisition, avant de se poser au sommet d’une deuxième tour. Clarel l’observa bouche-bée, puis posa son regard sur le corps mort de son vieil ami, sacrifié pour rien, elle le comprenait maintenant. Erimond ne prêtait plus aucune attention à elle, jubilant devant l’arrivée de la sombre créature. Le Commandeur-Garde brandit alors son bâton dans son dos et le frappa avec un sort de foudre, le paralysant momentanément. Le dragon, comme s’il saisissait tout ce qui se passait sur le promontoire, tourna vivement sa gueule dans leur direction. Clarel chargea son bâton d’un nouveau sort, marmonnant une incantation dans l’intention de combattre la créature.
- Oh, attendez… bredouilla Erimond affalé sur le sol.
Clarel ne l’écouta pas et délivra son sort contre le dragon. Celui-ci ne ressentit presque rien sur sa peau épaisse et répliqua par un jet de flammes contre le Commandeur-Garde qui esquiva de justesse. Le dragon reprit son envol, crachant ses flammes dans toute la cour. Pendant ce temps, Erimond se releva et prit la fuite du côté des remparts nord non encore contrôlés par l’Inquisition.
- Aidez l’Inquisitrice ! lança Clarel à l’ensemble des Gardes avant de se mettre à la poursuite du Magister.
Lédara fit signe à ses troupes d’éliminer les démons ainsi que les mages sous le contrôle de l’Ancien. Les soldats se déployèrent dans la cour et attaquèrent méthodiquement leurs adversaires comme ils l’avaient appris à l’entraînement. La plupart était complètement effrayés, pourtant ils combattaient avec une ardeur qui leur était jusque-là inconnue. Les guerriers Gardes des Ombres se joignirent immédiatement à eux, neutralisant les démons et tuant non sans réticence leurs propres camarades mages. L’Inquisitrice anéantit plusieurs démons à l’aide de la marque, mais ne prit pas le temps de refermer la faille au centre de la cour, n’ayant plus qu’une idée en tête : rattraper Erimond et Clarel. Elle partit sur-le-champ sur les traces de la Garde et du Magister, suivie par Bull, Cassandra, Hawke, Stroud et Solas, ses autres compagnons restant à aider les troupes de l’Inquisition.
Le dragon semblait suivre Lédara, quittant la cour pour survoler les remparts sur lesquels elle poursuivait les deux mages. A plusieurs reprises, des jets de flammes arrêtèrent la course effrénée de la jeune femme qui s’abritait du mieux qu’elle pouvait, puis reprenait la course-poursuite. Elle réussit à les rattraper lentement, distinguant leur silhouette au-devant d’elle ; ils semblaient rejoindre le mur d’enceinte principal. Ils disparurent au coin ouest, et quand Lédara bifurqua à son tour, elle les aperçut tous les deux : Erimond était désemparé, sans défense, toisé par Clarel qui avançait d’un pas enragé contre lui. Derrière eux, le mur d’enceinte s’arrêtait net, effondré lors d’une bataille antérieure et jamais réparé. Clarel coinça le magister au bord du précipice, lui jetant de petits sorts de foudre pour l’immobiliser.
- Vous ! vous avez détruit les Gardes ! hurla-t-elle à son encontre.
Erimond se mit à rire, un rire rauque et frénétique.
- Vous avez fait cela toute seule, pauvre idiote, lui cracha-t-il à la figure. Je n’ai fait qu’agiter un peu de pouvoir devant vos yeux, et vous avez sauté sur l’occasion pour faire couler le sang !
Clarel lui avait tourné autour, et quand elle entendit ses paroles, de rage, elle l’expulsa d’un coup de son bâton, l’éloignant du précipice. Erimond ne put plus se relever, la violence de l’attaque l’ayant cloué au sol. Clarel s’approcha encore de lui, préparant un ultime sort pour l’achever.
- Vous auriez pu servir un nouveau dieu, réussit à bégayer le Magister, tremblant de tous ses membres.
- Je ne servirai jamais l’Enclin ! hurla-t-elle avec fureur.
Lédara était bientôt arrivée à leur hauteur quand le dragon de l’Ancien se posa lourdement sur le rebord de l’enceinte et, la gueule grande ouverte, attrapa Clarel. On entendit un sombre craquement quand les longues dents acérées pénétrèrent la chair et les os du Commandeur-Garde. Aussitôt, le dragon s’envola avec sa prise pour se poser un peu plus loin, sur les hauteurs d’une tour. Il secoua violemment sa large tête puis cracha sa proie derrière le petit groupe mené par l’Inquisitrice. Ils firent tous volte-face, regardant, horrifié, le corps de Clarel, toujours vivante. Le dragon marcha lentement dans leur direction, mais ne semblait plus s’occuper de sa première victime. Il fixait de ses yeux rouges l’Inquisitrice qu’il avait choisie comme nouvelle proie. Clarel tenta vainement de se lever, mais ne fit que ramper sur le sol. Elle comprit qu’elle était déjà morte, plus rien ne pourrait la sauver. Elle se retourna sur le dos et vit le dragon qui passait sans se préoccuper d’elle. Dans un dernier effort, elle réunit toute sa puissance magique dans sa main droite.
- Gagne la guerre… murmura-t-elle, préserve la paix…
Sur ces derniers mots, elle projeta toute sa magie dans le ventre du monstre qui hurla et fut propulsé sur le rebord du précipice. La violence du coup fit s’effondrer le reste de la muraille sur laquelle Lédara et son équipe se trouvaient. Tous coururent d’un même mouvement vers le centre de la forteresse. Le dragon tomba dans le vide puis se rattrapa en battant frénétiquement des ailes pour s’éloigner de la forteresse. Le sol tremblait sous les pieds des six compagnons ; Lédara vit devant elle Bull, Cassandra et Solas, mais n’apercevait pas Hawke et Stroud. Elle se retourna vivement et courut auprès de Stroud qui avait perdu l’équilibre sous le tremblement des pierres. Elle l’aida à se relever et vit Hawke qui avait rejoint le reste de l’équipe devant elle, mais toute la structure s’était mise à s’effondrer, et Lédara sentit le sol se dérober sous ses pieds. Elle tomba dans le vide, et vit que tous ses autres compagnons subissaient le même sort. Dans un effort désespéré, elle se retourna face au sol dont elle se rapprochait dangereusement et brandit sa main gauche droit devant elle. Elle libéra entièrement sa concentration et sentit une intense douleur émaner de la marque. Une longue déchirure apparut alors et tous disparurent dans les décombres.