Inquisition
Lorsque Lédara traversa la faille qu’elle venait d’ouvrir, elle ressentit une sensation à la fois étrange et familière, comme si elle recevait des décharges de foudre sans en être affectée. Cependant, la peur de s’écraser au sol était toujours là : quand elle rouvrit les yeux, elle tombait droit sur un sol de terre battue. Elle se couvrit la tête de ses bras pour se protéger, puis elle sentit un ralentissement soudain, comme si elle s’arrêtait d’elle-même, suspendue dans les airs. Elle écarta lentement ses bras et aperçut le sol qui était à portée. Elle tendit la main et effleura la terre poussiéreuse du bout de ses doigts, puis tomba lourdement, annulant la lévitation dans laquelle elle s’était trouvée. Elle sentit un éclair traverser son dos et sa hanche droite dans l’impact et réprima un gémissement de douleur. Elle resta un moment allongée, reprenant son souffle et éprouvant de lentes pulsations douloureuses dans son corps, puis regarda tout autour d’elle.
L’Inquisitrice aperçut Cassandra et Hawke qui étaient restés suspendus dans les airs alors que Bull était affalé au sol, le nez dans la terre. Stroud se relevait à peine de sa chute et Solas foulait déjà le sol de ses pas léger observant, extatique, le lieu où ils avaient atterri. Lédara se leva à son tour, son dos et sa jambe la faisant souffrir, et se dirigea vers Cassandra pour la faire descendre en douceur sur le sol.
- Quand je vais toucher votre pied, lui dit-elle calmement, vous tomberez.
Cassandra hocha de la tête et se prépara à se réceptionner. Lédara effleura la botte de la Chercheuse qui atterrit immédiatement sur ses deux pieds. Elle fit de même avec Hawke. La Marchéenne s’approcha de Solas qui avait les yeux brillants d’émotion.
- Nous sommes physiquement dans l’Immatériel, murmura-t-il à l’adresse de l’Inquisitrice. Vous nous avez ouvert un passage ! C’est… incroyable !
- Solas, répondit posément Lédara, je sais que cela doit être un moment merveilleux pour vous, mais il faut que nous sortions d’ici le plus vite possible.
La jeune femme jeta un œil aux alentours : l’endroit avait toutes les caractéristiques de l’étrange. On aurait dit un champ de ruines, mais jamais l’on aurait pu déterminer de quelles ruines il s’agissait. Des monticules plus ou moins grands de terre et de débris de pierres les entouraient ; par endroit, des escaliers apparaissaient en plein milieu d’un flanc de colline et des trous gigantesques donnant sur un abime sans fond se laissaient voir ici et là. Le ciel, nuageux dans les tons jaune et marron ne laissait apparaître aucun astre comme si le jour et la nuit étaient indistincts dans ce monde. L’atmosphère était à la fois lourde et froide et l’horizon ondulait furtivement, comme si le paysage se modulait au gré d’un vent inexistant.
- C’est ça, l’au-delà ? lança fortement Garrett, sa voix se répercutant en écho. La Chantrie me doit des excuses, cet endroit n’a absolument rien de paradisiaque.
- L’Inquisitrice a utilisé la marque pour ouvrir une autre faille, expliqua Solas agacé, nous sommes dans l’Immatériel, et non mort comme vous le croyez, Hawke.
- L’Immatériel… chuchota enfin Cassandra, partagée entre la peur et la curiosité.
- Regardez, dit ser Stroud en pointant le ciel du doigt.
Loin dans les nuages, un tourbillon similaire à la Brèche apparaissait, lent et inexorable, preuve que les dégâts du ciel n’avaient pas été complètement réparés. Lédara l’observa, désespérée. Pourrait-on un jour réparer le Voile ? Mais Hawke sortit la jeune femme de ses pensées :
- L’Immatériel ne ressemblait pas à ça, la dernière fois. Peut-être est-ce parce qu’on est là en chair et en os, et pas seulement en rêve. Il paraît que vous êtes sortie de l’Immatériel à Darse, ça ressemblait à ça ? dit-il en se tournant vers l’Inquisitrice.
Lédara jeta un œil au Qunari qui s’était relevé et jurait comme un charretier, l’idée d’être dans l’Immatériel ne l’enchantant guère. Sur les derniers mots de Hawke, tous les compagnons fixèrent la Messagère en l’attente d’une réponse, ce qui l’agaça.
- Qu’est-ce que j’en sais ! répondit-elle sur la défensive, je ne me souviens de rien.
- Quoi qu’il se soit passé à Darse, intervint pour la première fois Cassandra, on n’est jamais trop prudent.
Lédara se dirigea vers un petit rocher sur lequel elle s’assit, des pulsations douloureuses lui traversant le bas du dos et la jambe droite.
- Le démon était juste de l’autre côté de la faille qu’Erimond utilisait, réfléchit-elle à voix haute, et il pourrait y en avoir d’autres.
- Dans notre monde, ajouta Stroud, la faille dont vous parlez était proche. Nous pouvons peut-être nous échapper ainsi…
- Et si vous nous ouvriez une nouvelle faille pour sortir d’ici ? grogna Bull.
- Je ne sais pas où nous atterririons, répondit Lédara pragmatique, tout s’effondrait quand j’ai ouvert un passage.
L’Inquisitrice resta un moment silencieuse pour calmer son cœur qui battait à tout rompre depuis leur chute, l’empêchant de réfléchir correctement. Tout se bousculait dans sa tête, et se retrouver à nouveau dans l’Immatériel était fortement perturbant. Elle n’avait aucun souvenir de la dernière fois qu’elle y était allée, mais gardait en mémoire certaines sensations.
- On va vérifier ce qu’a dit Stroud, dit-elle enfin en se relevant.
Toute l’équipe prit la direction qu’ils supposaient être celle de la vaste cour intérieure de l’Inébranlable, mais sans aucune certitude. Tous gardaient le silence, appréhendant ce qu’ils pouvaient trouver sur leur route, mais aussi réalisant peu à peu qu’ils étaient bel et bien dans l’Immatériel et les conséquences que cela pouvait avoir. Lédara jetait de temps en temps un coup d’œil furtif sur les autres jusqu’à ce qu’elle remarque une profonde blessure dans le bras gauche du Qunari.
- Bull, dit-elle à voix basse en s’approchant de lui, vous êtes blessé !
- Rien qui ne m’empêche de faire mon boulot, rassurez-vous, grogna-t-il.
Cependant, sa mâchoire serrée et ses grognements prouvaient qu’il devait souffrir de sa blessure. Elle n’insista pas plus longtemps et continua d’avancer, elle-même aux prises avec ses propres blessures, se mouvoir lui étant passablement pénible.
- Solas, lança Lédara à l’elfe qui avait pris la tête de leur marche silencieuse, où sommes-nous exactement ?
- Je ne connais pas cet endroit, répondit-il en fronçant les sourcils, mais ce doit être le domaine d’un esprit, encore faut-il savoir lequel…
- Comment cela ?
- Eh bien, comme dans notre monde, expliqua Solas, les esprits et les démons se partagent des territoires. D’autres sont des nomades et vagabondent, allant là où ils ressentent le besoin d’aller. Et suivant ce que nous avons pu apercevoir dans la faille de la cour, cet esprit doit être très puissant…
- Cela n’arrange pas nos affaires, alors.
- Il n’a pas l’air d’avoir remarqué notre présence pour l’instant, dit Solas, pourvu que cela reste ainsi jusqu’à ce que nous trouvions notre sortie.
Le silence se rétablit parmi les membres de l’équipe qui avaient tendu l’oreille, les paroles de l’elfe étant ni totalement encourageantes, ni complètement catastrophiques. Après ce qui parut un temps interminablement long de marche, les six compagnons arrivèrent devant une petite colline aux flancs escarpés, des escaliers incrustés dans la roche. Ils empruntèrent cette voie sans savoir sur quoi cela pouvait déboucher mais en espérant obtenir un aperçu global de la région. Arrivés au sommet, Cassandra, qui ouvrait la marche avec Solas, s’arrêta net. Lorsque Lédara arriva à son niveau, elle allait lui demander ce qui n’allait pas, toutefois ce ne fut pas la peine : elle crut avoir une vision quand elle vit, dressée devant elle, la Divine Justinia V qui semblait les attendre patiemment.
La Divine avaient un air doux et apaisant, son visage sillonné de rides affichant une expression de tranquillité et de plénitude. Elle portait son habit de cérémonie, celui-là même qu’elle portait lors de sa mort au Conclave, une longue robe blanche surmontée d’une soutane rouge entièrement brodé d’or ainsi que la haute coiffe ornée de l’œil d’or de la Chantrie.
- Nom du Créateur, murmura Stroud qui fut le premier à retrouver l’usage de la parole, est-ce que…
- Garde, Héraut, je vous salue, dit Justinia d’une voix douce à l’adresse de ser Stroud et de Garrett Hawke.
- Divine Justinia, Votre Sainteté ? murmura enfin la Chercheuse, abasourdie.
- Cassandra, l’accueillit tendrement la Divine.
Lédara s’était lentement avancée vers la Divine Justinia.
- Vous… bégaya-t-elle, mais vous… vous êtes morte…
- Je crains que la Divine ne soit bel et bien morte, intervint Solas qui observait la vieille femme depuis leur arrivée. C’est sûrement un esprit… ou un démon.
- Vous n’imaginez pas que j’aie pu survivre, répondit Justinia, et pourtant vous êtes vous-mêmes dans l’Immatériel bien vivants. Mais prouver mon existence requerrait un temps que nous n’avons pas.
- C’est pourtant une question très simple, la coupa abruptement Hawke, moi, je suis humain ; vous, vous êtes…
- Je suis là pour vous aider, répondit simplement la Divine. Vous ne vous souvenez pas de ce qu’il s’est passé au Saint temple cinéraire, Lédara.
- En effet, je ne me souviens de rien, confirma lentement la jeune femme.
- C’est parce que le démon qui sert Corypheus vous les a volés, révéla Justinia. C’est le Cauchemar que vous oubliez en vous réveillant. Il se nourrit de vos souvenirs de peur, il se bâfre de la terreur.
Lédara comprit soudain : son sommeil agité, ses rêves dont elle ne se souvenait pas… c’était l’œuvre de ce démon. Parce qu’il avait volé une part de ses souvenirs, il pouvait la tourmenter sans même qu’elle n’en soit consciente.
- Le faux Appel qui a poussé les Gardes à toutes ces terribles erreurs ? continua Justinia, c’est son œuvre.
- Il me tarde de venger l’injure faite à mes camarades par ce Cauchemar, gronda ser Stroud.
- Vous aurez votre chance, cher Garde, lui répondit calmement la Divine, ces ténèbres sont sa tanière.
- Corypheus semble avoir beaucoup de démons à son service, fit lentement Lédara en sortant de ses sombres pensées, comment peut-il tous les commander ?
- J’ignore comment il commande son armée de démons, soupira Justinia, il tire peut-être son pouvoir de l’Enclin. Mais le Cauchemar se fait un plaisir de le servir, car Corypheus sème la terreur sur ce monde. C’est l’un des magisters qui a déclenché le premier Enclin, il y a plus de mille ans. Tous les enfants effrayés par l’archidémon, tous les nains gémissant dans les Tréfonds… le Cauchemar s’est bien nourri.
- Et ce Cauchemar, murmura Lédara, c’est le démon qui attendait de sortir de la faille ?
- Oui.
- Il est ici ?
- Oui.
Lédara sentit ses jambes trembler, mais tint bon. Elle avait beau ne rien connaître de ce démon, elle le redoutait déjà. Solas avait lui aussi fait le lien entre le Cauchemar et les troubles du sommeil de la Messagère et il l’observait du coin de l’œil, inquiet. Un sombre silence s’était abattu sur tous les membres de l’Inquisition, alourdissant l’atmosphère déjà pesante.
- Peut-on le combattre ? grogna le Qunari, brisant enfin le silence.
- Pas dans l’état actuel des choses, répondit Justinia, une pointe d’inquiétude se lisant sur son visage.
La Divine s’adressa alors à nouveau à la Messagère :
- Lorsque vous avez pénétré dans l’Immatériel, à Darse, le démon vous a volé une partie de vous. Avant toute chose, vous devez la récupérer. Sinon, il vous sera impossible de lui tenir tête.
- Et comment la récupérer ? demanda Lédara.
- Le Cauchemar la garde précieusement quelque part, ici. Mais seule votre volonté vous permettra de la retrouver.
Lédara avait peine à croire ce qu’elle voyait et ce qu’elle entendait. En effet, elle ne se souvenait pas de ce qui s’était passé, mais pouvait-elle faire confiance à la Divine qui se tenait en face d’elle ? Etait-ce seulement Justinia ? Elle avait besoin d’en savoir plus avant de faire quoi que ce soit dans cet endroit hostile.
- Dites-moi qui vous… ce que vous êtes, demanda-t-elle posément en s’asseyant sur un rocher en pente.
- Je vous l’ai dit, répondit calmement Justinia, je suis là pour vous aider.
- Cela ne répond pas à ma question, soupira Lédara, êtes-vous vraiment elle, ou n’êtes-vous qu’un vestige, ou même un esprit qui l’imite ?
- Notre monde n’est pas aussi simple. Et si la réponse était : aucune des trois ? Ou les trois à la fois ? Je suis ce que le Créateur a fait de moi. Et vous, Lédara, êtes-vous ce que le Créateur a fait de vous ?
- Vous répondez par énigme, constata l’Inquisitrice avec un petit rire dépité. Cassandra, est-ce que cela lui correspond ?
Cassandra se détourna de la Divine qu’elle fixait avec de grands yeux ronds, puis répondit objectivement :
- Justinia aimait à répondre à une question par une autre question, mais les esprits sont trompeurs… peut-on vraiment les croire ?
Lédara baissa la tête qui lui devenait lourde. Elle n’était pas plus avancée. Elle passa ses mains sur son visage comme pour se réveiller, puis voyant que rien n’avait changé autour d’elle, qu’elle ne se réveillait pas dans sa couche à la forteresse de l’Aile du Griffon, ni dans celle de Fort Céleste d’ailleurs, elle fixa du regard la Divine.
- Je ne sais pas si je suis devenue ce que le Créateur souhaitait, répondit-elle alors avec sincérité, tout ce que je sais, c’est que j’en suis arrivée là, et que je suis toujours vivante. Pour l’instant, tout du moins… Mais je vous repose la question : qu’est-ce que vous êtes ?
- Je suis ce que vous voyez, répondit la Divine de sa voix douce, mais un peu plus pressante qu’auparavant. Toutes les autres réponses résident en vous.
- Cela voudrait-il dire que tout cela n’est qu’un simple rêve ? une partie de l’Immatériel ?
- Ce n’est pas qu’un « simple » rêve, rectifia la Divine, c’est ici que les esprits des hommes deviennent réels. Leurs espoirs, leurs amours et leurs peurs. Ce qui altère leur monde altère aussi celui-ci. Et chaque pas que vous faites déplace des montagnes dans les deux. Il vous faudra avancer avec prudence, ces terres sont plus dangereuses qu’on ne peut l’imaginer.
- Et si nous devons combattre ce Cauchemar, les interrompit ser Stroud, nous devons en savoir plus sur lui.
- Il n’est pas seulement fait de peur, raconta alors Justinia, c’est la terreur dont vous ne vous souvenez pas, l’horreur que votre esprit efface pour vous protéger. Lorsque les mains d’un soldat vétéran cessent de trembler, c’est parce que le Cauchemar s’est emparé de ses souvenirs. La plupart des gens fuient leurs peurs ; le démon n’a donc aucun mal à voler les fragments les plus sombres. Eux oublient, lui se nourrit.
- Donc, il vous fait oublier vos plus grandes peurs ? intervint Hawke, on dirait presque que le Cauchemar rend service aux gens.
- C’était peut-être le cas, autrefois, lui répondit la Divine d’un air navré. Mais aujourd’hui, il n’aide que Corypheus, qui sème la peur dont il se nourrit.
- Quoi qu’il en soit, voler la peur des gens ne leur rend jamais service, fit remarquer sagement Solas. Au mieux, c’est une erreur compassionnelle. Sans peur, sans douleur, sans échec, on ne peut apprendre. On ne peut grandir. Dans votre cas, Inquisitrice, ce qui vous a été arraché est encore plus précieux parce qu’il possède un moyen de vous atteindre.
La jeune femme avait donc deviné juste, Solas venait de le lui confirmer. Le démon pouvait l’atteindre.
- Que s’est-il passé au Saint temple cinéraire ? demanda soudain Cassandra qui observait la Divine, toujours partagée entre peur et curiosité.
- Le révéler ici et maintenant ne servirait à rien, répondit Justinia, vous n’entendriez pas.
- Pourquoi ne pas le dire ? répliqua la Chercheuse.
- Croiriez-vous ce que je vous dis ? Croyez plutôt ce qu’elle a vu, répondit doucement la Divine en désignant Lédara d’un geste de la main.
La question de Cassandra avait piqué la curiosité de Lédara qui ne put s’empêcher de renchérir :
- Savez-vous quelque chose de cette marque sur ma main ?
L’Inquisitrice dévoila sa main où des éclats de lumières brillaient plus que de coutume.
- J’ai bien peur de devoir vous dire la même chose qu’à Cassandra… Quant à ce qu’elle est… c’est l’aiguille qui tire le fil, tout comme la clef.
- Je ne comprends pas.
- L’aiguille, c’est celle qui traverse le Voile, aussi rare que ce soit. Le fil, c’est vous. Et c’est la clef qui ouvre et ferme une porte vers l’Immatériel. L’Ancre vous permet de pénétrer l’Immatériel et de survivre. Sans elle, Corypheus doit trouver un autre moyen d’accéder à la Cité Noire. Elle fait partie de vous, maintenant, et ne peut vous être enlevée sans vous tuer.
Un silence pesant tomba sur l’assemblée ; Lédara voyait sa petite lueur d’espoir de retirer la marque de sa main anéanti par ce que venait de dire la Divine. Elle ne pourrait jamais s’en débarrasser… elle sentit une colère sourde naître en elle. Elle fixait sa marque, avachie, retenant des larmes de colère. Ses compagnons l’observaient avec tristesse et compassion, mais n’osèrent interrompre ce silence de peur de blesser la jeune femme déjà meurtrie.
Lédara se ressaisit, fermant ses doigts sur la marque indélébile en formant un poing serré.
- Une idée pour récupérer ce qui m’appartient ? lança-t-elle à toute l’équipe presque sur un ton de défi.
Solas s’avança d’un pas, ayant apparemment une idée à l’esprit :
- Si ce Cauchemar détient une part de vous, il l’aura gardée dans un lieu sûr. Je pencherais pour son propre esprit.
- Vous suggérez que Lédara pénètre l’esprit de Cauchemar ? dit Cassandra effarée, est-ce seulement possible ?
- Je n’irais pas proposer quelque chose d’impossible, Chercheuse. Je connais l’Immatériel, certes pas physiquement, mais j’y ai passé beaucoup de temps en rêve.
- Et comment devrai-je procéder ? demanda Lédara, ouverte à toutes les possibilités, tant que cela leur permettait de ressortir de là sain et sauf.
- Eh bien, il faut qu’il vous trouve.
Tous levèrent un sourcil.
- Si je comprends bien, vous voulez que je me livre à l’ennemi ? reformula l’Inquisitrice pour être sûre d’avoir bien entendu.
- En quelque sorte, oui. Et seule.
- Vous débloquez, Solas ! grogna fortement Iron Bull. Vous croyez vraiment qu’on va laisser Lédara partir au-devant d’un démon et ce, sans protection ?
- Parfaitement, répondit calmement l’elfe.
- Expliquez-vous, Solas, intervint la Chercheuse, tout aussi dubitative que les autres.
- Le démon ne doit surtout pas découvrir notre présence ici, en tout cas, le plus tard possible de préférence. Vous devrez vous présenter à lui, expliqua Solas, et comme je le présume, il vous enfermera dans votre propre tête. Il pensera vous tuer à petit feu en vous faisant vivre vos plus grandes peurs, alors que vous, de votre côté, vous aurez accès à l’esprit de Cauchemar et pourrez rechercher ce qu’il vous a volé.
Il fallut un petit instant à l’Inquisitrice pour saisir toute la subtilité du plan de l’elfe.
- D’accord, mais en serai-je capable ? dit-elle lentement, et s’il arrivait justement à me tuer comme vous le dites ?
- Votre esprit est suffisamment fort, j’ai confiance, répondit simplement Solas.
- Et que ferez-vous en attendant ? demanda la jeune femme, encore perplexe.
- Nous resterons cachés et nous vous surveillerons de loin. Si je perçois quoi que ce soit qui irait de travers, nous interviendrons pour vous libérer.
- Pouvez-vous me certifier que vous pourrez me sortir de là si cela tourne mal ? demanda l’Inquisitrice du tac au tac.
- Oui.
Solas semblait sûr de lui. Jusqu’à maintenant, il n’avait jamais déçu l’Inquisition et avait été d’une grande aide, surtout pour la jeune Marchéenne. Elle avait toute confiance en lui, même si le plan qu’il proposait était complètement fou.
Lédara hocha brièvement de la tête pour signifier son approbation. Bull émit un grognement de mécontentement mais respecta la décision de la jeune femme. La Divine suggéra qu’ils se mettent tout de suite en route pour trouver un lieu discret avant d’envoyer la Messagère au-devant du Cauchemar. Sur le chemin, Solas donna plusieurs consignes à l’Inquisitrice afin de résister au démon et de trouver ce qu’elle allait chercher. Elle l’écouta attentivement, gravant dans sa mémoire chaque parole qui pourrait bien lui sauver la vie.
- Et souvenez-vous, finit l’elfe avec le plus grand sérieux, ne vous laissez surtout pas abuser par ce que vous pourrez voir.
- D’accord, acquiesça Lédara, les sourcils froncés de concentration.
La Divine les emmena vers une haute formation rocheuse dans laquelle se creusèrent plusieurs galeries où tous se réfugièrent. L’Inquisitrice resta à l’extérieur avec Solas et la Divine Justinia.
- En continuant sur ce chemin, lui indiqua la Divine, le Cauchemar vous verra. N’allez pas trop loin, que nous puissions garder un œil sur vous.
Lédara regarda une dernière fois ses compagnons et afficha un air sûr et décidé avant de leur tourner le dos et d’avancer sur le sentier que venait de lui indiquer Justinia. Son cœur battait fortement dans sa poitrine, la faisant trembler à chaque pas qu’elle effectuait en direction d’une petite plaine déserte. De la poussière se soulevait sous l’effet d’une brise qu’elle ne ressentait pas. Elle regardait autour d’elle au fur et à mesure qu’elle avançait, mais n’aperçut rien qu’un paysage toujours aussi étrange et inquiétant. Soudain, alors que rien n’avait bougé dans les environs, elle se sentit observée par un regard lourd et malsain. Elle s’arrêta et resta figée sur place, attendant quelque chose sans savoir exactement quoi. Enfin, une voix sombre résonna autour d’elle :
- Tiens, on a de la visite.
Le timbre était profond, guttural et fit frissonner la jeune femme.
- Mademoiselle viendrait-elle voler la peur dont j’ai eu l’obligeance de la débarrasser ? reprit la sombre voix. Vous devriez me remercier et laisser votre peur à sa place, dans l’oubli. Ou peut-être croyez-vous que la douleur vous rendra plus forte ? Qui vous a mis ces idioties en tête ? Elle ?
Lédara ne répondit rien et combattit la peur qui commençait à monter en elle, sa gorge se serrant sous son effet.
- Le seul que vos peurs rendent plus fort, c’est moi.
La voix avait soudain fortement retenti dans chacun des membres de la Marchéenne, comme si la personne qui parlait s’était introduite dans son propre corps. A ce moment, tout devint sombre autour d’elle, au point qu’elle ne distinguait même plus le sol qu’elle foulait. Elle était sous l’emprise de Cauchemar.
Lédara n’osa pas bouger ni même respirer de peur de tomber dans un vide qu’elle ne voyait pas. Elle n’osa guère plus fermer les yeux, fixant un point vague devant elle. Tout à coup, des formes apparurent à l’horizon et une lumière diffuse provint d’un ciel nocturne d’où l’on pouvait apercevoir l’aube naissante. La jeune femme balaya du regard le paysage et reconnut à peine la forteresse de l’Inébranlable, en ruines. Le sol était jonché de cadavres de Gardes et de soldats de l’Inquisition. Le silence était lourd, elle n’entendit pas un bruit mis à part le vent qui sifflait légèrement à ses oreilles. Elle se mit à avancer lentement parmi les corps et les pierres, ne pouvant s’empêcher de regarder le visage de chacun des soldats à ses pieds.
Soudain, à quelques mètres de là, elle aperçut un tissu rouge sombre qu’elle aurait pu reconnaître entre mille. Elle se mit à courir, sautant par-dessus les débris et les corps, et s’agenouilla vivement devant les lambeaux de tissu. Elle hésita un instant avant de poser délicatement ses mains sur l’étoffe, puis retourna la masse sombre sur ses genoux. Cullen était là, devant elle, sans vie, ses yeux perdus dans le vide. Tout son sang s’était répandu sous son corps, rendant sa peau livide et blanche. Lédara ne put réprimer un sanglot désespéré, caressant le visage de l’homme qu’elle aimait. Mais rapidement, elle essuya ses larmes et regarda le soleil se lever devant elle.
- Ce n’est pas arrivé, se murmura-t-elle pour se calmer.
- Comment le savez-vous ? reprit alors la voix lugubre de Cauchemar. Vous avez bien vu tous les soldats mourir pour vous faire entrer dans l’Inébranlable, non ?
Lédara ne répondit pas et se leva lentement en fixant l’horizon des yeux. Il fallait qu’elle lutte contre la peur. Elle se souvint que Solas lui avait dit que l’Immatériel reflétait le monde réel. Elle ferma alors les yeux en pensant à ce qu’il y avait de l’autre côté du Voile. En rouvrant les yeux, elle aperçut que tout ce qui l’entourait avait commencé à onduler et qu’une vision toute autre de l’Inébranlable lui apparaissait, sortant d’un brouillard épais : les murs de la forteresse se dressaient encore face aux trébuchets qui avaient cessé de tirer. Les remparts avaient été investis par les soldats de l’Inquisition et les portes grandes ouvertes montraient un va-et-vient de soldats. Il y avait certes des cadavres au sol, mais ce que Lédara voyait, c’était un siège réussi. Des sons lui parvinrent également, des ordres étaient criés : ils fouillaient la forteresse à sa recherche et à celle de ses compagnons, combattant des démons qui continuaient de sortir de la faille de la cour. Puis elle entendit la voix de Cullen à la fois lointaine et si proche... Il s’avança vers elle sans la voir et passa à ses côtés, la frôlant presque. Son visage sévère et sa voix autoritaire cachaient une profonde inquiétude.
- Je le sais, dit alors Lédara sur un ton de défi.
Soudain, tout s’évanouit et elle se retrouva à nouveau plongée dans l’obscurité.
- Vous tentez de me résister ? lança le Cauchemar en riant sinistrement, vos efforts sont vains, toutes vos peurs sont à moi, maintenant.
Un vent violent se leva et la jeune femme fut prise dans ses tourbillons, l’obligeant à fermer les yeux et à se protéger le visage de ses bras.
Quand elle rouvrit les yeux, le décor avait changé : c’était une large chambre avec un lit à baldaquin, une armoire de bois clair siégeait contre un mur et une coiffeuse dotée d’un miroir richement encadré faisait face au lit. Des tentures venaient couvrir les murs de pierre, maintenant la chaleur du feu qui brûlait dans l’âtre. Lédara reconnut sa chambre de jeune fille dans le domaine familial d’Ostwick, dans les Marches Libres. Elle ne savait pas ce que lui préparait le Cauchemar et ne s’attarda pas dans ce lieu : elle ouvrit prestement la porte de la chambre et sortit d’un pas vif dans le couloir. Elle connaissait parfaitement chaque recoin du domaine et cherchait à en sortir le plus rapidement possible. Lorsqu’elle se retrouva devant la porte qui donnait sur le hall principal, elle fonça droit devant elle, mais quand elle l’ouvrit, elle se retrouva à nouveau dans sa chambre de jeune fille. La Marchéenne rebroussa chemin immédiatement, mais elle se retrouva dans les mêmes couloirs que l’instant auparavant. Elle s’arrêta alors pour réfléchir : si elle n’avait pas pu sortir, c’était peut-être parce qu’elle s’était trouvée près d’un lieu que le Cauchemar ne voulait pas qu’elle approche.
Lédara reprit exactement le même chemin sans prendre la peine de regarder autour d’elle. Mais quand elle arriva à nouveau à la porte avant le hall, sa chambre apparut encore. Sans s’attarder, elle courut le long des couloirs, empruntant toujours le même chemin, et cette fois-ci, lorsque la porte s’ouvrit, elle aperçut un bref instant une salle sombre avec en son centre un piédestal sur lequel était posé une sphère de cristal dont émanait des lueurs blanches et bleues. Mais à l’instant même où elle vit la sphère, Lédara fut projetée en arrière et retomba dans sa chambre de jeune fille. Elle se releva pour reprendre sa course effrénée, mais une main lui agrippa fortement l’épaule et la poussa violemment contre un mur. Elle ressentit une vive douleur dans son dos déjà endolori et se retrouva face à ce qui l’avait saisie ainsi : c’était un homme de grande taille vêtu de l’armure des templiers. Elle ne pouvait voir son visage, protégé par son heaume d’acier. L’homme dégaina son épée et la brandit sur la jeune femme qui effectua une roulade pour l’éviter. Elle ne possédait aucune arme pour se défendre et le templier semblait posséder une force hors du commun.
Aussitôt, Lédara sortit en trombe de la chambre à coucher et courut dans le couloir en prenant une toute autre direction, celle de l’armurerie dans l’aile des gardes. Elle passa plusieurs portes, traversant les salles sans s’arrêter, ne se retournant même pas sur son passage pour voir si le templier la poursuivait car elle était certaine que c’était le cas. Arrivée dans l’aile où logeaient les gardes du domaine, elle se précipita vers la réserve. A sa plus grande stupeur, elle découvrit une vaste salle vide. Aucune arme, aucun objet contondant, rien ; les étagères étaient désespérément vide. Elle entendit derrière elle le cliquetis de l’armure de son assaillant qui s’approchait rapidement et quand elle se retourna, il était au bout du couloir, tenant fermement son épée dans sa main. L’homme se mit à courir droit sur elle : Lédara s’enferma alors dans la réserve vide, retardant brièvement leur confrontation.
La jeune femme avait le cœur qui battait à tout rompre et la respiration saccadée. Elle réfléchissait à toute vitesse, il fallait qu’elle trouve une solution. Puis elle se rappela soudain les derniers conseils de Solas : « Nous sommes dans l’Immatériel, ce qui implique que votre pensée sera votre plus forte alliée. Cependant, comme nous sommes physiquement ici, ce qui est imaginé n’est pas sans conséquence pour vous. Vous pouvez être blessée, voire tuée par ce que vous verrez. » Lédara prit une profonde inspiration. Elle se mit en position de tir comme si elle détenait entre ses mains un arc et banda la corde avec une flèche imaginaire. Sa concentration était intense, au point que l’arme qu’elle imaginait tenir se matérialisa au moment où le templier enfonça la porte. Lorsque celui-ci s’aperçut qu’il était tenu en joug, il retira son heaume de sa main libre.
Lédara ne put décocher sa flèche. La peur de ce qu’elle venait de voir l’avait tétanisée. L’homme qui se tenait devant elle était son frère, Dénan. Son visage aux traits fins et encadrés de cheveux sombres présentait une expression impassible. Des veinures rougeâtres apparaissaient le long de ses tempes et de son cou, signifiant qu’il était devenu un templier rouge au service de Corypheus. L’arc de la Marchéenne se dématérialisa sous le coup, la laissant sans défense face au jeune templier corrompu. Celui-ci s’avança vers elle d’un pas assuré et leva sa lame pour frapper. Lédara recula jusqu’à sentir le mur de pierre derrière elle, froid et dur. Elle vit son frère qui n’était plus qu’à quelques pas, tenant son épée avec détermination. Elle ferma les yeux et ne put qu’attendre le coup fatal.
Mais rien ne vint. Quand elle regarda à nouveau dans la pièce, elle était seule. Elle s’effondra à terre, ses jambes flageolantes ne la soutenant plus, et fondit en larmes.
- Vous ne résistez plus, jolie demoiselle ? résonna la voix de Cauchemar. Avez-vous enfin compris que vous m’apparteniez entièrement ? Que je fais ce que je veux de vous ?
Lédara ne répondit rien, calmant ses sanglots incontrôlables. Elle se releva péniblement, se soutenant au mur pour ne pas trembler et inspira profondément. Il fallait qu’elle se reprenne. Qu’elle fuie au plus vite d’ici.
- Voyons vos autres peurs, continuait le démon en jubilant.
L’Inquisitrice s’attendit à retourner dans l’obscurité, le temps que Cauchemar matérialise le monde dans lequel il voulait l’envoyer, mais rien ne se passa. Enfin calmée, elle se dirigea alors lentement vers la porte de la salle en face d’elle et l’ouvrit avec appréhension. Cependant, de l’autre côté, elle ne trouva pas le long couloir qu’elle connaissait de son enfance, mais une vaste étendue d’eau sombre. A plusieurs centaines de mètres de là, au centre du grand lac, se trouvait le piédestal qu’elle avait aperçu un peu plus tôt par inadvertance. On pouvait voir la sphère de cristal scintiller, créant des reflets blanc nacré sur la surface de l’eau.
- Voyons si vous êtes toujours aussi déterminée à vaincre vos peurs, reprit le Cauchemar en ricanant. Vos souvenirs sont là, en face de vous. Venez les reprendre, puisque c’est là votre désir.
Le rire dément du démon résonna dans la tête de la jeune femme. Lédara poussa un profond soupir de désespoir : elle ne savait pas nager. Cependant, il fallait qu’elle tente sa chance ; elle s’assit au bord du palier et plongea ses jambes dans l’eau jusqu’aux genoux. L’eau était froide et si sombre qu’on ne pouvait distinguer le fond, s’il y en avait un. Elle prit une profonde inspiration et se glissa entièrement dans l’eau glacée, se retenant au rebord que formait le palier de la porte. Mais tandis qu’elle allait prendre une grande inspiration pour se donner du courage et atteindre le piédestal, la pièce où elle s’était trouvée disparut, la laissant seule sans soutien dans l’eau. Lédara se débattit alors, essayant de garder la tête émergée mais quelque chose semblait l’attirer dans les profondeurs du lac. Elle prit rapidement une bouffée d’air avant de s’enfoncer malgré elle dans le noir. Elle se débattit autant qu’elle le pouvait, mais n’arrivait plus à atteindre la surface. Elle sentit la panique la submerger, tout comme l’eau qui s’infiltrait par ses narines frémissantes et ses lèvres, même closes.
L’air commença à lui manquer, sa tête lui tournait de plus en plus et sa vision se faisait de plus en plus faible à mesure qu’elle s’enfonçait dans les profondeurs du lac. Quand elle crut perdre tout espoir de s’en sortir, elle ferma les yeux et cessa de se débattre, la peur la submergeant telles les eaux du lac : elle sentait ses poumons se remplir d’eau, sa gorge et son nez cherchant désespérément de l’air et ne trouvant que le liquide froid et sombre.
« Reste en vie. »
Oui, rester en vie. Il fallait qu’elle reste en vie. Lédara se concentra tant sur cette unique pensée qu’elle ne se rendit pas compte qu’elle avait atteint le fond et que le lac se vidait de son eau. Tout à coup, elle toussa fortement, sa recherche d’oxygène ayant abouti. Elle s’effondra sur le sol et cracha toute l’eau qu’elle avait respirée, puis balaya du regard le paysage qui l’entourait. Elle se trouvait dans un immense cratère, mais apercevait face à elle le monticule où se trouvait le piédestal. La jeune femme ne chercha pas à comprendre comment cela s’était produit et réunit toutes les forces qui lui restaient pour courir en direction de la haute colline. Elle grimpa à une allure qui l’impressionna elle-même et arriva au sommet avant que le Cauchemar ait pu réaliser ce qu’il se passait. Elle se précipita vers le piédestal pour attraper la boule lumineuse qui reposait en son centre, lévitant légèrement dans les airs.
Au moment où elle saisit la petite sphère de cristal, une douleur aiguë lui transperça le crâne et tout devint blanc autour d’elle. La jeune femme se retrouva dans le Saint temple cinéraire, alors intact, et marchait le long d’un couloir. Elle eut une sensation de déjà-vu sans connaître ce qui allait se passer et n’avait aucun contrôle sur ses mouvements. Elle suivait sa route instinctivement, revivant ses souvenirs perdus. Elle entendit des voix résonner un peu plus loin : d’abord les gémissements d’une femme, puis une voix lugubre s’éleva :
- L’heure de notre victoire a sonné.
- Pourquoi faites-vous cela ? demanda la femme d’une voix désespérée et suppliante, surtout vous, enfin !
- Immobilisez-la, continua la voix lugubre.
- Au secours ! A l’aide ! cria la femme.
Lédara se mit à courir dans le couloir jusqu’aux portes des appartements de la Divine. Elle les ouvrit en grand et se confronta à un spectacle incompréhensible : au centre de la pièce se trouvait la Divine Justinia, entravée par des liens magiques produits par des mages Gardes des Ombres qui l’encerclaient. Face à elle se trouvait une engeance que la Marchéenne reconnut comme étant Corypheus. Dans sa main droite, il tenait l’orbe elfique qu’elle avait vue lors de la chute de Darse et avec laquelle l’Ancien avait essayé de lui arracher l’Ancre. L’orbe semblait aspirer la vie de la Divine, se nourrissant de son énergie.
- Que se passe-t-il, ici ? lança Lédara en pleine confusion.
Corypheus se retourna vivement sur elle, surpris par cette intrusion inopportune. La force de l’orbe sembla faiblir quelque peu et la Divine, dans un accès de lucidité incroyable, rassembla ses dernières forces pour frapper d’un grand coup la main de l’Ancien qui portait l’artefact elfique. Ce dernier la lâcha par mégarde et l’orbe roula au sol, emplie de magie, jusqu’aux portes. Instinctivement, Lédara alla intercepter l’objet de sa main gauche. Lorsqu’elle saisit l’orbe, une douleur fulgurante lui traversa la paume et une lumière aveuglante emplit la pièce entière.
Lédara se réveilla au milieu de l’Immatériel, toujours dans le souvenir qu’elle retrouvait enfin, tout près d’une immense Brèche qui semblait aspirer tout ce qui l’entourait. L’orbe n’était plus là, mais une douleur vive lui cinglait la main gauche qu’elle enroula dans son écharpe. Quand elle se fut relevée, des ombres commencèrent à s’approcher dangereusement d’elle, provenant de nulle part, créées par aucun objet et aucune lumière. Puis, de ces ombres sortirent une multitude de créatures plus horribles les unes que les autres. A nouveau, la jeune Marchéenne, n’ayant toujours aucun contrôle de son corps et suivant l’ordre de son souvenir, se mit à courir loin de ces monstres. Devant elle se dressait une falaise et au sommet, elle aperçut la Divine qui criait de monter la rejoindre le plus vite possible. Arrivée devant la paroi, elle se mit à grimper, écorchant ses mains jusqu’à la chair. La Divine Justinia lui tendit la main pour l’aider dans son dernier effort.
A quelques mètres derrière Justinia se trouvait une gigantesque faille ouverte sur l’autre monde. On y percevait des ruines et du feu, le Saint temple y était méconnaissable.
- Courez ! cria Lédara à la Divine.
Toutes deux se mirent à courir vers la faille, les créatures immondes les talonnant dangereusement. Mais quand Lédara arriva devant la déchirure, elle entendit Justinia derrière elle qui tomba dans sa fuite effrénée. Elle se retourna vivement pour l’aider à son tour, lui saisit la main, mais les démons étaient sur elle.
- Partez, souffla Justinia en lâchant la main de la jeune femme.
A ce moment, la Divine fut emportée dans les ombres et Lédara n’eut aucune autre solution que de traverser la gigantesque faille sans Justinia. Elle fit une chute de plusieurs mètres de hauteur et s’évanouit peu après, sa dernière vision étant celle de soldats qui l’observaient, ahuris, l’épée levée contre elle.
Quand elle se réveilla enfin de ce cauchemar, un tumulte assourdissant l’entourait : elle était allongée dans la petite plaine où elle avait fait face au démon sans le voir, et alors qu’elle sortait de son emprise, elle vit ses compagnons qui combattaient des créatures toutes plus immondes les unes que les autres : certaines étaient des cadavres déchiquetés, des lambeaux de chair voltigeant au rythme de leurs mouvements agressifs ; des araignées géantes tentaient d’enlacer de leur fil blanc Solas qui leur jetait des sort de combustion spontanée ; Iron Bull écrasait à coups de poing ce qui avait dû être une Terreur, alors que Cassandra réduisait une Ombre en cendres. Hawke et Stroud étaient restés près de l’Inquisitrice, la protégeant de toute attaque contre elle.
- On se replie ! cria Hawke quand il vit que Lédara avait repris connaissance.
Les deux combattants l’aidèrent à se relever et tous les autres compagnons les suivirent, repoussant les démons qui les poursuivaient. Une fois près des grottes où ils s’étaient réfugiés, la Divine, du moins l’esprit qui avait pris sa forme, érigea une barrière magique sur laquelle les monstres s’arrêtèrent net. Les infortunés s’enfoncèrent dans les galeries jusqu’à aboutir dans une vaste grotte où l’on entendait de l’eau suinter des parois et du plafond. Celle-ci était faiblement illuminée de petites lueurs vertes qui se baladaient telles des lucioles géantes. Sûrs qu’ils étaient momentanément à l’abri, la compagnie s’arrêta.
Lédara avait encore l’esprit dans le vague, ébranlée par ce qu’elle venait de vivre, et ne commença à reprendre son souffle qu’à cet instant. Puis elle se tourna vers la Divine Justinia en comprenant soudainement tout ce qu’elle avait vécu.
- C’était vous, murmura-t-elle à l’adresse de la Divine, ce n’est pas Andrasté qui m’a envoyé de l’Immatériel, c’est la Divine. Et maintenant vous… Elle est morte.
La Divine hocha silencieusement de la tête. Tous les compagnons regardaient fixement la Marchéenne avec un air ahuri.
- Oui, répondit simplement Justinia.
- Donc cette créature n’est qu’un simple esprit, fit ser Stroud.
- On ne s’en serait pas douté, lança ironiquement Hawke à l’adresse du Garde.
- Je suis désolée si je vous déçois, les interrompit l’esprit qui avait pris l’apparence de la Divine.
A ce moment, l’esprit dévoila sa véritable forme, se libérant de l’enveloppe de la Divine. Elle brillait de mille feux, illuminant tout autour d’elle. Son corps esquissait simplement une silhouette féminine et quitta le sol, lévitant gracieusement parmi les six compagnons.
- Vous êtes… un souvenir de la Divine ? une sorte de reflet ? demanda Lédara dans un murmure.
- Si c’est l’histoire que vous voulez raconter, répondit l’esprit, elle me plaît assez.
- Lédara, intervint Cassandra, vous vous rappelez de… ce qu’il s’est passé ?
La Marchéenne hocha la tête et raconta brièvement son souvenir qu’elle avait repris au Cauchemar. Le dévoiler aux autres lui fit très mal, surtout qu’elle réalisa que le titre qu’on lui avait donné était erroné : elle se sentit alors coupable d’une imposture. Lédara garda ce sentiment enfoui en elle, l’instant n’étant pas propice à l’apitoiement.
- La seule certitude qu’on a, grogna Hawke après son récit, c’est que la Divine mortelle a été tuée au Saint temple cinéraire par les Gardes des Ombres.
- Je le répète, les Gardes responsables de ce crime agissaient sous l’influence de Corypheus ! répliqua ser Stroud pour leur défense. Nous en reparlerons une fois rentrés à la forteresse.
- En espérant que les Gardes et leur armée de démons n’aient pas détruit l’Inquisition en notre absence, rétorqua Hawke d’un ton virulent.
- Comment osez-vous nous juger ! s’emporta Stroud. Vous avez semé le chaos à Kirkwall et vous avez causé une rébellion !
- Pour protéger des innocents, s’écria Hawke en haussant le ton, pas des fous ivres de magie du sang ! Mais vous êtes prêt à fermer les yeux simplement parce que vous ne pouvez pas imaginer un monde sans la Garde ?
- Ça suffit vous deux ! s’écria Lédara d’un ton autoritaire et agacé.
- Inquisitrice… bégaya ser Stroud surpris comme un enfant pris en faute.
- Il faut que nous sortions d’ici, continua l’Inquisitrice pour mettre un terme au débat. Sommes-nous loin de la faille de la cour ?
- Non, répondit l’esprit de la Divine, en traversant ces grottes, nous devrions y arriver.
- Bien, allons-y alors.
Tous se remirent en route silencieusement, pressant le pas afin de ne plus s’attarder dans cet endroit de plus en plus étrange et hostile. Plus ils avançaient, plus le paysage se modulait et changeait, comme si un vent violent venait réduire en poussière ce qui les entourait alors qu’ils ne ressentaient aucune rafale. Soudain, alors qu’ils apercevaient une issue d’où provenait des projections de lumières vertes et blanches, le plafond de la grotte s’ouvrit en grand, se déchirant comme sous l’effet d’une force titanesque qui aurait pulvérisé la pierre. Lédara et ses compagnons s’abritèrent comme ils purent.
- Il nous a trouvé, dit l’esprit d’une voix effrayée.
- Ce qu’on aperçoit, c’est la faille ? demanda précipitamment Cassandra.
- Oui, lui répondit la Divine, vous devez la traverser, tous. Puis, Inquisitrice, refermez-la de toutes vos forces. L’armée de démons sera bannie… et cette maudite bête sera exilée au fin fond de l’Immatériel, sans aucune prise sur vous.
Cassandra et Solas coururent en premier en direction des lueurs qu’émettait la déchirure, suivis de près par Lédara et le reste de ses compagnons. Mais lorsqu’ils quittèrent les décombres de la grotte, ils se retrouvèrent face à une immonde créature : elle était si haute qu’on ne pouvait distinguer du premier abord ce que c’était, mais au vu de ses huit longues pattes velues et de ses crocs immenses sous de multiples yeux, l’on pouvait facilement le deviner.
- C’est quoi ce monstre ! grogna fortement Bull qui s’affaiblissait à cause de sa blessure.
Mais avant même que l’un d’entre eux ait pu répondre, un nuage de fumée se souleva devant la créature, puis se dissipa, laissant apercevoir le maître des lieux. Le démon du Cauchemar s’était matérialisé en un squelette à moitié humain et à moitié bête, des pattes velues lui sortant du dos et une large capuche cachant son visage dont seule une mâchoire aux dents carnassières dévoilées par un sourire dément n’était visible.
L’esprit de la Divine s’avança lentement au-devant du groupe et s’adressa brièvement à Lédara :
- Dites à Léliana que je suis navrée de l’avoir déçue. Je suis désolée, moi aussi j’ai failli.
Sur ce, l’esprit se dirigea vers l’immense créature, brillant de mille feux, et repoussa l’araignée géante loin de la faille. Cauchemar, hors de lui, s’attaqua au groupe rescapé.
- Il faut traverser ! s’écria Solas, jamais nous ne ferons le poids contre ce démon sur son propre territoire !
L’équipe se scinda en deux groupes : Cassandra, Solas et Bull partirent d’un côté alors que Lédara, Hawke et Stroud coururent de l’autre. Le démon décida de se concentrer uniquement sur l’Inquisitrice qui avait réussi à lui échapper une première fois, laissant les trois autres atteindre la faille. Bull ne traversa pas tout de suite, attendant devant la faille pour aider les trois derniers à passer. Malheureusement, Cauchemar leur barrait la route et ces derniers s’étaient réfugiés dans les décombres.
- Il faut dégager la voie ! lança ser Stroud aux deux autres.
- Allez-y ! s’écria alors Hawke, je vous couvre.
Garrett Hawke allait s’élancer contre le démon quand Stroud le retint :
- Non, vous avez raison. Les Gardes sont responsables. Un Garde doit…
- Un Garde doit les aider à tout reconstruire ! le coupa Hawke, c’est à vous de le faire ! Corypheus est à moi.
- Hawke… murmura Lédara.
- Prenez soin de Varric pour moi.
Garrett la salua alors d’un bref signe de main puis s’élança à corps perdu sur le démon. Lédara, pétrifiée, ne put faire un mouvement et regarda Hawke se sacrifier comme l’avait fait la Divine dans son souvenir, pour qu’elle survive. Stroud saisit la jeune femme par la taille et se mit à courir en direction de la faille, Bull tendit sa main et rattrapa Lédara pour la faire traverser. Quand Iron Bull et le Garde Stroud eurent eux aussi traversé, la jeune femme, par un coup de lucidité extrême, referma la faille avec sa marque.
Quand Lédara se retourna et regarda tout autour d’elle, les soldats de l’Inquisition étaient aux prises avec des démons. Ils semblaient fatigués, éreintés, mais continuaient à se battre. Quelques-uns s’étaient arrêtés et fixaient l’Inquisitrice avec des yeux ébahis. Celle-ci, toujours sous le coup d’une grande lucidité, déploya le pouvoir de sa marque en se concentrant uniquement sur les démons qui, dans un vacarme strident, disparurent tous autant qu’ils étaient. Une fois les pouvoirs de l’Ancre résorbé, des larmes de douleur jaillirent des yeux de la jeune femme dont tout le corps n’était qu’ecchymoses et plaies. Mais le plus douloureux était son esprit et ses souvenirs retrouvés. Elle entendit autour d’elle des acclamations de joie et des soupirs de soulagement, mais elle restait désespérément calme et semblait s’être détachée de son corps.
- Elle avait raison, disait le Garde Stroud, sans le Cauchemar pour les contrôler, les mages sont libres, et Corypheus n’a plus son armée de démons.
Lédara entendit des murmures, les soldats louaient Andrasté et sa Messagère… Puis elle distingua la voix de Varric :
- Où est Hawke ?
Hawke… le plus proche ami du nain, sacrifié pour sa survie… Comment pourrait-elle le lui annoncer ?… Toutes les rumeurs se transformèrent en un bourdonnement incompréhensible, sa vue se brouillait de plus en plus. Elle sentit ses jambes trembler sous son corps, mais ne pouvait plus bouger. Elle ferma les yeux, trop… Trop de choses tournaient dans son esprit, elle sentait tous ses sens la quitter un à un. Soudain, elle sentit qu’on la saisissait fermement par la taille, une poigne familière et réconfortante lui évitant de tomber lourdement sur le sol, puis elle sombra dans l’inconscience.