L'épée et le lys

Chapitre 18 : Cullen - Le palais d'Hiver

4828 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 28/11/2025 20:16

L’impératrice Célène observait la piste de danse et ses danseurs comme une institutrice surveillant une classe d’enfants turbulents. Elle semblait attentive aux messes basses, aux regards en coin et même aux silences qui pouvaient annoncer une trahison. Et tandis qu’elle les scrutait derrière un sourire de façade, Cullen, lui, l’observait. Malgré le masque qui lui cachait la moitié du visage, on y distinguait les marques du temps. Des rides plissaient les coins de ses lèvres comme des encyclies à la surface d’un lac. Sa chevelure n’était plus que neige, trahissant ses cinquante ans à peine entamés. Son maintien raide, son refus de danser, laissaient deviner des douleurs, peut-être articulaires voire chroniques. Mais aucun rapport de Léliana ne mentionnait de maladie : le commandant en déduisit un corps fatigué par le poids des années et surement par le poids de la couronne. Célène n’avait que cinquante ans, et pourtant Cullen avait déjà vu des gens vieillir prématurément sous le fardeau des responsabilités. Cela lui arriverait-il aussi ? Allait-il bientôt se tasser, lui qui passait désormais plus de temps derrière un bureau à s’inquiéter des rapports mal rédigés qu’à mener des hommes au combat ? Il espérait que non.

À la différence de Célène, Cullen savait qu’il pouvait trouver chaque soir un moment de tranquillité. L’impératrice, même dans sa chambre luxueuse, risquait sa vie à tout moment : trahison, assassinat… La plaie des grands de ce monde. Il ne l’enviait pas. Malgré les dorures étincelantes, les tenues somptueuses et les festins opulents, Halamshiral était un lieu effrayant. Il préférait le confort rudimentaire de Fort Céleste, les rires francs de la taverne, le fracas des armes sur les boucliers, les grognements quotidiens de Cassandra… et surtout, désormais aussi, la petite chambre et l’atelier de Théa.

Il avait hâte de la retrouver. La savoir à Fort Céleste, l’attendant, lui réchauffait le cœur et lui donnait le sentiment d’appartenir à un foyer. Quand il avait quitté le fort, trois jours plus tôt, le soleil n’était pas encore levé. Pourtant, Théa était venue lui dire au revoir. Elle s’était contentée de rester en haut des marches de la cour inférieure, un châle épais sur ses épaules frêles, les cheveux attachés en un chignon rapide, le regard fixé sur lui tandis qu’il donnait ses ordres. Mais lorsqu’il l’avait remarquée, elle lui avait souri avec tant de chaleur, qu’il n’avait pas pu résister à la rejoindre avant le départ.

— Reviens vite, avait-elle soufflé en plongeant ses yeux dans les siens.

Elle semblait épuisée et il la soupçonnait d’avoir peu dormi de peur de rater son départ, et l’attention le toucha.

— Aussi vite que possible.

Sur le moment, il avait oublié les spectateurs autour d’eux. Il avait oublié qu’il était un commandant distribuant des ordres pour un départ imminent. Il lui avait délicatement soulevé le menton et avait posé sur ses lèvres un baiser qui scellait sa promesse. Il ne s’était pas encore éloigné d’elle que ses hommes s’exclamèrent d’un « Ooooh » sonore, ponctué de rires et de sifflements encourageants. La gêne les gagna aussitôt : Théa baissa les yeux par pudeur, tandis que Cullen jurait entre ses dents. Puis, d’un geste sec, il se tourna vers ses hommes et leur lança des ordres avec autorité, pour rappeler qu’il était leur commandant. Puis le convoi prit la route et il lança un dernier sourire à Théa qui ne retrouva sa chambre qu’après qu’il ait disparu à l’horizon.

Une heure plus tard, il n’avait pas regretté le baiser, mais bien de l’avoir offert sous tous ces regards. Léliana et Joséphine ne cessèrent de glousser en lui lançant des œillades amusées, et ce durant des heures. Trevelyan, qui avait choisi Iron Bull, Vivienne et Solas pour l’accompagner dans cette mission, n’avait pas hésité à se joindre aux conseillères, taquinant régulièrement le commandant par des questions bien trop personnelles, comme la qualité du matelas de Théa, ou si Cullen priait avant chaque baiser. Après avoir eu un rire franc face à l’agacement de son conseiller, il ajouta :

 — Vous êtes donc capable de vous amuser un tant soit peu.

 — Ce n’est pas un jeu pour moi, je…

L’inquisiteur lui avait lancé un sourire éclatant.

              — Qu’Andrasté me vienne en aide. Vous êtes aussi insupportable que Joséphine et Léliana.

Cullen avait donné un ordre à son cheval pour s’éloigner de l’Inquisiteur.

— Commandant, voyons, revenez ! Je ne vous ai pas encore demandé si l’herboriste prend toute la place dans le lit…

La taquinerie fit rire les deux conseillères et Cullen avait grogné son mécontentement. Que pouvait-il répondre à cela ? Il n’en savait rien. Il n’avait pas partagé la couche de Théa… C’était trop tôt. Il ne voulait rien précipiter. Pourtant, il devait bien avouer y avoir pensé… Notamment après leur premier baiser, qu’il n’avait jamais imaginé aussi intense même dans ses rêves les plus fous. Il était étonné de Théa autant que de lui-même. Il les avait imaginés pleins de pudeur : une jeune fille rougissante et lui, si discipliné. Et pourtant, il s’était senti enflammé par leur premier contact auquel elle s’était abandonnée sans retenue en s’accrochant à lui, comme si, elle aussi, en voulait plus encore.

Il avait secoué la tête. Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour réfléchir à tout cela. Il avait rejoint ses soldats, leur posant des questions sur l’équipement et évitant l’Inquisiteur tout le reste du trajet. Par chance, dès qu’ils franchirent les portes du Palais d’Hiver, le poids de leur mission s’était imposé, et les taquineries disparurent comme si elles n’avaient jamais existé.

 

 Cullen revint au moment du bal et laissa ses pensées troublantes derrière lui. La mission avançait doucement. Trevelyan avait dansé avec la duchesse Floriane, offrant un spectacle qui ravit la cour d’Orlaïs. Mais depuis cet instant, il avait disparu dans les couloirs du Palais d’Hiver en quête d’indices supplémentaires, et Cullen s’impatientait. L’assassin pouvait frapper à tout moment. L’Inquisiteur avait vu la mort de l’impératrice dans le futur d’Alexius. Cela faisait partie des plans de Coryphéus… Et le bal était l’occasion rêvée pour tout assassin bien entraîné d’atteindre sa victime à l’abri des regards.

Et ici, Célène s’exposait à la vue de tous comme une cible vivante pour un lancer de couteau. Comment pouvait-elle être aussi inconsciente en s’affichant de la sorte et en refusant la présence de sa garde rapprochée ?

Tout cela pour préserver son image…

Cullen se souvenait qu’à Orlaïs, la réputation était capitale, plus que la vie elle-même. Entourée de gardes, Célène se montrerait faible… Cela jouerait en faveur de ses opposants et surtout de son cousin Gaspard de Chalons, qui réclamait le trône qu’elle lui avait habilement subtilisé.

Les mains appuyées sur la rambarde, Cullen laissa son regard filer sur les silhouettes qui valsaient. Puis, il chercha dans la foule les suspects : Floriane, Briala et Gaspard.

Floriane ressemblait davantage à Célène qu’à son frère. Sa robe, dont le col évoquait des ailes de papillons monarques, accentuait sa pâleur et un sourire arrogant peignait sa bouche constamment. Elle se promenait parmi les invités avec l’assurance d’une maîtresse de maison, glanant des compliments à droite et à gauche. Le bal était en son honneur, et elle en profitait pleinement. Briala, quant à elle, demeurait discrète, à l’ombre des regards, comme Léliana l’aurait fait. Ses yeux semblaient partout, mais elle restait invisible aux yeux des autres. Malgré le bal, sa tenue était élégante mais sobre… voire pratique. Gaspard, lui, paradait tel un paon, cherchant à plaire et à nouer des alliances avec la noblesse orlésienne. Il tentait de charmer les plus riches, mais Cullen remarqua que seuls les hommes lui prêtaient attention, tandis que les femmes s’efforçaient de l’éviter. Ses manières étaient trop rudes. C’était un soldat avant tout qui manquait de subtilité dans ses discours.

Après la danse de Trevelyan et de la duchesse, la discussion entre les conseillers et l’Inquisiteur avait été vive. Aucun d’entre eux n’était d’accord sur le fond du problème : fallait-il laisser vivre Célène ou non ?

Cullen et Léliana étaient du même avis : l’Impératrice pouvait mourir. Orlaïs y survivrait. Cullen avait foi en Gaspard, vétéran des campagnes orlésiennes, qu’il jugeait plus apte que sa cousine à mener une armée dans un affrontement contre Coryphéus. Une guerre se préparait. Il fallait jouer en conséquence. Léliana était d’accord, mais avec une nuance : Gaspard sur le trône, oui, mais Briala devait régner dans son ombre. Cullen désapprouvait. L’elfe était avant tout une espionne, ingénieuse, habile et puissante… Mais diriger un royaume en temps de guerre était très différent de gérer un réseau d’espions, certes utiles. Rien ne garantissait que les soldats d’Orlaïs l’accepteraient. Ils comprendraient vite qui prendrait les décisions à la cour. Ils savaient se battre, mais ils savaient aussi réfléchir.

Et pourtant, Cullen savait que Briala ne se battait pas seulement pour elle. Elle portait la voix des elfes d’Orlaïs, méprisés par les nobles et réduits à servir toute leur vie. Ses réseaux d’espions n’étaient pas qu’un outil de pouvoir : ils étaient le seul moyen pour un peuple oublié de peser sur le destin d’un empire. Mais aux yeux de Cullen, cette cause, aussi noble soit-elle, ne suffisait pas à faire d’elle une dirigeante capable de mener un royaume en guerre. Une alliée, par contre…

Joséphine, quant à elle, avait été particulièrement choquée par les idées de ses collègues. Célène devait vivre ! Ne serait-ce que parce que Coryphéus la voulait morte. Et puis, elle était l’impératrice : disposer de sa vie comme d’un simple jouet usé était tout à fait inhumain.

Cullen savait quelle décision Trevelyan prendrait. Il soutiendrait le choix de Joséphine. Cullen l’avait lu dans ses yeux. Non pas parce qu’il s’agissait du meilleur choix, mais parce qu’il s’agissait de Joséphine. Il en fut déçu, mais en même temps un peu ému. Car malgré son flegme habituel, son plaisir à taquiner les autres, l’Inquisiteur avait à cœur les intérêts de celle qu’il appréciait. Cullen avait trouvé cela… beau. Certes, c’était stupide, mais c’était aussi beau. Serait-il capable d’agir de la sorte alors que les enjeux étaient si importants ? Sûrement pas. Il était un ancien templier, après tout. Servir et obéir. Pourtant, à Kirkwall, n’avait-il pas raisonné au point d’affronter sa propre chevalier-capitaine ?

— Cullen, appela Léliana en le dépassant.

Il jeta un dernier regard à Célène, que ses trois conseillères, son entourage le plus proche, venaient de rejoindre. Cullen détourna les yeux et suivit la maîtresse espionne jusqu’à Joséphine et Trevelyan.

— Floriane est l’assassin, déclara l’Inquisiteur d’une voix posée. En vérité, ils ont tous conspiré contre Célène. Mais il y a quelques instants, Floriane, elle, a eu la courtoisie de tenter d’écourter ma soirée… et accessoirement ma vie.

Joséphine hoqueta de surprise et d’horreur.

— Mais vous êtes toujours là, s’amusa Léliana.

— À son grand dam, sourit-il avant de se tourner vers Joséphine et de lui adresser un clin d’œil.

Mais l’ambassadrice ne trouva rien d’amusant à cette discussion. Cullen reconnut dans son regard l’écho des émotions qu’il avait vues chez Théa avant et après son duel contre le marquis d’Auberny.

— Quelle est votre décision ? intervint-il, ressentant le besoin d’agir.

— Il est temps de mettre fin à cette mascarade, non ? Arrêtons la duchesse avant qu’elle n’agisse.

 

 

Cullen observa l’Impératrice Célène se redresser, prête à s’adresser à l’assemblée. Les conversations s’éteignirent aussitôt, et tous les regards se tournèrent dans sa direction. À ses côtés, la duchesse Floriane affichait un sourire qu’elle espérait gracieux, comme si elle régnait au côté de Célène depuis toujours.

Trevelyan, posté non loin, suivait chacun des gestes de la duchesse. L’air vibrait de tension, et Cullen la sentait grimper, crescendo. Il ne quitta pas Floriane des yeux, conscient que son rôle n’était pas celui d’une simple accompagnatrice. Elle allait frapper. Bientôt. Rapidement. Mais comment ?

Quand Célène ouvrit la bouche pour parler, Floriane prit la parole à sa place, d’une voix claire et assurée. Elle remercia les gens pour leur présence, sa cousine pour lui avoir offert une soirée mémorable… Ce qui semblait d’abord être un éloge se mua en menace voilée, et Cullen comprit, en même temps que l’Inquisiteur, que l’attaque était imminente.

Le commandant vit l’éclat de l’acier avant même que les courtisans ne comprennent. La lame jaillit, mais l’Inquisiteur fut plus rapide : d’un geste sec, il fit lâcher la dague à Floriane. La duchesse se dégagea aussitôt, son coude s’enfonçant dans le ventre de Trevelyan, puis heurta son visage avec une brutalité inattendue. Le sang gicla du nez de l’Inquisiteur qui poussa un juron qui détonnait dans le Palais d’Hiver.

Des cris éclatèrent dans la salle, les nobles se bousculant pour s’éloigner. Cullen tenta de l’intercepter, mais Floriane glissa hors de sa portée avec une agilité féline. Deux gardes s’élancèrent pour la retenir ; elle les poignarda sans hésiter, les corps s’effondrèrent sur le sol glacé de la salle de bal.

— Protégez l’Impératrice ! hurla Cullen, se plaçant devant elle.

Des gardes orlésiens réagirent à son ordre comme s’il s’agissait de leur propre supérieur. Ils se joignirent à lui et formèrent un bouclier autour de Célène.

La cour était en proie au chaos, les danseurs fuyaient la piste, les spectateurs geignaient et Floriane, profitant de la confusion, disparut dans les jardins. Cullen voulut s’élancer à sa poursuite, aux côtés de Trevelyan et de ses compagnons d’armes. Mais une main tremblante le retint. Célène, pâle, chancela ; ses jambes la lâchèrent et elle s’écroula dans ses bras, inconsciente.

— Majesté ! s’écria Cullen, la soutenant avec précaution.

Autour d’eux, les cris redoublaient. La cour, gagnée par la panique, s’agitait dans un désordre total. Joséphine surgit, le visage défait, et se pencha sur l’Impératrice avec une inquiétude palpable. Léliana la rejoignit aussitôt, repoussant les nobles trop curieux qui s’agglutinaient autour du corps inconscient. Elle s’agenouilla pour prendre le pouls de Célène.

— Elle respire, dit-elle d’une voix tendue, mais il faut l’éloigner d’ici. Elle a besoin d’air.

Cullen souleva Célène dans ses bras et l’emmena jusqu’au balcon le plus proche. Joséphine, le visage grave, referma aussitôt les portes avec autorité, empêchant quiconque de les suivre. Le commandant déposa l’Impératrice sur un banc de pierre. Lentement, Célène rouvrit les yeux, l’air frais de la nuit sembla lui rendre un peu de force.

Au loin, Cullen percevait le fracas du combat dans les jardins : le choc des lames, les cris étouffés. Ses poings se crispèrent. Chaque fibre de son être l’appelait à rejoindre Trevelyan et ses compagnons. Mais il ne pouvait laisser Célène sans protection. Cette dernière était choquée, ses traits figés par la peur.

— Tout va bien, murmura Joséphine d’une voix douce. L’Inquisiteur se charge de la duchesse. Vous êtes en sécurité avec nous.

L’Impératrice était pâle, son regard affolé cherchant un repère dans leur présence.

— Ma propre cousine… gémit Célène, la voix brisée. Je la pensais… mon amie, mon alliée… c’est mon sang… Comment… ?

Cullen sentit son cœur se serrer devant l’affolement de l’Impératrice. Joséphine lui tenait la main avec douceur, cherchant à l’apaiser.

— En politique, comme en affaire, les gens portent des masques, répondit Léliana avec une froideur peu contenue. Orlaïs en a fait une mode.

Le silence qui suivit pesa lourd. Célène, pâle, fixait le vide comme si le sol s’était dérobé sous elle. Cullen, lui, entendait encore au loin le vacarme des jardins, chaque cri rappelant que Floriane n’était pas encore neutralisée. Sa main eut le réflexe de chercher le pommeau de son épée, mais ne trouva que le vide. La frustration le gagna davantage. Il se sentait vulnérable sans elle.

Puis, le silence tomba.

Cullen resta immobile, le regard fixé sur l’Impératrice qu’il protégeait encore. Et dans ce calme oppressant, il sut que c’était fini : la duchesse Floriane ne serait plus jamais une menace.

 

 

Célène, malgré les événements, avait tenu un discours rassurant pour ses invités et les invita à reprendre les festivités, à oublier cette malencontreuse histoire comme si sa vie n’avait jamais été en danger. Elle manifesta son intention d’apporter son aide à l’Inquisition et remercia Trevelyan pour son intervention rapide et prodigieuse.

Cullen n’en revenait pas : tous ces nobles étaient retournés tout naturellement à leurs petits fours, leurs messes basses et leurs danses comme si de rien n’était. Lui, il aurait mis fin à la fête, les aurait renvoyés chez eux, et se serait effondré dans un canapé pour souffler. Mais il était là, raide, refusant les danses qu’on lui proposait, le regard accroché au balcon où Joséphine et l’Inquisiteur s’étaient retirés.

— Oh, pour l’amour du ciel, Cullen, amusez‑vous un peu ! lança Léliana en passant près de lui, deux coupes de champagne à la main.

— Nous sommes en mission, répondit‑il, un sourire en coin mais crispé.

— La mission est finie, détendez‑vous, la soirée ne fait que commencer.

Il rit brièvement, tendit la main pour saisir une des deux boissons, mais Léliana recula.

— Ce n’est pas pour vous, mais pour la duchesse de Fiori. Je dois absolument savoir où elle a acheté ces chaussures. Les avez-vous vues ? Elles sont magnifiques ! Ces boucles qui brillent comme des diamants, n’est-ce pas incroyable ?

Puis, se rappelant qui était son interlocuteur, elle enchaîna :

— Si vous voulez un verre, trouvez donc un serviteur avec un plateau, il y a des dizaines en salle.

Elle s’éloigna avec légèreté. Cullen la suivit du regard, partagé entre amusement et incompréhension. Elle pouvait être terrifiante, elle l’était souvent d’ailleurs, mais ici, elle s’épanouissait comme une adolescente en fleur, alors que lui se sentait prisonnier d’une mascarade.

Il finit par rejoindre un serviteur et prit une flûte de liquide doré. La première gorgée lui laissa un goût amer, la seconde ne fit qu’alourdir son estomac.

— Commandant Cullen, appela une voix grave derrière lui.

Cullen soupira. Encore un noble, pensa‑t‑il, prêt à l’assaillir de compliments ou de questions futiles ou déplacées sur son passé à Kirkwall. Mais l’homme masqué s’inclina avec un sourire.

— J’ai assisté à votre duel à Fort Céleste. Le marquis d’Auberny m’avait convié à sa gloire. J’avoue avoir surtout apprécié sa chute. Vous vous battez remarquablement. On retrouve la discipline des templiers dans vos gestes, même sans bouclier ni armure.

Cullen hocha la tête. Un connaisseur. Peut‑être une conversation digne de ce nom.

— L’Inquisition a la chance de vous avoir.

— Je vous remercie, euh…

— Alaric Thornecault d’Amaranthine.

— Vous êtes un bérurier de Férelden.

L’homme rit, ravi qu’on reconnaisse ses années de service.

— Un ancien bérurier. Je ne suis plus qu’un simple marchand depuis de nombreuses années.

— Un riche marchand, si vous avez été convié à la cour de Célène.

— C’est exact, s’amusa l’homme.

Un silence tendu s’installa. Cullen voulait l’interroger sur ses campagnes mais il hésita. Son interlocuteur semblait lui‑même avoir des questions. La bienséance l’obligea à attendre que son aîné parle, une nouvelle fois, en premier. Cela ne traina pas.

— À Fort Céleste, parmi vos gens… J’ai reconnu une jeune femme qui m’était familière. Très chère à mon cœur jadis.

— Vraiment ? s’étonna sincèrement Cullen qui ne s’attendait pas du tout à ce genre de conversation.

— Oui, commandant. Elle a été… ma fiancée. Cela durant une demi‑année. Je me suis marié depuis, à une autre femme. À trois autres épouses en réalité. Et ce, en dix ans. Je me lasse vite des femmes.

Cullen fronça les sourcils. Cette conversation était… désagréable. Le mariage était un acte sacré, béni par la Chantrie. Il détestait ces gens qui les accumulaient, tout comme les divorces, avec autant de légèreté. Il détourna les yeux du bérurier et se mit à explorer la salle du regard. Vivienne discutait vivement avec d’autres nobles, elle était parfaitement dans son élément. Solas trouvait plaisir dans la conversation auprès des plus érudits… Iron Bull tenait serrée contre lui une grande rouquine qui riait à gorge déployée. Et lui, il était là à écouter ce riche marchand se plaindre d’une femme vénale. Qu’avait‑il donc fait au Créateur pour mériter un tel sort ? Ne venait‑il pas de sauver l’Impératrice avec l’Inquisiteur ? Devait‑il souffrir cette soirée de la sorte ?

— Vous savez, j’ai offert l’un des plus beaux joyaux de Férelden à cette demoiselle. Un gage de fiançailles digne d’une reine. Mais la garce… Elle s’est enfuie avec un roturier, emportant la bague, bien entendu. Retrouver cette femme entre vos murs m’a causé un choc, je dois l’avouer.

Cullen vida le reste de sa coupe en silence. Une voleuse vivait donc entre les murs de Fort Céleste… Il retint un long soupir avant de répondre.

— Je suis désolé, mais je ne vois pas de qui vous parlez.

— Vraiment ? Il m’a semblé que vous étiez… proches.

Le commandant fronça les sourcils, fouillant sa mémoire.

— Sans son nom… s’impatienta‑t‑il.

— Théa Montclair.

Cullen resta un moment interdit. Montclair…

Le monde sembla vaciller.

Théa… Montclair. Comment était‑ce possible ?

Les Montclair ne rentraient pas à Fort Céleste… Il s’en était assuré. Et Théa. Il n’en connaissait qu’une.

Sa Théa.

 Y en avait‑il une autre au bastion ? Il avait vu tellement de noms dans les rapports qu’il lisait et jamais un autre agent n’avait porté le même prénom que l’herboriste. Il s’en serait souvenu. Il n’y avait pas de Théa Montclair à Fort Céleste. Il y avait juste Théa Dennet.

Alaric poursuivit, insensible à la tempête qui grondait dans Cullen.

— Cette famille ne comporte que de vils manipulateurs.

Malgré lui, Cullen acquiesça. Armand Montclair en avait été la preuve. Menteur et manipulateur. Mia avait été sa victime.

— J’ai rompu toute alliance avec eux. Vous rendez vous compte, commandant, ils ont exigé un dédommagement quand leur fille s’est enfuie. Selon son père, je ne lui aurais pas montré assez d’intérêt pour la retenir ! Ridicule ! C’était juste une gamine capricieuse et frivole, à n’en pas douter ! C’est moi qui étais en droit de réclamer réparation !

Il s’indignait et s’agitait comme un enfant à qui on aurait volé son jouet et qui, au bout de dix ans, n’arrivait toujours pas à l’accepter. Égocentrique et rancunier. Mais Cullen n’en eut cure. En lui, tout se tendait. Son cerveau s’agitait. Son cœur palpitait…

— Je suis surpris que l’Inquisition s’allie à cette famille, acheva le bérurier en ajustant son masque qui tombait légèrement.

Le commandant put distinguer en partie ses traits. Quel âge avait-il donc ? Soixante ans ? Soixante-cinq ? L’écœurement l’envahit. La nausée suivit. Il jeta un regard à son verre vide et regretta de s’être accordé cette distraction. Les souvenirs revenaient en surface. Sa sœur pleurant à chaudes larmes, parlant de mettre fin à ses jours, l’inquiétude de sa famille alors qu’elle refusait de s’alimenter… C’était trop.

Cullen déposa sa coupe d’un geste brusque sur une table.

— L’Inquisition n’a aucun membre de la famille Montclair dans ses rangs, monsieur. Je crains qu’il y ait erreur.

— Vraiment ? s’étonna le riche marchand. Étrange… le même visage pourtant. Doux et farouche à la fois. Une beauté que j’aurais voulu dompter, posséder, jusqu’à l’user. Êtes‑vous certain, commandant ? Que cette femme n’était pas Théa Montclair ?

Cullen perdit patience. Il détestait que ces deux noms puissent être prononcés l’un derrière l’autre. Il n’y avait pas de Théa Montclair !

— Certain, confirma Cullen avant de reculer de deux pas.

Ses poings s’ouvraient et se refermaient, son sang battait dans ses tempes. Il s’excusa sèchement et s’éloigna, chaque pas résonnant comme un coup de marteau. Il bouillonnait. Théa… Montclair…

Était‑ce possible ?

La voix de Léliana résonnait dans sa tête, ses doutes sur les liens avec Dennet. Les mots de Sera, qu’il n’avait pas compris, revenaient soudain : Théa se tenait trop droite, comme une noble. Une noble. Théa.

Son lien de parenté avec maître Dennet posait de plus en plus d’interrogations. Et maintenant, ce nom… Montclair. Noble. Manipulateur. Tout prenait une autre dimension. Non… Il ne pouvait le croire !

Cullen aperçut Léliana et la rejoignit en deux pas, comme happé par une urgence qui lui dévorait le cœur. Il l’attrapa par le bras sans douceur, ses yeux brûlants.

— Cullen, bon sang ! pesta‑t‑elle en renversant quelques gouttes de vin sur le bras du commandant.

— J’ai besoin de vos talents, Léliana. Je veux que vous trouviez des informations sur la famille Montclair de Férelden.

Elle leva les yeux sur lui et son agacement disparut. Cullen détourna les yeux. Il savait que son visage trahissait ses tourments.

— Montclair ? Pour quelle raison cette famille vous intéresse-t-elle, commandant ?

— Vous vouliez savoir le lien entre Dennet et Théa ? C’est l’occasion, s’énerva-t-il.

Léliana le fixa, troublée par la fureur qui vibrait dans sa voix.

— Vous en êtes sûr ? Vous ne voulez pas demander directement à l’intéressée ? J’ai cru comprendre que vous…

— Je dois savoir, Léliana. J’ai besoin de savoir !

— Cela risque de prendre quelques jours, Cullen. Nous serons rentrés à Fort Céleste entre‑temps.

— Très bien. Je m’en accommoderai.

Il s’éloigna de quelques pas avant de se retourner vers la maîtresse espionne. Elle ne l’avait pas quitté des yeux. Il hésita, puis, d’une voix rauque chargée de tristesse, il la remercia.

Mais en lui, il savait que c’était trop tard. Il savait que les rapports de Léliana ne feraient que confirmer ce qu’il avait déjà compris…


Laisser un commentaire ?