L'épée et le lys
Chapitre 17 : Théa - Nouvelles sensations
6996 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 23/11/2025 16:51
Ce n’était qu’au petit déjeuner que Théa apprit l’existence du duel du commandant Cullen. Une vingtaine de nobles avaient franchi les grilles de Fort Céleste en grande pompe, envahissant la cour et le hall de l’Inquisition comme s’ils possédaient les lieux. Ce fut Blackwall qui vint interrompre leur repas, à Sera et elle, pour leur parler de l’affrontement qui se préparait. Il se moqua ouvertement du marquis, qui paradait avec arrogance en s’autoproclamant grand vainqueur avant même d’avoir sorti les armes.
Théa avait d’abord été peinée que Cullen n’ait pas eu la délicatesse de la prévenir lui‑même. Mais ils s’étaient à peine croisés ces deux derniers jours, alors en vérité, cela n’était guère étonnant. De toute manière, malgré leur lien naissant, il était normal que le commandant de l’Inquisition ne soit pas tenu de discuter de stratégie politique avec elle. Et pourtant, elle avait beaucoup pensé à lui, au premier frisson d’une histoire encore fragile mais qui promettait d’être belle si on leur en laissait le temps.
Vers midi, elle avait aperçu le marquis en question que dame Joséphine guidait à travers les jardins. Il critiquait tout avec suffisance, comme s’il inspectait une propriété qu’il s’apprêtait à acquérir. Théa comprit le ressenti du Blackwall envers l’Orlésien car elle l’avait trouvé immédiatement méprisable, tant son attitude lui rappelait celle de sa propre famille. Elle n’aurait jamais osé l’exprimer de vive voix, mais au fond d’elle, elle désirait voir Cullen offrir au marquis la leçon qu’il méritait.
Toutefois, une inquiétude sourde s’était glissée en elle, lui tordant le ventre à l’instant où elle avait vu le marquis exhiber fièrement ses armes à l’ambassadrice Montilyet. Une rapière finement forgée et une dague à la lame acérée. Et si c’était l’inverse ? Si ce noble, malgré sa minceur, malgré ses allures de jeune coq prétentieux, était plus agile et plus fort que Cullen ?
Iron Bull et Sera lui avaient assuré qu’il y avait peu de risques que cela arrive. Que le commandant n’eût pas obtenu son titre de Chevalier sous‑capitaine des templiers à Kirkwall parce qu’il passait son temps à faire du crochet ou de la broderie. Bien que l’image de Cullen, une pelote de laine en main, l’eût déstabilisée, elle les avait crus. Pourtant, maintenant qu’elle était perchée sur le toit de la forge aux côtés de la Charge et de Sera, les yeux rivés sur le terrain d’entraînement, cette certitude faiblissait. Le sourire que Cullen lui avait adressé ne la rassura pas davantage. Elle avait tenté de se montrer confiante en lui répondant avec le même sourire, mais en elle, c’était le chaos.
Pour ajouter à son inquiétude, elle remarqua que Cullen ne portait ni armure ni bouclier tandis que son adversaire, lui, arborait ses deux lames qui scintillaient sous le soleil de ce milieu d’après‑midi. Bien qu’elle n’y connaisse rien en duel, Théa trouva le commandant désavantagé avec pour seule arme son épée bâtarde. Il semblait presque nu, soudain vulnérable.
Trop vulnérable…
Elle frissonna.
— Ça va bien se passer. Il va s’en sortir, déclara Iron Bull en se dressant devant elle lui offrant un peu d’ombre.
— Mettez‑vous derrière, Patron. Vous gâchez la vue avec vos cornes ! se plaignit Crem derrière eux.
Le Qunari grogna mais se déplaça pour rejoindre sa troupe et s’installa sur le toit d’ardoise. Peu à l’aise sur les hauteurs, Théa s’assit à son tour en repliant ses jambes sous elle et lissa nerveusement le tissu de sa robe usée. Autour d’elle, ses compagnons spectateurs faisaient des paris : sur la durée du combat ou sur le nombre de coups que Cullen donnerait, voire recevrait… Théa se refusait à les écouter. Leurs remarques futiles, leurs allusions à d’éventuelles blessures, leurs rires impatients l’angoissaient comme jamais. Elle ne partageait pas leur euphorie. Son ventre se tordit une nouvelle fois, mais elle resta droite, les yeux fixés sur le terrain d’entraînement en contre bas.
Cassandra s’avança dans le cercle où le combat se déroulait et invita les duellistes à commencer. Le cœur de Théa marqua un arrêt, elle se mordit la lèvre inférieure. Avait‑elle réellement envie d’assister à cela ? Elle aurait dû rester dans sa chambre. Elle aurait dû s’éloigner de ce spectacle. Pourtant, au fond d’elle, elle sut que sa place était là. Elle devait voir de ses propres yeux ce qu’il allait arriver à celui qu’elle… Elle secoua la tête. Elle savait ce qu’elle ressentait pour Cullen et le moment n’était pas venu pour analyser ses sentiments.
Cullen s’avança, en garde, et elle cloua son regard sur sa silhouette qu’elle devinait musclée sous la chemise. Oui, Iron Bull avait raison, Cullen était taillé pour le combat. Tout allait bien se passer. Inutile de s’inquiéter.
Vraiment.
Son adversaire, affublé d’une tenue soyeuse que la jeune femme devinait hors de prix, se mit à tourner autour du commandant comme un rapace qui repère une proie facile depuis le ciel. Théa ne clignait presque plus des yeux. Chaque mouvement sur le terrain semblait suspendre son souffle. Cullen pivotait lentement sur lui‑même, sans jamais quitter son adversaire du regard, tandis que le marquis d’Auberny s’amusait de petits jeux de jambes comme un enfant apprenant le ballet. Le tout en affichant un sourire faussement candide.
Le premier assaut fut fulgurant. D’Auberny bondit, lame en avant, visant le cœur de Cullen. Théa sursauta. Le commandant pivota juste à temps, déviant le coup du plat de son épée, puis recula de deux pas pour rétablir une distance entre l’Orlésien et lui. Théa accusa le choc, incapable de détourner les yeux. Son cœur tambourinait sa cage thoracique comme s’il désirait s’y échapper. Elle n’avait rien vu venir. Elle n’avait même pas perçu la moindre tension chez le marquis qui aurait annoncé cette attaque. Le vent souffla sur le toit, abattant ses cheveux devant ses yeux. Elle les écarta vite, agacée à l’idée de perdre la moindre miette de cet affrontement. Le noble attaquait une nouvelle fois et Cullen esquiva.
Derrière la jeune femme, Iron Bull grogna. Crem, accroupi à ses côtés, lâcha :
— Pas de panique, Patron. Cullen aurait déjà pu le mettre à terre. Il amuse la galerie, c’est tout.
— Je sais, répondit le Qunari.
Théa, elle avait beau regarder la scène, elle n’y comprenait pas grand-chose. À ses yeux, il n’y avait que deux hommes qui rôdaient l’un autour de l’autre, tournant comme des loups, et soudain, des gestes rapides et des lames qui fusaient. Tout allait trop vite. Elle n’arrivait pas à anticiper les mouvements, à deviner les intentions. Les combats qu’elle avait lus dans des romans ne ressemblaient en rien à ce qu’elle suivait ici.
Quand les lames s’entrechoquèrent soudainement, elle hoqueta avant de crisper ses mains sur sa robe, les doigts blanchis à force de serrer le tissu usé. Cullen n’attaquait pas. Il esquivait, parait, reculait encore et encore. Dans le public des cris de joie résonnèrent, des rires aussi. Les invités prenaient plaisir à ce qu’ils voyaient ou manifestaient vivement leur déception quand la rapière manquait sa cible. Théa les détesta tous autant qu'ils étaient.
De plus en plus frustrée de n’avoir aucune connaissance en l’art du combat, elle reporta son attention sur Cullen. Il bougeait avec précision, mais son souffle devenait plus lourd. Sa poitrine se soulevait plus vite. Était-ce normal ? Théa vit la sueur glisser le long de sa tempe, puis disparaître dans le col de sa chemise. Il ne vacillait pas, mais quelque chose dans sa posture avait changé. Était-il déjà fatigué ? Le marquis, lui, semblait danser sans jamais s'épuiser. Il tournait, feintait, bondissait avec une aisance presque insolente. Sa lame effilée décrivait des arcs menaçants, parfois trop proches du visage de Cullen. À deux reprises, Théa crut voir le métal frôler sa joue. Elle s'agrippa davantage au tissu de sa robe sans prêter attention à l'état de sa tenue. Rien ne comptait en dehors de Cullen. A nouveau, la lame fila vers le flanc du commandant qui recula juste à temps mais qui perdit un pan de chemise dans la manœuvre. Théa porta une main tremblante à ses lèvres. A ses côtés, elle entendit Sera pester et Iron Bull grogner une fois de plus.
Cullen para l’attaque suivante, recula, puis tenta à son tour une frappe au flanc. Le marquis se jeta en arrière, évita sans effort, et riposta aussitôt. Sa dague fendit l’air, rapide, vicieuse. Cullen dévia le coup, mais son bras trembla légèrement sous l’impact. Théa se mordit les lèvres.
— C’est du beau spectacle, siffla Crem dans son dos.
— Ouais, c’est pas mal, approuva Iron Bull.
Théa se tourna brusquement vers eux. Elle chercha sur leurs visages un signe, tout et n'importe quoi qui dirait que tout allait bien. Mais elle n’y trouva ni certitude, ni inquiétude. Juste l’excitation du spectacle, et cela ne la rassura pas.
L’œil valide du chef de la Charge se posa sur elle. Avec un sérieux qu’elle ne lui connaissait pas, il murmura :
— C’est devant que ça se passe.
Désemparée, elle se retourna juste au moment où la foule s’écria. Affolée par ces cris de joie, son regard balaya le terrain jusqu’à ce qu’elle retrouve le commandant.
L’effroi la frappa.
La lame de la dague du marquis était enfoncée dans son épaule droite. Juste en dessous de la clavicule. Cullen maintenait le poignet de son adversaire pour l'empêcher de pénétrer davantage la chaire puis il le repoussait avec force, d'un coup de genou dans le ventre. Le noble recula en grimaçant mais ne perdit pas son équilibre pour autant, et encore moins son sourire. Cullen jeta la dague hors du terrain, au pied de la chercheuse Pentaghast tandis que sa chemise se teinta de rouge.
A cette vision, Théa étouffa un cri. Son corps agit malgré elle. Elle chercha à se redresser pour porter assistance au commandant, mais Sera plaqua une main ferme sur son épaule et l’obligea à rester tranquille.
— C’est pas le moment. Tu vas le déconcentrer.
Théa leva les yeux sur son amie et se figea. Jamais elle n'avait vu Sera aussi sérieuse.
— La plaie n’est pas profonde, tenta Crem pour la rassurer. Pour le commandant, c’est juste une égratignure.
En contrebas, malgré qu'il ne possédât plus qu'une seule arme, le marquis levait les bras, triomphant, pour mieux récolter les acclamations. Fier d’avoir porté un coup au commandant de l’Inquisition, il riait, saluait, réclamait les applaudissements comme un acteur en fin de scène. Théa le détesta. Elle rêvait de se jeter sur lui pour le ruer de coup, le griffer, lui arracher les cheveux et des tas d'autres choses encore que jamais elle aurait imaginé un jour vouloir faire à qui que ce soit.
Elle chassa d'un mouvement de poignet les larmes qui parlaient à ses yeux, tenta de repousser la peur qui la dévorait et les lèvres tremblantes, elle reporta son attention sur l’ancien templier.
Cullen se tenait toujours aussi droit. Malgré le sang. Malgré la douleur qu’elle devinait dans la tension de ses épaules. Il ne quittait pas son adversaire des yeux. Et contre toute attente, elle crut voir… un sourire. C'était léger, fugace comme si sa lèvre supérieure avait simplement frémi, mais c'était bien là.
Se méprenait-elle ou Cullen s’amusait-il ?
— Bien, les choses sérieuses vont commencer, apprécia Iron Bull dans son dos.
Elle se tourna une nouvelle fois vers lui. Cette fois, elle découvrit un sourire en coin sur le visage du Qunari. Son œil unique se posa sur elle, tranquille, presque complice.
— Vous allez tout rater, dit-il avec indulgence.
Théa reporta aussitôt son attention sur la cour de Fort Céleste. Cullen se mettait en mouvement. Sa chemise, imbibée de sang et de sueur, collait à sa peau. Théa s'étonna de sentir la peur se retirer, laissant place à une tension plus vive dans son corps. Un frisson la parcourut. Elle se sentait impatiente, presque fébrile, fascinée par ce qu’elle voyait. Fascinée par ce Cullen-là. Il n’avait plus rien du commandant mesuré qu’elle connaissait. Il était un combattant. Un fauve. Et dans l’intensité de ses gestes, dans la puissance contenue de ses bras, elle retrouva quelque chose de familier : la force tranquille des ours du Bois d’Hafter. Une force qui ne cherche pas à impressionner, mais qui impose le respect.
Théa comprit ce que Iron Bull voulait dire par les choses sérieuses allaient commencer. Cullen ne jouait plus. Les nobles avaient assez ri. Les nobles étaient suffisamment divertis. Le spectacle était fini.
Le marquis d’Auberny dut le sentir aussi, car il retrouva son sérieux et passa à l’attaque sans attendre. Sa rapière fila, tranchante, et visa le visage de Cullen. Celui-ci para sans difficulté puis contre-attaqua sans attendre. Théa cligna des paupières. Elle l'avait cru épuisé... elle ne s'était jamais autant trompée. L’Orlésien haletait de plus en plus. Quand il tenta une nouvelle attaque, Cullen frappa son épée contre sa lame. La force du commandant, concentrée dans ce mouvement sec, envoya son adversaire au sol.
Théa retint son souffle.
Le marquis, à terre, ricana brièvement. Et alors que Cullen s’approchait, prêt à conclure, il se redressa d’un bond et lui lança une poignée de terre au visage.
— C’est déloyal ! hurla Sera, à côté de Théa.
— C’est malin, surtout, argumenta Iron Bull.
— Une technique qui a fait ses preuves de nombreuses fois, ajouta Crem.
— L’important, c’est de gagner, on s’en fout du comment, conclut Iron Bull.
Théa se tourna vers eux, les sourcils froncés pour marquer son désaccord. Cette fois, les deux hommes lui indiquèrent d'un geste commun l'arène en contrebas. Elle se retourna en bougonnant, juste à temps pour voir Cullen dégager la terre de ses yeux avec un pan de sa chemise.
Le marquis en profita pour porter l’estoque. Mais le commandant fut plus rapide. Il para l’arme de sa main libre, frappa le poignet de son adversaire, puis le heurta à la tempe avec le pommeau de son épée.
D’Auberny poussa un cri plaintif avant de tituber de quelques pas en arrière. Il porta une main à son front et s’indigna en découvrant le sang qui filait sur sa joue. Cullen s’approcha, silencieusement faisant glisser son épée dans sa main gauche. Le marquis leva les bras en signe de reddition, mais l’ancien templier n’en eut cure. Son poing droit s’abattit sur le nez du noble, le projetant trois mètres en arrière. Il s’écroula au pied de la ribambelle de noble qui l’avait accompagné.
Le rire d’Iron Bull résonna dans les oreilles de Théa qui ne parvenait pas à quitter l’affrontement des yeux.
Cullen avait rejoint son adversaire et de la lame de son épée, écarta la rapière de son propriétaire pour la faire glisser au centre du terrain. Le marquis hurlait de douleur et supplia qu’on l’épargne. Le public s’amusait comme un fou. On criait, on huait le noble, on applaudissait les prouesses du commandant.
Cassandra s’avança dans le cercle.
— Marquis Théophile d'Auberny, abandonnez-vous le duel ?
— Je… Quoi ? Oui… Oui, j’abandonne ! Bon sang, vous avez vu l’état dans lequel je suis ? geignait l’homme, le nez déformé et la bouche couverte de sang.
— Tant mieux… souffla Cassandra avant de reprendre d’une voix forte : je déclare le commandant de l’Inquisition, Cullen Rutherford, gagnant du duel !
Sa voix résonna dans la cour, claire, autoritaire. Un silence bref précéda l’explosion des hourras. Les spectateurs se levèrent, crièrent, applaudirent. Certains sifflèrent d’enthousiasme, d’autres scandaient le nom du commandant. Théa, elle, ne bougeait pas. Elle le regardait. Cullen tendit son arme à un soldat, puis porta la main à son épaule blessée. Son visage était marqué par l’effort, mais son regard brillait d’une lueur tranquille. Il avait gagné. Sans éclat, sans mise en scène. Juste par la force, la maîtrise, et avec cette détermination qu’elle appréciait de découvrir chez lui.
Cullen lui plaisait déjà avant ce combat. Mais à présent, elle ne saurait expliquer pourquoi, elle le trouva encore plus plaisant.
Solas s’avança vers Cullen pour lui prodiguer des soins, et là, en elle, son instinct de soigneuse se réveilla brusquement. Elle se leva précipitamment, ravie que Sera ne la retienne pas cette fois, s’approcha du bord du toit et hésita à bondir pour rejoindre le commandant. Ce n'était pas si haut, elle atterrirait dans l'herbe sans aucun mal. Mais Sera fut plus rapide. Elle la retint d’un geste sec en la traitant de folle furieuse et ordonna au Qunari de descendre en premier. Iron Bull s’exécuta sans discuter. Il sauta dans l’herbe, se tourna, et sans ménagement, Sera poussa Théa dans le vide. Avec un cri de surprise et d’effroi, elle tomba directement dans les bras du Qunari, qui la déposa sur le sol sans attendre.
— Vous pouvez retrouver votre preux chevalier et l’embrasser ! la taquina-t-il.
À la surprise du chef de la Charge, Théa rougit violemment.
— Ah… Vous n’en êtes pas encore là. Eh bien, dans ce cas, c’est l’occasion rêvée pour jouer au patient et à l'infirmière.
Théa se sentit extrêmement gênée et préféra ignorer ses remarques. Les rires du Qunari et de l'elfe ne lui échappèrent pas quand elle fit demi-tour et tenta de se faufiler dans la foule amassée autour de l’ancien templier pour le féliciter. Elle trébucha et se cogna contre un noble. Alors qu'elle s'excusait distraitement, l'homme se tourna vers elle. Il portait un masque orlésien, comme la plupart des nobles présents à Fort Céleste. Mais elle distinguait ses tempes grises. Elle croisa son regard et s’y accrocha un bref instant.
Ces yeux…
Elle les avait déjà vus…
Une sensation étrange l’étreignit, mais elle reprit sa course, et quand elle arriva près du commandant, elle l’oublia aussitôt.
Cullen riait avec le mage qui le félicitait. Cassandra souriait également et tentait d’écarter ceux et celles qui s’approchaient un peu trop du combattant.
— Je vais soigner cette blessure sans attendre, annonça Solas.
— Non, attendez. Je préfère que…
Le regard de Cullen tomba sur celui de Théa, et elle sentit un frisson délicieux l’envahir en réalisant à quel point il semblait ravi de la voir.
— J’aimerais que ce soit elle qui me soigne.
Solas eut un rire discret avant de répondre :
— Excellent, commandant. Notre herboriste devrait vous apporter du soin… et un moment de réconfort de meilleure qualité que le mien.
Cullen suivit Théa jusqu’à sa chambre en silence. Elle avait envie de lui parler, de lui dire qu’elle avait été impressionnée. Mais les mots lui manquaient. D’autres l’avaient félicité, des voix plus importantes que la sienne avaient salué ses compétences militaires… Que pourrait-elle ajouter ?
Ils entrèrent dans la petite pièce qui sentait les herbes et les baumes. Elle lui indiqua un tabouret, et il s’y installa sans attendre, avec un soupir de soulagement. Il semblait épuisé, mais satisfait. Théa versa de l’eau fraîche dans un bol, y trempa un chiffon propre, puis s’approcha, hésitante.
— Je dois nettoyer la plaie…
Il hocha la tête, et dans un mouvement souple, il ôta sa chemise tachée. À la découverte de son torse nu, le cœur de Théa s’emballa. Cullen était musclé, elle le savait, mais son corps gardait les cicatrices de combats dont tous n’avaient pas été victorieux. Dans le fond, elle savait si peu de chose sur sa vie de templier…
Elle reporta son attention à la plaie. La vue du sang sur cette peau la glaçait. Elle réalisa que cela aurait pu être pire. Elle baissa les yeux, se concentra sur la blessure, s’accrocha à ses gestes de soigneuse. Adan lui avait appris à recoudre une plaie, et celle-ci n’était pas très profonde, comme l’avait deviné Cremissius. Elle pensa au Tevinter avec une pointe d’admiration… et de jalousie. Elle, elle devait voir pour savoir. Elle, elle n'avait pas compris au premier regard.
Doucement, elle passa le chiffon humide sur la peau entaillée. Cullen ne dit rien, mais elle sentit un frémissement sous ses doigts.
— Je vous fais mal ? murmura-t-elle.
— Non. Vous êtes aussi douce qu’un chaton.
— Les chatons ont des griffes, répondit-elle, plus audacieuse qu’elle ne l’aurait cru.
— Je n’en doute pas.
Le silence revint, plus dense qu’avant. Elle s'était surprise à répondre aussi facilement, aussi franchement. La retenue était la base de son éducation. Une jeune fille se tait, soumise et discrète. Elle eut un sourire à la pensée de Sera qui était tout le contraire de cela et qui, finalement, l'avait bien un peu contaminé. Théa retourna à son atelier, prit un onguent, une aiguille et du fil.
— Solas aurait refermé la plaie en deux secondes. Avec mes soins, il faudra plusieurs jours de repos, explique-t-elle.
— Cela me convient.
Elle se mordit la lèvre. L’air semblait plus lourd, chargé d’une tension qu’elle n’arrivait pas à nommer. Quand elle piqua la peau de Cullen, il émit un faible grognement. Elle s’excusa, mais il secoua la tête, l’invitant à poursuivre.
Alors elle s’appliqua en se concentrant au maximum. Son souffle se fit plus lent, ses gestes plus mesurés. Elle piqua par six fois dans la chair ferme, attentive à ne pas trembler, à ne faire aucune erreur. Chaque point était net, précis. Elle noua le fil avec soin, le coupa d’un geste sûr, puis relâcha enfin la pression de ses épaules. Le plus difficile était fait.
Elle appliqua l’onguent sur les fils, puis prit un bandage. Elle le passa autour du torse du commandant, de son épaule et le noua. Puis, sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte, ses yeux captèrent un grain de beauté sur la clavicule de Cullen. Ses doigts l'effleurèrent puis glissèrent sur la peau chaude, presque malgré elle. Ils s’attardèrent sur la clavicule, la suivirent avec lenteur, puis longèrent la courbe massive de l’épaule. Quand la peau du commandant se couvrit de chair de poule, un frisson identique l'envahit.
Soudain, Cullen lui saisit les doigts lui arrachant un sursaut et la ramenant à la réalité. Il les porta à ses lèvres, y déposa un baiser. Lent et plein de promesses. Puis il la libéra.
— Est-ce que le duel vous a plu ? demanda-t-il d'une voix rauque.
— Je ne sais pas trop. Vous avez été impressionnant, tout le monde le dit, dit-elle en reculant d’un pas.
— C’est votre avis qui m’importe.
Elle hésita. Elle avait aimé le voir si confiant. Elle avait détesté le savoir blessé et elle, impuissante à l'aider sur le moment.
— J’ai surtout eu peur, avoua-t-elle.
— Je ne risquais rien.
— Je l’ai compris. Mais j’aurais aimé le savoir avant. Savoir aussi qu’il y aurait cet affrontement. Dois-je m’inquiéter pour d’autres à venir ?
— Je suis un soldat, Théa. Il y en aura toujours d’autres.
Elle plongea ses yeux dans les siens. Elle le savait : Cullen était un homme d’armes, de combat. Un commandant avant toute chose. Des blessures comme celle qu’elle venait de soigner, il y en aurait d’autres encore. Sans doute même de plus graves. Avait-elle envie de cela ? De s’inquiéter pour lui le restant de sa vie ? Elle n’en était pas certaine. Elle se rappelait encore Darse. L’horreur qu’elle y eût vue. Tout cela était encore trop frais pour qu’elle puisse y faire abstraction. Un jour, risquait-elle de trouver Cullen mort dans des décombres ? Ou brûler vif, comme Adan, lors d’une explosion.
C’était de la folie ! Aucune femme ne supporterait cela. Aucune !
Il glissa ses doigts aux siens, chercha une réponse dans son regard. Elle y vit une lueur inquiète, et son cœur se figea.
Elle ne voulait pas que Cullen tombe au combat.
Elle ne voulait pas songer qu'il puisse lui être arraché de la sorte.
Elle ne voulait pas avoir à affronter ce genre de tourment.
Mais elle voulait encore moins être séparée de lui parce qu’elle avait peur que tout cela puisse arriver. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-elle éprouver des sentiments si forts pour lui en si peu de temps ?
— J’aimerais surtout ne plus l’apprendre par quelqu’un d’autre, termina-t-elle en se détournant pour ranger son matériel.
Cullen se leva et la rejoignit. Elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec lui. « Vous pouvez retrouver votre preux chevalier et l’embrasser ! » la voix d’Iron Bull résonna en elle et elle posa les yeux sur cette bouche qui la fascinait.
Un baiser... Juste un...
Ses joues et ses oreilles se mirent à chauffer subitement. Elle s'éloigna aussitôt en contournant l'ancien templier. Ses pieds se prirent dans le tapis fleuri et l'envoyèrent heurter violemment son genou contre le tabouret en bois. Elle trébucha une fois de plus et tomba sur le genou meurtri. Elle gémit en se détestant pour sa maladresse habituelle. Cullen fut rapide : il l’aida à se relever, redressa le siège, et constata à regret qu’elle s’était écorché la chair.
Elle jura en elle-même. Elle s’était montrée bien moins maladroite ces dernières semaines. Une telle boulette ne lui était plus arrivé depuis… depuis... En vrai, depuis le matin-même où elle avait renversé son café sur les pieds de Blackwall.
— Vous êtes blessée... constata Cullen en observant sa jambe.
Elle jeta un regard au rouge qui tachait légèrement sa robe.
— La barbe soit cette maudite maladresse… souffla Théa avant de rougir en espérant que Cullen n’ait pas entendu jurer comme une roturière.
— C'est à votre tour d'être soignée, murmura Cullen avec un sourire dans la voix.
Il la fit s’installer sur le tabouret et s’empara du chiffon humide. Il releva doucement le pan de sa robe, posa une main sur son mollet pour l'empêcher de bouger puis nettoya délicatement l’égratignure. Théa savait que ce n’était rien de grave, que le sang cesserait rapidement de couler, qu’elle s’en sortirait avec un hématome et quelques croûtes. Aucun soin n'était nécessaire. Pourtant, elle se laissa faire, savourant le contact des doigts du commandant sur sa peau fine.
Elle observa son visage sans retenue comme si, là, pour quelques minutes, il était dévoué à toute sa contemplation. Elle observait les rides naissantes au coin de ses yeux, discrètes, élégantes, qui accentuaient indéniablement son charme. Cullen affichait toujours une barbe de deux jours qui semblait rugueuse mais qui donnait envie d'être caressée. Et puis, cette cicatrice... Théa désirait la parcourir du bout des doigts... Juste pour sentir, comprendre et en apprécier encore plus le tracé.
— On dirait que vous admirez une statue de marbre, déclare-t-il avec amusement.
Elle détourna subitement les yeux et fixa la couverture sur son lit.
— Cela signifierait que vous vous comparez à une œuvre d'art, commandant.
Il rit mais retrouva rapidement son sang-froid en serrant davantage ses doigts sur sa peau. Elle frémit.
— Vous êtes fâchée.
— Je vous l'ai dit, j'ai surtout eu peur.
Soudain, il se pencha et souffla sur la plaie, comme on le ferait avec un enfant meurtri. Mais ce n'est pas ce qu'elle était, au contraire, elle ne s'était jamais sentie plus femme que lorsque le commandant était près d'elle. Le souffle était chaud et agréable. Ce geste, un peu anodin, fit accélérer sa respiration. Elle serra les mains sur le rebord du tabouret et ferma les yeux pour savourer ce contact différent.
— Vous avez raison, dit-il soudainement. J’aurais dû vous parler du duel, même s’il ne s’agissait que d’une formalité pour moi. Je tâcherai de ne plus rien vous cacher à l’avenir. D’ailleurs… vous devez savoir que je pars pour Halamshiral demain à l’aube.
— Vous… partez ? Demain ?
— Je ne l'ai appris que ce matin, se justifia-t-il. Une mission de plusieurs jours. Une semaine tout au plus. C’est important pour l’Inquisition. Ma présence y est requise… même si je préférerais rester à Fort Céleste. Avec mes hommes… avec vous.
Ses yeux remontèrent sur les siens, et Théa fut incapable de détourner le regard. Les doigts de Cullen se firent plus fermes sur son mollet, s’attardèrent un peu trop. Son pouce caressa sa peau délicatement. Elle déglutit. La chaleur de sa main semblait se répandre en elle, comme une onde lente qui l'enflammait lentement. Elle sentit son ventre se contracter, ses épaules se raidir. Elle ne voulait pas que cela s'arrête alors elle n’osa plus bouger.
Cependant, Cullen se releva en la libérant. Il se tut un moment. Puis, il trouva l'onguent, y lit l'étiquette et l'ouvrit pour en appliquer une fine couche sur l'égratignure de Théa. Le baume froid sur sa peau arracha un frisson à la jeune fille. Ce n'était pas la première fois que quelqu'un la soignait. Ce n'était pas là première fois qu'on appliquait du baume sur ses plaies. Ni même la première fois qu'elle discutait avec son soigneur... Alors pourquoi, en cet instant, son cœur battait-il comme un fou ?
Elle aurait voulu dire quelque chose, n’importe quoi, pour briser ce silence devenu trop dense. Mais aucun mot ne lui venait. Juste cette certitude étrange : elle ne voulait pas qu’il s’éloigne. Pas maintenant. Elle voulait que Cullen reste près d'elle, toujours comme ça et elle avait mal à l'idée qu'il puisse partir si loin durant plusieurs jours.
Mais à son grand désarroi, Cullen s’éloigna d'un pas et s'adossa contre le plein de travail de son atelier. Son regard s’était assombri, plus intense, plus grave. Il la fixait comme s’il cherchait quelque chose dans le sien.
— Vous devriez vous montrer plus prudente à l’avenir, dit-il d’une voix plus grave que d’habitude. Parce que...
Il marqua un temps d'arrêt où elle le vit prendre une profonde inspiration et déglutir nerveusement.
— Parce que je ne suis pas certain… la prochaine fois… de pouvoir rester aussi professionnel.
Le silence entre eux vibrait d’une tension nouvelle. Quelque chose s’était ouvert. Quelque chose qui ne demandait qu’un souffle de plus pour basculer. Théa ressentit cette sensation dans son corps entier. Elle voulait s’abandonner. Mais une part d’elle, encore, résistait : celle qui savait que cette histoire, bien que potentiellement merveilleuse avait un coin d'ombre... cette part en elle qui lui criait d’arrêter. Cette part qui allumait des milliers d’alarme dans sa tête… Cette part qui n’était pas assez forte pour affronter les battements frénétiques de son cœur en cet instant. Alors, elle l’occulta. Puis, une énergie nouvelle la traversa comme si elle s’éveillait enfin.
Lentement, elle se leva. Elle tendit une main et la posa sur le torse de Cullen, là où le cœur battait. Elle se rapprocha un peu plus, lentement, timidement. Elle hésita une fraction de seconde avant de se hisser sur la pointe des pieds pour lui faire face. Son cœur battait dans ses tempes, et sous ses doigts, celui de Cullen lui répondait avec un rythme tout aussi effréné.
— Et si…, murmura-t-elle.
Elle déglutit. Elle était si proche de lui. Si près de ce corps, de cette bouche. Elle vibrait d’une audace qu’elle ne se connaissait pas, dévorée par l’envie de le sentir vibrer avec la même force.
— Et si je n’avais pas envie que vous restiez "professionnel" ? osa-t-elle demander, les joues rougies par sa témérité.
Cullen crispa la mâchoire. Il recula légèrement la tête, posa une main sur la sienne. Son regard se durcit. Théa écarquilla les yeux, surprise, perdue. Avait-elle mal interprété ? Avait-elle franchi une limite qu’il ne voulait pas voir franchie ?
Nerveusement, elle s’humecta les lèvres, cherchant les mots pour s’excuser. Elle tenta de s'éloigner d'un pas planifiant mentalement ce qu'elle dirait pour sa défense. Mais avant qu’elle ne puisse s'expliquer, la main libre de Cullen glissa fermement dans son dos et la ramena contre lui. Puis, il se pencha et son souffle parcourut son visage lorsqu’il marqua un arrêt. Puis, il franchit les quelques centimètres qui les séparaient encore et pressa ses lèvres sur les siennes. D'abord surprise, Théa se raidit quelques secondes, avant de fermer les yeux et de lui rendre son baiser.
Les lèvres du commandant se firent plus pressante comme s'il cherchait dans ce baiser la confirmation de quelque chose d'urgent. De doux, il devint gourmand puis presque furieux. Théa noua ses bras autour de son cou, et ne put retenir un gémissement. Aussitôt Cullen l’enlaça plus étroitement, pressant son corps contre le sien. Elle s’abandonna à cette étreinte qui gagnait en intensité, en profondeur, dans cet échange, elle eut la certitude que des barrières entre eux s'écroulaient : celles de la pudeur, de la retenue, des non-dits. Il ne restait plus rien que ce qu’ils éprouvaient. Juste eux. Juste cet instant.
Cullen abandonna ses lèvres à regret. Son front vint se poser contre le sien, dans un geste doux, presque fragile. Théa, le cœur battant, constata qu’elle respirait aussi difficilement que lui. Et pourtant, elle lui en voulut presque d'avoir rompu cette étreinte fiévreuse et aurait donné n’importe quoi pour que ce contact dure encore.
— J’attends ce moment depuis des jours, murmura-t-il contre sa bouche.
— Pas depuis aussi longtemps que moi, répondit-elle le souffle rauque.
— Je n’en suis pas si sûr car j’ai pensé à vous chaque jour que le Créateur faisait, dit-il en glissant une main dans son dos.
— Et moi, chaque jour et chaque nuit, commandant, vous m’avez volé du sommeil, s'impatienta-t-elle. Ça compte double.
— Vous trichez.
— Vous êtes juste mauvais perdant.
Il rit : un rire bas, vibrant, et il resserra son étreinte comme s’il refusait de la lâcher, comme s’il craignait qu’elle ne soit qu’un mirage. Mais elle était là, électrisée par ce lien qui la traversait jusque dans sa chair, et qui les unissait avec une intensité nouvelle.
— Théa, est-ce là notre première dispute ? Parce que si elles ressemblent toutes à celle-ci… je risque de devenir insupportable.
Ce fut au tour de la jeune femme de rire, avant que la bouche du commandant ne retrouve la sienne, plus ardente, plus assurée. Théa vacilla, portée par un nuage de coton. Jamais rien ne lui avait paru aussi enchanteur que la bouche de cet homme sur la sienne.
Cullen la souleva du sol, l’emporta jusqu’à la table de l’atelier, sans rompre le contact. Leurs baisers se poursuivirent, profonds, fiévreux, comme s’ils rattrapaient chaque seconde d’attente, chaque silence gardé trop longtemps. Théa répondit sans réserve à chacun d'entre eux, le souffle court, le cœur battant. Chaque geste, chaque frôlement semblait éveiller en elle une émotion nouvelle, une chaleur qu’elle ne savait pas nommer. Pour la première fois de sa vie, Théa avait l'impression que son corps s'animait, se réveillait enfin d'une longue nuit de sommeil. Elle se laissait porter, troublée par la force de ce qu’elle ressentait, incapable de penser à autre chose qu’à lui. L’impatience la dévorait. Jamais elle n’aurait cru qu’un simple contact puisse la bouleverser autant.
Un gémissement plaintif retentit et Cullen eut un mouvement de recul sans pour autant la lâcher, ce qui la ramena brusquement à la réalité. Elle baissa les yeux : sa main s’était posée sur la plaie à peine soignée du commandant. Le bandage se teintait de rouge. Elle se recula, le cœur battant, comme si elle s’était brûlée.
— Pardon… je suis désolée, souffla-t-elle, les joues en feu.
D’un geste confus, elle rejeta ses cheveux en arrière, cherchant quoi dire, quoi faire. Cullen, toujours contre elle, se pencha lentement, et sa tête vint trouver refuge sur son épaule, comme s’il avait besoin de ce contact pour reprendre son souffle, pour apaiser le feu qui l’animait...
— Tu me troubles au‑delà de ce que je puis dire…
Théa demeura silencieuse, touchée par la simplicité avec laquelle Cullen était passé au tutoiement. Elle était incapable de retrouver ses esprits et de formuler la moindre phrase cohérente pour lui répondre. Ses émotions n’étaient qu’un tourbillon de béatitude.
Au bout de plusieurs secondes, la respiration de Cullen se calma. Il se recula doucement, ferma les yeux un instant, puis l’aida à descendre de la table. Théa se mordit la lèvre. Elle avait brisé quelque chose par maladresse. Encore une fois. La magie s’était dissipée. Et elle ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir.
Cullen s’éloigna pour ramasser sa chemise souillée et l’enfila en silence. Ses gestes étaient lents, comme s’il cherchait à contenir ce qui brûlait encore en lui.
— Je ferais mieux d’aller préparer le voyage de demain… et de m’assurer que l’honneur du marquis d’Auberny ne soit pas une nouvelle fois bafoué, dit-il avec un sourire qui tremblait légèrement.
Il la regarda, les yeux encore chargés de ce qu’ils venaient de partager.
— Je ne pars qu'une semaine… mais j’ai peur que ce soit assez pour que tu m’échappes.
Il hésita un instant, le regard posé sur elle, comme s’il cherchait les mots justes.
— Seras-tu là, à mon retour ? Serais-tu prête… à reprendre là où nous nous sommes arrêtés ?
Elle acquiesça, incapable de répondre. Ses doigts s’étaient refermés sur le tissu de sa robe, un geste tout simple pour contenir le tumulte gigantesque qui battait en elle.
— Je ne parle pas uniquement de ce que nous venons d'échanger, Théa, murmura-t-il en s’approchant une dernière fois. Je parle de… nous.
— Je t’attendrai, Cullen, dit-elle dans un souffle, la voix tremblante sous le poids de ce qu’elle ressentait. Je t’attendrai toujours.
Un sourire discret éclaira le visage de Cullen, mêlant soulagement, joie et une forme d’espoir qui trouva un écho silencieux en Théa.
— Dans ce cas, à bientôt...
Il déposa un baiser chaste sur ses lèvres et s'éloigna.
Théa s’adossa au battant de la porte et le regarda partir vers ses fonctions de commandant. Un petit rire, ému et discret, lui échappa comme un souffle de légèreté après la tempête. Mais à peine ce rire s’était-il dissipé qu’elle se figea. Elle ne lui avait toujours rien dit. Rien sur sa vraie famille. Rien sur ce pan d’elle-même qu’il ignorait encore et qu’il pourrait désapprouver.
Elle secoua la tête, comme pour chasser l’ombre d’un doute. Ce qu’ils venaient de partager… cela comptait. Cela les aiderait à mieux se comprendre. À mieux s’accepter. À surmonter n’importe quoi.
Oui.
Elle en était certaine.