L'épée et le lys
Tous les membres de l’Inquisition s’accordaient à dire que le commandant Rutherford affichait une humeur étonnamment joyeuse depuis deux jours. Et Cullen n’y voyait ni offense, ni raison de les contredire. Même si Trevelyan était revenu la veille avec des nouvelles préoccupantes. Même si, ce matin, Théophile d’Auberny et son cortège de nobles avaient franchi les portes de Fort Céleste, apportant leur lot de tensions diplomatiques. Rien n’y faisait : Cullen ne parvenait pas à se départir de son sourire. Il suffisait qu’il aperçoive la silhouette de Théa dans un couloir, qu’elle lui adresse un simple signe de la main en se dirigeant vers les écuries, pour que l’euphorie le submerge à nouveau, la même que celle du soir de leur tout premier rendez‑vous.
Bien qu’ils n’aient pas passé plus de dix minutes en tête‑à‑tête dans les jardins depuis la nuit de la pleine lune, et qu’en raison des regards toujours présents, Cullen s’était abstenu de tout geste tendre à son égard, il pensait à Théa avec l’émoi d’un jeune homme découvrant les premiers frissons du sentiment amoureux. Avec impatience et manque constant.
Néanmoins, il ne voulait rien précipiter. Il n’était pas certain que ce début d’histoire entre eux doive déjà être officialisé, et Théa elle‑même ne semblait pas chercher à le faire. Le maître mot était donc patience. Prendre son temps. Du moins, c’est ce qu’il estimait.
Seule Sera semblait au courant, sans doute grâce aux confidences de son amie. Et fidèle à elle‑même, l’elfe n’avait pas résisté à l’envie de s’en amuser. Cullen s’en était rendu compte le soir où elle lui avait lancé des clins d’œil outrageusement suggestifs, mimant des baisers fougueux avec sa main, tout en ponctuant ses gestes de petits bruits ridicules. Il en avait rougi jusqu’aux oreilles, au grand plaisir de Sera, qui s’était effondrée dans un fou rire incontrôlable.
Dire qu’elle était la meilleure amie de Théa. Et que si leur histoire perdurait comme il l’espérait, il allait devoir apprendre à supporter l’elfe bien plus souvent qu’il ne l’aurait cru.
Des baisers. Cullen y pensait, souvent. Avec une impatience qu’il n’osait avouer. Mais il ne se permettait pas de faire le premier pas. Théa était délicate. Ce n’était pas le genre de femme à qui l’on vole un baiser au détour d’un couloir. Non, il devait faire les choses correctement. Avec élégance.
Qu’avait dit Sera, ce soir-là, lorsqu’il lui avait apporté la bouteille de vin ? Elle avait débité tant d’absurdités qu’il n’était pas parvenu à retrouver ses mots exacts. Mais au milieu de ses extravagances, elle avait laissé entendre que son amie possédait une certaine noblesse d’âme. Et Cullen, en silence, avait approuvé.
— Commandant, ces sourires béats commencent sérieusement à m’inquiéter, se moqua Léliana autour de la table de commandement.
Cullen eut un petit rire.
— Je suis simplement de bonne humeur, se défendit-il.
— Justement… ajouta-t-elle, c’est louche.
Il secoua la tête. Il était difficile de cacher quoi que ce soit à la maîtresse espionne. Toutefois, il refusait de se confier. Il se racla la gorge et détourna les yeux vers Trevelyan, qui souriait.
— Votre visage paraît plus jeune sans votre froncement de sourcils habituel. C’est mon retour qui vous emplit d’une telle joie ? s’amusa l’Inquisiteur en passant une main dans sa barbe.
Cullen chercha du soutien du côté de Joséphine. Il accentua son froncement de sourcils, espérant qu’elle interviendrait. Mais l’ambassadrice, elle, ne quittait pas Trevelyan des yeux, avec un sourire ravi aux lèvres. Il avait surpris des regards, des joues qui rosissaient dès que l’Inquisiteur rentrait de mission. Il soupçonnait Joséphine de traverser les mêmes émois que lui.
— La bonne humeur semble gagner d’autres membres de cette assemblée, dit-il, espérant détourner l’attention vers l’ambassadrice.
Il s’excusa intérieurement pour l’embarras qu’il risquait de lui causer.
Mais Léliana s’esclaffa.
— Voyons, Cullen, vous ne nous apprenez rien. Cela dure déjà depuis des semaines. Pour vous, en revanche, c’est nouveau. Et je ne sais pas encore qui est derrière ce changement, mais je constate que, pour une fois, vous ne vous êtes pas flagellé en regardant le lac Calenhad.
Cullen haussa les sourcils. Elle disait vrai. Enfin… lui n’avait rien vu au sujet de Joséphine et de l’Inquisiteur. Par le Créateur, il était si peu observateur pour ce genre de choses. Mais il était vrai que la carte de Férelden n’avait pas attiré son regard comme à l’accoutumée. Et cela l’étonnait autant que cela l’émerveillait.
— Si vous regardez bien, dit-il, vous verrez que le lac Calenhad est en forme de lapin.
— Nous devrions en revenir à… s’impatienta Joséphine.
— Oh ! Je crois que je le vois, s’amusa Léliana.
Cullen eut un sourire et posa les yeux sur Trevelyan, qui lui rendit un regard entendu. Le commandant avait réussi sa diversion… Il toussota, puis leur proposa de passer aux choses sérieuses. Ils débattirent durant plus de deux heures sur la suite des opérations. Cullen, inquiet des rituels de magie du sang orchestrés par les Gardes des Ombres mages, voyait l’urgence de se rendre à la forteresse Inébranlable pour mettre un terme à leurs agissements avant qu’il ne soit trop tard. Il espérait ramener à la raison ceux qui pouvaient encore penser décemment.
Mais Léliana estimait qu’il fallait d’abord envoyer des éclaireurs afin d’obtenir des informations plus précises. Pour le commandant, Hawke et Stroud suffisaient amplement pour cette mission. La maîtresse espionne, elle, n’avait qu’une confiance limitée en eux, mais une confiance absolue en ses propres agents.
Joséphine saisit l’occasion pour ramener la conversation sur l’impératrice Célène. Elle annonça qu’elle était parvenue à obtenir une invitation pour le prochain bal à Halamshiral. Ce qui agaça prodigieusement Cullen. Célène lui semblait aussi inconsciente que tous les nobles qu’il avait côtoyés. Sauver les apparences au détriment de leur survie était, à ses yeux, l’une des absurdités les plus flagrantes de la politique orlésienne. Mais l’impératrice tenait à ce bal comme à une excuse parfaite pour apaiser les tensions entre elle et son cousin, le duc Gaspard de Chalons, et peut-être mettre un terme à la guerre civile qui ravageait encore les terres d’Orlaïs.
Cullen manifesta vivement son désaccord et proposa de s’occuper des Gardes pendant que les autres iraient danser. Mais Trevelyan s’y opposa fermement. Sa place était à la fois à Halamshiral et à la forteresse Inébranlable. Un choix s’imposait.
Joséphine fut celle qui fit pencher la balance considérablement de son côté. Elle annonça que s’il s’occupait des problèmes de Célène en tentant de la réconcilier avec son cousin, l’impératrice se montrerait généreuse et offrirait sans doute des soldats, un soutien inestimable face aux démons et aux Gardes des Ombres à la forteresse Inébranlable. Tandis que l’inverse ne fonctionnerait pas : les Gardes ne seraient d’aucune aide dans les intrigues de la cour.
Cullen grogna, soupira, fit quelques pas… et finit par capituler.
— Je suppose que ma présence à la cour est requise, souffla-t-il, en espérant une réponse négative.
— Tout à fait ! s’exclama Joséphine, jubilant de sa victoire. Tous les nobles rêvent de rencontrer le commandant de l’Inquisition. Vous êtes célèbre, Cullen.
— Puisse le Créateur me donner l’énergie suffisante pour supporter ce beau monde. Quand partons-nous ?
— Demain, répondit Trevelyan, à la surprise générale.
Cullen se tut un moment. Joséphine hochait déjà la tête, rédigeant des courriers à l’intention du palais. Léliana faisait les cent pas avant de déclarer :
— Je n’ai rien à me mettre, Josie.
— J’ai déjà prévu des tenues adéquates pour les membres de l’Inquisition. La maîtresse espionne eut un petit rire.
— Vous êtes une fée, Josie.
— Je suis d’accord, déclara Trevelyan avec un sourire.
Cullen soupira, puis se passa une main sur le visage. Un bal… Il n’y survivrait jamais.
— Et le duel ? s’exclama-t-il. D’Auberny est arrivé ce matin. Je ne peux pas m’absenter plusieurs jours.
— Vous réglerez ça dans l’après-midi, Cullen, s’amusa Léliana. Vu l’énergumène qu’est votre adversaire, le combat sera clos en deux secondes.
— Surtout pas, s’écria Joséphine. Vous devrez donner un peu de spectacle. Je ne doute pas de votre réussite, Cullen, mais ne bafouillez pas l’honneur de cet individu en l’éliminant d’un coup d’épée. Des nobles sont venus assister au duel. Ils ont besoin de s’y amuser.
— Un duel n’a rien d’amusant, s’opposa l’Inquisiteur.
— Je le sais, poursuivit l’ambassadrice, mais il faut soigner les apparences.
Cullen hocha la tête, puis se dirigea vers la porte. Il devait se préparer avant le combat. Il hésita à rejoindre Théa dans les jardins pour lui en parler, mais y renonça. Il était inutile de l’inquiéter.
Alors qu’il refermait la porte derrière lui, il entendit la voix de Léliana :
— Parlez-moi de cette nouvelle tenue pour le bal, ambassadrice… Est-ce que les boucles de mes chaussures ont des perles ?
— Avec le Patron, on observe votre adversaire depuis son arrivée. Surtout, ne vous fiez pas aux apparences, commandant.
Cullen observait Crem, qui lui faisait face dans la cour supérieure du château. Le duel était organisé là, sur le terrain d'entraînement, là où il formait ses recrues.
Il n’avait aperçu d’Auberny qu’une seule fois depuis son arrivée. Un homme de petite taille, à la musculature sèche, presque effacée. Mais son visage trahissait une certaine malice et Cullen savait que ce genre de regard ne mentait jamais.
— Merci, se contenta-t-il de répondre.
— Il a réclamé que les boucliers soient interdits durant le combat, ajouta le Tevinter. Vous vous débrouillez avec deux lames ?
— Pas vraiment, non. Je me contenterai d’une seule.
Cullen préférait l’épée et le bouclier, comme sa formation de templier le lui avait appris. Le bouclier faisait partie de son équipement de base, et s’était toujours montré efficace pour dévier les sorts des mages. Mais cela ne l’avait jamais empêché de vaincre un adversaire, même sans.
— Sérieusement, commandant, méfiez-vous de ce noble. Il n’est pas plus épais que Cole… ou que Tanis, si vous voyez où je veux en venir.
— Un assassin, selon vous ? le taquina Cullen.
— Je n’irais pas jusque-là, se défendit Cremissius. Mais en tout cas, il a été formé par l’un d’eux.
Cullen hocha la tête, pensif.
— Merci, Crem.
— On va assister au combat, déclara le membre de la Charge. Mais on veut une bonne vue, alors on sera sur le toit de la forge avec Sera et la botaniste.
— Théa va assister au combat ? s’alarma Cullen, regrettant amèrement de ne pas lui avoir annoncé cette nouvelle.
— Ouais. Elle avait l’air furieuse… avec un mélange de tristesse aussi. Difficile à dire. J’y connais rien aux femmes. Le Patron lui a dit que c’était une mauvaise idée, qu’elle risquait de vous déconcentrer. Surtout avec ce qui se passe entre vous. Vous voyez.
Cullen en resta muet. La Charge avait vu. Avait compris les sentiments que Théa et lui partageaient. Étaient-ils si peu discrets tous les deux ? Est-ce que Sera n’avait pas su tenir sa langue ?
— La présence de Théa ne changera rien. Je n’en suis pas à mon premier combat.
— Je suis d’accord. Je crois que le Patron s’inquiétait surtout pour elle. Soit. Vous vous souvenez de nos entraînements ? Quand vous vous indigniez que mes méthodes n’étaient pas très… orthodoxes ?
Cullen hocha la tête. Il se souvenait parfaitement des fois où Crem avait simulé une crampe soudaine pour détourner son attention, ou déplacé de la terre avec son pied pour la projeter dans ses yeux au bon moment. Au fil des combats, il avait appris à se méfier, à ne pas se laisser distraire. Et surtout, à considérer Cremissius comme un combattant redoutable, ce qu’il était, aux yeux de tous, sans aucun doute.
— Parfait. Parce que ça va vous servir. Ah et, pas d’armure, commandant !
Théophile d’Auberny était plus jeune que Cullen ne l’avait imaginé. À peine vingt ans, tout au plus. Dix ans de moins que lui. Cullen n’était pas vieux, mais ses années d’expérience avaient affûté sa maîtrise du combat, ce qui n’était probablement pas le cas de ce jeune coq. Et pourtant, d’Auberny paradait déjà, proclamant sa victoire avant même que le duel ne commence. Trop sûr de lui. Trop bavard.
Autour du terrain d’entraînement, les nobles s’étaient rassemblés, curieux et excités. Trevelyan et les conseillers étaient là aussi, en retrait mais attentifs. Dorian s’approcha discrètement de Cullen, lui proposant un sort de protection. Le commandant déclina avec politesse. Cole suivit, murmurant qu’il pouvait lui indiquer les points faibles de son adversaire. Cullen refusa encore. Vivienne, elle, se contenta d’un sourire rassurant :
— Si le marquis disparaît, personne à la cour d’Orlaïs ne s’en offusquera.
Cullen soupira, il n’avait pas l’intention de tuer ce jeune prétentieux. Sera, perchée sur le toit de la forge, hurla :
— Botte-lui le cul, commandant ! Ecrasez ce peigne-cul !
Le commandant secoua la tête, même s’ils partageaient la même aversion pour la noblesse, il n’aurait pas osé crier de tels propos devant toutes ces riches rassemblés que Joséphine appelait des « alliés ».
Varric lui demanda la permission de retranscrire le duel dans son prochain roman. Cullen, dépité, accepta. Chaque membre de la Charge lui donna une tape dans le dos. Celle d’Iron Bull faillit lui déboîter l’épaule. Blackwall et Solas restèrent à l’écart, silencieux, mais leurs regards trahissaient une confiance absolue. Cullen l’apprécia. Cassandra, elle, se contenta d’un conseil sobre :
— Soyez prudent.
Cullen soupira une nouvelle fois. Il appréciait la confiance de ses camarades, mais désapprouvait ceux qui cherchaient à le protéger. Même si cela révélait, malgré tout, un attachement sincère. Mais surtout, tous les compagnons de l’inquisiteur se montraient trop familiers, là où Cullen avait besoin d’espace pour se concentrer. Les templiers l’auraient davantage compris, les soldats, eux l’avaient compris.
Ses yeux cherchèrent la silhouette qui comptait le plus parmi cette foule de spectateurs. Quand il la trouva, elle courait vers la Charge, qui escaladait le toit de la forge comme une bande de gamins espiègles. Pourquoi n’utilisaient-ils pas une échelle ? L’Inquisition n’en manquait pas. Théa arriva près du Qunari, qui l’attrapa par les hanches et la souleva comme si elle ne pesait rien. Crem et Sera, déjà en hauteur, lui saisirent les mains, la tirèrent vers le haut, tandis qu’Iron Bull la poussait… Par Andrasté ! Le Qunari venait-il de… toucher…le… les… l’arrière-train de Théa ? Elle ne sembla ni s’en offusquer, ni même le remarquer. Et Iron Bull n’y prêta aucune attention particulière. Mais Cullen, les yeux écarquillés, se crispa. Le Qunari avait touché une partie du corps de Théa que lui-même n’avait pas encore osé imaginer effleurer.
— Par le souffle du Créateur… cette image ne me quittera plus, souffla-t-il.
— Vous priez, commandant ? s’écria joyeusement son adversaire en passant près de lui. Vous faites bien ! Vous n’avez aucune chance !
Cullen lui jeta un regard glacial. Le noble recula lentement, sans perdre son sourire carnassier.
Mais l’ancien templier ne lui accorda pas plus d’attention. Son regard se reporta sur Théa, qui le fixait intensément. Il lut dans ses yeux un mélange de désapprobation et de crainte. Il regretta de ne pas lui avoir parlé, de ne pas l’avoir rassurée.
Alors il lui sourit, tâchant de lui montrer que tout allait bien. Elle hocha la tête. Elle avait compris.
Cassandra s’avança sur le terrain. C’était elle qui arbitrerait le duel. Cela plut à Cullen. Il la savait impartiale. Et il avait toute confiance en son jugement.
Il inspira profondément, puis franchit les quelques pas qui le séparaient du centre du terrain. Le silence se fit peu à peu autour de lui. Même les rires étouffés des nobles s’évanouirent, comme balayés par la tension qui s’installait. Le gravier crissa sous ses bottes. L’air était sec, chargé d’électricité.
En face, le marquis Théophile d’Auberny s’avança à son tour, l’arrogance vissée au visage. Il portait une tenue de duel somptueuse, brodée d’or et de motifs floraux, bien trop raffinée pour un véritable combat. Mais ses mains, elles, ne tremblaient pas. Et son regard, moqueur, cherchait déjà à déséquilibrer Cullen.
Il dégaina ses armes : une épée courte à la lame effilée, et une dague à la garde ouvragée. Un style rapide, vicieux, pensé pour désarçonner. Cullen nota l’angle de ses poignets, la souplesse de ses appuis. Ce n’était pas un amateur.
— Commandant Rutherford, déclara Cassandra d’une voix claire. Marquis d’Auberny. Ce duel est consenti par les deux parties, sous l’œil de l’Inquisition. Il prendra fin à la reddition, à l’incapacité de combattre, ou à la mort.
— À la reddition, précisa Cullen.
— À la mort, corrigea le marquis avec un sourire.
Un murmure parcourut l’assemblée. Cullen ne répondit pas. Il se contenta de dégainer son épée. Le métal chanta dans l’air.
Il sentit son cœur ralentir. Tout autour de lui s’effaçait : les nobles, les toits, même Théa. Il n’y avait plus que le terrain, le vent, et cet homme en face de lui.
Cassandra leva la main.
— En garde.
Le marquis inclina la tête, presque théâtral. Cullen se mit en position. Son regard se fixa sur les appuis de son adversaire, sur la tension de ses épaules, sur la dague qui attendait le moment de frapper.
— Commencez.
Le marquis attaqua le premier.