L'épée et le lys
Chapitre 15 : Théa - Confessions et rapprochement
4369 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 14/11/2025 20:34
Théa faisait les cents pas sur le chemin de ronde. Elle avait choisi celui près des écuries, car de là, elle avait une excellente vue sur l’horizon et sur la lune qui apparaissait déjà dans le soleil couchant. Elle était en avance au rendez-vous. Plus de vingt minutes d’avance. Mais elle n’arrivait plus à supporter d’être enfermée dans sa petite chambre, bien que celle-ci ait reçu quelques modifications de la part de Sera : des tentures, une couverture colorée crochetée par un marchand Antivan, un tapis neuf aux motifs de fleurs sauvages et un miroir non fêlé. Que des biens qu'elle doutait que l'elfe avait achetés, mais dont elle s'efforçait d'ignorer leur provenance. Théa aimait l’aspect de sa chambre depuis ces changements, mais ce soir, elle ressemblait davantage à une cage qu’à un nid douillet.
Dès que Sera lui avait apporté la réponse du commandant Cullen, les journées de Théa avaient paru ralentir, ne jamais prendre fin. Durant quatre jours, elle avait arrosé ses semis, arraché les mauvaises herbes, préparé des onguents ou des baumes dont celui contre les maux de tête qu'elle réservait à Cullen. Elle avait nettoyé sa chambre plusieurs fois et son matériel de jardinage avec un soin particulier comme s'il s'agissait d'un trésor inestimable. Malgré cela, les minutes étaient des heures. Surtout celles de cette dernière journée... Elle avait cru que le soleil ne se déciderait jamais à se coucher.
Quand le temps lui paraissait trop long, elle traînait avec Sera, qui lui apprenait les règles de la grâce perfide en la taquinant au sujet du beau Cullen et de ses cheveux trop propres. Mais Théa n’avait jamais argumenté, ni défendu le commandant face aux moqueries de son amie. Non, c’était trop tôt.
Ce rendez-vous était pour lui permettre de comprendre ses propres sentiments. Les avait-elle rêvés ? Ou étaient-ils bien réels ? Elle ressentait un besoin quasiment vital de savoir ce qu'il en était afin de prendre une décision importante : partir ou rester. Car si, comme elle le redoutait, elle éprouvait une attirance pour l'ancien templier, et que la réciproque qu’elle pensait avoir décelé se révélait vraie, alors elle devrait agir. Comment ? Elle ne le savait pas encore. Mais bon sang, comme elle avait peur. Peur de tout. De la vérité comme de ses sentiments. Peur de ses propres réactions. Leur dernière rencontre lui avait prouvé que son corps tendait à lui désobéir. Elle avait pensé embrasser cet homme !
Il s'agissait du commandant Cullen, tout de même. Ce n’était pas n’importe qui. Il dirigeait l’armée de l’Inquisition. Et elle, même si son faux cousin était précieux à cette organisation, qu’était-elle d’autre qu’une menteuse ? Et surtout, Cullen était le frère de Mia. La jeune fille qu’Armand avait brisée il y a de cela dix ans.
Tout cela était trop compliqué et... épuisant. Elle réfléchissait trop. Trop vite, trop tôt.
Pour ce rendez-vous, Théa avait tenté d'être plus présentable qu'à l’accoutumée. Après un repas rapide avec Sera qui lui avait fait promettre de tout lui raconter, elle avait gagné sa chambre pour se débarrasser de ses frusques et enfiler une robe plus ou moins présentable. Elle avait lavé son visage, parfumé ses cheveux de lavande et d'essence de grâce cristalline, puis les avait noués en un chignon haut que le vent s’était empressé de défaire à moitié.
Et maintenant, elle était là, à regarder le ciel changer de couleur plus vite qu’en plaine. En montagne, la lumière basculait sans prévenir. L’ombre de la nuit s’abattait sur Fort Céleste, et le cœur de Théa battait de plus en plus fort. C’était presque l’heure. Pouvait-elle partir ? Abandonner l’idée ? Renoncer à cette folie ? Est-ce qu’un individu censé oserait poser un lapin au commandant de l’Inquisition ? Sera lui dirait que oui. Dennet lui dirait que Cullen s’en remettrait. Mais elle… s’accorderait-elle le droit d’une telle offense ?
Elle sourit. Bien sûr que non, c'était évident.
Une porte s’ouvrit au loin. Celle du bureau du commandant. Elle le vit sortir. Il avait retiré son armure et enfilé un manteau de laine sombre. Il avait l'air différent dans cette tenue. Plus accessible. Plus humain. Comme s’il n’était plus le commandant Rutherford mais simplement Cullen. Le vent arracha un frisson à Théa tandis que l'homme qu'elle attendait avançait dans sa direction, et elle sut aussitôt que ce qu’elle redoutait était déjà trop réel. Son cœur battait d’impatience. Ses mains tremblaient un peu, et elle les serra l’une contre l’autre pour cacher cette agitation. Ses joues rougirent presque instantanément quand Cullen la remarqua et lui adressa un sourire tendre. L'évidence se glissa sur elle comme une fragrance familière. Elle s'était bel et bien éprise de lui.
Quand enfin il fut devant elle, ils s’observèrent quelques instants. Puis, craignant que son rythme cardiaque ne résonne dans tout le Dorsal de Givre, elle détourna les yeux. Cullen se racla la gorge.
— J’ai été surpris que vous me proposiez cette soirée sur les chemins de ronde.
Sa voix était plus rauque que d’habitude, et elle frémit face à ce nouveau timbre davantage feutré.
— Sera serait passée à côté de la magie que cette nuit pouvait offrir. Je doute qu’elle aurait vraiment vu la beauté d’une lune dans un ciel parfaitement dégagé.
Cullen haussa les épaules et s’appuya contre un merlon.
— Je suis donc un lot de consolation, souffla-t-il.
Elle sentit le rouge lui monter aux joues en comprenant trop tard l’ambiguïté de ses propos.
— Oh non, vraiment, ce n’est pas ce que je voulais dire. L’idée ne m’est même pas venue de le proposer à Sera. J’ai pensé que vous… vous aussi, vous apprécieriez. Je…
Il rit doucement en lui adressant un sourire charmant.
— Ne vous inquiétez pas, Théa. Je ne suis pas offensé.
La pénombre avait envahi le fort. Seule la lune éclairait encore les remparts, quelques lanternes et fenêtres allumées çà et là offraient des ombres mouvantes dans l’enceinte du bastion. Théa observa les alentours. Quelques soldats effectuaient leur tour de garde dans la cour ou sur les chemins de ronde au loin. Elle devinait leur silhouette sur les tours, discrètes et silencieuses. En dehors d’eux, le fort était calme et lui donna le sentiment qu’elle et Cullen étaient seuls. Comme oubliés du monde. Une bulle rien qu’à eux.
— Votre cousin disait vrai : la lune est plus grande que d’habitude. On peut presque distinguer sa surface bosselée, comme s’il suffisait de tendre la main pour la toucher.
Théa reporta son attention sur l’astre. Il brillait haut dans le ciel mais semblait leur faire face, comme s’il était sorti uniquement pour eux bien qu’il s’agît de la même lune que les autres jours. C’était juste une lune, juste un prétexte pour ce tête-à-tête. Et maintenant qu’elle était là, avec lui, elle ne savait plus quoi dire. En vérité, elle avait eu la confirmation qu’elle était attirée par lui dès qu’il avait quitté son bureau. La soirée pouvait donc s’arrêter là. Elle avait sa réponse.
Toutefois, elle avait envie que cet instant s'éternise encore un peu. Pour cela, il fallait trouver un sujet de conversation. Et vite... Sinon, le commandant finirait par s’ennuyer et prendrait son silence pour de la gêne. Elle prit son courage à deux mains et, les joues aussi rouges que des tomates, s’approcha de Cullen et posa les mains sur le parapet pour observer le décor à ses côtés. Cullen se redressa, mais ne s’écarta pas.
— Comment était votre journée, Commandant ?
— Terriblement longue, soupira-t-il. Je crois que c’est la première fois que le temps ne file pas face à la surcharge de travail que j’ai. Bien entendu, je n’ai pas eu l’occasion de m’ennuyer, mais malgré les rapports, les entraînements, les réunions, le temps m’a paru comme figé.
Théa sourit. Elle comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire. Elle avait ressenti la même frustration.
— Qu’est-il advenu de l’homme au bouc ? demanda-t-elle.
Il eut un sourire en coin avant de lever les yeux au ciel. Cette question avait pour but de lui rappeler où ils en étaient restés la dernière fois, mais elle n’était pas certaine d’avoir réussi, jusqu’à ce qu’il réponde :
— C’est un atout non négligeable pour l’Inquisition. Il se bat vaillamment contre les Tévintides. Qui aurait cru que cet énergumène puisse rejoindre nos rangs ? Je crois que l’Inquisiteur a pris cette histoire un peu trop à la légère au vu de la situation cocasse qu’elle représentait.
Théa sourit malgré elle. Il était vrai que cette attaque avait quelque chose de comique. Pourtant, elle avait détesté cet instant. La pauvre bête s’était écroulée, morte dans la plaine, après avoir été fracassée contre les pierres grises du fort. Ça n’avait rien d’amusant et elle n’avait pas compris qu’une idée pareille puisse traverser un esprit censé.
Un nouveau silence s’installa, et Théa observa un nuage se glisser devant la lune, les plongeant un bref instant dans le noir. Elle jeta un regard en biais à Cullen, qui lui aussi regardait le ciel avec calme, un sourire aux lèvres. La lumière blanchâtre de l’astre lunaire éclaira à nouveau son visage, et Théa se sentit soudain toute drôle. Cet homme avait bien trop de charme.
— Parlez-moi de vous, Théa. Je me rends compte que je ne sais rien à votre sujet.
Le cœur de Théa bondit de peur comme de joie. Cela signifiait que la maîtresse espionne n’avait toujours rien trouvé de compromettant à son sujet, sinon elle n’aurait pas hésité à en parler aux conseils de guerre. Elle plongea son regard dans celui du commandant. Pas de jugement, pas de soupçon. Juste une attention sincère, une curiosité tranquille. Et dans cette lumière douce, elle sentit une chaleur lui monter au cœur. Cullen ne cherchait pas à percer un secret. Il voulait simplement la connaître.
— Je n’ai pas grand-chose à vous raconter, dit-elle. Vous savez déjà le plus important à mon sujet.
— N’avez-vous pas de famille ? Où sont vos parents ? Des frères, des sœurs, peut-être ?
— La seule famille qui vaille la peine d’être mentionnée est celle de mon cousin Dennet, répondit-elle. Sa femme et lui ont toujours été bienveillants à mon égard. Leur fille est un peu comme ma sœur. Je considère Dennet comme mon père. Ce rôle lui sied mieux qu’à mon véritable géniteur.
Elle baissa les yeux sur ses mains. Elle ne mentait pas. Pas vraiment, en tout cas. Son lien avec son cousin était précieux. Elle avait aimé vivre à leurs côtés, même si leur lien de parenté était faux. Sans Dennet et sa famille, elle serait morte dans les Marches Solitaires, dévorée par des loups ou démembrée sous les griffes d’un ours. A seize ans, fuir sa famille avait été l’épreuve la plus compliquée qu’elle ait traversée, elle qui était habituée au thé et au petit gâteau. Mais une fois sans la protection des richesses familiales ou de son futur époux, se cacher dans des souches pourries ou dans des grottes humides durant plusieurs semaines l’avait traumatisée. C’était un choc à l’époque, pas autant que le fut l'attaque de Darse, cela dit... Toutefois à l'époque, elle s'était sentie désespérée. Après le lit douillet au matelas de plume, elle s’était réveillée avec des insectes qui lui grimpaient sur le corps. Après les petits fours et les dindes farcies arrosées généreusement de sauce, elle mangeait ce qu’elle pouvait trouver comme des racines, des plantes diverses, des baies sauvages… et vomissait autant qu’elle avait pu calmer les cris de famine de son ventre. Mais tout cela était préférable à l’idée d’être fiancée à un vieil homme et de ressembler de plus en plus à une Montclair. Elle serait morte si Dennet ne l’avait pas trouvée. Ça n’avait pas été facile tous les jours. Il y avait eu des conflits entre eux. Elle était noble et habituée à être servie mais rapidement, avec une patience à toute épreuve, celui qu’elle appelait son « cousin » lui avait appris à devenir indépendante, à chasser, à travailler, à gagner sa pitance, à reconnaître les plantes qu’elle pouvait ingurgiter.
Et elle avait aimé ça bien plus que les colliers de perles et les robes à volants.
— Que s’est-il passé, Théa ?
La question tomba doucement, sans insistance. Mais elle résonna fort. Théa releva les yeux vers Cullen. Il ne la pressait pas. Il attendait, simplement. Et elle sentit que, pour une fois, elle pouvait choisir de répondre. Ou non.
Elle lui sourit, mais ne répondit pas. Elle ne le pouvait pas. Non seulement elle trahirait son secret, mais en plus, elle n’avait pas envie de remuer ces vieux souvenirs.
— J’espère pouvoir un jour vous le raconter.
Il l’observa, mais n’insista pas.
— Et vous, parlez-moi de vous, Commandant.
Lui aussi, son regard fut traversé de démons. Sa mâchoire se contracta quand il se tourna vers la lune en soupirant.
— Il n’y a pas grand-chose à dire que vous ne sachiez déjà.
Elle hocha la tête. Elle connaissait les grandes lignes : la Tour du Cercle de Férelden, le lyrium rouge à Kirkwall...
— Alors racontez-moi quelque chose que je ne sais pas. Par exemple, pourquoi avez-vous des migraines aussi fréquentes ?
Il baissa les yeux avant de faire quelques pas. Le sujet semblait plus délicat qu’elle ne le pensait. Elle s’attendait à des aveux comme une mauvaise vue, le manque de sommeil, une mauvaise hydratation… mais cela semblait plus profond, et elle regretta d’avoir posé la question bien qu’elle mourait d’envie de savoir.
— C’est à cause du lyrium, dit-il dans un souffle. Vous savez que je suis un templier. Un ancien templier. J’ai arrêté de prendre du lyrium dès l’instant où Cassandra m’a proposé de me joindre à elle au conclave du Saint Temple Cinéraire à Darse. Je voulais garder les idées claires. Le lyrium, sur le long terme, peut causer des pertes de mémoire. Cela permet aux templiers d’oublier certaines horreurs qu’ils ont traversées. Moi, je ne veux pas oublier. Je veux faire face. Même si souvent, c’est… douloureux.
Elle regarda la fatigue figer ses traits et apprécia ses confidences, regrettant de ne pas faire preuve de la même franchise à son égard.
— Je comprends, Commandant.
Il s’approcha d’elle subitement. Si près qu’elle dut lever la tête pour le regarder dans les yeux.
— Théa, s’il vous plaît, appelez-moi Cullen. Rien que Cullen. J’aime entendre mon nom dans votre voix.
Nerveusement, elle recula d’un pas. Il était trop près, et elle n’avait aucune confiance en l’émoi qui l’envahissait. Elle avait déjà risqué de l’embrasser par le passé. Elle ne pouvait pas prendre le risque de lui sauter au cou comme une écervelée, même si elle en mourait d’envie. Elle se contenta d’hocher la tête. Elle avait pris la décision de l’appeler Commandant pour garder une distance entre eux. Ne pas se montrer trop familière. C’était sa façon de se protéger contre l'attraction qu’elle éprouvait.
— Si vous étiez un animal, vous seriez quoi ? dit-elle sans réfléchir, avant de se mordre la lèvre en se trouvant idiote au possible.
— Un animal ? s’étonna Cullen en reculant à son tour.
— Pardon, souffla-t-elle, c’était ridicule…
Il rit, puis se passa une main dans la nuque en effectuant quelques pas.
— Laissez-moi réfléchir… J’ai la prétention de vouloir répondre que je suis un griffon. Mais en réalité, je suis plus proche du druffle. Je ne dirais pas que je suis aussi paisible qu’eux, mais j’ai au moins la tête aussi dure.
Elle rit à son tour, et son visage s’illumina. La simplicité de la conversation lui fit un bien fou. Quand il lui demanda ce qu’elle répondrait à cette même question, la réponse franchit un peu trop rapidement de ses lèvres : un cochard, parce qu’elle les trouvait mignons, avant de réaliser que ce sont des animaux très craintifs et que cela jouait en sa défaveur.
— Léliana adore les cochards. Vous lui plairiez, se contenta de répondre Cullen en s’appuyant à nouveau sur le parapet, face à la montagne et à la lune. Savez-vous que dans les Terres d’Émeraude, on trouve des cochards à la peau noire ? Léliana ne cesse d’en parler quand nous nous y rendons. Elle aimerait en adopter un comme animal de compagnie. Vous l’imaginez avec l’un d’entre eux collé à ses basques vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
Il rit une nouvelle fois. Son visage semblait si serein que Théa sentit son cœur fondre. Elle aussi se sentait légère en cet instant. Elle se rapprocha et s’installa de la même façon que lui, mais ne parvenait pas à détourner les yeux de Cullen, qui pouvait parler de tout et de rien comme un être humain normal. Leur discussion dévia sur des tas de sujets différents : les plantes, la nourriture, la bière de la taverne de Fort Céleste... Puis, de fil en aiguille, sans vraiment savoir comment ils en étaient arrivés là, Cullen parla de sa famille. De son jeune frère, et surtout de sa sœur Mia, qui prenait régulièrement de ses nouvelles, même si lui oubliait la majorité du temps de lui répondre.
Théa s’était un peu tendue quand il parla de Mia. Mais elle l’écoutait avec attention, redoutant l’instant où il aborderait le nom de sa famille. Ce qui arriva inévitablement.
— Vous avez peut-être déjà remarqué mon aversion pour la noblesse.
Elle hocha la tête. Elle l’avait compris, sans imaginer qu’il s'agissait d'une généralité et non d'une seule famille en particulier.
— Ce n’était pas le cas avant. Je ne les comprenais pas, mais je m’en fichais. Je les trouvais surtout idiots et superficiels. Jusqu’au jour où ma sœur s’éprit de l’un d’entre eux. Un jeune homme charmant. Un beau parleur surtout. Il s’est joué d’elle avec le mépris d’un chat trop gâté envers une souris fragile.
Il avait serré les poings. Théa sentit son ventre se nouer. L’air se chargeait de tension et de souvenirs lourds. Elle frémit comme si le froid l’avait envahi.
— Tous les nobles ne sont pas… des…
— Des enfoirés ? suggéra-t-il avec une certaine froideur. Je le sais. Joséphine en est la preuve. Mais croyez-moi, la famille Montclair est de la pire espèce. Ses membres sont pareils à des engeances. Si vous devez un jour les croiser, je vous conseille de les fuir dans la seconde.
Théa se figea. Le nom résonna en elle comme un coup de tonnerre. Elle sentit son cœur se contracter, sa gorge se serrer. Elle baissa les yeux, espérant que Cullen ne verrait rien. Elle réalisa que dans le fond, elle avait espéré que le nom Montclair ne soit qu’un vague souvenir pour lui. Quel espoir idiot…
— Tous les membres de cette famille sont corrompus, selon vous ?
— Tous, sans exception. Je n’en doute pas.
— Eh bien… voilà une famille bien ignoble, souffla-t-elle, le cœur en vrac.
Cullen sentit son malaise et se rapprocha.
— Pardonnez-moi. Cette conversation est devenue bien triste. Je ne voulais pas vous alarmer. Les Montclair sont sur liste rouge. Aucun d’entre eux n’est autorisé à franchir les portes de Fort Céleste.
— Que se passerait-il sinon ?
Il tendit le bras et lui caressa la joue en plongeant ses yeux dans les siens.
— Je ne sais pas. Je suppose que je n’hésiterais pas à venger l’honneur de ma sœur.
La tête de Théa bourdonnait. Trop de pensées, trop de contradictions. Elle comprenait Cullen, elle comprenait sa colère, son aversion. Elle la partageait. Elle détestait sa famille. Mais elle avait mal aussi. Parce que ce nom, Montclair, c’était le sien. Même si elle ne le portait plus depuis longtemps.
Elle réfléchissait. Trop. Ce rendez-vous était une mauvaise idée. Elle le savait maintenant. Elle espérait quoi, au juste ? Vivre une idylle ? Partager des silences et des sourires sous la lune ? Elle était une Montclair. Une de ceux qu’il haïssait.
Non. Elle était une Dennet maintenant. Elle avait fui durant dix ans. Ce n’était pas rien ! Cullen pourrait-il comprendre ? Cela suffisait-il ? Elle n’en était pas certaine. Et pourtant, elle sentait qu’elle devait lui en parler. Elle devait lui dire la vérité. Là, tout de suite. C’était le seul moyen de ne pas trahir ce qu’ils étaient en train de construire... Ou d'y mettre un terme avant qu'il ne soit trop tard.
Elle inspira, le cœur serré, et murmura :
— Cullen, vous devez savoir que…
Sa voix se brisa. Elle ferma les yeux une seconde, rassembla ce qui lui restait de courage, puis les rouvrit. Elle allait parler. Elle le devait. Mais les mots restèrent bloqués, et un frisson la traversa. Fort, incontrôlable.
Face à elle, Cullen sembla inquiet. Il interpréta sa gêne autrement. Sans un mot, il ôta son manteau et le posa sur ses épaules avec une délicatesse qui la toucha plus qu’elle ne l’aurait cru. Ce geste la ramena à leur rendez-vous, à cette bulle qu’ils partageaient depuis le début de la soirée avec la lune comme unique témoin. Et dans le regard de Cullen, dans sa posture détendue, dans ce sourire qui ne le quittait plus, Théa crut percevoir que, pour lui, tout se passait bien et elle eut envie d'y croire aussi.
Soudain, il leva la main et effleura une mèche de ses cheveux, puis l’enroula doucement entre ses doigts.
— Moi aussi… j’aimerais vous dire quelque chose.
Elle sentit son cœur bondir. Il se rapprochait. Lentement. Comme s’il craignait de la brusquer. Sa main glissa sur sa joue, puis dans sa nuque. Son souffle était proche. Trop proche. Il posa son front contre le sien.
— Dites-moi que je ne suis pas seul à ressentir ça ?
Elle rougit. Son cœur s’affolait. Elle avait chaud, terriblement chaud. Une petite voix dans sa tête lui criait que c’était une erreur. Qu’elle ne devait pas. Qu’elle ne pouvait pas. Mais elle hocha la tête. Sur cela, elle était incapable de mentir. Pas à lui. Pas à elle-même.
Cullen sourit, doucement, comme si ce simple aveu suffisait à le bouleverser ou à le combler de joie.
— Par Andrasté… je ne pensais pas pouvoir éprouver quelque chose d’aussi fort...
Elle posa les mains sur son torse, y sentit son cœur battre en écho au sien. Elle n'osa pas bouger. Elle ferma les yeux. Elle avait peur. Elle était heureuse. Elle était perdue. Un nouveau tremblement la saisit, brisant la magie de cet instant. Cullen lui embrassa le front, laissant une marque brûlante sur sa peau, puis referma le premier bouton de sa veste autour du cou de Théa, et il s’écarta doucement. Sa main glissa le long du bras de la jeune femme, puis il serra ses doigts dans les siens. Elle respirait vite.
— Merci pour ce moment, j’en ai apprécié chaque instant. Mais il est tard, Théa. Vous devez aller vous coucher avant de prendre froid…
Elle resta figée un instant, ses doigts toujours dans les siens. Elle aurait voulu répondre, dire quelque chose de léger, ou de tendre, ou même de drôle. Elle voulait trouver les mots pour le retenir un peu plus. Mais rien ne venait. Sa tête bourdonnait encore, saturée de questions et de révélations. Elle avait chaud, elle avait froid, elle avait envie de rester là toute la nuit, et en même temps, elle voulait fuir avant de dire ce qu’elle n’osait pas dire.
Elle hocha simplement la tête, incapable de formuler une réponse. Elle se sentait à la fois comblée et frustrée. Ce rendez-vous avait été trop beau. Trop simple. Trop vrai. Trop court. Et elle n’avait rien dit. Rien de ce qu’elle aurait dû dire.
Elle se recula doucement, ses doigts glissant hors des siens. Elle murmura un « bonne nuit » presque inaudible, puis tourna les talons, le cœur battant, les joues encore brûlantes.
Elle n’avait pas dit qu’elle était une Montclair.
Pas encore.
Mais elle le ferait.
Demain.
Peut-être.