L'épée et le lys
Cullen était épuisé. Trevelyan était revenu de Boscret avec des nouvelles alarmantes. Les Gardes des Ombres avaient entendu l’Appel, mais au lieu d’y répondre avec la vaillance attendue, ils sombraient dans le désespoir. Tous les Gardes finissent par entendre l’Appel. C’est inévitable. On ne boit pas le sang d’engeance sans en payer le prix un jour. C’est le pacte honorable : offrir sa vie pour repousser l’Enclin, et descendre dans les Tréfonds quand l’heure vient, pour y mourir en combattant. Mais cette fois, quelque chose sonnait faux. D’après Stroud, l’ami de Hawke, ce n’était pas l’Appel. Pas vraiment. Les Gardes parlaient de voix, de visions, d’une solution capable d’anéantir les engeances à jamais. Ils évoquaient des rituels, des sacrifices. Rien de similaire à ce que l’Appel avait toujours été. Stroud avait refusé de les suivre. Il avait entendu l’Appel lui aussi, mais il avait senti autre chose derrière, comme une présence. Une volonté. Il ne pouvait pas la nommer, mais elle le troublait profondément. Quelqu’un, ou quelque chose, manipulait les Gardes. Quelque chose qui savait jouer sur leur peur de mourir et leur espoir de sauver Thédas. Une illusion d’héroïsme, un faux honneur, rien de plus qu’un mensonge. Tout cela était inquiétant.
À côté de ça, le chef des Alvars, Movran, avait été arrêté puis enfermé jusqu’au retour de l’Inquisiteur, qui, amusé par cette attaque étrange, l’avait condamné à l’exil et à se battre contre l’Empire tévintide. Une décision qui avait séduit le barbare et frustré le commandant Cullen. Cet homme avait attaqué Fort Céleste ! Certes, avec un bouc… mais cela restait une attaque. Une attaque idiote, mais qui avait mis fin à son entretien avec Théa. Un entretien auquel, pris par les événements, il n’avait pas eu l’occasion de donner suite. Raison de plus pour en vouloir au chef alvar. Toutefois, Movran s’avérait très utile sur le terrain, et les rapports sur ses activités qui parvenaient à Cullen étaient tous très positifs.
Le grand hall de Fort Céleste gagnait en élégance. Les alliés et les invités de l’Inquisition s’y pavanaient comme de jeunes paons en territoire conquis. Le commandant tâchait souvent de les éviter, préférant la compagnie de ses recrues, dont il supervisait l’entraînement dans le nouvel aménagement de la cour du fort. Le soir, il relisait encore et encore des rapports avant de sombrer dans un sommeil de plomb. Parfois, il s’endormait sur son bureau et se réveillait transi de froid à l’aube. Puis, sans vraiment reprendre ses esprits, il avalait un repas rapide et enchaînait avec une nouvelle journée, aussi chargée que la précédente. Et le sommeil réparateur devenait rare, tant ses obligations l’accompagnaient partout où il allait, même dans ses rêves agités.
Il arrivait que Sera vienne lui rendre visite le soir pour lui déposer une infusion. Cullen avait été surpris la première fois et n’avait pas réussi à cacher la méfiance qui se peignait ses traits. Sera était connue pour ses farces, et le commandant eut peur de ce que cet acte de gentillesse puisse réellement cacher. Quand l’archère avait compris son malaise, elle s’était agacée.
— Franchement, j’ai une tête à préparer des tisanes ? Je suis juste la livreuse. Faut vous détendre, commandant.
Cullen avait reconnu l’odeur en portant la tasse à ses lèvres. Théa. Cela faisait plus d’une semaine qu’il ne l’avait pas croisée. Lorsqu’il parvenait à dégager quelques minutes et se rendait au jardin, l’endroit était désert. À la taverne, il espérait parfois l’y rencontrer, mais seul son rire, mêlé à celui de Sera, lui parvenait depuis les étages. Il n’avait jamais osé les interrompre. Parfois, par la fenêtre de son bureau, il l’apercevait traversant la cour pour porter des mauvaises herbes aux chevaux, ou il la voyait caresser le hahl rouge avec une tendresse presque rituelle. Cullen ne comprenait pas que, en vivant dans un même lieu, il soit parfois si difficile de passer ne serait-ce que cinq minutes ensemble. Théa lui manquait. Et pourtant, elle ne venait plus lui remettre cette boisson apaisante en personne. Il aurait voulu que ce soit elle, mais n’avait jamais formulé ce souhait à Sera. Elle se serait moquée, ou lui aurait lancé qu’il n’avait qu’à se faire son propre breuvage si la livreuse ne lui convenait pas.
Même si Théa ne se présentait pas elle-même, il accueillait ce geste avec une gratitude muette. Se souciait-elle de lui ? Il voulait le croire. Et cette pensée, à défaut de certitude, lui faisait du bien.
La bouteille de vin était arrivée dans l’après-midi, soigneusement emballée comme il l’avait demandé. Cullen l’avait laissée sur son bureau, hésitant. Devait-il simplement la donner ainsi ? Devait-il y ajouter un ruban pour que cela fasse moins impersonnel ? En soupirant, il opta pour la seconde solution et noua un ruban rouge autour du goulot. Un détail futile, certes, mais il espérait que cela suffirait à en faire un vrai remerciement.
Il s’était juré d’offrir quelque chose à l’elfe bien qu’elle ne sache pas pourquoi. Alors, malgré l’heure tardive, il s’était levé, la bouteille en main, et avait jeté un œil par la porte. La taverne était calme, plongée dans l’ombre, mais une lumière filtrait depuis l’étage. Sera était là. Dans sa chambre. Il n’y aurait pas de meilleure occasion.
Cela ne lui prendrait que cinq minutes. Cinq minutes où il aurait aussi très bien pu rendre visite à Théa. Toutefois, il savait, qu’à cette heure tardive, elle dormirait déjà, et ne pouvait s’imaginer la réveiller.
Il inspira doucement, puis quitta son bureau. Tout en lui murmurait que c’était la pire idée qu’il ait jamais eue. Sera ne lui avait-elle pas fait vivre un calvaire depuis son arrivée dans l’Inquisition, à force de blagues douteuses dignes d’une gamine sauvage ? N’avait-il pas retrouvé des insectes dans ses vêtements, des peaux de banane derrière la porte de son bureau, ou encore des dessins obscènes de nobles en pleine flatulence glissés parmi ses courriers importants ? Voire carrément griffonnés sur des rapports confidentiels.
Il hésita à faire demi-tour. Cette bouteille, il pouvait la garder pour lui. Pour fêter une réussite, une victoire, même minime, comme son éventuelle première victoire de Grâce Perfide face à Varric. Sera n’en saurait rien. Elle n’attendait sûrement pas de remerciement. Mais le commandant continua sa route. Sans l’elfe, Théa ne serait plus là. Et ça, il ne l’oubliait pas.
Cullen s’arrêta devant la porte de Sera. La taverne était vide, en dehors de quelques murmures au rez-de-chaussée. La nouvelle tenancière terminait de ranger son établissement. Il inspira profondément, puis frappa doucement à la porte, espérant presque que l’elfe se soit endormie avec une chandelle allumée.
Mais Sera lui ouvrit et grimaça en le découvrant.
— Vous dormez jamais ? se moqua-t-elle.
Il toussota, se retenant de rétorquer qu’elle non plus, semblait-il.
— Sera, dit-il en s’approchant, je voulais vous remercier.
Elle leva un sourcil, méfiante.
— Me remercier ? Pour quoi ? J’ai rien fait.
Quand il comprit qu’elle ne prendrait pas le cadeau spontanément, il déposa la bouteille sur un guéridon et s’expliqua :
— Sans le savoir, vous m’avez été d’une certaine aide. C’est pour vous remercier.
Sera plissa les yeux, puis éclata de rire.
— Vous me remerciez d’un truc dont j’ai pas la moindre idée ?
— Oui… C’est ça.
— Vous êtes bizarre, commandant. Mais trop droit dans vos bottes pour m’offrir un cadeau empoisonné. Alors… merci. C’est sympa.
Cullen sourit, soulagé, et fit un pas pour se détourner. Mais Sera le retint d’un geste.
— Attendez une minute… C’est pas un truc parce que vous en pincez pour moi ? Parce que sinon, reprenez-le. Si vous voulez finir dans mon lit, il va vous falloir plus de poitrine et un peu moins de truc entre les jambes.
Cullen s’arrêta net, rougissant.
— Non, non, pas du tout ! s’écria-t-il, pris de court. Par le souffle du Créateur, vous vous méprenez ! Je n’ai pas d’intention romantique à votre égard.
Il marqua un temps d’arrêt se retenant d’ajouter qu’en vérité il en avait très peu d’amitié également. Mais il risquait de la froisser. Sera était un élément intéressant au sein de l’Inquisition. Cullen avait déjà constaté qu’après une rude journée d’entrainement avec lui, ses hommes étaient souvent soulagés et heureux de retrouver la jovialité et la canaillerie dont l’elfe faisait preuve à leur égard. Piquante comme les flèches qu’elle tirait mais tellement amusante, disaient-ils. Cullen observa davantage Sera et réalisa ce qu’elle avait dit.
— Je ne savais pas que votre préférence allait aux femmes.
Sera haussa les épaules, comme si c’était une évidence, comme s’il avait été le seul à ne pas le remarquer. Pourtant, son ton devint plus agressif.
— Et alors, c’est un problème ? Je suis pas la seule figurez-vous. Et puis, les femmes, elles sont plus agréables que des idiots. Déjà, elles ont moins de barbes. De plus jolies fesses aussi, et surtout moins besoin de jouer au concours de celui qui a la plus grosse.
— En réalité, cela m’est égal, vous n’avez pas à vous justifier devant moi, répondit-il, un peu raide. Je suis juste… surpris.
Mais alors, un doute le traversa et enserra son cœur dans un étau.
— Théa et vous ? Vous êtes…
— Quoi ? Ah nan nan, elle est pas assez mastoc, répondit l’elfe en partant dans un grand fou rire. Théa est adorable, je l’adore, mais si je la secoue un peu trop, elle cassera. Comprenez-moi bien commandant, c’est une fille géniale, ma seule amie qui ne fasse pas partie des amis de Jenny, mais il me faut quelqu’un de balèze qui n’aurait pas peur de se rouler dans la boue, et de rouer des coups le premier venu. Je suis certaine qu’Iron Bull pourrait me présenter des filles Qunari qui seraient merveilleusement parfaites ! Théa et moi ? Trop drôle. Vous êtes marrant quand vous le voulez. Je peux pas m’imaginer avec quelqu’un qui, même si je l’adore, se tient comme tous ces foutus nobles, bien droite, comme si elle avait un balai dans…
Elle se tut soudainement.
— Merde…, souffla-t-elle pour finir.
Elle déglutit et fixa un point derrière le commandant. Il se retourna pensant y découvrir quelqu’un mais il n’y avait personne. Il rapporta son attention sur Sera attendant qu’elle poursuive sa tirade mais l’elfe le regardait comme si de rien n’était, bien qu’il sembla à Cullen qu’elle avait un peu pali et qu’elle avait cette mine coupable d’un enfant qui a dit une bêtise. Le commandant ne comprenait pas comment Théa et les autres parvenaient à avoir une conversation normale avec cette jeune fille écervelée.
— Théa est plus forte et plus robuste que vous ne le pensez, dit-il pour briser ce silence devenu étrange.
— Ouais, je sais bien, répondit Sera, plus sérieuse. C’est pas ce que je voulais dire. C’est une fille géniale et…
Elle s’interrompit, le fixa, puis éclata de rire.
— Mais attendez un instant… Vous n’en pincez pas pour moi mais pour elle !
Cullen ne répondit pas. Il fut pris d’une violente quinte de toux et tourna le dos à l’elfe durant un moment. Il passa une main sur sa nuque, leva les yeux au plafond, puis revint à son interlocutrice, un sourire discret au coin des lèvres. Et dans ce silence, tout était dit. Il aurait dû être davantage gêné, il aurait pu nier violemment. Mais il n’en avait pas envie. Quand Théa avait pris sa main pour la poser sur sa joue chaude et rouge, il avait cru que son cœur s’était arrêté tant cet instant lui avait paru comme suspendu. Mais surtout, depuis, il ne cessait d’y penser. Oui, Théa lui plaisait, mais c’était précipité. Il ne savait presque rien sur elle et elle ne le connaissait pas vraiment. Il avait ses propres démons qu’il redoutait de lui imposer. D’imposer à n’importe qui d’ailleurs.
Il inspira doucement et fixa son attention sur l’elfe, plus sérieux.
— Sera… je vous demande de n’en parler à personne.
Elle haussa un sourcil, intriguée.
— Pourquoi ? Elle est pas aveugle, hein. Elle va finir par le remarquer. Les autres aussi.
— Peut-être. Mais je dois le lui dire moi-même. Quand ce sera le bon moment.
Sera le regarda un instant, puis hocha la tête, plus calme.
— D’accord. Secret gardé. Mais vous avez intérêt à pas traîner trop longtemps. Il s’avère que je suis pas douée avec les secrets des gens que j’apprécie.
Une lueur peinée traversa le regard vibrant de l’elfe.
— Très bien, murmura Cullen.
— Et si vous déconnez, je lui dirai que vous êtes qu’un crétin romantique qui ne la mérite pas. Que vous êtes pas assez bien pour elle avec votre armure qui doit sentir le fauve et...
— Je ne sens pas le… fauve, s’offusqua-t-il.
— … que vous avez des cheveux bien trop propres pour être honnête, acheva-t-elle sans prêter attention à ses protestations.
Il sourit, soulagé malgré lui.
— Merci, Sera.
— Ouais, ouais. Mais si vous lui brisez le cœur, je vous tire une flèche dans le genou, compris ?
Il s’inclina légèrement, comme s’il acceptait cette étrange promesse.
Cullen se réveilla déterminé à proposer à Théa une balade en fin de journée, ou simplement une tasse de thé vers quatre heures, voire un repas en tête à tête à la lumière de quelques chandelles. Non, cette idée lui sembla bien trop romantique et il eut peur de précipiter les choses entre eux.
Quand il arriva dans la salle de commandement, les conseillères discutaient entre elles et s’interrompirent à son entrée. Il était en retard et s’en excusa poliment avant de se saisir des courriers entrants. Il les feuilleta un moment avec un sourire dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Sa discussion avec Sera lui avait donné plus d’énergie en ce jour. Il se sentait d’attaque pour traiter les affaires urgentes, pour offrir un entrainement plus poussé aux jeunes recrues et pourquoi pas pour… laver son armure, qui, il le maintenait, ne sentait pas le fauve.
Il ne remarqua que tardivement les regards que ses collègues posaient sur lui : soit fuyants, ou gênés soit ennuyés. Il les observa un moment, puis Léliana ordonna à Joséphine de lui remettre le courrier qu’elle gardait dans la main comme s’il s’agissait d’une arme terrible. Cullen fut pris d’un doute. S’agissait-il d’une mauvaise nouvelle ? Une missive de Mia ? Une angoisse terrible le prit à la gorge. Il déglutit avec difficulté quand l’ambassadrice finit par lui tendre le document. Nerveusement, il l’examina. Le sceau décacheté lui était inconnu. Mia n’utilisait aucun sceau. Elle se contentait d’écrire son nom sur le dos de l’enveloppe. Il déplia le courrier et fronça les sourcils, malgré un soulagement certain quand il vit que la cursive n’était pas celle de sa sœur.
— Un défi ? questionna-t-il en parcourant les mots. Qui est cet Orlésien ? Théophile d’Auberny ? Je n’en ai jamais entendu parler.
— Sa famille possède quelques terres insignifiantes en Orlaïs. Les troupes de l’Inquisition les ont traversées, par mégarde j’entends, et il semblerait que nous ne lui ayons pas demandé de nous accorder son pardon pour cette erreur de logistique, expliqua Joséphine.
— Son honneur est… comment dit-il ? Ah, oui, « bafouillé », se moqua Léliana en rôdant autour de la table comme l’un de ses corbeaux survolant Fort Céleste.
— Et il veut laver son honneur dans mon sang. Charmant.
Joséphine s’agita :
— Nous ne pouvons pas accepter cela, commandant. Nous pouvons offrir un présent à ce marquis. Rien de trop important. Il cherche juste à attirer l’attention des autres nobles en nous soumettant. Il ne mérite que la moitié de notre attention.
— On peut s’en charger autrement, suggéra sa collègue avec un sourire.
— Vous comptez assassiner tous les nobles que vous n’aimez pas ? s’impatienta l’ambassadrice, comme une mère qui gronde son enfant un peu trop téméraire.
— Voyons, Josie, vous gâchez tout mon plaisir…
Cullen ne les écoutait plus. Un duel. Cela faisait combien de temps qu’il n’avait pas eu un vrai combat ? Plus rien depuis Darse. Rien d’autre que des entraînements avec ses soldats. Il retourna le courrier dans tous les sens, puis le déposa sur la table. Ses yeux s’accrochèrent à la carte de Férelden, puis, comme toujours, au lac, ce miroir d’un passé qu’il n’avait jamais su oublier.
— J’accepte, déclara-t-il simplement en se redressant et en se tenant bien droit.
Léliana arqua un sourcil tandis que Joséphine afficha une expression choquée.
— Je ne suis pas d’accord. Vous êtes le commandant des forces armées de l’Inquisition. S’il vous arrive quelque chose…
— Vous avez si peu confiance en mes capacités ? Bien que je passe mes journées à dégainer des rapports, je reste assez bon dans le maniement de l’épée, vous savez.
Il eut un sourire taquin à l’attention de l’ambassadrice et perçut, sans le voir, l’amusement de la maîtresse espionne. Joséphine tenta d’autres arguments, mais Cullen les réfuta tous. La seule condition qu’il imposa pour ce duel fut que le noble se déplace lui-même jusqu’à Fort Céleste. Cela lui permettrait de voir la grandeur de l’Inquisition et, peut-être, de le remettre à sa place sans effort. Joséphine plia et promit de rédiger une réponse digne de son mécontentement mais qui ne porterait en aucun cas préjudice à l’Inquisition ou à Cullen.
On frappa à la porte. Léliana autorisa l’invité à entrer et fut étonnée de voir Sera qui boudait. Elle s’avança vers eux, salua les deux femmes puis se tourna vers Cullen et grimaça. Elle lui tendit alors une lettre :
— Dépêchez-vous, commandant, j’en ai marre d’être la livreuse.
Malgré son incompréhension, il prit le document sans attendre et, en fronçant les sourcils, l’ouvrit sous le regard intrigué de ses collègues. Ses yeux trouvèrent d’abord la signature : Théa. Il haussa les sourcils, surpris, jeta un regard à Sera qui s’impatientait et il eut un sourire hésitant. Ensuite, il s’écarta de la table en sentant que Léliana s’approchait pour lire par-dessus son épaule. La missive lui était directement adressée et ne regardait que lui. Peut-être que Sera aurait pu attendre la fin de la réunion pour la lui donner mais la connaissant, il ne doutait pas un instant qu’elle ait justement choisi ce moment pour le mettre dans l’embarras. Il lut les mots avec un sourire. Les phrases brèves étaient rédigées dans une cursive tout en boucles et soignée. L’herboriste lui adressait souvent des commandes d’herbes en tout genre. Pourtant, trouver sa plume sur ce morceau de papier le ravit. Théa avait écrit son prénom, Cullen, avec un soin inhabituel, comme si elle s’était appliquée davantage que d’ordinaire. Il aimait sa façon de dessiner une boucle sur le « r » des autres mots, la forme généreuse de ses « f », ou encore les « o » qu’elle n’attachait jamais aux autres lettres. Même dans son écriture, il retrouvait une sorte de maladresse et de douceur qu’il avait déjà remarquée dans son comportement.
Le texte lui proposait une promenade en soirée. Sur les chemins de ronde près des écuries. Théa avait entendu dire par son cousin que, dans quatre jours, la pleine lune serait splendide, et elle aurait aimé partager ce moment avec lui. Le sourire de Cullen s’étira. Son cœur lui parut pétiller comme ces bulles dans une coupe de champagne.
— Tout va bien, commandant ? demanda Joséphine sans le quitter des yeux. C’est une nouvelle plaisante ?
— Je crois que je ne vous ai jamais vu aussi souriant, continua Léliana en tentant une nouvelle fois de s’approcher.
Cullen eut le réflexe maladroit de glisser la lettre dans son armure comme un jeune adolescent qui tente de cacher un secret à ses parents.
— Ni aussi… intriguant, ajouta la maîtresse espionne en plissant les yeux.
Cullen se racla la gorge avant de se reprendre, espérant que son trouble se dissiperait rapidement. Il posa une main sur le pommeau de son épée et redressa les épaules pour paraître sûr de lui, avant de se tourner vers Sera qui attendait, appuyée contre le montant de la porte. Elle semblait s’ennuyer à mourir.
— C’est d’accord, lui adressa-t-il en cherchant à en dire peu.
Elle hocha la tête, avant de lui lancer avec un sourire narquois :
— On dirait que la chance vous sourit, commandant joli cœur.
Puis elle disparut dans le couloir en entamant un chant paillard qui parlait d’un jeune homme ayant perdu sa vertu dans les bras d’une femme mûre aux courbes généreuses.
Cullen referma la porte en murmurant :
— Qu’Andrasté puisse lui donner raison.