L'épée et le lys
Théa avait passé l’une des nuits les plus courtes de sa vie. Pourtant, elle s’était couchée de bonne heure, épuisée par une journée bien remplie, durant laquelle elle avait déménagé ses affaires dans une petite pièce à peine plus grande qu’un cagibi, qui lui servait désormais de chambre et d’atelier.
La fatigue aurait dû l’engloutir, mais c’était sans compter sur les événements en début de soirée. L’unique raison de son insomnie se résumait en deux mots : Cullen Rutherford.
Allongée sur sa couche, elle avait fixé le plafond pendant de longues heures, repensant au moment où le commandant avait effleuré ses cheveux. Diverses émotions l’avaient traversée, toutes plus contradictoires les unes que les autres. Elle avait été consternée par ce geste, contraire aux convenances qu’on lui avait inculquées. Un homme ne touchait pas une femme ainsi, surtout sans lien officiel, sans permission, sans raison. Cela ne se faisait pas. Elle avait ensuite été soulagée de ne plus être une Montclair, et que son honneur ne soit pas entaché par ce geste qu’elle trouvait finalement très tendre. Était-il tendre, d’ailleurs ? Oui, sans aucun doute. Mais avait-il une quelconque importance ? Cela lui sembla ridicule, totalement absurde… et pourtant, elle s’était surprise à espérer le contraire. A cette pensée, elle avait souri comme une enfant recevant des cadeaux à son anniversaire. L’idée que le commandant puisse voir, en elle, une femme en plus d’une herboriste ou d’une botaniste avait allumé une petite flamme dans sa poitrine. Puis, un malaise l’avait envahie. Ne s’était-elle pas promis de garder ses distances avec lui ? Ils partageaient une histoire familiale qu’il valait mieux ne pas raviver. Moins elle passait de temps en sa compagnie, moins il y aurait de chances qu’il découvre sa véritable identité. Pour finir, elle avait rougi, enfoui son visage sous l’oreiller, gémissant de frustration sans vraiment comprendre pourquoi. Et elle avait répété les mêmes gestes, les mêmes émotions, les heures suivantes : la colère, le plaisir, la peur, la béatitude…
Elle s’était réveillée avec l’impression de n’avoir dormi que dix minutes, la tête bourdonnant de questions infinies. Elle était épuisée.
Elle fit sa toilette et enfila une robe sombre et un tablier vert comme la cime des arbres du bois d’Hafter. Elle avait choisi cette tenue en vue d’effectuer ses premières plantations dans la matinée.
Elle brossait ses cheveux blonds quand la porte s’ouvrit brusquement, laissant entrer Sera avec son enthousiasme habituel. L’elfe jeta un regard circulaire à la pièce, s’arrêta sur le vieux tapis élimé, les murs ternes et les meubles usés.
— On dirait une cellule de prison, mais en plus triste. Faudra décorer, grimaça-t-elle.
— Bonjour à toi aussi, Sera.
Théa avait pris l’habitude du manque de savoir-vivre de son amie. L’archère pouvait faire preuve d’une spontanéité sans retenue dont elle-même était totalement dépourvue.
— Mademoiselle Propette est déjà prête à bosser !
— Oublie ce surnom, s’il te plaît.
— Non… J’ai pas envie, j’aime bien. C’est notre petit truc à nous. Un rappel que je connais tous tes vilains petits secrets.
Théa lui jeta un regard soucieux. Elle savait que Sera ne faisait que la taquiner, mais cette insouciance sur ce sujet réveillait des peurs qu’elle s’efforçait d'enfuir. L’elfe perçut son malaise, et son sourire s’effaça.
— T'inquiète pas, j’ai pas l’intention de t’appeler comme ça devant les autres, ni de révéler qui tu es à qui que ce soit. Bien que… Léliana paierait sûrement cher pour savoir. Tu sais qu’elle m’a posé des questions ?
— Des questions ? Quel genre de questions ? demanda Théa, paniquée, en s’approchant de l’elfe, le poing serré sur sa brosse à cheveux.
Elle le serra si fort que l’objet en trembla.
— On se calme ! Tu fais peur avec ton engin, là. Je sais pas si t’as l’intention de me poignarder ou de me recoiffer.
Elle rit de sa propre blague, mais en voyant que Théa ne la lâchait pas du regard, toujours aussi tendue, elle soupira.
— J’ai rien dit. J’ai fait comme si je savais rien. Quand elle me demande si tu me parles de tes parents de temps à autre, je réponds que t’avais un chat du nom de Balécouille. Mince, je pensais que tu avais confiance en moi.
— J’ai confiance en toi ! s’empressa Théa de confirmer. J’ai juste… moins confiance en la maîtresse espionne. J’ai l’impression qu’elle sait tout. Et qu’elle sait pour moi aussi.
Et que Cullen le saura bientôt, pensa-t-elle avec un pincement au cœur.
Tout le monde s’accordait à dire à quel point Léliana était une femme intelligente, rusée, et capable d’obtenir ce qu’elle voulait, quels que soient les moyens. Elle fascinait les membres de l’Inquisition. Théa, elle, avait peur d’elle.
— Ne te prends pas la tête, viens manger un morceau. J’ai demandé à la nouvelle tavernière de nous préparer des œufs avec d’énormes tranches de lard.
— On a une nouvelle tenancière ?
— Elle est arrivée hier.
Sera n’en dit pas plus. Elle s’installa sur le lit et attendit que Théa soit prête. Quand celle-ci eut chaussé ses vieilles bottines, elles sortirent de la chambre. Théa jeta un regard au jardin en contrebas, puis à son amie qui l’attendait :
— Duchesse… lâcha-t-elle, un peu gênée. Mon chat, il s’appelait Duchesse.
Sera éclata de rire :
— Si tu veux mon avis, Balécouille est un bien meilleur nom. Tu t’imagines dans ton jardin, l’appelant à tue-tête pour qu’il vienne manger sa pâté. Balécouille ! Balécouille ! Imagine la tête des voisins ! Franchement « Duchesse », t’as pas honte ? Pauvre bête.
Théa ne répondit pas mais ne put retenir un rire à la fois mi-amusé mi-dépité.
La taverne était déjà pleine de soldats et de mages qui parlaient fort. Théa craignait de devoir manger debout, mais une table les attendait près de la chambre de Sera. Sans doute la place réservée à l’archère, que personne n’osait prendre.
Sera était à la fois aimée et redoutée, et Théa s’en réjouissait. Une amie comme elle, c’était rare. Elle n’en avait jamais eu. Les nobles de son enfance étaient des pestes et des hypocrites, sûrement devenues des vipères et des manipulatrices. Ce monde-là était sinistre.
Avec Sera, au moins, elle ne s’ennuyait jamais. L’elfe disait ce qu’elle pensait, sans détour et sans se préoccuper du qu’en dira-t-on. Et ça, c’était franchement rafraîchissant.
Une femme grande, à la silhouette pulpeuse, leur servit leur repas avec un air sévère. C’était une belle rousse, à la bouche ronde, aux joues pleines et rosées. Ses yeux étaient noisette, traversés de reflets chauds comme un soleil couchant. Et pourtant ils vous clouaient sur place vous avertissant que la moindre critique sur sa cuisine vous serait fatale. Sera échangea quelques mots avec elle avant que la voix de Blackwall ne retentisse au rez-de-chaussée. La femme bougonna en se penchant sur la rambarde pour lui faire face, et lui répondit avec toute la froideur que sa voix rauque et chaleureuse le lui permettait. Puis elle quitta les deux jeunes femmes d’une démarche rapide, mais qui accentuait ses courbes, attirant le regard de tous. Même Théa resta un moment, fascinée par ce magnétisme avant de se concentrer sur son assiette.
Alors que Sera faisait la conversation en parlant de Joséphine, que l’elfe trouvait beaucoup trop souriante ces derniers temps, surtout en présence de l’Inquisiteur, Théa observait l’agitation de la taverne en contrebas. Un jeune homme au chapeau large montait les marches comme si personne ne le voyait. Il tourna la tête vers elle et, la seconde suivante, il était à leurs côtés, son visage proche de celui de Théa.
— Mal dormi. Très fatiguée. Trop de questions. Encore et encore… Ça ne sert à rien de trop penser. À part à faire mal.
— Ah non ! s’écria Sera aussitôt. Du balai ! Pas question que ce machin gâche mon repas du grand matin !
Cole la regarda sans comprendre, puis obéit silencieusement en poursuivant son chemin et grimpa au dernier étage du bâtiment.
— Tu ne l’aimes pas, devina Théa.
— Non. C’est un… En vrai, je sais pas ce que c’est, et je veux pas le savoir. Je veux juste qu’il reste loin de moi.
— Il est étrange, mais gentil, non ?
— Pour un assassin, tu veux dire ?
Un assassin ? Lui, le garçon qui avait montré tant de compassion au chancelier Roderick dans ses derniers instants. Lui qui avait toujours trouvé les mots pour la soulager quand elle perdait un patient. Perdait était le bon terme, car désormais, rien ne mourra plus entre ses mains, en dehors de quelques mauvaises herbes.
Cole était étrange, mais son fond était bon. Et puis, Sera tuait aussi. L’Inquisiteur également. Léliana, ou même Varric et Blackwall, avaient leur lot de morts. Même Cullen. Et tout comme pour eux, Théa était persuadée que Cole ne tuait que par nécessité, en temps de guerre et de conflit. Comme le ferait un soldat. Elle ne pouvait le condamner pour ses actes. Sinon, n’étaient-ils pas tous coupables ?
— Que vas-tu faire aujourd’hui ? demanda Sera en essuyant le fond de son assiette avec un bout de pain.
— Plante, graine, travail, répondit Théa comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Simple, court, efficace. Tu parles comme moi.
— J’ai appris avec la meilleure. Bientôt, je roterai à table, répondit-elle malicieusement avant de rougir de honte devant sa propre insolence.
Que disait sa mère déjà sur l’influence des autres ? Une pomme pourrie peut contaminer tout un panier. Sera était-elle une pomme pourrie ? L’avait-elle contaminée ? Théa haussa les épaules. Qu’importe. Elle aimait ce qu’elle devenait. À cause ou grâce à Sera, la nuance importait peu, tant qu’elle était heureuse. Et puis, dans le fond, qu’y connaissait sa mère en panier de pommes ? Ou en pommes tout court ? Elle ne les aimait qu’en tarte ou en compote, se souvint Théa.
Sera ne remarqua pas ses joues rouges, trop occupée à rire du répondant soudain de son amie. Puis, elle retrouva son sérieux.
— T’as besoin d’aide ?
— Il y a du travail effectivement. Il faut désherber et…
— Désherber ? Toute la journée à quatre pattes, le nez dans les fougères ? Tu me prends pour un druffle ? Moi, je veux creuser des trous, abattre des arbres, des trucs amusants, quoi.
Théa sourit et secoua la tête, navrée. Sera haussa les épaules d’un air résigné, puis retrouva son entrain habituel.
— J’ai des trucs à mettre dans le lit de Solas. Une petite famille de lézards trop mignonne. Il va adorer ! Et après, je viens te tenir compagnie et éventuellement, t’aider.
Sera avait tenu parole. Elle était venue rejoindre Théa après le repas de midi, s’était installée sous un arbre avec l’intention de « superviser les opérations », puis, après de nombreux bâillements peu discrets, s’était endormie sans cérémonie, les bras croisés sur le ventre. Son aide s’était révélée aussi enthousiaste qu’inutile.
Théa, elle, avait les mains dans la terre, concentrée sur ses semis, quand une voix familière attira son attention. Elle leva les yeux. Cullen discutait avec Mère Gisèle, le sourire aux lèvres, attentif et poli. La sœur chantriste semblait ravie de l’avoir pour interlocuteur. Elle lui parlait de ses projets pour aménager la chapelle, peut-être même ajouter une statue d’Andrasté dans les jardins. Cullen acquiesça, visiblement séduit par l’idée.
Le cœur de Théa s’emballa. Elle ne s’attendait pas à le voir si tôt, ni si près, après leur rencontre de la veille et toutes ses pensées troublantes qu’elle avait eu à son sujet. Elle se concentra à nouveau sur la terre humide entre ses doigts, tentant de se faire oublier. Mais quand elle releva les yeux, Cullen avait déjà tourné la tête vers elle.
Elle se redressa brusquement, se passa une main sur le front… avant de se rappeler qu’elle était couverte de terre. Elle tenta d’effacer les traînées sombres avec l’autre main, jura en constatant sa bêtise, puis attrapa le bas de son tablier pour frotter ses joues avec énergie.
Des pas s’approchèrent.
— Théa, je me demandais…
Elle fit volte-face. Son visage était maculé de terre, rougi par le frottement, ses yeux brillants d’embarras. Cullen s’arrêta net, surpris. Un instant, il resta figé avant de cligner des paupières plusieurs fois, puis elle le vit tenter de retenir un sourire. Elle baissa la tête, brûlante de gêne.
— Quand vous serez moins… débordée, dit-il avec douceur, pourriez-vous passer à mon bureau ? J’ai des documents à vous montrer.
Théa hocha vigoureusement la tête, espérant qu’il partirait vite, qu’elle puisse retrouver un semblant de dignité. Comme souvent, le regard du commandant sembla hésiter, puis, avec un salut, il s’éloigna en silence. Toutefois, elle était certaine d’entendre son rire qu’il espérait discret.
Par le Créateur, elle s'était rendue ridicule. Aussi crasseuse qu’une enfant sauvage qui a profité du grand air durant une journée complète. Comme Adam l’avait-il traité déjà ? De primitive ? A cet instant, elle lui donna entièrement raison.
Furieuse contre elle-même, elle s’abaissa et arracha une touffe de mauvaise herbe à ses pieds, oubliant ses semis. Elle la jeta dans un vieux seau, répéta l’opération autour d’elle, sans réfléchir. Ses gestes étaient brusques, presque mécaniques. Elle espérait qu’ils seraient suffisants pour la calmer.
Au bout d’un moment, elle se redressa et se dirigea vers le puits. De l’eau. Bien sûr. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle posa son chargement à terre, puis tira lentement le seau suspendu à la corde. L’eau fraîche miroita à la lumière. Elle s’agenouilla, plongea les mains dedans, frotta ses paumes, ses ongles, puis passa un peu d’eau sur son visage, là où la terre avait laissé des traces. Le contact la fit frissonner. Elle se sentit soudain plus lucide, un peu moins idiote.
Elle attrapa le seau de mauvaises herbes, jeta un regard à Sera qui dormait toujours sous son arbre, et s’éloigna vers les écuries.
Son cousin l’accueillit avec un sourire ravi. Ils échangèrent quelques mots tandis qu’elle caressait un hahl rouge somptueux. Théa prit des nouvelles de la famille, demanda si les siens ne lui manquaient pas trop, si les Marches Solitaires étaient plus sûres à présent que l’Inquisition y patrouillait régulièrement. Il répondit avec chaleur, lui parla des récoltes de sa femme, des idées farfelues de sa fille et de ses parcours d’obstacles pour leur vieil étalon qu’elle montait, de Bron qui faisait encore et toujours un excellent travail sur ses terres.
Elle l’écouta, reconnaissante pour cette parenthèse de normalité dans le tourment de ses pensées. Mais elle ne dit rien de ce qui la troublait même si elle ne doutait pas que Dennet eut remarqué son émoi. Elle-même ne savait pas vraiment ce qui lui arrivait. Peut-être avait-elle vécu trop longtemps seule dans sa cabane. Peut-être que le commandant, avec son calme rassurant, son autorité douce, avait capté son attention simplement parce que la solitude avait été trop grande sans qu’elle ne s’en rende compte.
— La maison me manque parfois, murmura-t-elle.
Dennet se rapprocha et passa un bras autour de son épaule.
— La vie est différente ici. Plus vivante. Je trouve qu’elle te réussit bien, que tu changes, que tu t’ouvres au monde. Tu en avais besoin, je pense.
Théa n’était pas certaine que ce soit vrai, ni même que ce soit une bonne chose. Mais elle se contenta de cette réponse avant de l’abandonner en plaquant un baiser sonore sur sa joue.
Alors qu’elle désirait rejoindre le grand escalier de la cour, elle aperçut le commandant sur la passerelle entre son bureau et celui de Solas. Il la regardait attentivement, puis posa les yeux sur Dennet au loin. Théa ralentit le pas. Le visage du commandant affichait une expression qu’elle ne connaissait pas et qui l’intriguait. Il lui fit signe de le rejoindre, et elle comprit qu’elle ne pourrait pas s’y dérober. Elle grimpa l’un des escaliers menant aux remparts, puis entra dans le bureau du commandant où il l’attendait déjà. Il s’était placé derrière son bureau et feuilletait des parchemins. À plusieurs reprises, il posa les yeux sur elle avant de reprendre l’examen de ses documents. Il semblait ne pas savoir comment aborder le sujet dont il désirait lui parler.
— Vous vouliez me voir, commandant ?
— Oui… Je…
Il toussota, hésita, puis soupira :
— Est-ce que Dennet est bien votre… cousin ? Nous sommes plusieurs à nous poser la question. Nous n’y verrons aucun mal si ce n’est pas le cas. C’est juste que vous êtes si différents et si… proches en même temps.
Elle écarquilla les yeux aussitôt, puis rougit violemment. Malgré elle, elle serra les poings et maudit le nom de la maîtresse espionne, persuadée que tout cela venait d’elle.
— À vrai dire, nous nous demandions si… J’aimerais savoir si…
— Je peux vous assurer, commandant Rutherford, que le maître Dennet et moi-même sommes de simple parent.
Elle ne s’était pas attendue à répondre aussi sèchement. La colère lui avait échappé, mêlée à une peur plus sourde. Nier. Nier en bloc. Même si elle détestait devoir se cacher derrière un nom d’emprunt ou une histoire arrangée. Même si elle détestait surtout que ce soit à lui qu’elle dût mentir. Lui, qui la regardait comme s’il voyait en elle quelque chose de digne. Mais ce mensonge était nécessaire. Il était capital.
Il contourna aussitôt son bureau en y rejetant les feuilles qu’il tenait un instant plus tôt. Il la rejoignit en deux pas.
— Pardonnez-moi, Théa. C’était inconvenant de ma part. Je n’aurais jamais dû vous demander cela. C’était idiot. Je suis désolé…
Elle garda le silence, refusant de croiser son regard. Elle eut peur qu’il y lise en elle comme dans un livre ouvert.
— Je vous crois, bien entendu, continua-t-il avec une douceur chaleureuse dans la voix.
Cette réponse aurait dû la ravir. Elle aurait dû y trouver un soulagement ou carrément la satisfaction de s’être montrée convainquante. Mais son cœur se brisa.
Par Andrasté, elle détestait être une impostrice.
— Venez, dit-il, faisons quelques pas. J’aimerais vous montrer ceci.
Elle leva les yeux sur le parchemin qu’il tenait. Il était recouvert de dessins élaborés représentant le jardin vu d’en haut.
— C’est un plan de votre espace de travail.
Il le lui tendit, puis l’invita à le suivre sur les remparts pour profiter des rayons du soleil. Ils marchèrent un moment en silence jusqu’à arriver au-dessus du jardin. La jeune femme aperçut Sera, en contrebas, toujours endormie, inconsciente de son absence. Théa déplia le dessin et fut étonnée de découvrir à quel point les proportions avaient été respectées.
— Je voudrais m’assurer, déclara Cullen en observant les plantes en contrebas, que vos parterres soient respectés et non piétinés par mégarde. Je voulais savoir ce qui vous conviendrait le mieux. Je peux faire importer du bois pour construire des clôtures basses, ou de la pierre, selon votre préférence.
Théa leva les yeux vers lui. Il souriait, attendant sa réponse.
— Du bois, ce serait joli, dit-elle en laissant son regard s’accrocher au sien. Mais la pierre résisterait mieux au temps… Je pense que ce serait un meilleur investissement.
Il se rapprocha davantage, sa présence devenant une chaleur diffuse qui l’enveloppa, presque troublante. Il était grand, sa silhouette la dominait. Elle le compara soudain à un arbre solide qui offre de l’ombre en plein été, ou un rempart silencieux entre elle et le tumulte du monde.
Un bouclier.
— Mère Gisèle aimerait mettre une statue d’Andrasté dans ce lieu. Je me disais que… Oui, ici…
Il se pencha, son visage tout près du sien, si près qu’elle sentit le souffle léger de sa respiration effleurer sa tempe. D’un doigt, il indiqua l’emplacement sur le dessin. Théa n’osa pas répondre, ni même bouger ou respirer. Quelques minutes plus tôt, elle lui parlait avec froideur pour défendre son secret. À présent, elle sentait sa nuque s’échauffer, ses pensées s’embrouiller. Elle était fascinée par ce corps trop près du sien. Elle se souvint de leurs doigts se touchant la veille, de sa main, à Darse, qui enlevait des feuilles mortes sur son visage, de ses doigts sur son coude quand elle appliquait le baume sur son front… De la mèche de cheveux qu’il replaçait derrière son oreille.
Mais qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ?!
— Qu’en pensez-vous ? Les jardins sont votre domaine désormais. Votre avis importe.
Elle bougea légèrement le visage, et son regard glissa, presque malgré elle, vers la cicatrice sur la lèvre du commandant. Elle l’avait déjà trouvée attirante, mais cette fois, elle ne put s’en détacher. Elle la fixait, fascinée. Cette faille dans la peau semblait tout à coup irrésistible. Cullen était si près. Trop près. Et cette bouche… Elle en devinait le grain, la chaleur, la fermeté. Son cœur battait plus vite. L’envie de franchir l’espace infime qui les séparait la traversa. Elle voulait s’approcher encore, goûter ces lèvres, juste une seconde. Juste pour savoir. Juste pour sentir.
Juste pour comprendre…
Elle recula d’un pas, vivement.
Par le Créateur.
Par Andrasté.
Par tous les dieux elfiques, et tous les autres, connus ou oubliés au-delà des mers.
Avait-elle vraiment pensé embrasser Cullen ?
— Commandant, je… bafouilla-t-elle.
Il se pencha légèrement, le regard inquiet.
— Vous êtes rouge… Je vous ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Ou est-ce le vent ?
Sa main se posa sur son front, chaude, attentive. Elle ferma les yeux. Ce contact la fit vaciller. Elle aurait voulu disparaître, s’éloigner, retrouver son souffle.
Fuir. Voilà ce qu’elle devait faire. Fuir.
Mais elle se contenta de glisser la main du commandant jusqu'à sa joue en feu.
Elle devait parler. Elle devait lui dire.
Lui dire quoi au juste ? Ce qu'elle ressentait ? Ce qu'elle lui cachait ?
Non, elle devait revenir au sujet de la statue que réclamait Mère Gisele. Revenir à quelque chose de concret. Ou simplement prendre congé
Mais elle n’en eut pas besoin.
Un bêlement retentit soudain, strident, étrangement incongru dans ce lieu. Il déchira l’air comme une flèche qui s’abat sur une cible. Cullen et Théa se retournèrent en même temps, juste à temps pour voir un bouc s’écraser contre la façade du fort avant de rebondir mollement dans le vide.
— Une attaque ! cria un garde. Nous sommes attaqués !
— Par qui ? s’écria Cullen, déjà en mouvement, s’écartant d’elle pour redevenir un commandant.
— Des Alvars ! Ils sont… Ils sont…
— Quoi ? Combien sont-ils ? Répondez soldat ! jura Cullen, impatient.
Le garde hésita, compta du regard.
— Ils sont cinq, commandant.
— Cinq ?
Cullen s’approcha des remparts, plissa les yeux. En contrebas, un groupe d’hommes au corps peint de bleu sombre et de blanc, riait à gorge déployée, visiblement ravis de l'accueil reçu par leur bouc volant.
— Saisissez les immédiatement ! ordonna Cullen, furieux avant de se tourner vers Théa.
Elle se pencha à son tour, vit les gardes de l’Inquisition fondre sur les intrus, qui ne bougèrent pas d’un pouce. Puis elle releva les yeux sur le commandant, qui secouait la tête, partagé entre agacement et incompréhension. Il leva les bras au ciel, jura tout bas avant de se tourner vers elle.
— Je dois aller régler cela. Veuillez m’excuser.
Elle le regarda s’éloigner incapable de détourner les yeux de sa silhouette. Son cœur battait encore, affolé. Elle ne bougeait pas. Le vent agita ses mèches blondes. Elle sera les mains sur le plan des jardins, le chérissant comme un bien précieux. Puis quand Cullen fut totalement disparut de son champ de vision, elle revint sur terre. Elle frissonna sentant le froid s’agripper à sa peau. Toute la chaleur qu’elle avait ressenti un instant plus tôt disparut. Emporté par le bouclier.
Théa se sentit soudain très seule.
Elle se mordit la lèvre, incapable de nier l’évidence. Elle savait ce que toutes ses émotions signifiaient : Cullen Rutherford lui plaisait.