L'épée et le lys

Chapitre 20 : Cullen - Colère

6157 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/12/2025 15:53

Face à lui, Théa s’était figée, les yeux écarquillés. Il recula, l’observa plus attentivement. Elle le fixait, plus pâle que jamais. Il aurait pu la confondre avec une sculpture de marbre si sa poitrine ne s’était pas soulevée à un rythme saccadé. Elle garda le silence. Un silence accablant. En vérité, Cullen n’avait pas besoin de réponse : les rapports de Léliana, arrivés en même temps qu’eux à Fort Céleste, suffisaient à confirmer que Théa mentait depuis le début.

Tout ce que Cullen avait craint depuis ce fichu bal au Palais d’Hiver, c’était révélé vrai. Théa était bien la sœur cadette d’Armand Montclair. Elle avait disparu à l’âge de seize ans, alors qu’elle était promise à Alaric Thornecault d’Amaranthine, cet homme même que Cullen avait croisé à Halamshiral. Ce détail le révulsait : Thornecault avait l’âge d’être le père de Théa. Comment les Montclair avaient-ils pu envisager une telle union ? Impensable. Mais Thornecault était riche et influent, un parti que de nombreuses jeunes femmes cherchaient à séduire, ne fût‑ce que pour un court instant, le temps d’obtenir quelques faveurs ou un peu d’influence dans la haute société. Ce qui semblait correspondre à la mentalité des Montclair : cupide, avide de richesse.

Pourtant, les domestiques des Montclair parlaient de la jeune femme en des termes affectueux. Dans les rapports de la maîtresse espionne, ils la disaient réfléchie, prude et sensible, ce qui collait assez avec l’idée que le commandant s’en était faite. Du moins initialement. Avant cette rencontre à Halamshiral.

Léliana avait également demandé à son réseau d’établir un compte rendu sur l’ancien bérurier. Même lié par le mariage, cet homme collectionnait les aventures. Son personnel le décrivait comme un homme colérique, violent et arrogant. Rien de surprenant pour Cullen. Si elle avait été son épouse, Théa aurait vécu un enfer… Non, la Théa qu’il croyait connaître aurait vécu un enfer ; la vraie, la Théa Montclair, y aurait vu une opportunité.

Lors de leur rencontre, Alaric avait précisé que Théa s’était enfuie. Les rapports parlaient bien d’une rumeur concernant un roturier épris d’amour à son égard mais Léliana avait indiqué dans la marge que cette information manquait d’éléments et devait encore être confirmée. Cullen, lui, plaignit le pauvre bougre qui s’était sans doute laissé manipuler puis jeter comme une vulgaire chaussette.

Du point de vue de la domesticité de la famille de Thornecault, Théa était décrite comme une jeune femme à la beauté pure, mais hautaine, ce qui indéniablement cachait, à leurs yeux, un double jeu. Une attitude qui semblait coller à toute la famille Montclair. Ce contraste avec l’image que Cullen s’était forgée de l’herboriste le frustra profondément. Qui croire, désormais ?

Les rapports mentionnaient bel et bien l’existence d’un gage de fiançailles hors de prix via des factures trouvées chez l’un des plus grands joailliers de Férelden. Nul ne savait ce qu’était devenu ce présent, ni même si Théa l’avait toujours en sa possession. Mais Cullen s’en fichait royalement. Si son « fiancé » lui avait bel et bien offert un tel présent, il lui appartenait et elle pouvait en disposer comme bon lui semble. Toutefois, cela confirma le manque de dignité des Montclair.

Les rapports ne mentionnaient rien de plus. Rien ne prouvait que Théa Montclair soit devenue Théa Dennet, que la jeune fille figée face à lui était bel et bien la sœur de celui qui brisa Mia. Toutefois, un fait étrange y figurait. Peu de temps après la disparition de Théa Montclair, la soi-disant cousine de Maître Dennet, elle-même âgée de seize ans emménagea dans la ferme du palefrenier. Sans oublier que, par son silence et par la peur qu’il lisait dans ses yeux, la jeune femme venait de confirmer l’évidence.

Cullen recula de deux pas sans la quitter des yeux. Maintenant qu’il avait la confirmation de ce qu’il redoutait, la colère grondait : il avait envie de la punir comme un soldat désobéissant, de lui hurler dessus… mais c’était surtout la déception qui le dévorait. Ne pouvait-elle pas démentir tout cela ? Il espérait encore qu’elle lui dise que tout était faux, que maître Dennet confirmerait qu’elle était bien sa cousine. Qu’elle n’avait jamais été promise à un bérurier. Qu’elle était bel et bien celle qu’il avait appris à apprécier : cette jeune femme timide mais courageuse, qui, même effrayée dans les moments de tourments, restait professionnelle et apportait secours à ceux qui en avaient besoin. Il l’avait vue forte, il l’avait vue fragile… Tout cela n’était-il vraiment que mensonge ? Il avait besoin qu’elle l’arrache à cette vague noire qui le submergeait lentement. Mais Théa se taisait et ce silence était une trahison. Lorsqu’elle ferma les yeux et posa sa tête contre la porte de bois massif, il comprit. La douleur le traversa, le broyant de l’intérieur.  

Il se détourna, contourna la table de commandement et attrapa le rapport de Léliana. Il devait se ressaisir. Il était le commandant de l’Inquisition, il avait connu d’autres femmes, il avait traversé des épreuves bien plus éprouvantes que celle-ci. Il devait agir avec fermeté, pragmatisme et autorité.

— Théa Elizabeth Isobelle Montclair. Fille de Michel Alexander Montclair et de Miranda Adeline de Carsienne. Sœur aînée de Juliette Sophie Clara et sœur cadette d’Armand Michel Alexander Montclair.

Cullen eut un rictus moqueur, secoua la tête et lâcha, sarcastique :

— Que de beaux noms pour une famille aussi abjecte.

Elle se mordit les lèvres et chercha des yeux un refuge dans la pièce. À cette réaction, il crispa sa mâchoire. Cherche-t-elle à fuir cette conversation ? Mais il n’en avait pas encore fini ! Il crispa les doigts autour des documents qu’il tenait dans sa main.

— Je ne voulais pas que vous l’appreniez de cette façon... murmura-t-elle sans oser le regarder.

Il eut un rire sans joie, sec, presque amer.

— Et comment aurais‑je dû l’apprendre selon vous ? Vous n’aviez pas l’air de vouloir en parler.

Elle lui lança un regard surpris, ses mains se nouant nerveusement l’une contre l’autre.

— Je voulais le faire… J’allais le faire… Les choses ne devaient pas se passer ainsi.

Elle détourna les yeux, hésitante. Cullen se tendit, la voix plus dure :

— Alors dites‑moi, comment cela devait‑il se passer ? Personne n’aurait dû découvrir vos mensonges ? Qu’aviez-vous prévu ?

— Rien, je n’ai rien prévu, s’empressa-t-elle de répondre, en posant sur lui des yeux écarquillés sous l’accusation.

Cullen se redressa davantage, les poings crispés. Cette réponse ne justifiait rien et ne le satisfaisait absolument pas. Il regarda à nouveau les rapports et ses yeux se posèrent sur l’écriture de l’agent qui avait rédigé le prénom Théa à la va vite comme si ce nom n’avait jamais eu d’importance.

— Pourquoi n’avez‑vous rien dit ? Si vous n’aviez rien à vous reprocher, vous auriez pu choisir l’honnêteté. Pas forcément avec l’Inquisition… mais au moins avec moi.

Il n’était pas parvenu à dissimuler l’amertume dans sa voix, et il le regretta aussitôt. Il voulait rester dans son rôle de commandant, étouffer ses sentiments au cœur de cet affrontement.

Théa secoua la tête, quelques mèches de cheveux quittèrent son chignon négligé et vinrent encadrer ses joues roses lui donnant un air encore plus innocent. Cullen pinça les lèvres et tâcha de se souvenir qu’il avait une Montclair devant lui et non une jeune herboriste fragile. Cette dernière lui jeta un regard rapide avant de baisser les yeux. Ses épaules s’affaissèrent comme si le poids de ses secrets et de ses mensonges l’écrasait.

— C’est simplement que… Je vous l’ai dit, sur les chemins de ronde, le soir de la pleine lune… Ma famille est celle de maître Dennet. Certes… pas officiellement, mais c’est eux qui ont fait de moi celle que je suis aujourd’hui.

Un instant, Cullen sentit son cœur se serrer. Il se souvenait de cette conversation. Ce rendez-vous où il avait compris qu’elle avait pris plus de place dans ses pensées qu’il ne l’aurait cru. Elle n’avait pas voulu se confier sur le moment et il s’était contenté de respecter son silence, pensant qu’un jour, elle se livrerait sans retenue. Bien que démasquée, elle tenait le même discours : Dennet était comme un père. Cullen hésita un moment. Il voulait s’accrocher à cette vérité qu’elle lui offrait, comme à une bouée dans le tumulte. Mais ses yeux se posèrent sur le nom d’Armand et la méfiance, la douleur, l’orgueil blessé prirent le dessus. Ce n’était pas juste les secrets de Théa qui le heurtait, c’était plus profond, plus ancien… et justement, ce rendez-vous sur les chemins de ronde sous la blancheur de la lune lui rappelait ses propres confidences.

— Je vous ai parlé de ma sœur… Je vous ai dit mon aversion pour les Montclair… et même à ce moment-là, vous n’avez pas jugé utile de me dire la vérité ?

Le rapport entre ses doigts se chiffonna tandis qu’il fixait son interlocutrice de plus en plus tendue.

              — Vous saviez pour ma sœur avant que je ne vous en parle, n’est-ce pas ?

Théa se figea, crispée, ses doigts tremblants cherchant à se nouer les uns aux autres. Elle détourna les yeux, incapable de soutenir son regard. Oui, elle savait. Elle savait que son frère avait ridiculisé Mia bien avant que Cullen ne lui en parle de lui-même. Elle savait qu’il l’avait manipulée jusqu’à la déshonorer, qu’il avait joué avec elle comme un chat gâté chasse une souris, non par faim mais par simple ennui.

Et Mia… Elle avait tant souffert. Tant pleuré.

Et Théa savait.

Ce silence fut pour lui la trahison de trop. Dans sa poitrine, la colère monta comme une brûlure trop intense. Il jeta les rapports à travers la table de commandement, et les feuillets s’éparpillèrent comme des éclats de sa confiance brisée. Les pions stratégiques se renversèrent et roulèrent sur la carte de Thédas. Cullen se redressa, le regard dur.

—Vous saviez et vous n’avez rien dit ! Par Andrasté, je ne vous savais pas aussi… méprisable !

Elle se crispa en rougissant violemment, confirmant ses dires. Cullen fit quelques pas, incapable de rester immobile, mais il ne la quittait pas des yeux. Elle secouait la tête nerveusement, ses lèvres s’entrouvrant sans qu’aucun son n’en sorte. Alors, il la haït. Parce qu’elle se taisait. Parce qu’elle avait menti. Parce qu’il avait cru en elle, en eux. Ce fut brutal. La tendresse qu’elle lui avait inspirée s’évanouit comme un parchemin jeté au feu, laissant un vide déchirant, aussitôt rempli par la colère et le désir de lui faire ressentir la même douleur.

Il s’élança vers elle, fulgurant. L’envie de la secouer, de la jeter dehors le traversa. Il ne fit qu’un geste : un doigt tendu, accusateur. Sa voix, tranchante de rage, éclata.

— Vous jouez le même jeu qu’Armand. Ridiculiser les Rutherford. Salir leur nom. C’était ça, votre plan depuis le début ?

Ses propres paroles résonnaient comme une folie à ses oreilles, mais aucune autre explication ne s’imposait. Il n’attendit pas sa réponse : s’il laissait place à ses dénégations, il exploserait. Peu importaient ses excuses, c’était trop tard. À ses yeux, elle ne ferait que nier l’évidence. Il se détourna brusquement, incapable de supporter plus longtemps l’écœurement qui le submergeait. Les souvenirs qu’ils avaient partagés se brisaient les uns après les autres, consumés par la colère qu’il contrôlait à peine. Ce qu’il découvrait de Théa lui transperçait la chair, aussi violemment qu’une épée s’enfonçant dans son cœur.

— Je me suis tellement trompé sur vous, souffla-t-il en retournant près de la carte de Thédas pour y ancrer son regard comme si le lac Calenhad était devenu un refuge au lieu d’un tourment.

A son étonnement, il entendit ses pas se rapprocher. Il vit sa main se poser sur la table pour attirer son attention et il releva les yeux sur elle. Elle était si pâle. Le rose de ses joues s’était évaporé.

— Non, Cullen, vous faites erreur, vous ne pouvez pas penser …

Des excuses. Comme il s’en doutait. Ça le révoltait. Mais plus encore, la façon dont elle prononçait son nom, avec une douceur trompeuse, comme s’il avait de la valeur, le mit hors de lui.

— Commandant Rutherford ! explosa‑t‑il en frappant du poing sur la table.

La tasse de tisane froide se renversa, roula et s’écrasa sur le sol de pierre dans un fracas aigu qui les surprit tous les deux. Le sang battait aux tempes du commandant, les martelant comme un bélier contre une porte close. Il jeta un regard furieux vers Théa. Elle se tenait droite, avec tout le maintien d’une jeune bourgeoise. Comment avait-il manqué cela ? Sera savait, elle. L’avait‑elle deviné ou Théa s’était‑elle confiée ? S’était‑elle ouverte à l’elfe mais pas à lui ? Son corps se mit à trembler sous la colère qui continuait de grandir. Devant lui, Théa fixait les morceaux de la tasse sur le sol en se mordant la lèvre inférieure, comme une enfant fautive. Puis elle s’avança lentement pour ramasser la porcelaine éparpillée. Ce simple geste, si naturel, si prévenant, fut pour lui celui de trop.

Avec un cri de rage, il envoya valser les dossiers qui reposaient sur la table. Les feuillets s’envolèrent et retombèrent dans un bruit sec, de part et d’autre de la pièce. Une douleur lui traversa la nuque, puis des points noirs brouillèrent sa vue. Le manque de lyrium… Il secoua la tête : ce n’était pas le moment. Il ne pouvait pas faiblir maintenant. Il poussa un grognement de frustration.

Théa s’était redressée vivement, paniquée par cette soudaine violence qui émanait de lui. Par le Créateur, il l’effrayait… Il passa une main sur son visage, se détourna, chercha à se calmer. Il s’approcha de la fenêtre et posa son front contre l’encadrement. Le froid de la pierre apaisa un peu sa colère, mais aussi la migraine qui s’était installée. Quand il revint vers elle, il la vit ramasser les documents éparpillés. Pourquoi agissait‑elle ainsi ? Elle lui aurait rendu les choses plus faciles si elle s’était montrée en colère, elle aussi. Il poussa un soupir las.

Ses yeux se posèrent sur les morceaux de porcelaine qu’elle avait déposés sur le bord de la table. Une tache rouge sur l’un d’eux retint son attention : elle s’était entaillé l’index et, à la façon dont elle s’emparait des dossiers sur le sol, elle veillait à ne pas les tacher de sang. Elle eut un mouvement suspendu quand ses yeux s’attardèrent sur ce qu’il reconnut comme le rapport de Léliana. Ses lèvres se mirent à trembler… Aussitôt, Cullen détourna le regard en serrant les poings. Il observa la nuit qui s’étendait sur les Dorsales de Givre. Sa tête était lourde et étrangement vide à présent. Il était épuisé : le voyage, le bal, les rapports, le manque de lyrium et… cette conversation. Il fallait que ça s’arrête. Sa voix rauque se brisa presque :

— Partez.

Il la vit sursauter. C’était comme si, par ce mot, il avait décoché une flèche qui lui transperçait la poitrine. Ses yeux brillèrent autrement. Était‑ce des larmes ? Cullen se crispa. Des larmes… Dans sa tête, tout n’était que chaos. Il n’arrivait plus à discerner l’authenticité de la jeune femme. Des larmes de tristesse ? Des larmes pour l’amadouer ? Comment savoir, comment être sûr ? Le doute serait désormais partout : dans ses mots, dans ses gestes, dans ses regards. La confiance était brisée.

Elle déposa les documents sur la table et tenta un pas de plus dans sa direction. Il saisit le pommeau de son épée, comme pour s’accrocher à quelque chose de familier afin de s’empêcher de fléchir. Elle s’arrêta aussitôt, ses épaules s’affaissèrent. Elle chercha son regard, mais Cullen ne voulait plus la voir. Alors il se tourna vers l’horizon derrière la vitre. Dans le reflet, il la vit reculer et se diriger vers la porte. Il souffla de soulagement. Cependant, elle marqua un temps d’arrêt, hésitante. La main posée sur le battant, elle se retourna une dernière fois. Ses lèvres tremblaient, ses yeux cherchaient les siens avec une détresse qu’il ne pouvait ignorer.

— Je sais que tout cela est… soudain… que je vous ai blessé, Cullen… Commandant… mais je vous en prie, ne doutez pas de ce que je ressens pour vous.

Il se redressa brusquement et fit volte-face, la colère reprenant le dessus. Il ne voulait plus entendre ses excuses qui sonnaient de plus en plus faux à ses oreilles.

— Mademoiselle Montclair, assez ! Les sentiments ne survivent pas aux mensonges.

Les yeux plus embués que jamais, elle tenta une dernière fois de franchir le gouffre qui les séparait :

— J’avais mes raisons… Même si vous ne les comprenez pas encore, s’il vous plait, sachez que je ne me suis jamais jouée de vous.

Il soutint son regard une seconde, incapable de supporter ce qu’il y lisait et incapable d’oublier ce qu’il avait appris d’elle. Sa voix claqua :

— Vous adresserez toutes vos demandes concernant les jardins ou les baumes à l’ambassadrice Montilyet. Désormais, je ne veux plus jamais avoir affaire à vous. Vous pouvez disposer.

Le silence s’abattit, lourd, irréversible. Théa resta figée une seconde, comme si ses jambes refusaient d’obéir. Cullen vit son hésitation, ce tremblement dans ses doigts. Puis elle ouvrit la porte, et le bruit sec quand cette dernière se referma résonna comme une rupture définitive.

Cullen ferma les yeux, recula et s’adossa au mur. Il tremblait. Ses mains tremblaient. Non pas seulement ses mains : tout son corps. Ce n’était que le manque de lyrium et la fatigue, rien de plus. Pourtant, il ressentait un vide immense en lui. Sa vue se troubla une nouvelle fois et il chancela. Il porta une main à sa tête. Une douleur vive le traversa. Il avait besoin de repos.

Il se redressa et jeta un regard autour de lui. La table de commandement était dans un état déplorable. Les pions stratégiques étaient éparpillés, une marque sombre recouvrait la carte de Thédas. Sur le rebord, il aperçut les morceaux de porcelaine, les documents rassemblés en un tas inégal. Une tache de sang s’étalait sur le premier d’entre eux. Un pincement lui traversa la poitrine. Il soupira, secoua la tête, puis quitta la pièce en silence.

 

 

Les jours suivants, les préparatifs pour le départ vers l’Inébranlable accaparèrent toute l’attention de Cullen. Chaque détail semblait peser sur ses épaules. Un assaut d’une telle envergure se préparait avec minutie. Dans la cour, les soldats s’exerçaient jusqu’à l’épuisement, les caisses de matériel et d’armes s’entassaient dans chaque recoin, et les courriers des nobles féreldiens assuraient que leurs trébuchets seraient prêts, alignés au pied de la forteresse à abattre en temps et en heure.

Trevelyan avait exigé la présence de ses compagnons durant chaque réunion du conseil et Cullen, bien qu’il eût douté de leur utilité militaire, devait reconnaître que leurs avis apportaient une perspective inattendue. Stroud connaissait la forteresse mieux que quiconque et indiqua les entrées qu’il serait le plus facile de briser. Hawke se proposa d’attaquer par deux flancs et se réjouissait à l’idée de mener l’assaut par les remparts. Cullen avait bien entendu déjà envisagé cette option en la confiant à un de ses meilleurs éléments, mais la proposition d’Hawke lui plut.

Vivienne décida de guider les mages chargés des soins afin d’éviter trop de pertes dans les troupes de l’Inquisition qui, certes, grandissaient mais restaient encore insuffisantes face à Coryphéus. Ainsi, l’enchanteresse laissait à Dorian la charge de ceux qui mèneraient l’offensive, ce qui permettait à Solas de rester auprès de l’Inquisiteur. Joséphine, ravie par cette décision, s’empressa de préciser que la chirurgienne, clouée au lit par une pneumonie, resterait à Fort Céleste le temps de sa convalescence. Cela l’inquiétait particulièrement, et elle s’était mise à chercher désespérément parmi ses contacts quelqu’un qui pourrait rejoindre la mission en tant que soigneur. Léliana balaya l’idée d’un revers de main, assurant que les mages suffiraient.

Iron Bull demanda à joindre la charge à l’assaut ; ses hommes étaient impatients à l’idée de se défouler un peu, et Cullen consentit à lui fournir d’autres soldats. Blackwall demanda à rester près de Trevelyan, le sort des Gardes des Ombres l’inquiétait. Cole, discret, déclara qu’il resterait près de Varric, frappant dans l’ombre tandis que le nain tirerait de son arbalète.

Puis vint Sera. Ses regards furieux ne quittaient pas Cullen un seul instant, et chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, ce fut pour l’appeler « Commandant crottin de cheval » ou « Commandant face de wyverne ». À bout de patience, Cullen sollicita l’Inquisiteur, espérant qu’un tiers parviendrait à calmer la jeune femme avant qu’il ne s’emporte lui‑même. Trevelyan, plus mesuré, demanda à l’archère d’aller faire un tour pour se défouler. Sera répondit par un bruit insolent, très proche de l’imitation d’une flatulence, puis quitta la salle, laissant derrière elle un silence pesant.

Cullen savait que l’attitude de Sera à son égard venait de celle qu’il avait lui‑même eue avec Théa. Fini la trêve entre eux, la bonne entente et les regards taquins qu’elle lui adressait quand il passait du temps avec l’herboriste. À présent, Sera le détestait… Mais il s’en moquait. Il avait une guerre à mener et ne pouvait pas s’éterniser davantage sur cette histoire.

Néanmoins, le soir, lorsqu’il gagnait enfin son lit pour se reposer, ses pensées s’attardaient ailleurs. Il ruminait encore et encore sa dernière conversation avec Théa. Plus il y pensait, plus sa colère se mêlait aux souvenirs qui revenaient en force : leurs étreintes, leurs sourires… Bien qu’il estimât avoir agi comme il se devait à son égard, une part de lui le poussait à s’interroger sur la manière dont il l’avait fait. N’aurait‑il pas dû faire preuve de sang‑froid ? Ou du moins l’écouter se défendre, même s’il n’aurait cru à aucun de ses mots ? Quand il avait laissé éclater sa colère, il avait lu la peur sur son visage. L’idée même de l’effrayer lui faisait mal.

Il ne l’avait pas revue depuis ce soir‑là… et il était parfois inquiet.

Il lui arrivait, en soirée, de se rendre à la taverne, simplement pour entendre le rire ou la voix de Théa. En vain. Il ne s’y éternisait pas non plus. La taverne était le territoire de Sera et, en s’y rendant, il avait le sentiment que tous le dévisageaient avec désapprobation. Même la tavernière lui avait servi une bière chaude et trop mousseuse, comme pour le punir.

Parfois, en matinée, il prétextait des patrouilles sur le chemin de ronde pour jeter un œil aux jardins en contrebas, espérant y voir la jeune femme jardiner. Mais chaque fois, elle était absente. Il ne trouvait que Cole, qui arrosait avec beaucoup de délicatesse les jeunes pousses médicinales, et Morrigan, qui le regardait faire avec curiosité.

Un après‑midi, il s’était rendu aux écuries, simplement par curiosité. Maître Dennet lui lança des regards renfrognés.

— Vous venez me tirer les oreilles, vous aussi ? Parce que je suis presque certain de pouvoir en faire autant à votre égard.

Cullen n’avait pas réagi, préférant éviter tout affrontement verbal avec le palefrenier. Ainsi, chaque soir depuis quatre jours, il s’endormait le crâne envahi de confusion, après avoir ruminé durant des heures. L’absence de Théa le pesait, malgré une colère toujours aussi vive.

 

 

Cullen se réveilla groggy. La nuit lui avait paru trop courte et trop longue à la fois. Il se leva en poussant un soupir las. Quand retrouverait‑il un sommeil réparateur, comme lorsqu’il était jeune templier ou, plus simplement, un enfant encore naïf ? Depuis la Tour du Cercle, il préférait les jours aux nuits, car dès qu’il fermait les yeux, les cauchemars le hantaient. Une douleur se fit sentir à ses tempes, légère, mais annonciatrice de migraines pour le reste de la journée.

Il gagna son bureau dans la pièce du bas et ouvrit un tiroir. Le baume était là, presque vide. Il aurait dû en recommander, mais à présent, l’idée seule lui semblait déplacée. N’avait‑il pas dit ne plus vouloir avoir affaire à Théa ? Le mal de tête devint plus fort et il se résolut à l’utiliser. Il appliqua le baume sur ses tempes et inspira profondément. Il en aimait l’odeur. Cela lui rappelait la chambre de Théa…

Furieux contre lui‑même de penser à elle avec un brin de tendresse, il jeta le pot dans le tiroir et le referma brusquement. Sans revêtir son armure, il sortit sur le chemin de ronde. Il s’appuya presque aussitôt contre un merlon et fit face à l’immensité des montagnes. Puis il ferma les yeux pour accueillir les premiers rayons du soleil sur son visage. Le vent frais du Dorsal de Givre caressa ses joues rugueuses. Après une profonde inspiration, il esquissa un sourire. Le baume calmait la douleur et le grand air apaisait ses sens. Satisfait, il se tourna vers le cœur de Fort Céleste… et il la vit.

Théa avait fait exactement la même chose que lui. Elle regardait l’horizon, les cheveux au vent, une main posée sur le parapet. Cullen perdit aussitôt son sourire et décida de rebrousser chemin… mais il se retint et se tourna de nouveau vers elle. Elle ne l’avait pas vu, ou du moins ne lui prêtait aucun intérêt. Elle bougeait à peine. Alors, il s’autorisa à l’observer, désireux de trouver en elle des ressemblances avec Armand afin de la détester une bonne fois pour toutes. Mais tout ce qu’il vit, c’était à quel point elle était magnifique.

Elle ne ressemblait physiquement en rien à son frère. Si peu de ressemblance était étonnant entre les membres d’une même fratrie. Mia ne ressemblait pas à Cullen trait pour trait, ni même leur jeune frère Branson. Mais tous partageaient la même teinte de cheveux et le nez droit des Rutherford. Théa, elle, n’avait rien en commun avec son frère : frêle, blonde, le teint pâle…

Il se souvint de ses yeux gris, pleins de profondeur, et du rougissement qui gagnait son visage lorsqu’elle lui adressait la parole. Était‑on capable de simuler cela ? Avait‑elle créé tout un personnage juste pour lui porter atteinte ?

Elle tourna la tête pour suivre le vol d’un corbeau qui filait vers le repaire de Léliana. Elle sourit devant la grâce de l’oiseau qui tournoyait dans le ciel en croassant fièrement. Mais son sourire s’évapora lorsqu’elle posa les yeux sur lui. Malgré les mètres qui les séparaient, Cullen ressentit leur intensité. Il soutint son regard sans ciller. Son ventre se noua, broyé par une main invisible. Par Andrasté, comment était‑il possible qu’après tout cela, il puisse encore autant désirer la toucher ?

Néanmoins, quand elle fit un pas dans sa direction, Cullen eut le réflexe idiot de porter la main à son épée… sauf qu’il n’en avait pas. Ni épée, ni armure. L’idée d’être sans protection le hérissa. C’était absurde ! Théa n’était pas dangereuse. Du moins, pas au point de devoir se munir d’une arme pour lui parler. Elle faisait mal autrement : en vous laissant croire qu’elle vous comprenait, qu’elle vous appréciait, puis en vous rappelant brutalement à quel point vous étiez un idiot manipulable à souhait. Théa n’attaquait pas la chair ; non, elle préférait s’en prendre à votre âme.

La jeune femme fit encore un pas vers lui, mais soudain elle marqua une halte. Elle détourna la tête, passa une main tremblante dans ses cheveux et poussa un soupir qu’il perçut plus qu’il ne l’entendit. Puis elle fit demi‑tour pour descendre les marches menant à la cour supérieure. Cullen en fut soulagé : il n’était pas certain de parvenir à dialoguer calmement sans l’accabler de reproches. Il se passa une main dans le cou. Malgré sa rancœur, il avait été heureux de l’avoir aperçue quelques minutes… Elle avait le même effet que le lyrium : fascinante, attirante, mais aussi terriblement néfaste. Bon sang, il était en manque autant d’elle que de cette satanée substance.

— Franchement, Cullen, vous devriez lui courir après et avoir une conversation digne de ce nom.

Le commandant soupira et se tourna vers l’Inquisiteur. Il comprit alors pourquoi Théa avait renoncé à l’approcher.

— Qu’est‑ce qui vous dit que nous n’avons pas déjà eu une conversation ?

— Je vous crois sur parole, mais je suis presque certain qu’elle était à sens unique.

L’Inquisiteur marqua une pause, puis observa l’horizon à son tour.

— Laissez‑lui une chance.

Son ton paternel fit se raidir l’ancien templier. La colère s’était muée en une lassitude froide.

— Vous croyez qu’on peut accorder du crédit aux excuses d’une menteuse ? Si Joséphine vous avait trompé depuis le premier jour, si après lui avoir confié vos sentiments vous découvriez qu’elle vous avait manipulé… vous parleriez encore de pardon ? La confiance ne survit pas à ça. Théa Montclair m’a menti sans retenue. Elle est une ennemie, rien de plus.

— Une ennemie, rien que ça ? se moqua Trevelyan. N’avez-vous pas envisagé que, peut-être, elle se protégeait ?

— De quoi ? De moi ? De l’Inquisition ? De sa richissime famille ?

Trevelyan haussa les épaules.

— Eh bien… oui, peut‑être.

Cullen le fixa, agacé.

— C’est absurde, Inquisiteur. À moins que vous ne sachiez quelque chose que j’ignore.

 

Trevelyan s’emporta.

— Là, c’est vous qui êtes ridicule ! La colère vous aveugle, Commandant. En vous voyant réagir ainsi, je comprends qu’elle ait choisi de se taire. Comment pouvez‑vous manquer de discernement à ce point ? Je vous croyais plus raisonnable.

Le commandant eut un mouvement de recul et fronça les sourcils, déconcerté. L’assurance qu’il affichait vacilla. L’Inquisiteur ne pouvait pas comprendre… ou peut‑être que si. Son histoire avec Joséphine était limpide, sans ombre, et l’ambassadrice était trop intègre pour se livrer aux mêmes bassesses que Théa. Pourtant, une fissure s’ouvrait : Cullen n’était plus certain de son propre jugement. Trop impliqué pour distinguer clairement la vérité, il doutait.

— Quand nous partirons pour l’Inébranlable, je… commença‑t‑il en se frottant le front. Je pourrais y réfléchir plus facilement. La distance aidera.

— Je crains que non, Cullen. Théa nous accompagne.

Le commandant haussa les sourcils. Il ne voyait aucune raison à cela.

— Certains dans nos troupes, malgré les preuves récentes de leur alliance, continuent de craindre les mages. Joséphine estime donc nécessaire qu’une personne puisse assurer quelques soins en l’absence de la chirurgienne, notamment pour les templiers qui ont rejoint nos rangs plutôt que ceux de Coryphéus. Et Théa est la seule que nous ayons trouvée.

         —     Je suis certain que la cour d’Orlaïs ou Dénérim pourrait nous fournir… 

         —     On manque de temps, Cullen. 

Ce dernier grogna, ce qui fit sourire l’Inquisiteur.

— Avec un peu d’entraînement, vous imiteriez Cassandra à la perfection.

Le commandant secoua la tête et leva les yeux au ciel. Cette conversation l’avait exaspéré et… épuisé. Il aurait aimé disparaître, se terrer quelque part, loin de l’agitation, des décisions qui lui échappaient, et surtout loin de Théa. Il avait simplement besoin de souffler, de reprendre son calme pour réfléchir à tout cela.

— Cullen… appela Trevelyan. Vous devriez vous baisser.

Le commandant le fixa, sans comprendre ce qu’il attendait de lui.

— À terre, Commandant, maintenant !

Au ton pressant, l’instinct le força à obéir. Il s’abaissa brusquement et se plaqua contre le sol, le souffle court, stupéfait que Trevelyan reste debout, exposé. Un sifflement déchira l’air : une flèche vint se ficher dans la pierre, exactement là où sa tête se trouvait un battement de cœur plus tôt. Le choc le traversa comme une décharge. Il releva lentement les yeux au‑dessus du muret, le regard acéré, cherchant à trouver son assaillant, ici même, au sein de Fort Céleste.

Quand il découvrit Sera à sa fenêtre, l’arc en main, il resta interdit. Ce n’est que lorsqu’elle lui adressa un geste obscène et que Trevelyan éclata de rire que le commandant se redressa, furieux.

— Vous tolérez ce genre d’attitude dans votre équipe ? s’agaça‑t‑il. Elle aurait pu me toucher !

— Allons, Commandant, elle n’a tiré que lorsque je vous ai dit de vous coucher.

Cullen leva les bras au ciel, excédé. Cette insolence était insupportable dans une organisation telle que la leur. Il fit quelques pas en bougonnant, les mâchoires serrées, tandis que l’Inquisiteur lui adressait un sourire patient, presque amusé.

— Vous savez, je ne pense pas que Théa Montclair… ou Théa Dennet, c’est au choix désormais… soit votre ennemie. Cependant, contre toute attente, désormais, vous en avez bien une et, pas de chance, la plus imprévisible de toutes.

Au regard furibond que lui lança le commandant, Trevelyan s’empressa d’enchaîner avec un large sourire :

— Rassurez‑vous, Sera ne vous tuera pas. Mais si j’étais vous, je ne mettrais plus un pied dehors sans armure.


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