L'épée et le lys

Chapitre 19 : Théa - Le poids du silence

4730 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/12/2025 17:58

— Ce machin, il reste dehors ! 

La voix de Sera claqua comme un fouet quand elle découvrit Cole sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Ce dernier lui lança un regard surpris mais ne bougea pas pour autant. 

En l’absence de Cullen et quand son travail était terminé, Théa avait pris l’habitude de passer des heures dans cette pièce en compagnie de Sera qui allait et venait dans Fort Céleste comme une puce en quête d’un festin… ou d’une victime pour ses farces. Pour l’herboriste, les journées étaient un peu monotones. Chaque matin, elle travaillait au jardin, arrosait les plantes médicinales presque avec ferveur, se réjouissant de les voir grandir lentement. Elle arrachait quelques mauvaises herbes qu’elle portait ensuite aux écuries où elle s’attardait quelques minutes auprès de son cousin. Puis, elle retournait tailler quelques arbustes si nécessaire. 

Mère Gisèle la félicitait chaque jour. Le jardin avait fière allure et les visiteurs de l’Inquisition se plaisaient à s’y attarder. Théa appréciait sa nouvelle occupation plus qu’elle ne l’aurait cru, surtout qu’elle pouvait toujours préparer des baumes et des onguents sur le côté. Toutefois, sa charge de travail était inférieure à celle qu’elle avait quand elle travaillait à l’infirmerie avec Adan. Alors, souvent, l’après-midi, elle trouvait refuge dans la chambre colorée de Sera où le brouhaha de la taverne lui offrait un bruit de fond constant. Cela lui donnait le sentiment de ne pas être seule. Elle y lisait des romans que Cassandra lui conseillait. Mais ces romances romanesques la poussaient à penser à Cullen et aux derniers instants qu’ils avaient échangés. 

Huit jours sans lui… 

Huit jours qui avaient semblé des semaines. 

Depuis quelques temps, Cole venait tenir compagnie à Théa sur le petit toit qui touchait la chambre de Sera. Il s’installait là et parlait de tout et de rien et bien souvent des choses que Théa ne comprenait pas. Il observait les gens, marmonnait des trucs étranges, disparaissait et revenait pour mettre des prunes sur les rebords des fenêtres. Malgré ses particularités, sa compagnie moins explosive que celle de l’elfe, l’apaisait. 

— Il reste dehors, répéta Sera. 

— Je suis dehors, se défendit Cole. Personne n’aimerait que je sois dedans. 

Sera prit un air dégoûté avant de réprimer un frisson d’horreur. 

— Mais il parle de quoi là, ça devient dégueu. 

— Je ne pense pas qu’il fasse la moindre allusion à… ça, répondit Théa en rougissant légèrement. 

— Encore heureux ! Berk ! Par contre, toi, tu aimerais bien que le commandant joli cœur en fasse, non ? 

Théa détourna les yeux et observa le ciel. 

— Très chaud, ça brûle, ça a envie, mais ça n’ose pas demander, marmonna Cole. 

— S’il vous plaît… Parlons d’autre chose, gémit l’herboriste. 

— Tu peux demander maintenant qu’il est là, acheva le jeune homme. 

Théa rougissait de plus en plus. Elle n’avait jamais apprécié que l’on puisse se mêler de sa vie privée mais avec Sera et Cole comme amis, il était difficile de voir son intimité respectée. Parler de Cullen lui plaisait, bien sûr, mais leur relation était si fraîche qu’elle‑même ne savait pas encore quoi en penser, ni comment la nommer. Elle n’osait même pas imaginer un avenir avec lui. Pas encore. Elle l’espérait, bien entendu, mais elle voulait y aller doucement. Profiter de chaque instant. Toutefois, leur baiser dans sa chambre lui revint en mémoire. Un baiser impatient d’un côté comme de l’autre. Si Cullen n’avait pas été blessé et n’avait pas mis un terme à leur échange, elle n’était pas certaine qu’elle aurait été capable de le repousser tant elle s’était sentie enfiévrée sous son contact. 

Soudain, elle réalisa les mots de Cole. 

— Il est là ? 

Cole se leva sur le toit. Il indiqua les portes de Fort Céleste. 

— Juste là. 

Théa se leva d’un bond et jeta un regard par la fenêtre mais ne vit rien. 

— Non, là, plus loin encore, il arrive. 

Sans attendre, elle se leva et, le cœur battant, fila par la porte. 

Dans son élan, elle cogna la table basse de Sera et y renversa une figurine en bois. Elle s’excusa maladroitement avant de ramasser l’objet. Ses doigts s’attardant un instant de trop sur la figurine en bois que Blackwall avait taillée pour l’elfe : une abeille barbue… Un cadeau étrange que Sera chérissait comme un trésor. Par chance, elle n’était pas abîmée par sa chute et Théa la déposa doucement sur la table basse. 

— Mais file bon sang, on s’en fout de ça ! gronda Sera, aussi impatiente qu’elle. 

Théa s’encourut dans la taverne, grimpa à l’étage où Cole traînait habituellement, emprunta la porte qui donnait sur le chemin de ronde. Le vent souffla sur son visage et rabattit ses cheveux, lui masquant la vue. Négligemment, elle les rejeta en arrière et fila aussi vite qu’elle le pouvait jusqu’à se trouver non loin du bureau du commandant où elle s’arrêta, essoufflée. Elle s’appuya sur le parapet. Des yeux, elle chercha le cortège qui avançait lentement, passant la tour de guet dressée à l’entrée du pont de Fort Céleste.

Elle reconnut les chevaux féreldiens de maître Dennet à leur allure fière et leur musculature brute. Elle aperçut également Léliana qui réceptionnait sur son avant‑bras un de ses messagers ailés. Elle vit Joséphine qui brillait dans sa robe d’or comme un soleil au milieu de ce paysage glacé. Elle découvrit, près de cette dernière, une femme étrange aux cheveux de jais dont la fine silhouette était à moitié dénudée malgré le froid des Dorsales de Givre. Puis enfin, parmi ses soldats, elle le vit. 

Cullen portait son armure et discutait avec ses hommes. Il maniait sa monture avec patience et fermeté tandis que la bête semblait désapprouver l’idée même de marcher sur un pont suspendu. Théa s’appuya sur un merlon et regarda le convoi s’approcher de plus en plus. Sera arriva à ses côtés et rit en découvrant Iron Bull couvert d’un de ses ridicules masques orlésiens beaucoup trop petits pour lui. Le chef de la charge sentit leur présence et les salua à grand cri. Sera lui répondit en poussant des hurlements sauvages qui firent sursauter Théa. 

Cette effervescence attira le regard de Cullen vers elles. L’herboriste passa une mèche de cheveux derrière les oreilles et sentit ses joues rosir de plaisir en le voyant la scruter. Elle souriait comme une adolescente qui vivait sa première idylle. Pourtant, elle avait déjà connu des hommes par le passé, mais jamais une telle impatience de les retrouver ne l’avait envahie. Elle prit son courage à deux mains et lui adressa un geste timide de la main. Signe auquel il répondit par… un froncement de sourcils et un regard froid qui la cloua sur place. 

Elle crut d’abord qu’il ne l’avait pas tout de suite reconnue. À cette distance, depuis le haut des remparts, c’était une éventualité plausible. Toutefois, quand le cortège se rapprocha, l’attitude de Cullen ne changea pas. Il détourna même le regard.

— Il est bloqué. Il veut dire des choses mais il les retient. Ça fait comme un tambour. Tout est mélangé dans sa tête, murmura Cole près de Théa. 

— Merde… grimaça Sera. Je ne sais pas si c’est toi ou si c’est moi, mais une de nous deux a dû faire une bêtise qui n’a pas plu au commandant.

Elles échangèrent un regard lourd. Théa crut apercevoir de l’inquiétude dans celui de l’elfe. Sera aurait‑elle fait une blague à Cullen avant son départ ? Possible. Avec Sera, tout était possible. Mais pourquoi se soucierait‑elle soudain d’avoir mis en colère le commandant de l’Inquisition ? Elle se réjouissait généralement du tourment que provoquaient ses farces chez ses victimes. Était‑ce bien de l’inquiétude ? Théa hésita. Du regret ? Qu’est‑ce que Sera aurait pu faire pour regretter une action ?

Les premières montures arrivèrent dans la cour basse du fort et hennirent quand maître Dennet vint les retrouver. Il adressa des salutations aux bêtes avant de s’intéresser aux membres du conseil. Sera décida d’aller retrouver le cortège et Théa la suivit. Elle était toujours impatiente de retrouver Cullen, mais désormais, elle appréhendait. Et si… Et si Sera n’avait rien à voir avec le mécontentement du commandant ? Et si c’était elle la fautive ? Elle frissonna. Fautive de quoi ? Qu’avait‑elle dit ?

Ses pas ralentirent alors que Sera s’accélérèrent pour se jeter dans les bras d’Iron Bull, à qui elle réclama d’essayer le masque orlésien. 

Et si ce n’était pas ce qu’elle avait dit le problème, s’interrogea encore Théa… Si c’était justement ce qu’elle n’avait pas dit…

Elle s’arrêta soudainement en haut des marches, incapable de faire un pas de plus. Le froid la saisit et elle serra ses bras autour de son corps. Est‑ce que Cullen savait ? Est‑ce que Cullen était au courant qu’elle était une Montclair ?

Non, c’était ridicule. Elle n’avait jamais mis le pied à Halamshiral et, de ce qu’elle savait, rares étaient les nobles féreldiens à s’y rendre. Sa famille n’y avait jamais été conviée. De toute façon, ils n’auraient jamais fait le lien entre l’Inquisition et elle. Sauf si quelqu’un l’avait reconnue… Fort Céleste accueillait tant de nobles alliés. Mais aucun de ces riches ne lui avait adressé la parole…

Elle repoussa toutes ses questions et reporta son attention sur l’attroupement en bas. Iron Bull enfila le masque sur la tête de Sera, Solas s’éloignait déjà et Vivienne discutait et riait avec Joséphine et Léliana. Cullen, quant à lui, distribuait des ordres à ses hommes. Puis, il leva les yeux vers elle. Le tressaillement de sa mâchoire n’échappa pas à Théa. Elle déglutit avant de prendre son courage à deux mains et de descendre quelques marches. Quoi qu’il soit arrivé à Halamshiral, elle avait envie de le saluer, de le retrouver. Et si vraiment, il savait, alors elle ferait face et tâcherait de dialoguer sereinement avec lui.

Elle avait rêvé ses retrouvailles de nombreuses fois. Dans ses rêves, elle se jetait au cou de Cullen qui l’embrassait, ravi de la retrouver. Il la faisait tournoyer, ils riaient, peut‑être même qu’elle aurait pleuré. Oh, pleurer, dans l’immédiat, elle en avait envie. Mais pas de joie. Elle avait peur. Soudain, très peur. Elle avait l’impression, devant le regard glacé de Cullen, qu’on venait d’arracher quelque chose de son corps. Quelque chose de précieux… comme sa propre vie.

Alors qu’elle descendait les marches doucement, le commandant donna un dernier ordre avant de les gravir à sa rencontre. Quand ils se retrouvèrent face à face, Théa ne put retenir un sourire. Son cœur s’emballa. Comme il lui avait manqué. Comme elle rêvait de reprendre leur histoire là où ils l’avaient laissée.

— Cullen… souffla‑t‑elle en tendant une main pour le toucher.

Elle en avait besoin. Juste poser les mains sur sa joue, son bras, n’importe où, tant qu’elle pouvait s’assurer qu’il était bien là, devant elle. Un contact qui lui garantirait que rien n’avait changé entre eux.

Mais le commandant eut un mouvement de recul. Ses sourcils se froncèrent, comme si ce simple geste avait été une menace. Théa s’immobilisa aussitôt, le cœur serré.

— Je suis navré, commença‑t‑il avant de marquer un temps d’arrêt. 

— Est‑ce que tout va bien ? s’enquit‑elle.

Peut‑être que la mission avait été éprouvante ? Peut‑être même un échec… cela pouvait expliquer l’attitude du commandant. Si froide, si distante…

— Le voyage m’a épuisé, dit‑il en redressant les épaules et en lui faisant face. J’ai encore beaucoup d’affaires à régler… Je…

Elle le vit serrer et desserrer les poings. Elle ne l’avait jamais vu aussi nerveux depuis l’attaque de Darse. C’était comme s’il se préparait à un affrontement. Comme s’il se sentait en danger… avec elle ?

— On se voit plus tard.

Il inclina la tête et elle l’imita avant de le regarder la contourner et se diriger vers le hall de l’Inquisition d’un pas rapide et décidé. Alors qu’il s’éloignait, Théa sentit le froid s’insinuer en elle mais ce n’était pas le vent. C’était plus profond. Comme si une flamme fragile, allumée jadis par Cullen, d’un simple regard, venait de s’éteindre.

Automatiquement, elle chercha des yeux son amie. Elle avait besoin de son soutien irrévocable pour ne pas fléchir. Mais elle la vit rire à gorge déployée avec le Qunari. Ce rire éclatant illumina la cour, et Théa sentit son cœur se serrer. Elle aurait voulu partager cette insouciance, mais elle en était incapable. Elle culpabilisait à l’idée de troubler cette bonne humeur avec ses propres tourments. Alors elle détourna les yeux, envieuse de cette légèreté qui lui échappait. Dans ce brouhaha de rires et de chuchotements, elle se sentit étrangère, comme si elle observait le monde derrière une vitre, incapable d’y entrer.

Ses regards se posèrent ensuite sur dame Montilyet, qui lui jeta un coup d’œil en biais, puis sur Léliana qui se pencha pour chuchoter à son oreille. Théa sentit une vague de frustration monter. Elles parlaient d’elle. Elle en était certaine. Et cette certitude pesa encore plus lourd sur ses épaules.

Alors elle sut. La maîtresse espionne avait fait jouer son réseau. Cullen savait. 

Cullen… savait…

À cette pensée, une douleur fulgurante lui traversa la poitrine. Comme une déchirure invisible qui lui coupa le souffle. Elle porta instinctivement une main contre son cœur, mais rien ne pouvait apaiser cette brûlure.

D’un pas rapide, Théa descendit le reste des marches et s’éloigna des rires, gagnant les écuries. Dans le box du hahl rouge, elle posa ses mains sur le cou du cervidé, le flattant comme elle faisait chaque jour. Elle cherchait dans ce geste familier un apaisement, une chaleur qui la ramènerait à elle‑même. Mais son esprit s’emballait. Chaque battement de son cœur résonnait comme une alarme.

— Les mots l’étouffent. Il veut les dire, mais ils restent enfermés.

Théa leva les yeux vers Cole, assis sur la monture majestueuse. Sa présence la surprit, mais à peine : il surgissait toujours là où on ne l’attendait pas. Ce qui la troubla davantage fut qu’il la découvre ainsi, incapable de masquer son agitation. Elle battit des paupières, gênée, se demandant de qui il pouvait bien parler.

— L’armure empêche parfois de toucher le cœur. Je le sais parce que mes lames n’y arrivent pas toujours.

Théa baissa les yeux et essuya ses mains moites sur sa robe. Elle tenta de retrouver une contenance, de sauver un peu d’allure, lorsqu’elle comprit qu’il parlait de Cullen.

— Les secrets, c’est comme des ombres. Si on ne les expose pas à la lumière, elles grandissent et dévorent.

Cole avait toujours des paroles étranges qu’elle s’efforçait de comprendre, sans y parvenir à chaque fois. Mais cette fois, elles étaient limpides. Trop limpides. Elles touchaient juste, et elle le savait. Pourtant, sa tête était déjà trop encombrée d’interrogations pour les accueillir pleinement. Elle secoua la tête, non pour nier, mais pour repousser un instant cette clarté. C’était trop.

— Cole, s’il te plaît, j’ai besoin d’être seule. 

— Je le sais, mais je sais aussi que tu dois entendre ce que je dis.

Elle gémit de frustration. 

— Cole… 

— Dans ta tête, tout est noir. C’est parce que tu fermes les yeux. La lumière ne peut pas entrer. 

— Cole ! cria‑t‑elle soudain, exaspérée. Laisse‑moi !

Cole la regarda un court instant puis partit sans un mot. Aussitôt, Théa regretta de s’être emportée. Elle n’avait jamais levé la voix sur qui que ce soit. Et encore moins sur ceux qui voulaient lui apporter du soutien. Elle se mordit la lèvre jusqu’à se faire mal.

Elle s’assit dans le box, sur un ballot de paille, et ferma les yeux. Il fallait qu’elle se calme, qu’elle réfléchisse. Un point à la fois. D’abord : que savait Cullen exactement ? Rien, ou peut‑être tout. Elle n’en savait rien dans le fond, elle ne faisait que supposer. Cole semblait dire que Cullen voulait parler, mais qu’il hésitait. Alors peut‑être que le problème était ailleurs. Une mission. Un accident. Elle ne savait rien de ce qui s’était passé au Palais d’Hiver, après tout.

Et ces regards des deux conseillères… Était‑ce vraiment de la suspicion ? Peut‑être seulement de la curiosité. Peut‑être que Léliana ne savait rien.

Mais si, au contraire, son nom avait été révélé… Si le fait qu’elle était une Montclair avait été découvert… Que devait‑elle faire ? Fuir ? Non. Pas question. Elle n’en avait ni l’envie ni la force. Elle avait appris à aimer Fort Céleste presque autant que la tranquillité du bois d’Hafter. Alors il ne restait qu’une option : trouver Cullen et lui parler. Et s’il ne sait pas encore, lui dire la vérité. 

Il était temps. 

Avant qu’il ne soit trop tard.



Théa avait attendu que Fort Céleste s’apaise, que les bruits se dissipent et que les couloirs retrouvent leur calme. Elle avait espéré que Cullen la rejoigne dans les jardins, comme il le faisait parfois. « On se voit plus tard », avait‑il dit. Mais ce plus tard semblait toujours s’évanouir. Elle comprit qu’il ne se présenterait que si elle le forçait.

Elle se prépara. Elle démêla ses cheveux, changea de tenue pour chasser l’odeur des écuries qui lui collait à la peau. Elle se lava, mettant un point d’honneur à ce que la terre disparaisse totalement de sous ses ongles. Elle choisit sa plus belle robe, celle qui lui donnait confiance, et se parfuma d’une fragrance discrète, presque timide. Elle s’observa dans son petit miroir et grimaça. Cullen revenait du Palais d’Hiver où les femmes portaient des toilettes somptueuses. Elle faisait pale figure à côté d’elles, elle ressemblait davantage à une servante qu’à une riche héritière. Mais elle portait les même tenues, simples et modestes, quand Cullen lui avait porté de l’intérêt. Avec un peu de chance, les dorures d’Halamshiral ne l’avaient pas ébloui au point d’effacer son goût pour la simplicité.

Ensuite, elle prépara une tisane comme prétexte à leur rencontre, y ajouta une cuillerée de miel, comme une offrande douce.

Enfin, elle prit son courage à deux mains. Le breuvage chaud entre les doigts, elle traversa les couloirs de Fort Céleste. Elle savait qu’il n’avait pas quitté la salle du conseil de guerre de la journée. Elle était certaine de l’y trouver encore et seul : elle avait aperçu Trevelyan sur son balcon en conversation avec Joséphine, et vu des corbeaux s’envoler du repaire de Léliana, signe qu’elle travaillait encore. Tout indiquait que Cullen était là, enfermé dans ses rapports, isolé dans le silence pesant.

Devant la porte, Théa inspira profondément. Elle frappa. Une voix grave, épuisée, lui répondit d’entrer.

Elle poussa la porte lourde et se glissa à l’intérieur. Quand elle la referma, le grincement des charnières résonna trop fort à ses oreilles. Cullen se figea à son entrée et, instinctivement, elle l’imita avant de déglutir. Il semblait surpris de la voir. Elle le dérangeait, sans doute. Peut être devait elle simplement déposer la tisane et repartir. Elle chassa le doute en se redressant et avança vers lui.

Cullen recula quand elle se pencha pour poser la tasse devant lui. Sa main se referma sur le pommeau de son épée. Le geste la heurta, identique à celui qu’il avait eu sur l’escalier de la cour, quand elle avait tenté de le toucher. Il se protégeait. Mais pourquoi ? Que pourrait elle lui faire de mal ? Craignait il qu’elle se jette à son cou comme une jeune fille étourdie aux mœurs légères ? Certes, elle s’était montrée un peu trop audacieuse par le passé, mais elle n’était pas du genre à… À quoi ? À aimer sans retenue ?

Le tintement léger de la céramique sur le bois résonna dans toute la pièce. Cullen observa le breuvage sans un mot, pas même un merci. Le silence pesait, seulement troublé par le grincement de son armure lorsqu’il se redressa. Puis il releva les yeux et les plongea dans ceux de Théa, comme s’il fouillait son âme à la recherche d’un indice, d’une preuve, d’une réponse. Elle se sentit gênée sous cet examen, et particulièrement perdue de ne pas comprendre ce qu’il cherchait. Elle s’éloigna d’un pas et se tint aussi droite qu’elle le pouvait. Ses mains se joignirent sur sa jupe modeste, elle prit une profonde inspiration.

— Que se passe t il, Cullen ? Que s’est il passé à Halamshiral pour que tu sois soudain si distant avec moi ? 

— Le Palais d’Hiver a été une mission éprouvante, se justifia t il en effectuant quelques pas.

Sa voix était rauque, chargée de fatigue mais aussi de colère.

— Oui, les gens en parlent un peu partout dans Fort Céleste. L’impératrice est saine et sauve, mais Orlaïs reste sous tension… 

— Les gens en parlent ? sourit il. La Charge, sans aucun doute.

Ce sourire, bien que bref, fit bondir son cœur. Elle y vit une ouverture, une fissure dans l’armure. Elle s’humecta les lèvres, chercha ses mots, puis plongea ses yeux dans ceux de l’ancien templier.

— Cullen, je dois te parler de quelque chose… C’est important.

Il se redressa, les mâchoires serrées. Il s’agita un moment au dessus de la carte de Thédas, écarta des rapports qui recouvraient le lac de Calenhad.

— Nous préparons l’assaut de l’Inébranlable. Mon temps est précieux, Théa. Qu’est ce qui peut être plus important ?

Le silence s’épaissit. Elle entendait son propre souffle, trop rapide.

— Moi… Nous… Enfin, je sais que ce n’est pas aussi important que ce conflit contre Coryphéus, mais je dois vraiment…

Elle fronça les sourcils et se tut subitement. Elle avait répété cette scène des dizaines de fois, chaque mot, chaque intonation. Mais face à lui, tout s’effaçait. Elle regretta de ne pas avoir simplement écrit ses mots et les avoir laissés sur son bureau.

— On parlera plus tard, dit il.

Elle grimaça. Encore ce plus tard qui résonnait en elle comme un jamais.

— Ça ne prendra qu’une minute. 

— Théa… pas maintenant.

Sa main se crispa sur le pommeau, le cuir grinça sous la pression. Sa pomme d’Adam monta et descendit, comme s’il cherchait à retenir une colère. Il attrapa un rapport et le porta à ses yeux. La conversation était close. La tisane refroidissait, une fine vapeur s’éteignait dans l’air. Elle sut qu’il ne la toucherait pas. Elle serra les poings. Cette conversation ne pouvait pas se terminer ainsi. Elle avait des choses à dire. Elle devait le faire, même s’il désapprouvait.

— Non, dit elle.

Sa propre voix, ferme et directe, la surprit. Lui aussi parut étonné. Il l’observa tandis qu’elle rougissait de plus en plus, honteuse de sa témérité soudaine et furieuse qu’il la traite comme un soldat.

— Non, Cullen… Je dois vraiment… 

— Pour vous, ce sera commandant Rutherford ! la coupa t il en rejetant le rapport qu’il tenait sur la table.

Le choc du papier fit vibrer le silence mais lui parut moins violent que ce qu’elle ressentit dans son corps. Théa se figea. Cullen venait de lui infliger quelque chose d’aussi douloureux qu’une gifle, qu’un coup de poignard : elle recula d’un pas sous l’impact. Tout ce qu’ils avaient doucement construit venait d’être balayé par un souffle glacial. Elle sentit la porte dans son dos, sa main chercha la poignée automatiquement. Sa gorge était nouée. Elle se détourna, prête à sortir.

— Halamshiral est un endroit intéressant, déclara t il soudainement. Bruyant, mais intéressant. On y fait des rencontres fascinantes.

Sa voix la cloua sur place. Elle hésita. Avait-il changé d’avis ? Était-il ouvert la discussion ? Elle se tourna vers lui, voyant dans ce nouveau dialogue une possibilité de rétablir la communication. Ne pas perdre espoir. Qu’avait dit Cole ? Les mots l’étouffent. Il veut les dire, mais ils restent enfermés. Cullen avait envie de parler mais ne savait simplement pas comment s’y prendre. Cette idée la soulagea.

— Une rencontre en particulier m’a marqué, dit il en s’approchant d’elle lentement.

Elle sentit son odeur : cuir, métal, et un soupçon d’elfidés. Mais aucune chaleur. Rien. Comme si Cullen n’était plus là. Elle se souvenait du duel dans la cour, de l’instant où Cullen avait repris le dessus, prédateur au lieu de proie. Cette fois, elle le savait, c’était elle la proie.

— Un homme qui cherche sa fiancée disparue… Peut être la connaissez vous ?

La porte était dans son dos, fermée et soudain infranchissable. Théa eut l'impression d'être prise au piège. Une souris face à un chat. Elle releva les yeux sur lui. La cicatrice sur sa lèvre attira son regard, et un souvenir la traversa : leur baiser… Un frisson la parcourut. Mais le regard brutal, dur comme du marbre, la glaça.

— Elle s’appelle Théa, comme vous… le nom exact est Théa Montclair.

Elle déglutit, se sentit pâlir à la mention de ce nom murmuré avec une colère contenue. Cullen s’approcha encore. Le cuir grinça, ses pas résonnèrent sur la pierre. Il plaça une main contre le bois massif de la porte, là, près de sa joue, et de l’autre main, il lui releva le menton avec fermeté, puis baissa la tête pour plonger son regard implacable dans le sien.

— Alors dites moi… « mademoiselle Dennet » … La connaissez-vous ?


Laisser un commentaire ?