L'épée et le lys
Sa tête reposait contre la vitre froide de la chambre de Sera. Elle restait là, immobile, les yeux perdus dans la cour de Fort Céleste. En bas, les troupes de l’Inquisition s’entraînaient avec une ardeur presque brutale. Les cris des soldats, les chocs métalliques des lames contre les boucliers, les ordres aboyés par les capitaines montaient jusqu’à elle, en partie étouffés par l’épaisseur des murs. Le soleil réchauffait les pierres du bastion en ce milieu d’après‑midi lumineux. Pourtant, Théa frissonnait. Il faisait doux dans la pièce, mais ce froid était différent. Il s’était installé en elle depuis cinq jours, avec l’impression qu’un feu s’était consumé sans laisser de braises. Rien sur quoi souffler, rien pour rallumer la vie en elle.
Elle resserra machinalement son châle autour de ses épaules. Il sentait les onguents et le feu de bois, une odeur familière qui l'apaisait. Elle soupira. Un souffle long, las, qui embua la vitre devant elle. Tristement, il lui sembla qu’elle ne faisait que cela depuis des jours : soupirer, attendre, espérer sans y croire, réaliser la perte, la fin de quelque chose puis attendre à nouveau.
Depuis cinq jours, elle n’avait plus ouvert le moindre roman pour s’abreuver de leur mot. Elle n’avait plus confectionné d’onguents pour soigner les maux. Elle avait négligé le jardin laissant les jeunes pousses à leur sort. A vrai dire, Cole s’occupait de ses dernières à sa place. Il passait chaque jour, les mains pleines de terre, pour lui dire que le jardin allait bien.
— Certaines sont tristes, disait-il à propos des plantes. D’autres rient. Le soleil leur a raconté une histoire. Les plantes écoutent.
Ensuite, il restait là, souvent assis sur le rebord de la fenêtre, les jambes dans le vide, à observer les gens en contrebas. Il ne la quittait presque plus, ce qui agaçait prodigieusement Sera. Théa s’en voulait parfois d’être si amorphe, comme clouée à son propre vide. Elle savait que son amie s’inquiétait en s’agitant davantage, évitant parfois de rester dans la même pièce qu’elle comme si elle craignait que cela puisse être contagieux. Cole lui restait en l’observant du coin de l’œil comme s’il cherchait une solution pour la réparer. Solas avait expliqué à Théa que le jeune homme était un esprit de compassion. Mais pour elle, il était juste Cole. Un ami. Un cœur étrange et doux.
— Cole, tu n’es pas obligé de rester, murmura-t-elle. Tu as sûrement mieux à faire.
— Je ne suis pas obligé. Mais j’en ai envie.
Elle lui murmura un faible merci, un son à peine audible mais qu'elle savait qu'il percevrait.
— Tu es comme elles, tes plantes, ajouta-t-il. Si elles reçoivent trop d’eau, elles meurent. Toi, tu as trop d’eau.
— Trop d’eau ?
— Dans tes yeux. Tu retiens. Mais c’est comme à Boscret avec le barrage : si tu laisses couler l'eau noire, ça fait moins mal.
Elle le regarda, surprise de ressentir ses mots comme un tremblement de terre dans son corps. Elle tremblait d’ailleurs. C’était soudain, déstabilisant. Ses doigts se crispèrent sur son châle. Quelque chose en elle se tendit, puis se fendilla. Elle avait déjà pleuré, oui. Le soir où Cullen l’avait congédiée de la salle du conseil, elle s’était effondrée, seule, dans sa propre chambre. Mais le lendemain, elle s’était éveillée avec l’espoir idiot, qu'une fois qu'il se serait calmé, le commandant reviendrait, qu’il comprendrait. Depuis, ses larmes s'étaient tues comme une source qui se tarie sous l'attente impatiente de la pluie. Une pluie qui ne venait pas... Et pour cause, Théa avait fui...
Dans l’attente de Cullen, elle fut soudain saisie de peur à l’idée de revoir ce visage où la colère et la déception se mêlaient désormais contre elle. La première fois qu’elle avait lu ces sentiments dans ses yeux, cela lui avait fait si mal qu’elle n’était pas prête à revivre une telle douleur. Quand elle avait entendu la voix du commandant dans un couloir, au lieu de le rejoindre pour une nouvelle conversation, ou simplement pour lui rappeler qu’elle était toujours là, elle avait poussé la première porte qu’elle trouva et avait grimpé jusqu’au repaire de Léliana. Cette dernière lui avait adressé un regard surpris, et Théa avait fui une nouvelle fois. La maîtresse espionne savait ce qui se passait entre Cullen et elle… mais l’herboriste ne lui en voulait plus.
Alaric avait parlé. Par malchance, il avait fallu qu’il discute avec Cullen. Si seulement… Non, inutile d’accabler le riche marchand. La vraie fautive était elle-même, et le commandant le lui avait bien signalé : c’était son erreur.
Cullen l’avait rejetée en l’appelant Montclair. Comme si ce nom suffisait à tout effacer. Comme si elle n’était plus que cela. Elle comprenait : après tout, elle lui avait menti. Mais si elle lui avait dit la vérité dès le début, à Darse, qu’est‑ce qui se serait passé ? Il ne l’aurait jamais laissée entrer. Ni dans l’Inquisition, ni même dans sa vie. Elle n’aurait jamais connu la chaleur de ses bras, la douceur de ses lèvres. Peut‑être que cela aurait été mieux. Moins douloureux. Mais elle n’avait pas pu. Égoïstement, elle n’avait pas voulu dévoiler la vérité comme on épluche un fruit mûr, avec simplicité et générosité. Elle avait choisi de se protéger, tout en portant l’identité qu’elle chérissait : celle des Dennet.
Maintenant, dans la chambre de Sera, face à Cole et ses mots si juste, elle sentit la colère monter contre Cullen qui n’avait même pas cherché à comprendre ses attentions. Dans le fond, c’était lui le problème ! Incapable d’écoute, refusant la moindre explication. Il avait été juge et bourreau en quelques minutes. Un fichu idiot aussi têtu qu’un satané druffle !
Mais la colère ne tint pas. Elle se fissura laissant place à une vague de regrets. Cullen n’était pas un idiot, loin de là. Il était juste en colère. Si seulement elle avait parlé plus tôt. Si elle avait eu le courage de lui dire la vérité, de lui tendre son passé comme on tend une main tremblante. Peut-être qu’il aurait compris. Peut-être qu’il aurait vu au-delà du nom. Peut-être…
Elle ferma les yeux. Le regret se mua en quelque chose de plus lourd. Une absence. Comme un gouffre qui s’ouvrait sous ses pieds. Le vide s’installa lentement, insidieux, étouffant tout sur son passage. Elle ne ressentait plus rien, sinon ce poids immense, cette impression d’avoir perdu quelque chose de vital.
Un frisson la traversa. Elle porta une main à sa poitrine, comme pour retenir ce qui se brisait en elle. Mais c’était trop tard. Une douleur vive éclata sous ses côtes. Sa gorge se serra, ses épaules se mirent à trembler. Les larmes jaillirent, silencieuses d’abord, puis plus denses, plus lourdes. Elles roulèrent sur ses joues sans qu’elle puisse les arrêter. Un sanglot lui échappa, rauque, étranglé. Elle porta une main tremblante à sa bouche pour étouffer un second cri qui montait. Mais c’était en vain. Elle se recroquevilla sur elle-même, le front contre ses genoux, secouée de spasmes. Le châle glissa de ses épaules, mais elle ne le sentit même pas.
Elle pleura. Enfin. Comme Cole l’avait prédit. Comme une rivière qui déborde, comme une digue qui cède. Elle pleura pour ce qu’elle avait perdu, pour ce qu’elle n’avait pas su dire, pour ce qu’elle ne retrouverait peut‑être jamais. Elle pleura aussi sa chaumière et la vie tranquille qu’elle y menait. Une existence sans véritable sens, mais qui avait au moins l’avantage d’être simple : aucune surprise, aucun imprévu, aucune douleur. À présent, elle savait qu’il n’y aurait plus de retour possible. Rien ne comblerait jamais le vide immense qu’elle portait en elle.
Elle ne vit pas Cole s’éclipser tant sa peine l’accaparait.
Cullen lui manquait.
Cullen la détestait.
Et elle ne savait pas comment vivre avec ça.
Soudain, des pas retentir dans le couloir de la taverne et la porte s’ouvrit brusquement. Sera entra, suivie de Crem et de Cole qui restait en retrait plus pale que d’habitude. Avec eux, parvinrent à Théa les rires et les chants de la salle. En la découvrant recroquevillée, secouée de sanglots, Sera jura à mi-voix et se précipita vers elle. Elle s’agenouilla à ses côtés, la prit dans ses bras, la serra fort, comme pour empêcher son cœur de se briser davantage.
— Viens, Cole, dit doucement Crem. Le Patron a sûrement une histoire à nous raconter.
Cole hocha la tête, le regard encore tourné vers Théa. Puis il suivit Crem hors de la pièce. La porte se referma doucement, les laissant seules dans le silence, brisé seulement par les pleurs de Théa, étouffés contre l’épaule de son amie.
Théa pleura longtemps contre Sera, qui se contentait de la tenir serrée contre elle. Quand enfin elle retrouva un peu de contenance, elle se sentit gênée de s’être laissée aller ainsi. Mais Sera la rassura avec un sourire taquin.
— Ça sert à ça les copines, non ? Enfin, j’ai pas l’habitude. Je devais bien avoir une petite copine elfe au Bascloître, mais je m’en souviens pas. En tout cas, tu nous as fait une belle frayeur. J’ai cru que t’étais mourante ou un truc du genre.
— Comment ça ? s’étonna Théa en essayant de se recoiffer un minimum avec ses doigts en guise de peigne.
— J’ai jamais vu Cole aussi pâle ! On aurait dit un mort. Bon, c’est pas qu’il est très coloré habituellement, vu que c’est un fichu esprit, mais là, il était livide. Il a marmonné des trucs comme « effondrement », « barrières brisées », « du sang partout »… On comprenait rien avec Crem. Puis il a juste dit ton nom et c’est devenu limpide. Il est trop bizarre. Il aurait juste pu dire que tu pleurais…
Théa sourit en observant les mimiques et l’agitation habituelle de son amie. L’avoir là, près d’elle fut un soulagement. Elle comblait le vide.
— En fait… faut que je dise un truc.
Théa sentit le changement de ton et s’inquiéta.
— J’ai peut-être ma part de responsabilité dans cette histoire…
L’elfe fit deux pas dans la pièce avant de se saisir de la sculpture d’abeille, puis alla s’asseoir négligemment sur le canapé. Du moins, tous ceux qui ne la connaissaient pas un minimum auraient pris cette position pour de la nonchalance, mais Théa n’était pas dupe. Sera était stressée. Il suffisait de voir comme son dos était raide, comme son sourire était crispé et comme elle évitait de la regarder dans les yeux, contrairement à son habitude.
— J’ai peut‑être laissé entendre au commandement que tu étais une noble. Un soir où il était venu me confier qu’il en pinçait pour toi. Enfin, non, il était venu m’apporter un cadeau, déjà, ça, c’était hyper louche, et j’ai compris qu’il t’aimait plus qu’on aime son soigneur normalement. Sauf si on est marié à un soigneur, là, ça change tout.
— Sera… Je ne comprends pas.
L’elfe posa son regard sur l’herboriste et poussa un lourd soupir. Théa pouvait voir le regret dans le bleu de ses yeux vifs.
— Le truc, c’est qu’il croyait que toi et moi… enfin bref, je lui ai dit que j’avais besoin d’une fille qui aimait plus se rouler dans la boue, du genre lutteuse sexy… et que toi, tu avais le dos trop droit, comme tous les nobles. Un peu coincée…
Les épaules de Théa s’affaissèrent. Puis, après un moment d’hésitation, elle vint s’asseoir près de Sera.
— C’était quand ?
— Avant votre petit tête‑à‑tête sur le chemin de ronde. Votre rendez‑vous avec la lune.
Théa fouilla sa mémoire à la recherche d’un souvenir, une attitude à ce moment‑là qui aurait trahi les soupçons de Cullen sur ses origines familiales. Mais la soirée avait été douce, belle, et une connexion forte s’était créée entre eux. Du moins, c’était le sentiment qu’elle avait ressenti. À présent, elle n’était plus certaine que cette connexion fût réellement si profonde.
— Cullen n’a rien dit à ce moment‑là. Je ne crois pas que tu sois la cause de tout cela.
— Tout de même…. Je m’en veux. J’ai été nulle comme amie. Juste à ce moment‑là, hein, d’habitude je suis une amie géniale. Mais ce jour‑là… Merde… Je me suis détestée.
— Tu ne m’as rien dit avant maintenant, pourquoi ?
— Je sais pas… j’avais honte.
Des sentiments très proches de ce que Théa avait ressenti. Ne rien dire à Cullen pour sa famille… C’était aussi parce qu’en partie, elle avait honte d’eux. De leur nom qui lui collait encore à sa peau.
Elle sentit son amie se renfrogner près d’elle, alors Théa lui prit la main et serra ses doigts autour des siens pour la rassurer. Elle ne lui en voulait pas. Elle ne lui en voudrait jamais.
— Donc… commença Sera en faisant la moue.
— Donc, tout va bien.
— Ok.
L’archère retrouva son sourire et Théa sentit ses propres lèvres s’étirer en réponse.
— Dis, Sera, tu trouves vraiment que je suis coincée ?
— Carrément, demoiselle proprette !
Elle éclata de rire avant de se lever et de faire plusieurs pas dans sa chambre. Puis elle revint vers Théa, les yeux pétillants de malice.
— Ce soir, je te propose de me prouver le contraire. Iron Bull et la Charge vont jouer à la Grâce perfide. Je suis curieuse de voir ce que tu es capable de faire avec plusieurs bières dans le gosier.
— Un jeu de cartes et de l’alcool ? C’est comme ça que je peux te prouver que je ne suis pas une vraie noble ? Les riches boivent et jouent aussi aux cartes, tu sais.
— Ouais… non, pas comme nous !
Elle éclata de rire plus fort et, sans attendre, attrapa la main de Théa pour la tirer vers la taverne. Le brouhaha des chants et des verres qui s’entrechoquaient les enveloppa aussitôt, et un sentiment de légèreté gagna la jeune femme. Était-ce dû au fait d’avoir pleuré ou simplement qu’en refermant la porte de la chambre de Sera, elle laissait ses problèmes derrière elle pour un court instant ?
La charge était attablée à une table du premier étage et les accueillit avec des exclamations joyeuses. Crem leva son verre en signe de bienvenue, un sourire franc accroché aux lèvres. Cole, lui, restait en retrait, plus pâle qu’à l’ordinaire, mais il ne dit rien et Théa crut le voir soupirer de soulagement. Personne ne fit allusion à sa crise de larmes. Comme si, dans ce lieu vibrant de vie, la douleur n’avait pas sa place. Au fond d’elle, la jeune femme leur en fut reconnaissante.
Iron Bull dominait la table de jeu. Ses grandes mains battaient les cartes en rythme, et chacun de ses gestes résonnait comme une promesse de défi. Son rire tonitruant couvrait les conversations alentour, tandis qu’un sourire coriace étirait ses lèvres fines.
— Ce soir, mes petits, on joue à la Grâce perfide avec un petit challenge supplémentaire : chaque partie perdue, c’est un verre cul sec de… ça ! lança‑t‑il, les yeux brillants d’excitation en déposant une bouteille de whisky rare qu’il avait dérobée dans la cave de Trevelyan.
— C’est celui que j’ai trouvé en mission, non ? s’étonna Sera.
— Ouais. Il me fait de l’œil depuis un moment.
Crem saisit la bouteille, la débouchonna et huma son parfum en grimaçant.
— Patron, celui qui boit ce truc n’aura plus les idées claires. Il finira par perdre encore et encore.
— Exactement. Alors vous avez intérêt à me battre à chaque tour, compris ?
La Charge grogna son mécontentement, tandis que Théa s’installa à la gauche du Qunari, observant les cartes avec scepticisme. Elle avait déjà joué à ce jeu par le passé : Sera lui en avait appris les règles, mais elle n’était pas très douée… Malgré cela, elle était persuadée que la Charge se montrerait galante et compréhensive.
La tavernière, Idriss, leur déposa un plateau de bière avant de disparaître en ondulant naturellement des hanches. Maussade poussa un soupir admiratif, auquel Iron Bull répondit par un sourire indulgent avant de déclarer :
— Désolé, les gars, la petite dame est chasse gardée.
— Oh patron ! se plaignit Crem.
— Ah non, pour une fois, c’est pas moi… même si j’adore les rouquines.
Les cartes glissaient entre les doigts du Qunari, prêtes à être distribuées. Mais avant que la partie ne commence, une silhouette élégante se détacha du brouhaha. Joséphine Montilyet s’approcha, son pas mesuré contrastant avec l’agitation de la salle. Sa robe d’or captait la lumière des chandelles, et son sourire apportait une douceur inattendue dans ce décor bruyant.
— Je suis heureuse de vous trouver ici, dit-elle d’une voix claire.
Le silence se fit peu à peu autour d’elle. Même Iron Bull suspendit son geste, les cartes immobiles dans ses mains.
— J’ai une nouvelle importante à vous annoncer. La mission de l’Inébranlable aura lieu bientôt. Le départ est prévu demain matin.
Un murmure parcourut la table. Joséphine poursuivit, son regard glissant de l’un à l’autre :
— Je vous conseille de laisser les jeux de côté et de prendre une grande nuit de repos.
Iron Bull éclata de rire, brisant la tension. Crem renchérit, amusé :
— Dormir ? On aura tout le temps de roupiller sur nos montures, Dame Montilyet. Le trajet jusqu’à la forteresse des Gardes des Ombres est long.
— Ouais, ajouta Iron Bull, c’est gentil de vous inquiéter mais ça ira.
Joséphine arqua un sourcil, incrédule, mais elle n’insista pas. Elle s’apprêtait à se retirer, prête à les laisser à leurs jeux, quand son regard se posa sur Théa. Elle écarquilla légèrement les yeux, surprise de la trouver assise parmi la Charge, dans cette atmosphère de bière et de cartes.
Théa sentit aussitôt ce regard peser sur elle. Elle le connaissait trop bien : celui qui dit que ce n’est pas la place d’une noble. Ses épaules se crispèrent. L’ambassadrice savait, bien entendu. Tout le monde savait désormais. Et dans ce silence suspendu, Théa crut un instant que Dame Montilyet allait l’inviter à quitter la table, à se retirer pour un thé délicat, comme une lady. Joséphine chercha ses mots, hésitante, comme si elle ne savait plus comment s’adresser à celle qui lui préparait d’ordinaire des tisanes pour ses migraines.
Cette hésitation donna à Théa un élan de défi. Plus que jamais, elle voulait rester là, au milieu de la Charge, prouver qu’elle était des leurs. Elle saisit son verre de bière, le leva avec une assurance forcée et en but une grande gorgée. Soudain, une toux la saisit, violente, et elle renversa un peu de bière sur sa robe en toussant bruyamment.
La chaleur monta à ses joues. Elle se maudit intérieurement. Si elle avait voulu paraître aussi désinvolte que les autres, elle venait de prouver tout le contraire. Le silence autour de la table dura une seconde de trop, assez pour qu’elle sente son échec.
Pourtant, le sourire de Joséphine se fit plus doux. Presque compatissant. Comme si, derrière son regard d’ambassadrice, elle voyait la lutte intérieure de Théa, son désir maladroit de se fondre dans ce monde qui n’était pas censé être le sien.
— Votre présence est requise également, Théa.
Le cœur de l’herboriste se serra. Requise ? Sa présence ? Où donc ? Puis elle comprit. Elle savait que la chirurgienne était souffrante depuis plusieurs jours. Une vilaine bronchite l’obligeait à garder le lit. Les mots de Joséphine résonnèrent en elle comme une sentence. Partir en mission… Cela signifiait voyager avec Cullen. Elle sentit la panique monter, ses doigts trembler quand elle reposa son verre devant elle. Joséphine sembla percevoir son trouble.
— Le commandant sera accaparé par ses responsabilités, dit-elle doucement. Il aura tant à gérer qu’il n’aura pas le loisir de vous… disons… importuner.
Elle baissa légèrement la tête, comme pour s’excuser.
— Je regrette de vous solliciter dans ces circonstances. Mais vous savez, tout comme moi, que des vies sont en jeu et que beaucoup de nos soldats restent peu à l’aise avec la magie. Puis-je compter sur vous ?
Théa resta muette, le souffle court. Le vacarme de la taverne lui parut soudain lointain, comme étouffé derrière un voile. Sera posa une main légère sur son épaule, un geste simple mais solide, pour lui rappeler qu’elle n’était pas seule. Alors Théa hocha la tête. Dame Montilyet esquissa un sourire et leur souhaita la bonne soirée avant de se retirer.
Iron Bull reprit aussitôt le jeu, distribuant les cartes avec une rapidité presque étonnante pour quelqu’un possédant une telle masse. Théa les prit dans une main, mais son esprit s’égarait déjà ailleurs. Ne devait‑elle pas préparer ses affaires ? Ne devait‑elle pas rester dans sa chambre à ruminer sur le fait qu’elle serait si proche de Cullen sur le terrain, et pourtant si loin de lui en même temps ?
Le Qunari sembla sentir son trouble. Il saisit la bière de Théa et la lui mit entre les mains.
— Quelques gorgées de ça et tu te sentiras plus légère.
Elle eut un sourire indulgent.
— J’ai vu des hommes vouloir se sentir légers chaque jour et chaque heure que le Créateur fait, Iron Bull. Ils n’en étaient pas plus heureux ensuite.
Le géant lui répondit d’un sourire, mais son menton désigna le liquide mousseux qu’elle tenait. Alors, par défi plus que par envie, elle porta le verre à ses lèvres. Une gorgée, puis une deuxième, et enfin elle vida le verre en entier. Cela sembla convenir au chef de la Charge.
Théa reprit ses cartes et examina les dessins : des fleurs, des épées, des coupes… Les motifs étaient usés, les couleurs ternies par des années de manipulations. La partie commença, et elle se débrouilla comme elle le pouvait. Au bout de quatre manches, Sera avait bu deux gorgées de whisky, Crem une seule, et Maussade également. Iron Bull, lui, remportait toutes les parties. Il les accusa de faire exprès d’être aussi mauvais, car sa victoire l’empêchait de goûter à cette
« merveille », comme il appelait le liquide brun et douteux qui sortait de la bouteille dès qu’on remplissait les verres.
Idriss déposait régulièrement des verres de bière devant eux, et Théa les vidait sans même s’en rendre compte. Ses oreilles chauffaient étrangement, et un sourire idiot s’était accroché à ses lèvres. Elle jouait avec enthousiasme, persuadée de comprendre les règles à présent.
Mais dans l’euphorie, son regard croisa celui de Sera. L’elfe la fixait avec un sérieux inhabituel, les mâchoires crispées, comme si ses pensées lui renvoyaient des souvenirs amers. Sa main, posée sur la table, se serrait et se desserrait nerveusement. Théa remarqua alors qu’elle n’avait pas de cartes.
Soudain, Sera se leva.
— Continuez sans moi.
À la surprise de Théa, elle disparut dans sa chambre et en ressortit avec son arc et son carquois. L’herboriste voulut se lever, inquiète, mais la main ferme d’Iron Bull sur son épaule l’obligea à rester assise.
— Vous avez perdu, dit-il simplement.
Théa baissa les yeux vers ses cartes. Elle battit des paupières et réalisa qu’effectivement, elle avait perdu la manche. Iron Bull lui tendit alors un verre rempli d’un liquide marron. Elle le porta à ses lèvres et, avant même de l’avaler, elle savait que cela lui brûlerait la gorge. Le feu du whisky glissa dans sa trachée, et elle l’avala aussi vite que possible. Une toux violente la secoua, arrachant un rire gras au Qunari. Elle lui rendit le verre vide et tenta un sourire entre deux quintes de toux.
Alors qu’il mélangeait les cartes à nouveau, elle osa demander :
— Où est partie Sera ?
Iron Bull haussa les épaules.
— Partie régler ses comptes avec quelqu’un.
— Mais… qui ?
Le Qunari planta son regard dans le sien, sérieux cette fois.
— Quelqu’un qui a fait l’erreur de ne pas tenir une promesse.