D'humains à cyborgs

Chapitre 2 : Une journée d'entraînement

Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/02/2012 15:38

Ils avaient donc déménagé à Kita no Miyako qui était à des milliers de kilomètres de leur montagne, dans un appartement plutôt banal, trois chambres et un salon aux murs très blancs, un petit balcon, une cuisine assez spacieuse et une petite salle de bains aux carelages blancs. Nato et Dona avaient prétendu qu'ils voulaient inscrire Mâron et Hazel dans une vraie école, mais les enfants savaient que ce n'était qu'un prétexte et que leurs parents voulaient avant tout partir de cette maison. Ils y étaient restés quelques semaines, après la résurrection miraculeuse du couple. Ils avaient tenté de reprendre une vie normale, mais n'y étaient pas parvenus. La mère était toujours ailleurs, perdue dans ses pensées. Il lui arrivait fréquemment de se réveiller en hurlant et en tremblant, il était alors très difficile de la calmer. Les enfants aussi faisaient des rêves horribles sur la mort de leurs parents. Ils soupçonnaient leur père de faire des cauchemars aussi, mais si c'était le cas, il ne laissait rien transparaître. Par ailleurs cette tendance à contenir ses sentiments qu'il avait toujours eue, se renforça. Il s'était transformé en quelqu'un de très dur et glacial. Il se montrait intransigeant, particulièrement avec ses enfants lors de leur entraînement. Il était devenu obsédé par la force. Il voulait à tout prix devenir plus puissant faire de même avec ses enfants. Alors qu'il avait toujours insisté sur la discipline des arts martiaux et l'épanouissement personnel qu'elle apportait, il ne se concentrait plus que sur les capacités au combat pures. Ses entraînements s'étaient mués en vrai calvaire pour Mâron et Hazel. Dona et Nato espéraient donc qu'en déménageant, ils finiraient par oublier et que tout rentrerait dans l'ordre. Ils avaient tort…

 

Nato entraînait Mâron et Hazel dans le dôjô qu'il avait loué (en effet, vivant à présent dans un appartement, ils ne pouvaient évidemment plus faire leurs exercices dans un quelconque jardin). C'était un petit dôjô dans un grand immeuble rectangle en briques rouges, mais dont l'intérieur ressemblant à un dôjô classique, avec des tatamis, des murs blancs tapissés du fin tissu blanc et quelques poutres de bois auxquelles étaient accrochées des tablettes avec des inscriptions en kanji. Un jour, durant un de ces entraînements, il alla trop loin. Ils simulaient un combat, comme ils le faisaient souvent depuis qu'ils étaient venus en ville, sauf que ces confrontations n'avaient de simulation que le nom. Le père était extrêmement violent dans ces moments-là, essayant de pousser ses enfants à se battre au maximum. Mâron et Hazel affrontaient Nato, ils devaient lui porter un coup au visage pour satisfaire à l'"exercice", mais il ne leur faisait pas de cadeau et ripostait. Le frère et la sœur travaillaient en équipe et appliquaient une stratégie où l'un devait occuper leur père pendant que l'autre tentait de lui porter un coup. Ils attaquaient l'un après l'autre inlassablement. Le garçon enchaînait rapidement les assauts, mais son père paraît très facilement. Soudain ce dernier vit sa fille apparaître au-dessus de son fils, sautant pour lui donner un coup de pied sur la figure. Il esquiva au dernier moment, après avoir délicatement dévier le poing du premier assaillant de façon à ce qu'il perde l'équilibre, puis il saisit la petite à la cheville et lui donna un crochet du droit sur la mâchoire, la propulsant au sol. Il n'eut pas le temps de reporter son attention sur son fils que déjà celui-ci pointait son poing en direction de son visage, le père lui attrapa le poignet, puis lui donna un coup de genou sur les côtes. Il n'y avait pas mis toute sa force, mais le choc fut malgré tout très violent. Le gamin fut projeté au sol. Mâron, qui se tenait encore le menton à quatre pattes sur le parquet, saignant légèrement de la lèvre, vit son frère heurter brutalement le sol. Celui-ci roula sur lui-même mais restait à terre et gémissait en se tenant les côtes. La petite fille se précipita sur son frère.

 

« Hazel !

- C'est tout ce dont vous êtes capables ? Vous êtes donc si faibles ? Vous devez devenir plus forts ! Vous m'entendez ? Plus forts ! »

Mâron était éberluée par le comportement de son père. Depuis qu'il avait ressuscité, il avait tellement changé. Lui qui leur parlait toujours de l'esprit des arts martiaux et de la philosophie de vie qu'ils apportaient, il n'avait plus que le mot force à la bouche. Mâron reporta son attention sur son frère, elle le soutenait mais il n'arrivait pas à se remettre debout.

« Qu'est-ce que tu as ? Debout ! Il faut continuer l'entraînement !

- Papa ! Arrête ! Tu vois bien qu'il… »

La petite fille interrompit sa phrase, elle fut terrifiée quand elle vit du sang aux pieds de Hazel, celui-ci venait de cracher du sang.

« Oh ! Mon dieu ! Papa ! Il faut l'emmener à l'hôpital ! Il… Il… »

 

Au moment où elle tourna sa tête vers son père, elle se tut. C'était imperceptible, mais son visage venait de changer d'expression. Son air sévère se mêla à de l'inquiétude et à du remords. Quelqu'un qui ne connaîtrait pas son père, ne l'aurait sans doute pas remarqué, mais même s'il avait beaucoup changé, elle pouvait encore identifier ses émotions à travers son regard dur. Nato avança doucement vers ses enfants, puis prit délicatement Hazel dans ses bras en essayant de ne pas le brusquer pour ne pas accentuer la douleur.

« Viens, Hazel. Je t'emmène voir un médecin. » Sa voix était un peu plus douce qu'à l'accoutumée, mais là encore, seuls ses enfants auraient pu le percevoir.

 

Dans le skycar qui les emmenait à l'hôpital, le silence régnait. Les enfants étaient installés à l'arrière, pendant que leur père conduisait. Mâron fixait son frère, inquiète. Celui-ci pour la rasséréner lui sourit, elle répondit à ce sourire, mais n'était pas vraiment rassurée.

 

Une fois à l'hôpital, le père reprit son fils dans ses bras, toujours aussi délicatement.

« Mâron, remets le skycar dans sa capsule, s'il te plaît. »

Elle s'exécuta. Ils entrèrent dans le hall des urgences et allèrent droit à l'accueil.

« Bonjour. J'aimerais consulter un médecin. C'est pour cet enfant. Il a mal aux côtes et a craché un peu de sang tout à l'heure. »

 

Il avait toujours la voix glaciale qu'il affichait depuis environ un an, depuis sa résurrection. Les infirmiers à l'accueil jetèrent un coup d'œil rapide à Hazel et durent probablement juger que c'était grave. En tout cas suffisamment grave pour que l'une d'entre eux aille chercher elle-même un médecin. Elle revint vite accompagnée d'une docteure. Celle-ci était accompagnée de deux brancardiers. Elle fit une rapide salutation et demanda brièvement les symptômes, Nato répondit. La médecin, une certaine Dre Wakuchin, demanda alors à celui-ci de déposer son fils sur la civière, ce qu'il fit. Puis elle regarda en direction de Mâron.

« Mais… Toi aussi tu es blessée ! »

 

Mâron passa sa main sur sa bouche, elle sentit une douleur et retira sa main en poussant un petit son rauque. Sa mâchoire était enflée et elle avait encore quelques traces de sang. Elle avait été tellement préoccupée pour son frère, qu'elle en avait oublié sa propre blessure.

Nato lui répondit : « Elle ? Ce n'est rien. »

Mâron confirma : « Oui, occupez-vous de mon frère. »

La médecin les regarda tous les deux, étonnée.

« Je vais quand même t'ausculter, au cas où. »

Mâron regarda son père. Celui-ci obtempéra : « Comme vous voulez. Mâron, je vais appeler ta mère, pour lui dire qu'on rentrera un peu plus tard. »

La femme fixa Nato encore plus bizarrement. La mère n'avait pas encore été avertie ? Et il disait cela comme s'il s'agissait de lui annoncer un retard dû à des problèmes de transports publics. N'importe quelle mère serait inquiète de savoir ses enfants à l'hôpital. Elle se reconcentra sur Mâron.

« Bien. Suis ton frère! J'arrive tout de suite, » dit-elle d'une voix douce.

En rejoignant les brancardiers, la petite fille regarda en arrière et eut le temps d'apercevoir la Dre Wakuchin chuchoter quelque chose à l'infirmier pendant que son père s'éloignait.

 

La salle dans laquelle ils se trouvaient, était un peu exiguë. La médecin auscultait Hazel sur la civière près de la porte de la pièce. Le petit garçon gémissait légèrement chaque fois qu'on touchait ses côtes. Un infirmier, qui s'était introduit comme s'appelant Jab, s'occupait du visage de Mâron. La porte s'ouvrit alors et un homme entra dans la chambre. Wakuchin dit alors : « Les enfants je vous présente, M. Sharwer. Il va vous poser quelques questions. »

 

Ce dernier se présenta brièvement et gentiment. Il débita quelques banalités et posa des questions somme toutes assez inintéressantes. Le tout pendant que Jab et Wakuchin s'occupaient des enfants. Puis, alors que Jab en avait fini avec Mâron et avait quitté la salle, Sharwer entra dans le vif du sujet : « Dites-moi les enfants, comment vous êtes-vous fait ça ? »

Hazel répondit innocemment : « Ben, c'est notre père. »

Sharwer et Wakuchin restèrent un court moment silencieux. L'homme reprit : « C'est votre père qui vous a frappé ?

- Oui.

- Et ça lui arrive souvent de vous battre ?

- Euh… Oui, tout le temps, on est pas assez forts. Alors il nous bat à chaque fois. Il a loué un local pour ça et il nous y emmène chaque fois qu'il a le temps, quand il revient de son travail ou toute la journée le week-end. »

Les deux adultes se dévisagèrent, consternés. Mâron regardait Hazel. Elle avait un frère complètement idiot. Ou bien le coup qu'il avait reçu l'avait plus atteint qu'elle ne le croyait. Il ne voyait vraiment pas où ils voulaient en venir ?

 

« Il… Il a loué un local pour ça ? »

Mâron intervint, décidant qu'il valait mieux ne pas laisser Hazel continuer à raconter des âneries sans s'en rendre compte.

« Il nous frappe parce qu'on s'entraîne avec lui. Nous pratiquons les arts martiaux. Il ne nous maltraite pas. Disons, qu'aujourd'hui, il a eu la main un peu leste. »

Ils se tournèrent vers la petite fille. Cela semblait plausible, les deux enfants portaient des tenues d'arts martiaux, et le père aussi. Hazel comprit ce qu'ils avaient cru. Il sentit un grand embarras monter en lui. Il se demanda comment il avait pu être aussi naïf.

« Euh… Oui ! Oui ! Bien sûr que c'était juste un entraînement !

- Mais il n'est pas un peu dur avec vous ? Vous n'êtes que des enfants…

- Nous sommes plus forts que nous n'en avons l'air, » répondit Mâron avant que son frère n'ait le temps de dire d'autres bêtises.

 

Sharwer posa encore quelques questions, puis, convaincu, laissa Wakuchin poursuivre ses soins. Sur le moment Mâron avait presque trouvé le malentendu assez amusant, et une fois la gêne passée, Hazel aussi. Mais ils savaient que leur situation n'était pas réjouissante. Leurs contacts avec leur père se limitaient à ces séances d'entraînement. Et ces moments étaient devenus un vrai calvaire. L'attitude de Nato les rendait insupportables. Le plaisir des arts martiaux qu'il leur avait transmis durant leurs premières années avait complètement disparu. Ce n'était plus qu'une contrainte éprouvante, tant physiquement que moralement. Leur relation s'était complètement dégradée, et si les enfants n'avaient pas peur de leur père, ils n'en appréhendaient pas moins les instants où ils étaient seuls avec lui, qui signifiaient soit une indifférence totale soit une sévérité insurmontable.

 

Ils restèrent à l'hôpital encore un moment, le temps pour Wakuchin de faire quelques radios de Hazel. Mâron demanda à son père comment avait réagi leur mère, mais il lui répondit qu'il n'était pas parvenu à la joindre. Le médecin revint donc avec son patient. Le garçon avait seulement une côte fêlée, il ne devait pas trop bouger durant trois ou quatre semaines. Le sang qu'il avait craché n'était dû qu'au fait qu'il s'était mordu la langue sans s'en rendre compte.

 

Quand ils rentrèrent chez eux, l'appartement était silencieux. Les enfants hélèrent leur mère, mais elle ne répondit pas. Nato alla regarder dans leur chambre si elle n'y était pas. Les enfants la cherchèrent de leur côté et ils la trouvèrent dans la salle de séjour, allongée sur le canapé de cuir noir. Effondrée serait un meilleur mot, ses cheveux décoiffés, une robe blanche frippée et tachée sur le dos. En face du canapé, la grande télé sur le meuble qui faisait aussi office d'étagère plein de livres et de babioles, était allumée, mais il n'y avait plus d'image ni de son, il était tard et la chaîne qu'elle regardait était fermée. Un verre renversé se trouvait à ses pieds. Trois bouteilles d'alcool jonchaient le tapis de bambou du salon, sous la petite table de verre. Les enfants eurent un choc. Leur mère buvait ? Comment avaient-ils pu ne pas remarquer une chose pareille ?

 

Leur père pénétra dans la pièce et resta un moment immobile.

« Allez dans vos chambres, » finit-il par dire.

« Mais…

- Tout de suite ! »

Les enfants s'exécutèrent. Au bout de quelques minutes, ils entendirent la voix de leur mère. Ils tendirent alors l'oreille pour écouter la conversation.

« Tu peux m'expliquer ça ?

- … Il est tard. Tu rentres seulement maintenant ?

- J'étais à l'hôpital avec les enfants.

- À l'hôpital ? ! Mon dieu ! Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? ! Les enfants vont bien ? ! Hazel ? ! Mâron ? !

- Ils vont très bien ! Tu iras les voir plus tard.

- Comment ça "plus tard" ? Tu peux me dire ce qu'il s'est passé ?

- … Je crois que j'y suis allé un peu fort à l'entraînement. Hazel a une côte fêlée, mais d'ici deux ou trois semaines il sera guéri. Il va s'en remettre. C'est rien. Il doit être fort.

- Comment ? ! Hazel ! Mon chéri !

- Je t'ai dit que tu irais les voir plus tard ! On doit d'abord discut…

- Lâche-moi ! Discuter de quoi ? Pourquoi tu ne m'as pas appelée quand c'est arrivé ?

- Je l'ai fait, mais tu n'as pas répondu. Trop saoule je suppose…

- …

- Depuis quand ?

- Pardon ?

- Depuis quand tu bois ?

- … Depuis aujourd'hui… J'avais envie d'essayer une fois. Voir si ça irait mieux…

- Et ?

- Bof…

- Bof ? ! Tu te fous de moi ! ? Qu'est-ce qui t'a pris ? ! Il n'y a pas qu'aujourd'hui. Tu es devenue complètement léthargique ! Tu ne fais rien de la journée et tu ne cherches même pas de travail. Tout ce que tu sais faire c'est te lamenter !

- Quoi ? ! Mais de quel droit tu te permets de me faire la morale ? ! Toi, tu es devenu aussi fermé qu'une huître ! On n'arrive plus à savoir ce que tu penses ! Tout ce qui t'obsède c'est de devenir plus fort et de rendre les enfants plus forts ! Tu as vu ce que tu leur fais subir ? Hazel a fini à l'hôpital à cause de tes stupides entraînements ! Avant tu essayais de leur transmettre quelque chose d'important, maintenant tu ne fais que les harceler ! Depuis combien de temps tu n'as pas eu de discussion de père à fils et de père à fille avec eux, hein ? Et avec moi ? Tu n'es plus ni un père, ni un mari ! Tu n'es plus qu'une espèce de brute insensible ! ! Depuis le jour où ce démon…

- Tais-toi ! »

 

Le ton avait clairement monté entre eux.

« Tu vois ! Tu refuses d'en parler ! Quand… Quand nous étions morts…

- Tais-toi, je te dis !

- Quand nous étions morts, c'était absolument atroce. La mort est un lieu horrible. Quand j'imagine qu'un jour je devrais… Je devrais y retourner… Que… Que nos enfants devront…

- Ça suffit !

- Bon dieu, mais pourquoi je devrais me taire ? J'étouffe à ne pas en parler et tu es la seule personne avec qui je puisse le faire ! Je… Je… »

Elle commença à avoir une voix chevrotante, comme si elle pleurait.

« Non, reviens ! Écoute… » implora-t-elle.

« Lâche-moi ! Libre à toi de te laisser aller si tu veux, mais moi je compte bien me préparer à ne plus jamais être pris par surprise !

- C'est de ta faute !

- …

- Non… Excuse-moi… Ce n'est pas ce que je voulais dire… Je… Non, attends ! Si on en parlait, je suis sûr qu'on se sentirait mieux et les choses redeviendraient comme av…

- Je t'ai dit de me lâcher !

- Aaah !

- … Minable ! Quelle faible ! Tu me dégoûtes !

- Moi, au moins, nos enfants savent que je les aime ! »

La porte du séjour claqua, puis celle de la chambre des parents. Peu de temps après, les enfants entendirent leur mère sangloter. Ils se mirent aussi à pleurer.

 

Après cette dispute, les choses allèrent de mal en pis. Un silence encore plus pesant qu'avant s'installa. Leur mère ne but plus, mais Mâron et Hazel voyaient bien qu'elle dépérissait. Elle s'efforçait de leur apporter tout son soutien et son amour, mais ils ressentaient son désarroi. Ils lui avaient proposé d'écouter ce qu'elle voulait tant dire à Nato, d'être ses confidents, mais elle leur avait répondu en souriant faiblement que ce n'était pas leur rôle. Leur père en revanche, même s'il se montrait moins violent à l'entraînement, était devenu encore plus dur et fermé. Quasiment inaccessible. Les enfants commençaient à avoir un profond ressentiment envers lui. Ils lui en voulaient énormément, ils l'estimaient coupable de l'abattement de Dona. Mais ils ne remarquèrent pas que lui aussi s'enfonçait dans une profonde détresse. Dona, elle, l'avait décelé, c'est pourquoi elle restait avec lui, elle espérait qu'il finirait par s'ouvrir. Elle avait compris qu'il culpabilisait. Il culpabilisait de ne pas avoir pu les protéger, elle et les enfants, d'avoir perdu, d'avoir été trop faible.

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