Le Sacre

Chapitre 14 : LA PRINCESSE DES TUNNELS V

7213 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/06/2016 20:54

LA PRINCESSE DES TUNNELS V

 

La voiture cahotait tous les trois mètres. Ils traversaient un paysage comme Sahane n’en avait jamais vu : une forêt de champignons gigantesques. Leurs pieds s’élevaient à plusieurs dizaines de mètres de hauteur et c’était l’ombre de leur chapeau qui empêchait de voir les dommages de la route. Malgré tout, la jeune femme ne pouvait détacher son regard du rétroviseur central et du trench-coat du conducteur.

Tao Paï Paï avait insisté longuement sur l’importance de leur déguisement. Pas de gi, pas de tenue de combat, ils devaient pouvoir passer — au moins de loin — pour une famille ordinaire. Sahane n’était pas sûre que l’imperméable beige qu’il avait enfilé par-dessus un costume délavé soit un bon choix. Elle n’arrivait pas à s’imaginer le cyborg autrement que dans la tenue de l’école de la Grue. Renys et elle avaient opté pour des tenues beaucoup plus classiques : jean et t-shirt. Elle en avait choisi un blanc et simple, alors que Renys en avait préféré un violet criard avec des lettres à paillettes épelant « I am a Goddess. »

Ils étaient partis depuis déjà une heure, sans que Sahane n’ait compris parfaitement l’intérêt de la mission. Selon leur maître, ils allaient récupérer des informations et elles en profiteraient pour s’exercer. Brastra aurait pu envoyer n’importe qui, alors pourquoi eux ? Elle avait cependant appris à ne pas discuter, surtout pas avec Tao. Renys était la seule à pouvoir le faire revenir sur une décision et elle n’avait pas non plus moufté du voyage. D’ailleurs, ce silence était très étonnant.

« Une fois qu’on sera dehors et loin, tu me montreras un Kamehameha, Sahane ? Hein ? »

Cela ne pouvait pas durer. Au moins, cela offrait une distraction bienvenue, elle allait pouvoir arrêter de fixer les vêtements de Tao Paï Paï.

« Je sais pas trop. C’est une mission discrète, non ?- Tout juste. Pas de démonstration de force, pas d’explosion. Vous vous entraînerez au corps à corps en milieu cloisonné, un point c’est tout. »

C’était bien une chose que Tao ne pouvait pas changer : sa voix avait toujours un accent métallique. Au début, Sahane s’était demandé pourquoi alors que sa bouche était l’un des rares morceaux organiques qu’il avait conservé. Au bout de quelques jours, elle s’était rendu compte que sa gorge entière avait été remplacée par un appareillage du même acabit que le reste de son corps, et que c’était de là que venait le son.

« Oh. Mais Païoh !- En plus, tu n’as pas besoin d’apprendre cette technique. Le Dodompa lui est bien supérieur. À se demander pourquoi Yamcha s’est fatigué à t’apprendre ça, gamine. »

Sahane serra les dents, sans répondre. Elle avait pris l’habitude qu’il la surnomme ainsi, alors même qu’elle avait à peu près le même âge que Renys. Non content de cela, il prenait un malin plaisir à saisir chaque occasion pour critiquer l’entraînement de maître Yamcha. Comment on pouvait prendre autant de plaisir à cracher sur la mémoire d’un homme mort, la jeune femme avait renoncé à le comprendre.

« Enfin, je suppose que c’est normal de la part de quelqu’un qui n’était pas destiné à succédé à Kame Sennin. Il a fait de son mieux connaissant…- Vous n’êtes pas un vrai maître non plus. »

Elle l’avait sifflé plus que parlé, mais il avait très bien compris, et Renys aussi. Elle la vit écarquiller ses grands yeux verts, alors que les interfaces oculaires vides du cyborg se tournaient à demi vers le rétroviseur. Ce n’était pas une bonne idée, elle le savait, mais elle s’en fichait. Sahane n’avait même pas passé deux semaines avec lui qu’il avait déjà tout tenté pour la pousser à bout. L’insulter elle n’avait pas suffi longtemps, il s’en prenait donc toujours à Yamcha et même à Plume. Il avait d’ailleurs interdit que le changeforme ne les suive aujourd’hui. Pour sa sécurité soi-disant.

C’était à croire que tout le monde ici cherchait à l’irriter, mais Paï Paï était le pire d’entre tous. Renys s’était vite avérée la seule capable de s’adresser à elle sans être horripilante, et ce malgré sa propension à monopoliser la parole. La jeune femme débordait d’énergie et de curiosité, elle avait interrogé Sahane sur le fonctionnement du Centre et lui avait servi de guide pour comprendre la base de l’Est. Quand il s’agissait d’affronter son maître, en revanche, elle se contentait de détourner les yeux et de crier « Païoh » de temps en temps. Elle ne pouvait pas compter sur son aide.

« Maître Yamcha m’a dit ce que vous faisiez avant tout ça. C’est votre frère qui était le maître des Grues, pas vous. Vous n’étiez même pas dans l’école. »

Il ne répondait toujours pas, mais Sahane pouvait voir dans le rétroviseur sa mâchoire se contracter à mesure qu’elle continuait. Un étrange sentiment de satisfaction l’envahit : il n’était donc pas intouchable. Elle venait de titiller un point sensible. Il l’avait bien cherché.

« Vous étiez un assassin et c’est Son Goku qui vous as…- C’est vrai. Je n’ai jamais été un vrai maître de l’école de la Grue, mais ne croit pas que ça me prive de toute expérience. »

Tao Paï Paï l’avait d’abord interrompu sèchement mais il n’avait pas élevé la voix comme elle s’y attendait. Il s’exprimait avec calme, mais un calme sourd qui laissait présager une tempête grondant sous les rouages de son corps métallique. Le regard de Renys était posé sur elle, inquiet.

« Ton maître a raconté beaucoup de chose, on dirait. Il a mentionné la fois où je l’ai empêché de mourir étouffé dans son sang ? »

Sahane ne sut comment réagir. Elle pouvait voir dans le rétroviseur que ses yeux s’étaient écarquillés et elle sentait sa langue remuer contre ses joues, comme si elle aussi cherchait ses mots. Yamcha ne lui avait jamais parlé de ça, et elle aurait sans doute refusé d’y croire s’il n’y avait pas eu ce sourire triomphant chez Tao.

« Non, hein ? Il t’a sans doute aussi parlé de Tenshinhan, par contre, je me trompe ? … Réponds.- Oui, il m’en a parlé.- C’est bien. Le plus brillant élève de cette école depuis longtemps. Puissant, rapide mais surtout déterminé. Dévoué aux arts martiaux avant tout, un rêve pour mon frère. Mais de fait, il était si puissant qu’il lui fallait un adversaire à la hauteur pour véritablement progresser. »

Son maître n’avait été que vague — comme il l’était bien souvent — en évoquant Tenshinhan et son passé, mais de ce qu’elle avait réussi à obtenir, rien de ce Tao Paï Paï racontait n’était absurde. Et pourquoi mentirait-il ? Sahane pouvait déjà deviner la suite.

« Vous l’avez entraîné.- Évidemment. Qui d’autres ?… Un bon gosse. Il avait un truc, que vous oubliez toujours. Un objectif, clair et précis. Il voulait devenir comme moi, pendant un temps. »

Le changement dans sa voix faillit la faire hoqueter. C’était la première fois qu’elle percevait une émotion autre que le mépris chez lui. Ce n’était pas encore de la fierté, mais ça devait s’en rapprocher. À présent, même Renys s’était tourné vers lui, mais elle ne semblait pas surprise. Elle devait déjà avoir entendu cette histoire.

« Pour quelqu’un qui n’est pas un maître, je me suis bien débrouillé. Le gosse a gagné le tournoi d’arts martiaux qui a suivi. Je n’étais pas là pour voir ça. Et là, après sa victoire, voilà qu’il renie mon frère, son maître de toujours, pour cet abruti des tortues. »

Le cyborg partit d’un rire grinçant. Il n’y avait plus aucun son dans la voiture, les deux jeunes filles buvaient ses paroles. Sahane ne cessait de regarder sa bouche, le seul point de son visage qui trahissait des émotions. Il avait la mâchoire serrée, ce n’était pas de la comédie, il s’était vraiment senti trahi.

« Donc, le petit bâtard se tire sans manquer d’insulter mon frère. Maintenant, si je te dis que c’était le 22e tournoi, ça fait tilter un truc ?- Le dernier tournoi. » souffla Renys comme si elle avait besoin de lui rappeler.

Tout le monde connaissait la date du dernier tournoi. Celui où les démons de Piccolo avaient refait surface, jour du premier meurtre et début de la fin pour l’humanité. Beaucoup disaient que la bataille avaient été perdue dans ces premiers jours où le futur roi avait été capable d’éliminer des dizaines d’experts en arts martiaux.

« Le traître a peut-être eu le temps de regretter ce qu’il a fait. Tu sais ce qui lui est arrivé ? »

Sahane baissa le regard. Elle n’était que trop au courant. Ce Tenshinhan, si fort soit-il, avait fait partie des premières victimes du démon. Yamcha lui avait raconté qu’il représentait une telle menace pour Daïmao qu’il avait été tué peu après Son Goku, celui qui avait disputé la finale contre lui.

« Piccolo l’a tué, finit-elle par répondre en voyant qu’il attendait quelque chose. »

Un rire rauque lui répondit et la voiture pila. Les deux interfaces oculaires se tournèrent brutalement sur elle.

« Piccolo lui a arraché les deux jambes avant de passer un bras au travers de son torse. Devant des caméras de télévision, pour nous montrer à tous. En direct. Je parie que Yamcha ne t’as pas raconté cette partie de l’histoire, hein ? »

Sahane ferma les yeux et tenta de ne pas imaginer. Peine perdue, les images affluèrent dans son esprit, de même que des cris de douleurs alors même qu’elle n’avait jamais entendu ce Tenshinhan. La bile lui brûla la gorge mais elle parvint à ne pas bouger. L’atmosphère dans la voiture était glaçante. Tao retourné vers la route, elle voulut ouvrir la bouche pour dire quelque chose mais il n’y avait pas de mot. Si la moitié de ce que son maître lui avait raconté au sujet de l’école des Grues était vrai, alors il pouvait bien pester tant et plus, l’ex-tueur aurait tort.

Avant qu’elle ne puisse trouver quelque chose à dire, il avait repris :

« Mon frère est peut-être mort, mais je connais encore les techniques de la Grue, lâcha-t-il au bout de cent mètres. Renys ?- Oui, maître Tao ?- Tu me feras penser à lui apprendre le Dodompa, un de ces jours. »

Elle la consulta du regard. Ses yeux verts brillaient de nouveau, comme si cette simple idée lui suffisait pour oublier la conversation précédente.

« Oui Païoh ! »

Le reste du voyage se passa en silence. Elle ne tenait pas à rouvrir d’autres plaies. Pas tant par souci des sentiments de Tao Paï Paï que parce qu’il était sans doute capable de s’énerver plus que ça, et qu’elle ne voulait pas voir ce qu’il deviendrait alors. Sa coéquipière devait être d’accord sur ce point puisqu’elle ne dit rien non plus. Elle avait le nez collé à la fenêtre et Sahane finit par observer avec la même curiosité la forêt de champignons se densifier peu à peu.

Jusqu’à ce qu’ils arrivent à un village et à une éclaircie brutale. Au bout de la route était un panneau couvert de mycélium où un nom n’était pas lisible. Derrière lui, une poignée de maisons s’étalait, juste avant une immense plaine complètement vide. Tao arrêta la voiture à l’entrée du village et descendit le premier. Sahane suivit, son regard fixé sur la plaine. Il n’y avait pas d’herbe, ni de champignon, ni rien, juste un territoire dévasté qui s’étalait à des kilomètres à la ronde.

« La zone 40, expliqua Tao. Ça doit bien faire 7 ou 8 ans maintenant. Rien n’a repoussé dessus. Sauf ce truc là-bas. »

Son bras émit un grincement étrange au moment de se lever pour désigner quelque chose derrière une maison. Un unique champignon se dressait, seul sur la zone détruite, il paraissait immense même s’il devait en réalité être plus petit que tous ceux qu’ils avaient vu jusque là. Sahane eut un sourire un peu stupide, cela ressemblait à un pied de nez de la planète aux démons.

« Le village… ?- Une partie se trouvait en zone 40, l’autre non. Il a été évacué avant que ça n’arrive, si tu te poses la question. »

Ce n’était pas dans les habitudes de Tao Paï Paï que de s’inquiéter des civils, elle se permit donc de hausser un sourcil. Ce à quoi il ne répondit que par un rictus.

« Il est pas encore là. Prenez une maison et battez-vous à l’intérieur. Je ne veux pas entendre la moindre décharge d’énergie. Corps à corps uniquement et évitez de péter les murs.- À vos ordres, Païoh ! »

Une chose que l’ancien tueur était capable de faire, c’était donner des règles précises à ses exercices. Et si au début Sahane n’avait pas trouvé ça très intéressant, elle s’était vite rendu compte que ça permettait de cerner rapidement un point faible pour le corriger. Il n’était peut-être pas un vrai maître, mais il se débrouillait plutôt bien. Bien sûr, il ne devait pas compter sur elle pour lui dire ça un jour, mais ça expliquait pourquoi Renys était si douée.

« Celle-ci ? Proposa-t-elle à cette dernière en se dirigeant vers une petite maison en dome.- Surtout pas ! »

À son air surpris, la petite rousse comprit qu’elle devait donner quelques explications, mais ce fut leur maître qui s’en chargea. Il approcha la maison et pointa du doigt un petit panneau de commande près de la porte. Un logo de C imbriqué dans un autre C y était inscrit.

« Une maison capsule. Abandonnée depuis des années. Tu ne sais jamais quand elle vont se déclencher d’un coup pour reprendre leur forme de capsule. Tu ne veux pas être dedans quand ça arrive. La chance est faible, mais on va éviter de la tenter, ok ?- Bien reçu, Monsieur. »

Sahane jeta un coup d’œil à la maison pendant qu’elles allaient vers une autre. Elle tentait d’imaginer ce que ça ferait de se trouver à l’intérieur pendant qu’elle reprenait sa taille. Sans connaître cette technologie sur le bout des doigts, elle savait qu’elle ne fonctionnait pas bien avec les objets organiques. Elle déglutit, mieux valait penser à autre chose.

Elles se trouvèrent une maison plus classique, deux étages et presque entièrement vide : les occupants avaient pris le temps d’emporter un maximum de choses. Renys décida de se positionner derrière le comptoir de la cuisine.

« Prête ? Go ! »

La rousse bondit sur un tabouret et se propulsa en avant. L’attaque était puissante, mais elle se voyait de loin. Sahane eut tout le temps de lever les mains pour attraper le pied au vol et rejeter son adversaire vers le sol. La table basse se brisa en trois morceaux et Renys grogna de douleur. Avant qu’elle n’ait le temps de se réjouir, cependant, elle encaissa un coup de pied au ventre et recula en hoquetant.

Le temps qu’elle se reprenne, sa coéquipière avait déjà bondit, debout de nouveau et dans une posture de combat plus classique. Elle attendait. Sahane ne voulait pas la décevoir. Elle se jeta sur Renys et les deux jeunes femmes se mirent à tournoyer l’une autour de l’autre. Toutes deux plus concentrées sur la défense que l’attaque, leurs coups manquaient et frôlaient bien plus souvent qu’ils ne touchaient leurs cibles. Son adversaire plongeait sans cesse pour passer sous les attaques. Cela finissait par ressembler à une danse, même si elles augmentaient sans cesse la vitesse de leurs enchaînements.

Renys finit par rompre le corps à corps avec une pirouette arrière. La brune resta sur la défensive pendant quelques secondes, juste assez pour la voir sourire et frapper du pied sur le sol, envoyant devant elle un débris de la table de bois. D’un coup de poing, elle le vit voler en éclat. Sahane n’eut d’autre choix que de se baisser brusquement. Des mains, elle se protégea le visage mais en profita aussi pour faucher l’espace devant elle de la jambe droite. Comme elle l’imaginait, un grondement de douleur lui répondit. Elle pivotait déjà sur le sol pour accueillir Renys comme il se doit, mais.. elle ne la trouva pas.

Lorsque Sahane rouvrit les yeux, ce fut pour découvrir son adversaire suspendue dans les airs au-dessus d’elle. La rousse lui tira la langue avant de lui décocher un coup à la tempe, trop léger pour l’assommer.

« Païoh a interdit les explosions, mais pas la danse de l’air. »

Elle se contint de gronder en réponse : elle aurait dû y penser. Après une seconde de réflexion, Sahane se mit à sourire. La danse de l’air n’était peut-être pas une si bonne idée dans un espace à ce point confiné. Renys n’eut pas le temps de voir venir. Appuyant ses deux mains sur le sol, la brune commença par ramener ses genoux vers elle, avant de déplier brutalement ses jambes dans le ventre de son adversaire. Elle en eut le souffle coupé et alla s’écraser au plafond, de longues fissures se creusant dans le matériel fragile.

La rousse retomba quelques secondes plus tard, mais sans attaquer. Elles avaient toutes les deux le regard fixé sur le plafond, qui craquelait encore. Quand il sembla clair qu’il n’allait pas s’effondrer, elles reprirent leurs postures de combat. Et cette fois, Sahane avait préparé quelque chose.

Avant que son adversaire n’ait le temps d’attaquer, elle se mit à bouger. Elle tournait autour de Renys, mais c’était surtout ses bras qu’elle déplaçait, bien plus vite que le reste de son corps, de haut en bas, de gauche à droite, dans différentes postures d’attaque et de défense. Elle les laissait parfois immobile, un temps infime mais assez pour laisser une image. Il ne fallut pas longtemps pour voir les yeux de la rousse s’écarquiller, c’est une seconde après qu’elle frappa.

Renys n’avait pas prédit le coup, mais elle pouvait tout de même le sentir venir. Elle pivota pour esquiver, comme l’avait anticipé Sahane. Elle s’arrêta net, replia son bras et bondit dans les airs. Le coup de pied retourné atteignit son adversaire à la joue et la projeta en arrière. Elle envoya balader tout ce qu’il y avait sur le comptoir de la cuisine, avant de s’écraser contre les tiroirs dans un fracas de tonnerre.

« Oh merde, ça va ? »

Avant qu’elle n’ait pu foncer vers la cuisine pour s’en assurer, la tignasse rousse réapparut de derrière le comptoir, accompagnée d’un grand sourire.

« C’est trop cool ce que tu viens de faire ! T’avais l’air d’avoir six bras ! C’est Maître Yamcha qui t’as appris ça ? »

D’abord soulagée de voir que son amie n’avait rien, la jeune femme se sentit brutalement vidée à la question. Cette technique — plutôt un tour de passe-passe — elle avait l’impression de la connaître depuis toujours, mais elle se souvenait encore des premières fois où elle l’avait pratiqué. Devant la télévision, en regardant une rediffusion des combats de son père.

« Non, pas vraiment. C’est juste un truc simple, je pourrais te montrer le concept. C’est facile. »

Renys en sembla enchantée. Elle commençait à s’avancer vers elle quand Sahane l’arrêta, levant la main et tournant la tête vers un mur. Plongée dans leur combat, elle n’avait rien décelé tout de suite, mais cet instant de pause lui avait suffit. Elle prit une grande inspiration et commença à fermer les yeux, mais elle n’en avait pas besoin pour s’assurer de ce qu’elle avait senti. Des énergies, humaines, qui approchaient.

« Il faut prévenir Païoh ! »

La rousse avait sûrement senti la même chose qu’elle. Leur combat et la perspective d’un autre entraînement oubliés, elles se ruèrent vers la sortie. Leur professeur ne dégageait pas de force comme les autres êtres vivants, en cela il tenait vraiment plus de la machine, mais il n’était pas non plus difficile à trouver. Il se tenait debout devant une des maisons capsule quand elles le rejoignirent.

« Je ne vous ai pas dit d’arrêter.- On n’est plus seuls, l’interrompit Sahane. Plusieurs personnes approchent. Au moins trois. Dans la forêt.- Il y a une autre force. Là-haut, rajouta Renys, le doigt levé vers le champignon solitaire surplombant la plaine dévastée. »

Sahane commença par froncer les sourcils, elle n’avait pas senti celle-là. Pourtant, il ne suffit que quelques secondes à se concentrer à nouveau pour la sentir, au niveau du chapeau géant. Tao Paï Paï tournait aussi la tête dans cette direction, mais rien de ce qu’elles disaient ne semblait le perturber. Une voix déformée par des grésillements répondit à sa place, en provenance de la maison.

« Là-haut, c’est moi. Et ils sont quatre à approcher, je pensais que vous le saviez. »

Les deux jeunes femmes se regardèrent, toutes deux aussi perdues, jusqu’à ce que leur professeur reprenne. Il se tourna vers la porte et surtout vers l’interphone d’où était sorti la voix.

« Notre informateur. Tu as pris ton temps. Ils sont avec Piccolo ?- Ouais. Patrouille classique. Je les vois pas tous. De là, je vois fusil de chasse, pistolet, couteau, oh, une mitrailleuse.- Du fretin.- Si tu le dis. J’allais me plaindre qu’ils t’envoient toi et des élèves, mais finalement... »

Quel que soit l’outil qu’utilisait l’informateur pour parler via cet interphone, il déformait considérablement sa voix. Certains mots étaient inaudibles, et une fois entendu il fallait encore les comprendre. Il avait bien dit « mitrailleuse » ? Sahane ne s’était peut-être pas assez intéressée aux méthodes des troupes criminelles de Piccolo, mais c’était du matériel un peu lourd pour une patrouille. Tao ne se fit pas la réflexion, il s’en fichait probablement.

« Quatre ? Ce sera court comme entraînement. Renys, ils viennent par où ? »

Avant qu’elle ne puisse donner une répondre, une détonation retentit comme un coup de tonnerre dans le village. Le son se propageait d’autant mieux que toute une partie de l’horizon n’était plus qu’une plaine vide. Ce n’était pas le bruit d’un simple pistolet, ça Sahane en était sûre même sans en avoir jamais manié.

« Plus que trois, grésilla l’interphone. »

Elle n’avait pas eu besoin qu’on lui dise pour le sentir. Focalisée sur la progression de ses énergies, la jeune femme n’avait pas put manquer la disparitions subite de l’une d’elle. Le choc lui serra le cœur, sans qu’elle sache pourquoi. C’était la première fois qu’elle percevait une vie s’éteindre avec une telle acuité.

« Ils arrivent par l’est, réussit-elle à lâcher. Ils avancent plus vite maintenant.- Il y en a un qui contourne autrement, vers la route, compléta Renys.- Pas dans ma ligne de mire pour l’instant, démerdez-vous. »

Tao ne répondait toujours pas, il avait l’air ennuyé. S’éloignant un peu de l’interphone et de la maison, il tourna la tête vers l’est, puis vers l’ouest, et enfin vers la route d’où ils étaient venus, dont la vue était bloqué par la maison capsule.

« Renys, tu prends les deux vers l’est. Sahane, je te laisse te charger de celui qui approche de notre voiture. »

En toute circonstance, il devait prendre plaisir à la rabaisser, mais elle n’allait pas lui faire le plaisir de réagir. Elle lui tourna simplement le dos et commença à contourner la petite maison. Un seul bandit ne lui poserait aucun problème, il suffisait d’esquiver les tirs et de le rejoindre au corps à corps. Elle le voyait déjà, silhouette lointaine qui prenait position au couvert des champignons, en train de placer quelque chose sur un trépied.

Sahane reconnut l’objet juste avant qu’il ne se mette à tirer. Elle pivota pour esquiver la première balle, pirouetta au-dessus de la salve suivante et se jeta en arrière pour que le reste ne l’approche pas. Les impacts au sol la suivirent, avant de disparaître quand elle trouva couvert derrière la maison. Le bruit n’arrêta pas, en revanche, des centaines de balles impactant les murs du village en même temps. C’était moins assourdissant que la détonation de tout à l’heure, mais c’était continu et suivit par les heurts des débris. Les maisons étaient solides mais elles subissaient un déferlement. Elle pouvait les sentir trembler.

Tao Paï Paï était encore là, un rictus goguenard aux lèvres.

« Oh. La mitrailleuse, j’avais oublié.- Je peux m’en occuper, je vais voler.- Bon plan, il aura du mal à viser dans les airs, mais va plutôt aider Renys. Je m’en occupe. »

La rousse, qui n’était pas partie non plus, se tourna brusquement vers son maître.

« Je peux le faire seule, Païoh. Vous n’avez pas besoin d’y aller.- Non, mais contrairement à vous, je ne crains pas les balles. »

Alors qu’il prononçait ses derniers mots, une plaque de métal noire surgit de son menton pour recouvrir sa bouche jusqu’à son nez. Il avait fait ainsi disparaître les dernières traces de chair humaine de son visage. Pour autant, Renys fronçait toujours le nez, contrariée comme jamais Sahane ne l’avait vu.

« Mais…- Allez ! Je me charge du reste. »

Elle s’apprêtait à le voir décoller, mais il se contenta de marcher à découvert. Aussitôt, le bruit des impacts changea pour devenir le tintement des balles contre l’acier. Sahane vit des trous nets apparaître dans le trench-coat, sans que leur professeur ne bouge. Tao Paï Paï fit un pas vers le tireur, puis un deuxième, méthodique et lent.

« On y va ! »

Renys l’arracha à sa contemplation. Elles sentaient toutes les deux les autres forces approcher. Les deux élèves bondirent d’un couvert à l’autre, mais à aucun moment la mitrailleuse ne les inquiéta, même si elles pouvaient l’entendre continuer à tirer.

« Ils sont derrière cette maison. »

Sahane n’avait même pas besoin de se concentrer pour les sentir. Ils se cachaient pour éviter d’être victimes d’un nouveau tir du sniper perché au loin. Renys acquiesça doucement, puis montra le toit avec un sourire. L’idée était simple.

Elles ne pouvaient pas attendre et prendre le risque qu’ils bougent à nouveau. Elles bondirent simultanément au-dessus de l’habitation et atterrirent entre les deux hommes. Sahane entendit un cri de surprise. Elle avait déjà levée la main pour attraper le canon d’un fusil. D’une seule rotation du poignet, elle tordit l’acier pour le tourner complètement à l’opposé. Il n’y eu pas de tir. Derrière elle, un bruit d’arme qui tombe au sol, Renys n’avait pas eu de problème non plus.

Le bandit à l’arme brisé était un homme imposant, dont les yeux verts s’écarquillèrent quand elle le plaqua sans effort contre le mur le plus proche. Il ne tenta même pas d’attraper son couteau et leva aussitôt les mains. Celui que Renys avait désarmé était moins raisonnable. Le jeune homme avait déjà une lame dans la main gauche et tenta d’attaquer la petite rousse. Elle ne répliqua que par une frappe de la paume. Un coup léger, mais qui le repoussa sur plusieurs mètres, pour percuter une autre demeure. Sahane sentit un frisson la parcourir.

« Renys, attrape-le ! »

Elle vit le trou se former sur son front, rouge et fumant, puis l’arrière de son crâne explosa pour couvrir le mur de sang. La détonation ne retentit qu’après, aussi assourdissante que celle de tout à l’heure.

« Sven ! hurla l’homme au crâne rasé qu’elle tenait contre le mur. »

Avant qu’il ne se débatte d’avantage, elle le frappa à la tempe et il perdit immédiatement conscience. Sahane le lâcha aussitôt pour retourner vers sa partenaire. Elle n’avait l’air que modérément contrariée.

« Ça va ?- Oui, merci. Il pourrait prévenir… Au fait, Païoh a terminé. »

En effet, les tirs de mitrailleuse avaient cessés. Elles commencèrent par amener leur prise évanouie à l’interphone, puis elles firent route vers la lisière de la forêt. Il suffisait de suivre les impacts laissés au sol et contre les murs. Si le petit village avait été sauvegardé pendant des années, il était maintenant défiguré par des centaines — des milliers — de perforations minuscules.

Leur maître se tenait debout au pied d’un immense champignon. Il avait l’air de tenir à bout de bras le bandit qui avait manié la mitrailleuse. C’était une femme aux longs cheveux bruns qui s’agitaient contre sa prise. Il était impossible de savoir combien de balles Tao avait encaissé, mais son costume étaient en lambeaux. Des morceaux d’imperméable beige subsistait sur ses épaules et un reste de veste couvrait la moitié de son torse. Le reste dévoilait un corps de métal, assemblage de plaque noire et de jointure jaune.

En se rapprochant encore, elles virent aussi qu’il ne tenait pas la femme à bout de bras. Seule sa main droite était levée, son index planté dans sa gorge comme une seringue. Des perles rouges suintaient contre le métal. Cela expliquait la respiration haletante de la bandit et ses tentatives désespérés de griffer le bras de l’ancien assassin. Elle se débattait, tout en essayant d’aspirer de l’air.

« Vous avez eu les deux autres.- On en a capturé un, l’autre est mort, répondit Renys.- Qu’est-ce que vous faites ? demanda Sahane. »

Le regard de leur maître se tourna vers elle et la plaque noire descendit pour révéler un sourire.

« Je termine le boulot. Pourquoi vous en avez gardé un en…- Dodompa ! »

Le rayon d’énergie traversa le torse de la pauvre femme en train de se débattre et elle cessa de bouger. Tao se retourna vers son élève. Renys avait le doigt toujours tendu, les yeux brillants dirigés sur son maître.

« Elle souffrait, Païoh. Sahane a capturé quelqu’un pour qu’on puisse l’interroger à la base, c’est les ordres. »

C’était la première fois qu’elle voyait ces deux-là ne pas être d’accord sur quelque chose. Elle s’attendait à voir le maître en arts martiaux exploser, mais il se contenta de rejeter le cadavre au sol. Tao Paï Paï attrapa la mitrailleuse tombée au sol et la cassa en deux sans effort.

« À la voiture, toutes les deux. »

Il fit un autre pas et tomba à genoux en grognant. Sahane vit distinctement un arc électrique trembler sur son épaule.

« Païoh !- Ça va.- Vous allez arrêter les bêtises, ils vous ont déjà dit pour les réparations…- Ça va ! gronda-t-il. »

Renys resta tout de même à ses côtés le temps qu’il se relève. On pouvait entendre des grincements dans ses articulations et son bras gauche pendait contre son corps sans bouger.

« Allez récupérer votre prisonnier, si vous y tenez. »

Lorsqu’il se remit à avancer, Sahane nota qu’il était plus lent qu’avant et son bras gauche ne bougeait toujours pas. Il activa l’interphone quand ils rejoignirent la maison. Sahane écoutait la conversation pendant qu’elle s’assurait que le bandit capturé était toujours en vie, même s’il n’avait pas repris conscience.

« Toujours là ?- Vous avez pris votre temps. J’ai laissé quelques papiers dans la baraque, si ça vous intéresse toujours. Rien de palpitant, mais il me semble que notre cher Clavi s’intéresse de près au Nord.- Le Nord ? Pourquoi ?- Il faudra que je lui demande la prochaine fois qu’on partagera un café. Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? Moi je transmets. Maintenant tirez-vous avant qu’il en arrive d’autre, moi je dois rentrer. »

Elle l’entendit soupirer, puis le bruit sourd de la porte qui s’écrase au sol.

« Emmenez-le à la voiture. Renys, tu conduis au retour. Sahane, mets le dans le coffre. Brise lui une jambe si tu as peur qu’il se réveille. »

Le corps ne pesait pas bien lourd, elle profita donc du retour au véhicule pour interroger sa partenaire.

« Renys, ça va ? »

D’abord surprise par la question, la rousse garda une expression interdite quelques pas, avant de se fendre d’un beau sourire.

« Rien de cassé, tu ne devrais pas t’inquiéter pour moi. Et toi ? Tu as été super, même si Païoh ne le dira pas. »

Ce n’était pas de cela dont elle aurait voulu parler, mais Renys n’avait peut-être pas envie d’aborder le sujet. Comme elles avaient rejoint la voiture, Sahane abandonna. Elle ouvrit le coffre et hésita une seconde devant la jambe de son prisonnier.

Elle finit par la replier contre son corps, referma le coffre et alla s’asseoir à sa place.

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