Oasis
Au début je vois bien.
Le rayons du soleil éclatent sur les grattes-ciels. Les milliers de vitres réfractent leurs lumières partout sur la rue. Le ciel est d'un bleu profond. Des gens marchent, d'autres sont propulsés du sol grâce à leurs air max, une femme agonise sur ses talons en traversant. Des étudiantes rient en groupe, je peux entendre des artistes de rue au loin. Ça sent l'odeur des nouilles à emporter, et du pain chaud, du kérosène et la sueur. Une petite fille observe la vitrine d'une boutique de vêtement avec sa maman qui lui tient la main. Un chat errant se précipite du côté d'une ruelle, effrayant une petite vieille au passage. Un chat pelage écaille de tortue.
Je connais tout ça, c'est la ville, c'est ma ville. Gorgée de soleil, grouillante de partout. Ça vibre sous mes pieds, un métro est déjà à la station suivante. Les voitures et leur phares rouges défilent. Un camion d'une grande marque d'agro-alimentaire bloque sur la chaussée. Ça klaxonne, mais la personne qui vient de me bousculer ne peut pas le savoir, elle porte un casque, elle aussi est déjà loin. Un motard passe en faisant ronronner son moteur, je sens un courant s'engouffrer sous ma robe rose. Mes poils se hérissent, mes jambes se contractent. Quelque chose glisse contre mes doigts. Je baisse les yeux : c'est un papier. Un avis de recherche. Dessus, un visage. Une jeune fille d'a peu près mon âge, d'à peu près ma morphologie, d'à peu près ma ville. Elle a l'air sévère, probablement une photo d'école. Ses yeux sont grand, particuliers, fascinants. Presque magiques, d'une vivacité curieuse et indomptée. Je jette un coup d'oeil à son nom. Elle s'appelle comme moi. Ce nom de famille... La ressemblance me frappe. Mais ça ne peut être moi, je n'ai pas disparue puisque je suis ici. Même si je ne suis pas chez moi ça y ressemble. Chez moi il y a des grattes-ciel, des gens qui marchent, des gens qui flottent au dessus du sol grâce à leurs air max, des femmes qui crèvent de mal au pied à chaque pas supplémentaire. Pourtant quelque chose ne va pas, je ne me sens pas bien, pas à l'aise, pas chez moi, pas en sécurité. Je lève la tête. Le visage de la fille perdue est diffusé partout, sur tout les grattes-ciels, sur toutes les affiches de publicités. Elles tournent en boucle. Je fais une prière pour elle. « Qu'on la retrouve, qu'elle rentre chez elle, qu'elle soit heureuse, qu'on la retrouve ».
Le cri qui perce dans la chambre me glace le sang. En sursaut, je me suis redressé sur mon lit, mes draps sont humides, mon coeur bat tellement fort que j'ai l'impression qu'il va sortir de ma poitrine. J'attrape mes couvertures, en espérant cumuler la pression dans mes poings et ailleurs que dans mon coeur, ailleurs que dans mon crâne. Une fine lumière orangeâtre filtre à travers mon rideau.
Les aurores.
Mais je n'arrive pas à bouger. Je sens encore le cri qui tape contre toutes les parois de ma tête, à en faire exploser mes tympans. À qui appartient-il? Je n'ose pas me relever, je suis tétanisé, mes jambes tremblent, mes genoux claquent l'un contre l'autre, je transpire. Je relève la visage en respirant fort. C'est là que je l'ai vu pour la première fois, cachée dans la pénombre.
Elle avait le teint pâle et les cheveux gras, terne, qui tombaient sur son visage en bataille. Ses lèvres étaient gercées et légèrement entre-ouverte, je n'avais pas besoin de m'approcher pour deviner que son haleine empestait. Ses narines étaient dilatées, ses joues creuses. Les sourcils étaient broussailleux, et ses yeux.
Ses yeux, ils étaient écarquillés. Comme s'ils venaient d'apprendre une nouvelle affreuse. Mais je ne percevais rien dans son regard. J'ai d'abord pensé que c'était parce qu'il faisait encore trop noir et que ma vue ne s'était pas encore assez habituée. Mais ce n'était pas ça. Le manque de luminosité n'y était pour rien. Et en réalité, j'y voyais très clair. Ses yeux étaient sombre, presque noir, mais pas dans leur couleur. C'était..Quelque chose dans leur prunelle. Comme comme un puit sans fond, un trou béant. Ces grands yeux mornes étaient tout vide.
J'ai eu du mal à la reconnaitre dans un premier temps, elle était si différente de moi, solaire et flamboyante. Elle était affreuse, terrifiante. Pourtant elle n'a pas besoin eu de dire un mot, j'ai cru comprendre toute cette peine qu'elle abritait. On s'est fixé un moment en silence, à quoi pensait-elle? Comment me trouvait-elle?
Elle m'avait inspectée comme je l'avais fait? C'était elle qui avait crié de cette façon? Pourquoi?
« Hey? Est-ce que ça va? Est-ce que tu m'entends? Je vais entrer! » une voix féminine se fit entendre derrière la porte,
La fille de la pénombre amorça le même mouvement que moi quand la porte de ma chambre se fendit, laissant une Karenn essoufflée et inquiète apparaitre.
« Mon dieu, est-ce que tout vas bien? J'ai entendu un bruit strident »
« Rina, qu'est-ce qu'il se passe? »
Je n'ai pas su lui répondre, elle aussi avait entendu le cri.
Je me retournai machinalement vers l'ombre. Quand la lumière apparue subitement.
Les yeux blessés par le changement trop radical je portais mes bras vers mon visage pour les couvrir.
Je clignais légèrement des paupières et jeta un regard furtif vers Karenn qui avait allumé la lumière et qui s'approchait de moi. À nouveau, mon regard se porta vers la pénombre qui n'était plus. Je perçus alors quelque chose de nouveau dans les yeux de la fille aux yeux vides, de la surprise et de l'étonnement. La vérité me frappa d'une façon foudroyante.
Il n'y avait jamais eu d'ombre. Rien qui hurle sa douleur en écho à la mienne. Personne qui me comprenait. Tout le long j'avais étais seule avec ma peine.
Prise d'horreur je réalisais : cette fille aux yeux vides, celle de mes cauchemars, qui hantait mes nuits et maintenant mes jours, c'était moi.
C'était mes yeux vides.