La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1

Chapitre 19 : Thal'Shara

4599 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/04/2021 11:49

              Le Perle d’Ambre jeta l’ancre à une bonne centaine de mètres du rivage, dans une petite crique assez profonde. Raeni aurait aimé s’approcher, mais Thaelor lui avait assuré que, lorsque la cité tenait encore debout, une longue jetée signalait l’entrée du port. Elle avait été détruite en même temps que le reste de la ville, aussi était-il impensable pour les apprentis marins de s’engager plus près, au risque de racler les restes de l’ancienne construction avec la coque du navire.

              A la place, les enfants montèrent dans les deux chaloupes suspendues au flanc du vaisseau. Les embarcations, bien que frêles, pouvaient chacune accueillir une dizaine de passagers. Raeni ordonna à cinq d’entre eux de rester à bord, tandis que les autres prenaient place sur les canots.

              Quelques instants plus tard, le petit groupe ramait en direction de la plage, sous les ordres de Thaelor et d’Ehanor. Les deux marins leur indiquaient où passer, repéraient les reliefs sous la surface tranquille des flots. Tout le monde semblait ravi de retrouver la terre ferme l’espace de quelques heures. Ayrik chantonnait une petite comptine, qui fut vite reprise avec entrain par une partie des gamins.

              Raeni, elle, restait silencieuse et concentrée sur les indications de Thaelor. Elle surveillait aussi l’alfombre, qui s’efforçait de ne pas montrer à ses camarades les émotions qui le traversaient. La jeune femme lui avait proposé de rester sur le navire, mais il avait préféré les accompagner. Pour leur expliquer comment diriger les canots, entre autres. Elle avait fini par céder, consciente qu’ils avaient besoin de lui pour arriver vivants à terre. Elle sentait, au regard pensif qu’il posait sur le rivage, qu’il se remémorait les évènements qui s’y étaient déroulés.

              L’étrave des deux embarcations toucha bientôt le sable. Les enfants sautèrent aussitôt dans les vagues pour les tirer au sec et ainsi éviter qu’ils ne se fassent emporter par la mer. Leurs cris résonnèrent sur la plage, amplifiés par le silence sourd qui pesait sur les ruines. De là où ils étaient, ile n’apercevaient que quelques maisons détruites, quelques tas de pierres écroulés. Aucun d’entre eux, pour l’instant, ne semblait se soucier des morts et des ruines. Ils se poursuivaient en courant dans le sable, s’aspergeaient d’écume, se poussaient dans l’eau. Leurs rires emplissaient l’air, contaminèrent même Raeni, qui se joignit à eux. Seul Thaelor resta un peu à distance pendant qu’ils se détendaient, assis sur un rocher, le regard rivé sur la ville.

              Au bout de quelques minutes toutefois, la capitaine en herbe rappela ses matelots à l’ordre d’un ton doux, mais ferme. Ils ne devaient pas perdre trop de temps, car ils ignoraient ce qui pouvait se cacher dans les ruines, et ce qui risquait de surgir de l’horizon. La bande se mit donc en marche, dirigée par Thaelor, en direction de Thal’Shara.

              A peine une dizaine de mètres plus loin, le sable commença à changer de texture sous leurs pieds : plus gros, mais en même temps plus doux, il devint plus friable et collant. La couleur brune des grains minéraux se mêla à celle, gris terne, d’une autre substance. De la cendre. Un frisson parcourut Raeni à ce constat, et elle ne fut pas la seule. Les conversations insouciantes, autour d’elle, mouraient peu à peu, remplacées par un silence pesant.

              Le groupe sut qu’il avait quitté la plage lorsque les vestiges d’arbres surgirent du sol, tels d’antiques spectres errants. Les cadavres de leurs branches, cachectiques, surgissaient de troncs noircis et mutilés. Le vent mugissait, emportait parfois quelques particules dans son sillage, s’engouffrait dans les plaies béantes des plantes et en ressortait en sifflant, comme une voix décharnée et menaçante.

              Ayrik, inquiet, réclama à Raeni qu’elle le prenne dans ses bras. La jeune femme obtempéra, elle-même sous l’emprise d’une angoisse sourde qu’elle s’efforçait de réfréner. L’âcreté de la cendre portée par les bourrasques, le silence à peine perturbé par le bruit de leurs pas, l’ambiance alourdie par ces arbres malfaisants pesaient sur elle et sur ses camarades comme une chape de plomb. Ses poumons lui semblaient comprimés, sa respiration rendue difficile par l’atmosphère funeste. Elle se sentait suffoquer.

              D’un coup d’œil, elle remarqua que Thaelor semblait encore plus touché qu’elle. Il toussa plusieurs fois, avançait les épaules voûtées, comme si un poids s’y était brusquement abattu. Ses yeux brillaient de larmes, mais elle ne put déterminer s’il s’agissait d’une réaction naturelle face aux poussières dans l’air ou de larmes d’émotion.

              Ils continuèrent leur route, à pas lents, silencieux. L’absence de bruit leur donna le sentiment de s’être engagés à l’intérieur d’un tombeau, d’une terre maudite où nulle vie ne se développait. Seul un corbeau, perché sur une arche de pierre, s’envola à leur approche avec un croassement rauque. Un avertissement, une tentative de les détourner de la ville.

              La bande passa les remparts par les vestiges de ce qui avait dû être une vieille porte. Les pierres avaient fondu sous la chaleur infernale du souffle des dragons, et s’étaient depuis refroidies pour former une pâte informe, noire et mate. Quelques plaques brillantes, au sol, témoignaient de la présence de métal. Raeni demanda à Ayrik de fermer les yeux lorsqu’elle remarqua les restes de pierres de feu éclatantes, incrustées dans l’une d’elles. Les restes d’un bijou ou d’une arme. Par conséquent, les restes d’une personne. Un soldat, sans doute.

              L’intérieur des remparts ressemblait à un cimetière. Plus aucune maison ne tenait debout. Par endroits, des pans de mur s’élevaient encore, bancals, au-dessus des débris fondus de la ville. Les pierres cachées sous la cendre formaient par endroits des structures similaires à des tombes, vestiges muets rappelant aux visiteurs les morts présents dans les ruines. Aucune couleur n’osait se montrer. Seules des nuances de gris teintaient l’atmosphère, parfois accompagnées de l’éclat glacial d’une plaque de métal fondue et en partie recouverte de cendres. L’odeur de cendre prenait les enfants à la gorge, le silence se faisait plus pesant encore à l’abri du vent. Même si aucun d’eux ne maîtrisait la nécromagie, tous pouvaient ressentir la présence glaciale des défunts encore présents. Et la faible température indiquait sans conteste leur animosité pour leurs visiteurs.

              Raeni, consciente des risques que pouvaient représenter les esprits, s’efforça de les saluer :

—   Bonjour, bégaya-t-elle d’une voix faible qui sembla pourtant résonner entre les murs carbonisés. Nous sommes de simples voyageurs qui cherchons de quoi manger. Nous ne vous voulons aucun mal.

Le silence sembla plus pesant encore lorsque les derniers échos de ses paroles se perdirent dans les rues détruites. Elle s’efforça de se souvenir des conseils de Faelor à propos des esprits. Ne pas paniquer. Ne pas leur manquer de respect. Et ne jamais, au grand jamais, tenter de les provoquer. Elle ajouta, consciente que l’atmosphère restait glaciale :

—   Nous cherchons à gagner Thal’Ashar pour y mettre cet enfant à l’abri. Ayrik était menacé, chez nous, alors nous avons voulu l’aider.

Le petit garçon hocha la tête et demanda à descendre des bras de sa protectrice. Il fit quelques pas dans les ruines, sans crainte apparente.

—   Raeni est très gentille, assura-t-il, conscient que des fantômes habitaient les lieux. On voudrait juste trouver de l’eau et de quoi manger pour ne pas mourir de faim sur la route de Thal’Ashar.

L’air sembla se réchauffer un peu. Raeni esquissa un petit sourire sincère.

—   Merci, souffla-t-elle. Nous ne vous embêterons pas longtemps.

D’un signe de tête, elle intima l’ordre à ses camarades de se lancer à la recherche de vivres. Les gamins s’éparpillèrent donc, par groupes de deux ou trois, à travers les ruines dans l’espoir d’y trouver quelque chose. La jeune femme resta avec Ayrik, et remarqua que Thaelor avait pâli et était resté en retrait. Elle s’approcha de lui, inquiète.

—   Thaelor ? demanda-t-elle.

—   Ils… Je les entends, Rae, souffla-t-il avec effort. Ils… ils…

Sa voix se brisa au moment où un grognement lui échappa. Il se prit la tête entre les mains, lâcha un cri perçant qui déchira le silence un court instant. Il tomba à genoux dans la cendre, sous le regard terrifié de la jeune femme et de son protégé.

—   S’il vous plaît… supplia le marin.

Sa voix se perdit aussitôt en un hurlement inhumain. Raeni sentit la température chuter autour d’eux. D’un geste, elle poussa Ayrik loin de Thaelor et lui ordonna de ne s’approcher sous aucun prétexte. Elle s’agenouilla auprès de son camarade, sourde aux cris de protestation de l’enfant. Elle essaya de relever l’alfombre, sans succès. Ses muscles contractés l’empêchaient de bouger, et les spasmes qui commençaient à le secouer rendaient les choses plus compliquées encore. Elle se sentit soudain ramenée en arrière par une force incontrôlable, qui la projeta au sol non loin du petit humain. La cendre s’éleva autour de Thaelor, forma un dôme gris sur lequel du givre commença à se former. L’hybride se releva aussitôt pour s’en rapprocher, mais quelque chose la retint. « Reste en-dehors de ça », lui ordonna une voix éthérée.

              Sous les yeux ébahis de la jeune femme, une forme blanchâtre se dessina non loin de Thaelor. D’autres se matérialisèrent également, dans le dôme, tandis que l’air s’emplissait des murmures des défunts. Des voix menaçantes, accusatrices. Des sanglots, des cris. Des exclamations haineuses.

              L’hybride tenta de se défaire de l’étreinte de l’esprit, mais celui-ci se montrait plus fort. Elle pouvait à peine bouger, hurler le nom de son ami, sans pour autant parvenir à capter son attention. Elle se débattit, réclama à grands cris aux morts de le laisser tranquille, mais ils l’ignorèrent. Thaelor lui-même ne pouvait plus bouger, prisonnier de ses souvenirs, ramené le jour de ce massacre auquel il avait assisté depuis l’océan sans rien pouvoir y faire. Raeni pouvait l’entendre gémir, clamer son innocence d’une voix suppliante, expliquer qu’il n’avait jamais voulu une telle chose. Mais rien n’y faisait. Les esprits avaient trouvé une âme tourmentée à malmener, un althëlien qui avait, à leurs yeux, une part de responsabilité dans leur décès. Et la jeune femme savait que rien, hormis peut-être un puissant nécromage, ne pourrait calmer leur fureur tant que Thaelor ne serait pas mort.

              Elle contempla donc, impuissante, le visage du marin qui se décomposait à mesure que les menaces et les agressions le frappaient. Il ne tiendrait pas longtemps avant de devenir fou, elle en prit conscience lorsqu’il releva un regard hagard vers elle. Dans un élan de désespoir, elle hurla encore une fois son nom, l’implora de tenir bon. Mais elle voyait qu’il commençait à perdre pied, à s’enfoncer dans le désespoir.

              Quelque chose détourna alors l’attention des morts. Une tige verte, bien chlorophyllienne, brisa le dôme de cendres et s’avança jusqu’à Thaelor. Les esprits, troublés, stoppèrent leur attaque tandis que la plante s’enroulait autour de leur victime. Un cri surpris échappa à sa capitaine, ainsi qu’au jeune garçon. En quelques secondes, Thaelor fut enveloppé d’un épais cocon vert, qui commença à s’enfoncer dans le sol. Raeni profita de la surprise générale pour se libérer et courut droit sur lui, mais il disparut dans la cendre un instant plus tard. L’hybride lâcha un cri de protestation furieux.

              Une voix s’éleva alors dans l’air, aussi inquiétante qu’étonnante. Un rire d’enfant. De petite fille, qui succéda vite à une comptine chantée d’un ton innocent. Raeni l’écouta, perplexe. Elle connaissait la mélodie, simple, pour l’avoir elle-même fredonnée dans sa langue lorsqu’elle était enfant. Elle remarqua également l’étrange attitude des fantômes. L’air se réchauffa en quelques instants, les lueurs argentées disparurent les unes après les autres. Le vent se calma net. En un instant, la zone était redevenue aussi calme qu’à leur arrivée. Seule la comptine continuait de résonner, emplissait désormais l’air de son innocence pourtant effrayante. Ses paroles enfantines se déployaient entre les ruines, envahissaient les rues comme une vague déferlerait sur la côte.

« Ath, shi, dreh, sol thala’ghë,

Fri, gha, nir, tholo mash’ghë,

Ethen, sim, la’n, dël’thën sira’ghë ! »

              Raeni se redressa et prit le temps d’épousseter la cendre de ses vêtements. Elle écoutait, cherchait l’origine de la mélodie. Sa synchronisation exacte avec la disparition de Thaelor lui indiquait qu’elle lui était liée. Elle supposa que, si elle retrouvait la chanteuse, elle retrouverait sans doute son ami par la même occasion. Et, pour une fois, elle serait peut-être décidée à utiliser des méthodes semblables à celles de Khassendrah pour lui faire révéler ce qu’elle lui avait fait.

              Sans adresser le moindre regard à Ayrik, elle porta la main au poignard pendu à sa ceinture et s’avança dans les ruines. Même si les échos se répercutaient dans toutes les directions, elle se décida à suivre son instinct et ses oreilles pour retrouver l’origine de la chanson.

—   Rae…

La jeune femme se retourna vers le petit garçon. L’enfant se jeta dans ses bras, les yeux remplis de larmes. Elle réalisa alors à quel point il semblait terrorisé, bouleversé par la scène à laquelle il venait d’assister. Elle le serra contre elle, s’en voulut de ne pas avoir fait davantage attention à lui. Elle le souleva de terre, caressa ses cheveux d’une main douce, le berça avec tendresse.

—   Tout va bien, Ayrik, souffla-t-elle. Tu ne risques rien.

—   Pourquoi ils ont fait ça ? demanda-t-il. Il… il est où, Thaelor ? Pourquoi ils l’ont fait disparaître ?

—   Ce ne sont pas les fantômes qui l’ont enlevé, expliqua-t-elle. Je ne sais pas qui nous l’a pris, ni pourquoi, mais je te promets qu’on va le retrouver.

—   J’ai peur…

La jeune femme le serra un peu plus fort contre elle. Elle ne pouvait l’en blâmer. L’unique esprit qu’il avait côtoyé jusqu’à présent, Laertha, ne s’était jamais montrée agressive envers eux. Et les rares fois où elle avait repoussé quelqu’un, elle l’avait fait physiquement, sans se montrer aussi effrayante.

Alors qu’elle tentait de le calmer en se demandant comment faire pour partir à la recherche du disparu sans mettre la vie du petit humain en danger, elle aperçut la silhouette de Thaëlya qui courait vers elle. La jeune femme se mit en marche pour la rejoindre plus vite, et lui lança dès qu’elle fut à portée de voix :

—   Thaelor a été enlevé.

—   Quoi ? s’exclama l’albinos. Comment…

—   J’aimerais bien le savoir, la coupa l’hybride. Une magie puissante, qui a réussi à terrifier les fantômes. Sans doute liée à cette voix…

La comptine résonnait en effet toujours, avec de légères variations d’intensité par instants. Thaëlya pinça les lèvres, inquiète.

—   Rae, faudrait qu’on file, souffla-t-elle. C’est pas normal, ça…

Elle baissa la voix, et ajouta :

—   Tout est mort, ici. Ça ne peut être qu’un esprit puissant. On ne peut pas affronter… ça… seuls, on n’a pas les pouvoirs. Même Faelor…

—   On ne part pas sans Thaelor, trancha la jeune femme. C’est une plante qui l’a enlevé, un truc vert qui n’avait rien de mort ou de desséché. Elle a été créée par quelqu’un de bien vivant, j’en suis certaine.

—   Rae…

—   Occupe-toi d’Ayrik et réunis les autres, ordonna-t-elle. Continuez à chercher des vivres, mais restez prudents. Au moindre signe de danger, vous vous sauvez.

—   Je veux pas que tu t’en ailles, déclara le petit garçon d’un ton catégorique.

—   Et moi, je veux que tu restes avec Thaëlya pendant que je vais chercher Thaelor. On ne peut pas l’abandonner.

—   C’est trop dangereux, s’entêta l’albinos. Tu entends, au moins, cette voix ? Aucune gamine normale ne peut vivre ici. C’est soit une illusion, soit un démon ou un esprit qui s’amuse avec nous et qui va nous tuer les uns après les autres si on ne file pas immédiatement ! 

—   Je l’entends, ne t’inquiètes pas. Et j’entends surtout que cette chose, quelle qu’elle soit, nous a volé notre ami et qu’on ne peut pas le laisser seul ici. Je dois te rappeler la règle numéro cinq ?

—   Tout membre de la bande en détresse doit être secouru, mais ça s’appliquait à Khaëlentis, ça, nuança Thaëlya. Là, on n’est dans une cité inconnue, complètement détruite, envahie d’esprits errants potentiellement dangereux et d’on ne sait pas quoi d’autre. Imagine une seconde qu’un loup ait élu domicile ici ? Ou une hyène, ou un feu follet, ou…

—   Ou rien du tout, calme-toi un peu, la réprimanda-t-elle. Je te rappelle que je suis à moitié elfe de feu, je ressens la présence des esprits liés au feu. Il n’y en a pas un seul dans le coin, la ville a été trop détruite pour ça. Aucun loup ne s’aventurerait dans un cimetière pareil, ils préfèrent les proies vivantes. Quant aux hyènes, elles ont été exterminées par les thalëni dans la région.

—   Qu’est-ce que tu en sais ?

—   Les récits de la grand-mère de Faelor.

—   Et tu ne penses pas qu’elle aurait pu vous raconter ça pour éviter de vous faire peur ?

—   C’était pas le genre à édulcorer. Et en plus, les hyènes, ça ne chante pas des comptines en ghalënique.

—   Peut-être, mais… si c’est althëlien ou humain…

—   Le seul moyen de le savoir, c’est de trouver l’origine de la chanson. Et comme j’aimerais qu’il n’arrive rien à Ayrik, je voudrais que tu restes avec lui et que tu fasses ce que je t’ai dit. Les fantômes ne t’attaqueront pas tant que tu seras avec lui, puisqu’il nous fait confiance et qu’on le protège. C’est cette autre chose qui m’inquiète et dont j’aimerais le préserver.

—   Je viens avec toi, lâcha l’enfant d’un ton catégorique.

—   Ayrik, soupira l’hybride, il est hors de question que tu me suives. Tu veux vraiment voir pire que les fantômes ?

Le petit humain secoua la tête et posa sa tête contre son épaule.

—   Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit…

—   Il ne m’arrivera rien, assura-t-elle. Promis.

Elle le tendit à Thaëlya, qui l’attrapa du mieux qu’elle put malgré ses cris de protestation.

—   Rae ! Tu m’avais promis que tu ne me laisserais pas tout seul !

—   Ayrik, ça suffit ! s’énerva-t-elle. Tu ne peux pas me suivre pour aller chercher Thaelor, c’est trop dangereux !

—   Mais c’est dangereux pour toi aussi, geignit l’enfant.

—   Je ferai attention, assura-t-elle. Tu le sais, que je suis toujours prudente.

—   Mais j’ai peur quand même…

La jeune femme soupira, et déposa un baiser sur son front.

—   Je reviens vite, souffla-t-elle. Avec Thaelor.

Elle tourna aussitôt les talons et s’élança dans les ruines, vers l’ouest. Elle ignora les cris du petit humain, qui s’égosillait derrière elle pour la rappeler. A la place, elle se concentra sur cette autre voix et la comptine qu’elle portait. Les mots lui étaient étrangers, mais la sonorité lui rappelait le ghalënique, qu’elle avait déjà pu entendre à de nombreuses reprises à Khaëlentis, lorsque les marins humains s’arrêtaient au port. Elle soupçonna donc la chanteuse d’être humaine elle aussi, pour maîtriser si bien la langue.

              Ses pas la conduisirent le long des anciennes rues détruites. Seule la mélodie brisait le silence. Même ses pas, pourtant rapides, ne produisaient pas le moindre son sur le lit de cendres qui tapissait la ville. Elle passa devant des maisons en ruines, ce qui lui sembla être les restes d’une forge. Un frisson la parcourut lorsqu’elle remarqua une forme vaguement humanoïde, métallique, au sol. Elle se força à ne pas la regarder plus longtemps, consciente qu’il s’agissait là d’une armure, qui avait dû prendre la forme des restes carbonisés de son propriétaire lors de l’incendie. Une nausée la saisit.

              A mesure qu’elle avançait, la voix gagnait en clarté, signe qu’elle se dirigeait dans la bonne direction. Lorsque le son subtil de pas lui parvint, elle ralentit l’allure et chercha à se dissimuler dans les débris. Par chance, la noct-heure s’abattait sur la cité morte. Les ombres s’épaississaient, l’air fraîchissait. Elle frissonna sous la caresse vivifiante d’une légère brise vespérale, mais ne se laissa pas distraire. Elle dégaina d’un geste discret son poignard. Sa main tremblait sur le manche de l’arme alors qu’elle prenait conscience de ce qu’elle s’apprêtait à faire. Tuer. Cette idée la répugnait, elle espérait ne pas avoir à passer à l’acte, mais la simple pensée qu’il ait pu arriver quelque chose à Thaelor lui donna juste assez de forces pour raffermir sa prise et avancer encore un peu.

              Elle dépassa un haut muret, l’un des rares à avoir tenu debout, et déboucha sur ce qui avait dû être une grande place. Le soleil lui fit face et l’éblouit un court instant, malgré la présence de Dryha qui commençait à l’occulter et projetait des arabesques bleutées autour d’elle. Elle fut forcée de plisser les paupières, mais remarqua malgré tout un mouvement sur sa droite. Elle se tourna aussitôt, prête à faire face à n’importe quelle créature.

              Elle découvrit alors, avec surprise, une petite fille occupée à jouer à la marelle sous un porche improvisé avec des fleurs luxuriantes. Les plantes, dotées de belles couleurs vives, semblaient avoir poussé à même la cendre, comme si le terrain hostile ne les dérangeait pas. Raeni, stupéfaite, resta un instant à observer l’enfant sautiller sur les cases formées par de fines lianes tressées. Elle ne comprenait pas ce que cette fillette faisait, seule, dans un endroit aussi lugubre. Elle sentit une angoisse sourde monter en elle tandis qu’une pensée terrifiante germait dans sa tête, s’immisçait dans son esprit, portée par son instinct de survie. Un fantôme. Une morte-vivante, peut-être. Ou alors… un démon. Quelque chose de la famille des drovarthis ou des syltelles, sans doute.

              L’enfant atteignit le haut de sa marelle et se tourna pour sautiller dans l’autre sens. Elle releva alors la tête, et son regard croisa celui de l’hybride, qui sut aussitôt que ses suppositions se révélaient exactes. Les iris de la fillette étaient écarlates, et la peau de son visage, aussi pâle que celle d’un spectre. Un sourire découvrit ses dents, plus blanches que des os polis par le vent, plus acérées que l’arme de l’hybride. Un vampyr, de toute évidence affamé.


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