La Fuite

Chapitre 3 : La junkie du coin

2323 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/05/2021 23:24

Jour : 1er Août 2209

Lieu : Europe Unie – Région de l’ancienne France – Devant la grande surface


Les mecs m’ont laissée seule. Ils en ont eu marre d’attendre. Je me suis enfoncée dans l’ombre et j’observe les autres humains courir avec leurs achats vers leurs voitures. La pluie bat son fort. Elle m’empêche d’allumer ma clope. Trois heures de retard. Je souffle. Une dame glisse au sol, un homme accourt pour l’aider. Quel héroïsme. Enfin, c’est ce qu’elle va croire. Jusqu’au moment où, certainement quand elle sera chez elle, elle verra qu’il lui a dérobé son portefeuille. L’humain est tombé bien bas. J’en suis la preuve vivante.

Je repense soudain à un moment dans mon passé. Je devais avoir neuf ans. Mon père préparait sa présidentielle. Il me promettait de créer le plus beau des futurs. J’étais si fière d’être sa fille. Ahah ! Ça me fait sourire !

Une moto vrombie. Vas-y, idiot, montre encore plus que tu viens acheter ma came, je ne te dirais rien. Dans un dérapage il s’arrête devant moi. C’est mon plus gros client. Il est pété de thunes. Je le soupçonne de faire partir des gens du gouvernement. Mais enfin, je m’en contre-fiche. Tant qu’il paie.

- Salut ma petite Raven !

- T’es en retard de trois heures.

- Mais t’es encore là. Tu dois sacrément avoir besoin de mon fric.

- Ça ne te regarde pas. Tu l’as ?

- Bien sûr, chérie. Et toi, tu l’as ?

J’enlève mon sac de mes épaules et j’en sors une épaisse pochette rose. On pourrait croire qu’il s’agisse d’une pochette où une femme normale range ses serviettes et tampons hygiéniques, mais moi j’y cache ma came. Lui me tend une épaisse enveloppe. Je n’y jette qu’un simple coup d’œil. Je compte plus vite les billets que n’importe qui sait le faire. Je suis la Lucky Luke du comptage de billet.

- Une enveloppe ? Franchement ? Pourquoi pas crier que tu m’achètes de la drogue ?

- Rooh ça va, en deux ans tu ne t’es jamais fait prendre.

- Des infos ?

- Ouais. Leur garde va changer. Ce sera le mercredi et le samedi. Je te revoie dans un mois. Même jour, même heure ?

- Ouais.

En repartant il me fait un clin d’œil et me jette un paquet de clopes. Je l’attrape à la volée et je tente une nouvelle fois d’en allumer une.

- Tiens, j’en ai allumé deux.

Une gamine à capuche s’est discrètement approchée de moi. Son visage me dit quelque chose. Mais je ne cherche pas plus à savoir où je l’ai vu. Je lui prends la cigarette allumée qu’elle me tend et hoche de la tête pour la remercier. Elle ne part pas. Et je la fixe du regard.

- Quoi ? Qu’est-ce que tu me veux ?

- Euh… Je travaille ici et mon boss m’a demandé de venir ici pour…

- Pour me prier de partir ?

- Oui. Désolée.

- C’est bon, répondis-je en levant les mains comme si j’étais arrêtée, j’y allais de toutes façons.

- Non. Il m’a demandé de préciser qu’il fallait que tu partes définitivement. Et, je cite : « si elle ne le fait pas, j’appelle les flics. Et je te vire. »

- Quoi ? Il te vire ?

- Ouais. Ça fait des semaines qu’il essaie de virer l’un d’entre nous. Si l’une de nos missions est mal faite, il nous vire. Ça fout grave la pression, mais moi j’ai besoin de thune, alors si tu pouvais partir ça me rendrait service. Je te revaudrai le coup, promis.

- Et en quoi je peux être sûre, que toi, parfaite inconnue, tu tiennes ta promesse.

La fille encapuchonnée me prend la main droite et tire un crayon de la poche arrière de son jean. En écrivant elle penche la tête et les gouttes d’eau de ses cheveux coulent sur ma peau nue. Quand elle a fini d’écrire je vois qu’elle a rédigé un numéro. Elle me fixe de ses yeux noirs et repart vers le magasin. Avant de rentrer elle se retourne, ses lèvres pulpeuses s’étirant en un large sourire :

- J’adore ton tatouage. Dommage que le dessin manque de détails.

Puis elle rentre. Mon regard passe sur mon tatouage sur le poignet, je l’ai moi-même dessinée il y a trois mois de cela. Je suis douée pour tatouer mais le dessin n’est pas mon truc. Je préfère reproduire celui d’un autre. Puis mes yeux glissent sur le numéro de téléphone. Pas de nom. Juste dix chiffres. Pour que l’encre ne parte pas à cause de la pluie je mets mes gants de moto et je monte sur ma bécane rouge pétante. En repartant mon regard se porte sur l’entrée du supermarché. Mais je ne la vois pas. Elle doit certainement être repartie travailler.


Quatre semaines sont passées et j’ai besoin de thune. Mais je veux tenir ma promesse. Sur le mur de mon appartement délabré je regarde l’unique objet accroché sur le mur blanc taché par l’humidité : un post-it où j’ai recopié son numéro. Je sors mon portable pour taper celui-ci, mais je n’appuie pas sur la touche verte. Je n’ai jamais fait ça. Pourtant je vois encore et encore son regard noir se poser sur moi, ses lèvres s’étirer.

Ma voisine du dessus hurle sur son mari. Comme toujours. Quand la société va mal, les couples vont mal. Un coup, deux coups, un cri, un troisième coup. Le mari a pris le dessus. Je mets ma veste militaire et je sors sous la pluie. Mon portable toujours dans la main. Je regarde l’heure. Ça y est, j’ai raté le rendez-vous avec mon client. Bientôt mon propriétaire va venir frapper à la porte de mon appartement : « T’as pas payé ? Dégage ! ». Bientôt je serai à la rue. La fille du dirigeant de l’Europe Unie sera une SDF. Quel régime pourri. Quel père pourri. Quelle vie pourrie.

Combien de temps ai-je déambulé, portable en main, dans les rues pluvieuses de cette triste ville ? Je n’aurai pas su le dire. Mais au bout d’un certain temps je m’arrête. Elle est là. Capuche sur la tête, sacs de courses dans les mains, écouteurs sur les oreilles. Sa tête est baissée et je ne peux donc pas voir ses yeux transperçant un cœur et ses lèvres attrayantes. C’est alors que je pris mon courage à deux mains.

« Allô »

- Salut, c’est moi, la meuf à qui tu as donné ton numéro y’a un mois de ça.

« Oh ! Je commençais à ne plus y croire. »

- ‘Faut pas désespérer. Lève la tête vers la pharmacie.

« Oh. »

Ses yeux me fixent mais le mieux de tout sont ses lèvres. La joie peut se lire sur celles-ci. Cette fille est pure. Nous sommes de chaque côté de la rue, portables en main, se regardant au travers la circulation des voitures. C’est intense. Elle quitte l’abris-bus alors que celui-ci arrive dans un léger bruit de turbine à eau. Les moteurs nouvelle génération que vient d’imposer l’état et qui sépare d’autant plus les populations pauvres et riches. Elle me sourit alors que ses cheveux commencent à être aplatis par les trombes d’eau qui tombent sur elle. Pour la première fois de ma vie mes sentiments me submergent.

Le feu de circulation passe au rouge et elle avance vers moi. Je ne la connais pas et pourtant je ne demande qu’à être à ses côtés. Qu’elle retouche ma main comme la fois où elle a noté son numéro. Je ne connais pas encore son nom mais je peux déjà en faire un croquis pour un futur tatouage. Et elle avance lentement, slalomant entre les voitures arrêtées. Elle me regarde comme si j’étais sa proie. C’est une lionne. Et je ne suis qu’un agneau. Elle est certainement plus jeune que moi et pourtant en la regardant je me sens devenir enfant à nouveau.

Elle monte sur le trottoir, son tendre sourire et ses yeux de feu sont de plus en plus distincts. Mon corps frémit d’avoir le sien à ses côtés et soudain sa voix me parvient :

- Alors tu réapparais, charmante junkie.

Je n’arrive pas à parler. Sa délicieuse impertinence me plait.

- T’as vu j’ai tenu ma promesse.

- Et je t’en remercie. Je sais que ce n’est pas simple. Personne dans ces rues tristes trouve cette vie simple.

Je souris.

- Tu habites loin ? demandé-je d’une voix étrangement suave.

- Non, pas vraiment, mais à cause de la pluie j’ai décidé de prendre le bus.

De ma main gauche je prends un de ses deux sacs, de ma main droite je m’agrippe à sa main. Et nous marchons en direction de chez elle. Le trajet se fait en silence. Parfois elle souffle du nez, riant de la situation. D’autres fois, elle me surprend en train de la fixer. Je me demande ce qu’il se passe dans sa tête. Mais je suis incapable de décrire ce qu’il se passe dans la mienne. Tout s’y mélange. Mais je suis étrangement calme.

Si nous ne parlons pas à haute voix, nos corps, eux, s’expriment. Son pouce fait des cercles sur le dos de ma main. Légèrement au-dessus du creux que forment mon pouce et mon index. Personne ne m’a jamais tenu la main. Mais la sienne est si douce. Ce toucher est si surprenant pour mon corps habitué à fuir les humains.

Nos pas se synchronisent et j’imagine nos cœurs faire de même. Sa respiration, lente et profonde, soulève sa poitrine. Mes lèvres s’entrouvrent et mes yeux fixent les siennes. Je ne pensais pas autant être attiré par une femme, je la désire, je veux la connaitre, je veux la protéger, je veux faire d’elle une reine, je veux tout pour elle.


Elle s’arrête et se place face à moi.

- J’habite ici. Je ne vais pas te demander d’entrer. Pas aujourd’hui.

- Je saurai t’attendre.

Son visage s’approche du miens. Légèrement plus petite que moi, elle se dresse sur la pointe des pieds, sa main se pose sur mon épaule. Je sens son haleine, la chaleur de son souffle, le tremblement de désir qui la traverse. Ses lèvres s’approches des miennes et pourtant son baiser se déposera sur ma joue, à la commissure de ma bouche.

Après ce léger baiser, elle se détourne de moi et ouvre le petit portail devant la maison délabrée.

- Je peux savoir ton nom, osé-je lui demander.

- Soa. Ça veut dire libre. Et je peux avoir le tiens ?

- Niella. Mais tout le monde m’appelle Raven.

- Comme le corbeau.

- Comme le corbeau, répété-je.


_______


Je suis penchée sur mon bureau. Les gestes de ma main se font hâtifs, comme les jours où mon inspiration est forte. La feuille blanche s’emplit rapidement. Le bustier que j’ai dessiné se trouve être le mien. Je n’ai jamais pensé me faire faire un tatouage, pourtant Raven m’incite à le faire. Je ne l’ai vu que deux fois pourtant j’ai l’impression de la connaitre depuis toujours. Entre ma poitrine je dessine un corbeau aux ailes écartées et au regard perçant. En trente minutes le dessin est terminé. Je m’avachis sur ma chaise, ferme les yeux et tente de ressentir à nouveau cette étrange sensation qui m’avait traversé au moment où mes lèvres s’étaient approchées des siennes. Pourquoi ne l’ai-je pas embrassé ? Non, ce ne devrait pas être une question. Ce moment avait été parfait.

Quelqu’un frappe à ma porte. Sans même attendre de réponse, Alec entre.

- C’était qui ?

- De qui tu parles ? je réponds naïvement.

- La fille que tu as failli embrasser.

- Pourquoi tu m’observes comme ça, je ne dois aucun compte.

- Non, c’est vrai. Mais on est déjà pauvre, pas besoin de rajouter des problèmes à la maison. Moi, je n’ai rien contre les lesbiennes, mais le gouvernement si. On s’était promis de ne rien faire de stupide pour maman.

- J’ai juste embrassé une amie sur la joue, je ne sais pas ce que tu t’imagines.

Alec me fixe avant de poser son regard sur le dessin. Il n’en fait aucun commentaire et sort lentement de la chambre. Juste avant de fermer la porte il déclare, un sourire aux lèvres :

- Elle a l’air mignonne, la fille aux cheveux de feu. Faites attention.

Je ris alors doucement avant de rajouter une plume du même rouge que les cheveux de Raven sur mon corbeau. Je pose mon crayon, prends mon portable et appuie sur la touche « Rappel ».


« Allô ? Je te manque déjà ? »


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