La Fuite

Chapitre 7 : Ada

3418 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/11/2021 09:45

Jour : 16 décembre 2212

Lieu : Europe Unie – Région de l’ancienne France – Prison Hélène Bürger

 

Aujourd’hui je fête mes deux mois dans cet enfer. Ce triste anniversaire se ponctue par un sombre jour. Nous sommes mercredi. En prison, l’horrible réalité est devenue rengaine. Tout comme j’allais au travail ou à l’école, je suis ici mon emploi du temps sans poser de question. Ce monde est devenu ma réalité. Chaque jour je suis épuisée, épuisée au point de ne plus pouvoir penser par moi-même, épuisée au point de devenir un robot, un clone. Je suis les ordres sans y réfléchir. Comme si mon cerveau peu à peu s’éteignais. Je n’analyse plus rien, ne m’offusque plus, ne lève plus le regard lorsque quelque chose que je devrais considérer d’anormal se produit. J’agis sans réfléchir.

Le matin je me lève, je vais courir mes deux kilomètres, me douche, pars manger de la nourriture qui doit être bourrée de pesticides et de produits ayant pour nom que des lettres ou des chiffres. Je ne suis même pas sûre que les fruits qu’on nous donne soient des fruits. Après l’appel a lieu. Je dis « oui » quand on crie « Lundor ! ». J’attends que tous les autres aient dit « oui » puis je vais à ma cellule. J’attends. La plupart du temps je suis assise sur le bord du lit, mon regard se pose sur les carreaux du sol. Trente-quatre. Il y a trente-quatre carreaux. Vingt-cinq barreaux horizontaux, treize verticaux. Neuf lattes sous mon lit. L’espace entre le lit d’Ada et du notre, à Flora et moi, est de trois pieds et demi. Parfois on hurle mon nom en dehors de ma cellule. Je me lève et attends devant la porte qu’on ouvre. On me fait traverser le long couloir et on m’indique que j’ai le droit de faire un atelier : couture, bricolage, informatique ou cuisine. Je prends souvent bricolage. J’aime bien manier le bois. Puis à midi la cloche retentie et je me dirige vers le self, je prends mon plateau, laisse d’autres prisonnières me servir et je m’assois. Toujours à la même table. Flora est en face de moi, Lou à ma gauche. Je me lève, vide et pose mon plateau. Comme toutes celles de mon groupe, j’attends à droite du self pour me faire emmener par une gardienne qui nous demande de répondre à un questionnaire. Le même, chaque jour. Chaque jour, je coche les mêmes réponses. A, C, B, B, D, A, A, C, B, D. Je ne lis plus les questions. Je me lève, redonne la feuille et attends qu’on m’emmène au cours de 13h30 : Décriminalisation. On nous passe des vidéos, nous fait lire des paragraphes de loi, nous fait répéter des phrases comme « Je ne dois pas boire d’alcool », « Je dois informer les ordonnateurs si je remarque quelque chose de suspect », « Je dois défendre ma patrie », … Je répète. Je vais en cellule. Là, j’attends les yeux fermés. Le noir complet. Aucune image ne défile derrière mes paupières. J’attends. Flora parle, mais je n’écoute pas. Je n’écoute plus depuis longtemps. Sa voix résonne au loin comme une mouche qui vole près de ton oreille. On sonne le repas, je me lève, je me dirige vers le self, je prends mon plateau, laisse d’autres prisonnières me servir et je m’assois. Toujours à la même table. Flora est en face de moi, Lou à ma gauche. Je me lève, vide et pose mon plateau. Je vais à ma cellule, me lave les dents, passe de l’eau sur mon visage, urine. Et enfin je m’allonge. Je ne subis plus le dur matelas. Je m’endors, puis je m’éveille.

Encore et encore. J’agis sans réfléchir.

 

Mais je ne suis pas encore au point d’attendre avec impatience le mercredi qui brise mon quotidien. Non, même encore maintenant il éveille ma peur et mon effroi. Me glace le sang. Me fait m’éveiller plus tôt que prévu. Me coupe l’appétit. Me fait me mettre deux doigts au fond de la gorge pour faire passer cette nausée qui traîne au fond de ma bouche. Jack Murphy m’attend tous les mercredis dans le salon d’accueil de la prison. Il est ma seule visite. J’aurais préféré n’en avoir aucune. Tous les mercredis il me passe son bras par-dessus mon épaule, profitant de ma petite taille. Il sourit comme pour faire semblant de me charmer. Il n’a aucun charme. Il est l’être le plus répugnant qui existe sur cette terre. Son parfum musqué enivre beaucoup trop, son fond de teint est mal appliqué, ses ongles rongés font de ses doigts des petits bouts de chair boudiné, tout comme son ventre qui semble vouloir s’échapper de sa chemise blanche auréolée de sa sueur. À lui seul il est plus insupportable que tout le reste de mes expériences vécues dans cette prison.

« Allons-nous amuser. » Chacune de nos rencontres commencent par cette phrase qui procure des sueurs froides dans le dos. Après cela il détaille ma tenue, mes tatouages. Il en est passionné. C’est bien la seule chose que nous partageons, lui et moi. Puis il commence ce qu’il appelle son jeu. Il s’amuse littéralement avec mon corps, faisant de moi sa marionnette. Électricité, cire de bougie, source de chaleur, tout y passe. Je suis comme un tube à essais pour lui. Mais jamais il ne me touche ou du moins pas de manière perverse. Parfois cependant il fait appel à d’autres prisonniers et me « rappelle ce qu’est un homme ».

 

Mais ce mercredi-là dépasse l’entendement. Ce mercredi-là allait tout changer. Dès mon arrivée dans le salon des visiteurs j’ai compris que ce ne serait pas comme d’habitude. Jack Murphy n’est pas là. Je ne sais donc vers qui me tourner. Quand soudain une femme avance vers moi. Elle est grande, élancée, porte une simple chemise blanche et un tailleur. Ses talons claquent sur le sol au rythme du sang dans mes tempes.

- Soa Lundor ?

Je ne réponds pas, je suis terrifiée. Cette femme est l’allégorie même de la femme fatale. Fatale dans le sens de la meurtrière. Comme un serpent qui charme sa proie elle me sourit de ses lèvres pulpeuses et parfaitement maquillée.

- Pas de doute. Tu es Soa Lundor. Il m’a parlé de tes tatouages. La manière dont ils l’obsèdent. Oh, tu ne comprends pas, remarque-t-elle au moment où mes sourcils se froncent, cela devrait peut-être t’aider : Je suis Charlotte Murphy. La femme de Jack. La femme de l’homme que tu as voulu me voler.

- Je…

- T’ai-je autorisée à parler ?

Je reste bouche bée, ne pouvant me défendre. D’un geste de la tête elle m’indique la salle 7. Celle où l’ordonnateur m’emmène chaque mercredi. La femme entre et observe tout d’un long regard. Le bureau, les attaches, le meuble plein à craquer d’objet dont son mari a usé sur moi.

- Attache-toi.

Cet ordre ne m’est pas étranger. Je l’entends souvent de la bouche de l’ordonnateur et je m’exécute donc, mais je prends soin de pas trop serrer les menottes. Je sais que je vais devoir me défendre.

- Je sais tout ce qu’il t’a fait, continue-t-elle. Mais je sais aussi que tu ne t’en es jamais plainte. Or mon mari m’est fidèle, il m’a dit le charme que tu lui as fait. Je ne peux lui en vouloir. Une si jeune et si pimpante femme comme toi connait ses charmes. Tu as longuement joué, Soa, mais tu ne t’amuseras plus avec mon mari.

J’ignore si à cet instant elle sait que c’est lui qui jouait avec moi ou si elle pense sincèrement qu’un homme comme lui pouvait m’intéresser. La femme me couvre les yeux et s’éloigne de moi. Je l’entends ouvrir la porte du fond et d’autres pas, plus lourds, entrent dans la pièce. La femme et la personne qui l’accompagne s’approchent de moi.

- Voilà, déclare la femme, tu sais ce qu’il te reste à faire.

J’imagine que l’autre personne est également prisonnier. Lui et moi savons qu’il va devoir me violer. Si son odeur m’est familière je ne peux rien faire et il commence à me pénétrer. C’est brutal, douloureux et bien que ce ne soit pas la première fois, la panique cette fois-ci prend le dessus. Grâce au mur derrière-moi j’enlève le bandeau me couvrant les yeux.

Les cheveux bouclés, la cicatrice sur l’épaule musclée. Soudain tout devient clair. L’odeur m’était familière car je connais son propriétaire :

- Sammy ! hurlé-je alors. Non, arrête Sammy !

Sammy était un de mes amis de lycée. Un garçon violent mais qui m’avait toujours écoutée. Ensemble nous avions vécu de nombreuses sorties nocturnes illégales pour taguer le mur séparant le centre riche de notre quartier. Nous taguions un immense aigle pour marquer le mur de notre force.

Et aujourd’hui il me viole. Malgré mon cri, Sammy ne s’arrête pas. Me pilonnant brutalement.

- Sammy arrête ! C’est moi, Soa ! Sammy !

Aucune réaction. Je comprends alors qu’il se trouve sous l’influence de la puce. Je dois faire cesser cela par moi-même.

Déboitant mon pouce droit je retire la menotte et me détache de l’autre. D’une claque que je regrette immédiatement je me dégage de l’emprise de Sammy et fonce sur la femme qui s’amuse toujours autant, assise sur le bureau.

L’action se passe plus vite que ma réflexion se fait. Je prends les ciseaux posés innocemment dans le pot à crayons et alors que Charlotte Murphy se met à crier je les plante violemment dans son cou et les retirent. En quelques secondes la chemise blanche qu’elle porte se couvre de sang et la femme s’écroule sur le sol.

Derrière moi Sammy fixe la scène. Incapable de bouger, puis, comme s’il se souvenait soudainement de ce qu’il doit faire, il sort de la pièce et appelle les renforts. Je n’ai alors que le temps de relâcher la paire de ciseaux.

 

____

 

Comme à mon habitude, je suis seule. Comme à mon habitude j’ai refusé les activités qu’on me proposait. Les gardiennes m’évitent. En cinq ans ici, elles ont appris à ne plus me voir, à ne plus se questionner sur mon silence. Pour moi, c’est une manière de garder le contrôle. La puce ne me transforme pas. Mon pari était donc le bon. « Agis le moins possible et son action sur toi ne fera pas. » C’est ce que m’avait dit ma première partenaire de cellule. Ylsa. Pauvre fille exécutée après sa troisième tentative d’évasion. Depuis je me suis imposée un silence total. La plupart des gardiennes et des prisonnières présentes ici ne connaissent ni le son de ma voix, ni la raison pour laquelle je suis ici, ni à quel point mon corps entier bouillonne.

La grille de la cellule s’ouvre. Je ne lève pas mon regard, mais je devine à la lenteur que met Soa à entrer que quelque chose s’est passé. J’entends quelque chose râcler le sol. On la traîne. Son souffle sifflant par la douleur résonne dans le couloir. Toutes les prisonnières se sont tues. Lorsque son corps passe la grille de la cellule, il la jette sans ménagement. Elle tombe sur le sol sans même crier de douleur. Est-elle encore consciente ?

C’est la première fois que je vois une prisonnière dans un tel état. J’ignore ce qu’il se passe sur le marché, je ne suis pas fertile. L’a-t-on passé à tabac ou l’a-t-on corrigé ? Du bout de mes orteils je la pousse pour voir si elle réagit toujours. Seul son souffle m’indique qu’elle est encore en vie, mais est-ce le cas de son cerveau ? Elle se retourne et j’aperçois enfin son visage.

Honnêtement j’aurais pu vomir. Entre lèvre fendue, œil au beurre noir, cheveux arrachés et arcade sourcilière éclatée difficile de trouver des ressemblances avec l’habituelle Soa. Ce n’est pas la plus belle de toutes les femmes de cette prison, mais au moins elle avait les choses au bon endroit. Je ne suis pas certaine que ce soit toujours le cas.

Son corps lui non plus, n’a pas été exempté de violences. Habituellement, quand un ordonnateur brise un os d’une prisonnière, on la plâtre, on essaie de camoufler. Mais Soa a clairement une fracture ouverte au coude et elle tente vainement d’arrêter un saignement au ventre. Qu’a-t-elle bien pu faire pour mériter ce traitement ?

Finalement je me lève, j’essaie de lui faire comprendre que je veux l’aider à se hisser sur son lit, mais je ne sais pas par où la soulever.

- Laisse, me dit-elle, haletante, je suis bien par terre.

Sa voix tremble. J’ignore si c’est par la douleur ou par le choc. Peut-être est-ce les deux. Ses dents sont serrées, elle retient certainement des larmes et de la souffrance. Soudain elle lève les yeux vers moi. Leur noirceur me surprend. Ont-ils toujours eu cette couleur ? Malgré ce qu’elle vient de vivre, je vois que la rage continue de bouillonner en elle. Elle veut en découdre. J’ignore si elle passera la nuit, mais je l’espère. Cette fille me plait, elle me rappelle Ysla. Surtout en cet instant. Cette colère, cette haine, ce désir de s’en sortir. Alors je me redresse et la fixe à mon tour. Je veux lui donner de l’espoir, lui dire qu’elle n’est pas seule. Et d’une voix que j’avais moi-même oublié je lance un simple :

- Es-tu prête à te venger ?

Malgré son visage tuméfié je vois naitre un léger rictus qui rapidement disparait. Son souffle sifflant par le sang encore dans sa gorge se fait lourd. Elle s’est endormie.

 

____

 

- Je crois que ça commence à cicatriser, déclaré-je en touchant mon arcade.

- Heureusement que la gardienne a fini par voir que c’était sérieux, sinon ton coude sortirait toujours, lance naïvement Flora.

- Tu veux que je la remercie aussi ?

Je me retourne vers Flora et par la violence de mon regard celle-ci recule de trois pas. Notre relation s’est dégradée après « l’incident », comme les gardiennes souhaitent qu’on l’appelle. Mais les autres prisonnières ne sont pas ignares. Lorsque j’eu le droit de retourner manger au réfectoire je devins l’objet de toutes les questions. Tout le monde voulait savoir pourquoi j’étais revenue ainsi du marché.

Mon récit délia d’autres langues. Peu à peu on osait dire ce qu’il se passait sur les marchés. Des femmes avec lesquelles je n’avais jamais échangé m’apportèrent leur soutien et malgré moi je devins la figure d’une rébellion vrombissante. Les femmes de la prison ne veulent plus se laisser manipuler, violer, maltraiter.

La rébellion n’est pas encore claquante, elle survit cependant chaque jour au travers de petites actions. Notre ultime combat pour nos droits avait lieu lorsque nous refusons d’aller aux activités, en frappant les barreaux pour les faire sonner dans toute la prison, en cassant les bras de celles qui doivent aller au marché pour leur éviter ce supplice. Chaque jour des petits mots circulaient au moment des repas pour informer de la prochaine révolte. Nous nous sentons enfin puissantes. Petit à petit les gardiennes perdent en contrôle et elles le savent.

Elles aussi deviennent plus violentes, il n’est plus rare qu’une prisonnière se retrouve à l’infirmerie parce que l’une d’entre elles a frappé trop fort. Mais si nous ne sommes pas encore libres, nous reprenons enfin l’espoir de nous sortir de cet endroit.

- Ferme les yeux.

Ada et moi sommes devenues proches. Toujours peu loquace, elle daigne cependant à m’aider à empêcher la puce de prendre le dessus sur moi. J’ignore ce pourquoi elle a décidé de me faire confiance, mais le fait qu’elle ose me parler montre qu’elle n’est pas mon ennemie.

- En redressant la tête de deux centimètres tu devrais sentir une petite gêne dû à la puce.

- Oui.

- À chaque fois que tu passes les grilles de la cellule relève ta tête de cette manière.

- Pourquoi ?

- Tout aussi technologique qu’elle est, la faiblesse de la puce est qu’elle s’active mécaniquement. À chaque fois que tu passes par la grille un message t’est envoyé au cerveau. En relevant la tête tu empêches le mécanisme de s’activer.

- C’est incroyable ! Il faut en parler aux autres.

- Non ! déclare fermement Ada.

- Mais pourquoi ? Ça empêcherait tellement d’endoctrinement, on ne peut pas garder cela pour nous.

- Justement, c’est notre secret. Si toutes les femmes de la prison font comme nous, le gouvernement s’en rendra compte et ils détourneront ce problème. On parle déjà de changer le type de puce, n’accélérons pas les choses.

J’abaisse la tête. Je sais qu’Ada a raison et je ne veux pas la trahir. Je pense qu’avec elle je peux faire de grandes choses. Ada me rappelle Alec. Elle aussi a un esprit perspicace et une capacité d’analyse hors-norme. Seul ce genre de génie permet de découvrir le mécanisme d’une puce.

 

- Psst, m’interpelle Alima pendant le repas du soir, trois d’entre nous sont sorties.

- Quoi ? Vraiment ?

- Oui, elles ont pris la fuite après le repas et aucune d’entre nous n’a entendu parler de punitions. Il semble même que les gardiennes soient encore plus nerveuses ce soir.

Cette nouvelle me met du baume au cœur. Peut-être qu’un jour je pourrais moi aussi m’enfuir. D’ailleurs je commence déjà à mettre au point un plan. J’espère pouvoir partir avant que mes os se ressoudent et qu’on m’autorise à nouveau à participer au marché.

- N’y crois pas.

Je me retourne vers Ada, celle-ci a la tête quasiment plongée dans son écœurant potage. Elle avale deux cuillérées et continue.

- N’y crois pas. Je doute qu’elles y soient parvenues. Aucune alarme n’a sonné et même si elles avaient réussi, trois personnes en même temps est trop. Elles ne passeront pas inaperçu longtemps. Je ne parie sur leurs longues vies.

La sensation de bonheur qui m’avait envahi quelques instants auparavant a disparu. Ada dit sûrement vrai. Mes espoirs s’envolent et je retourne à ma plâtrée. Le cœur lourd pour les trois fugitives. Une nausée nait dans le fond de ma gorge. Ce soir, je me ferai à nouveau vomir.

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