La Fuite

Chapitre 9 : Pères

2039 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/02/2022 19:27

Jour : 3 février 2210

Lieu : Europe Unie – Région de l’ancienne France – Jardin des Lundor.

 

Le temps passe vite chez Soa et sa famille. Il est déjà temps de couper les branches des buissons pour préparer les nouvelles repousses. Je me suis éloignée d’Alec et Soa pour fumer. Je suis prête. J’ai longtemps hésité à fumer cette cigarette. C’est ma dernière. Il faut que je la savoure.

Lorsque les prix ont une nouvelle fois augmenté, Alyssa, qui commence à perdre ses cheveux roux à cause de la maladie, était venue me voir. Elle ne connait pas les raisons de mon tabagisme, mais sait que cela me fait du bien. C’est pourquoi elle a attendu avant de venir. Pourtant, les comptes étaient vite faits. Il me fallait choisir entre mes cigarettes et ma place près de Soa. J’ai alors promis de ne plus fumer, de ne plus acheter aucun paquet. Mon amour pour Soa vaut bien plus que mon bien-être. C’est d’ailleurs elle qui m’emplit de joie. Je vais devoir plus l’aimer pour compenser. Je ne souhaite jamais la quitter.

J’aspire une première bouffée. Le cadre est idéal pour cette dernière cigarette. Mes yeux parcourent le petit jardin familial. La petite fratrie est en action : Alec, grimpé sur un escabeau, taille le dernier tiers de la haie ; Soa, dans un mouvement saccadé, ramasse activement au râteau les branchages tombés. J’aime ce jardin. Bien sûr, il n’a rien à voir avec les jardins de mon enfance. De l’autre côté de Paris, ils sont plus grands, plus fleuris, mieux taillés. Dans la démesure, comme toujours à Paris-Sud. Celui des Lundor est plus humble, plus intime. Dommage qu’il donne sur le mur des enfants sains.

Le mur des enfants sains est la frontière qui sépare les pauvres des riches, Paris-Nord de Paris-Sud, les quartiers des « malades » des quartiers des « sains ». Longtemps, j’avais cru qu’on écrivait « saints ». Que c’était prétentieux de ma part ! … Et surtout si faux. D’ailleurs le terme « sains » est tout aussi erroné. Après l’attaque de Paris en 2159, la ville a été reconstruite dans l’espoir de mélanger toutes les classes. Paris devait devenir le modèle de tolérance dans l’Europe Unie. Puis mon père est arrivé. Enfin… surtout ma mère cachée derrière lui : « Je ne vois pas pourquoi, de mon jardin, je dois subir la misère de personnes qui ne savent ni travailler, ni payer leurs impôts », disait-elle, d’un ton dédaigneux et assez haut pour mettre mal à l’aise la famille Ibric qui vivait à côté de chez nous.

Alors un mur a été construit. Un exode de pauvres a eu lieu. On les entassait au nord de la frontière. Ainsi leurs jardins baignent moins dans le soleil. Plus les familles pauvres vivent proche du mur, plus leurs chances d’un jour accéder à Paris-Sud augmentaient. Enfin… C’est ce que dit la rumeur. La vérité est toute autre. Seules douze familles ont eu cette chance depuis la construction. Douze en quinze années. Dans les autres villes de l’Europe Unie, le même schéma a été répété et les mêmes rumeurs lancées. Il est loin le modèle parisien de tolérance et d’amour de son voisin…

Je hais ma mère. Je hais le Fascinateur qu’est devenu mon père. Je hais Paris-Sud.

 

- J’aurais presqu’envie de demander si je peux moi aussi tirer une latte, avoue Soa qui arrive à mes côtés, mais non, je ne le ferai pas. Je sais tous les efforts que tu fais pour notre famille et je t’en remercie mille fois.

- Honnêtement, ce serait plutôt à moi de vous remercier chaque jour. Je crois que ma vie a réellement commencé le jour où vous m’avez acceptée sous votre toit.

Soa ne commente pas, mais l’absence de réponse ne me pèse pas. Ici, tout est simple, si les mots ne sont pas prononcés, les intentions circulent quand même entre nous. Du muret où nous nous trouvons, on peut voir le soleil se coucher derrière l’immense muraille qui me sépare de ma famille. À cette heure, on a l’impression que les quartiers « sains » de Paris baignent dans un océan d’or, tandis que ceux du nord se retrouvent plongés dans les ténèbres et l’angoisse.

 

Je regarde Soa savourer les dernières lueurs de la journée, ses ongles noircis de terre, son front perlé de sueur. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve que le moment est approprié pour poser la question qui me brûle les lèvres depuis si longtemps, depuis que je connais le nom de famille de Soa.

- Pourquoi, alors que ton père était au top de sa carrière, que vous alliez enfin vivre de l’autre côté du mur, il s’est tué ?

 

____

 

Pourquoi a-t-il fallu que Raven pose cette question ? La mort de papa est un sujet tabou, en général mes proches évitent de la poser, bien que leurs lèvres brûlent de curiosité. Je le sens bien. En demandant les raisons du décès de papa, Raven vient de réouvrir une plaie depuis longtemps cicatrisée.

Mon regard se pose sur Alec qui traine les lourds sacs emplis de feuillages et branchages. Je ne l’avais pas remarqué, ou je n’avais pas accepté de le remarquer, mais en grandissant mon frère partage de plus en plus de traits avec notre défunt père. Maman dit toujours que j’ai hérité de son caractère et qu’Alec est une copie conforme du corps d’Apollon de papa.

- Papa ne s’est pas tué, annoncé-je alors d’une voix distante.

Raven, qui écrasait sa dernière cigarette, s’arrête alors dans son mouvement.

- Mais tout le monde parlait du drame, tout le monde disait qu’il s’agissait d’un sui…

- Tout le monde n’a pas raison ! m’emporté-je sans le vouloir. Papa ne s’est pas tué.

Je vois bien que Raven aimerait en savoir plus, mais dire les choses sous l’émotion est une mauvaise idée. J’en avais fait les frais deux ans après la mort de papa, lorsque j’avais hurlé à ma meilleure amie d’enfance la vérité. Deux jours plus tard ma mère perdait son emploi bien payé à la banque et l’assurance vie de papa nous avait été retirée. Alec et moi avions cessé nos études pour aider notre mère à tout faire pour garder la maison.

Je prends une grande respiration, pose mes mains à plat sur le muret et fixe Alec.

- Il ne s’est pas tué, mais il s’est fait tuer.

- Pardon ? réagit Raven, choquée. Mais il était aimé de tous !

- Presque. Un homme avait eu peur de lui en raison des discours que papa clamait à haute voix. Un homme que j’aimerais bien tuer de mes propres mains, si tu veux tout savoir.

- Mais de qui tu parles ?

Je me retourne et je devine au recul de Raven que mon regard est encore plus noir qu’à l’accoutumée.

- Notre cher, grand et tout-puissant Fascinateur, lancé-je sarcastiquement

 

Depuis cette phrase, Raven et moi n’avons échangé aucun mot. Lors du repas que ma mère nous a préparé, je vois bien qu’elle est ailleurs. Son visage est décomposé, blême. Ai-je bien fait de lui révéler cette information ? Nous sommes à présent toutes les deux couchées dans mon lit. Son silence m’est insupportable, je dois le briser. Cependant, que dire ?

Raven a ouvert la valve à souvenirs et me laisse les encaisser seule. Je n’arrive à les retenir plus longtemps. Me couchant dos à Raven, j’éteins la lumière et laisse couler les larmes que tentais de retenir depuis la fin de l’après-midi. Les minutes s’écoulent lentement et le sommeil ne vient pas à moi. Je ressens comme un poids dans la poitrine, comme une pierre qui me tire dans le fond d’un lac sombre.

Finalement, vers deux heures, Raven se colle à moi. Ses bras viennent serrer ma poitrine, me libérant de l’étau insupportable qui m’empêchait de respirer correctement.

- Je rentrais de cours, commencé-je alors, la voiture de papa était dans l’allée. J’étais si heureuse de le savoir de retour à la maison que je n’avais même pas remarqué que tous les volets étaient fermés et que trois voitures aux vitres teintées étaient garées non loin de chez nous. J’aurais dû me douter que quelque chose de grave se déroulait, le gouvernement était de plus en plus strict et injuste. J’ai ouvert la porte et j’ai crié « PAPA ! ». J’étais vraiment si heureuse de sa visite surprise, nous étions en pleine préparation de la coupe du monde et il s’entrainait si dur. Il était déjà âgé et même pour un gardien il savait qu’il allait devoir prendre sa retraite après la compétition. Il voulait briller une dernière fois.

« Un homme que je ne connaissais pas est alors sorti du salon, il avait le brassard de l’Ordonnateur. Papa les haïssait. « Désolé, mais tu devrais partir, ton père s’est donné la mort. Tu ne devrais pas voir ça. On s’occupe de tout. » Je ne comprenais pas et j’accouru dans le salon. Papa était au sol, le visage ensanglanté. Une balle avait plombé son front, bien au centre. Papa n’avait pas d’arme. Les hommes si. Je compris immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. L’homme au brassard me demanda d’accepter la mort, déclara que c’est la pression de la compétition qui l’avait tué.

« Je me souviens alors d’avoir lancé une phrase comme « Ça arrange bien les affaires de notre cher Fascinateur cette histoire de suicide ». L’homme m’a alors menacé de faire la même chose à toute la famille si je dévoilais l’histoire. Qu’il fallait que j’accepte la mort et que je me taise. S’il n’y avait pas eu maman et Alec, je ne l’aurais certainement pas fait.

 

Les bras de Raven se sont desserrés au cours de mon histoire, je me retourne vers elle et réalise qu’elle est partie depuis longtemps dans ses propres pensées. J’essaie alors de la ramener à moi en lui demandant quelque chose sur sa vie :

- Tu m’as déjà parlé de ton horrible mère, mais jamais de ton père…

De retour dans le même monde que moi, elle secoue la tête, effaçant sûrement un horrible souvenir.

- C’est un homme brillant, passionné… mais conseillé par une femme si monstrueuse que sa lueur s’est estompée. Cependant, je n’ai plus rien à voir avec lui.

- Tu ne veux pas m’en parler ?

- Ce n’est pas exactement ça, je ne peux pas t’en parler.

- Arrête ! Moi je t’ai tout dit, j’ai pris un énorme risque.

- Le risque est encore plus grand de mon côté. Crois-moi, si je le fais, nous ne nous reverrons plus jamais.

Agacée du peu de confiance qu’elle m’octroie, je me détourne d’elle une nouvelle fois. Cette fois-ci, les bras de Raven ne m’entoureront pas.

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