Si ces murs pouvaient parler

Chapitre 2 : Chapitre 2 sur 6

2160 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/12/2021 18:55

Assez vite, le garçon à la pilosité blanche revint sur la place, venant de la deuxième rue. Il contourna la dernière maison et s'engagea dans la troisième rue.

Un petit vent frais vint rafraîchir cette chaude journée d’été.

Un passant arriva de la troisième rue et entra dans le bar de la place qui était ouvert. Je pourrais y aller, me dis-je, ne fût-ce que pour voir qui était le nouveau patron... mais ce n’était pas mon envie du moment.

J’entendis le son d’une voiture en approche, et qui s’éloigna ensuite...

Bon, le temps commençait à devenir long ! Le trajet de la maison à la gare, en voiture, c’était même pas vingt minutes !

J’ai peut-être bluffé un peu trop fort... ils n’allaient pourtant pas me laisser là... ils savent que les trains sont rares. De plus, le retour de bâton serait énorme. Ils n’ont plus le droit d’être là, et le père d’Édouard restait une personne décente qui ne laisserait pas passer un tel comportement.

Presque deux heures plus tard, je me décidai à téléphoner à nouveau.

Ça sonna sans réponse. Au bout d’un long moment, je raccrochai, et me rassis.

Le soleil descendait à l’horizon, se cachait derrière les maisons.

Le blanc garçon arriva de nouveau sur la place, par la quatrième rue. Il me jeta un regard étonné, mais je ne lui rendis pas. C’était pas ses affaires. Il tourna et s’engagea dans la cinquième rue.

- Il visite toute la ville celui-là, me disais-je...


Les lampadaires (pas ceux de mon souvenir) s’allumèrent. Le ciel prit plein de couleurs. Dans la platitude de ce pays, le soleil restait visible longtemps. 

Une ou deux fois, je téléphonai à nouveau, sans réponse.

Il était maintenant 21 heures, il faisait nuit, et il fallait que je prenne une décision. Il n'y avait sûrement plus aucun train. Il n'y avait pas non plus d'hôtel. Je pouvais marcher jusqu'au manoir, j'y serai en peut-être deux heures, mais pas en traînant ces monstrueux bagages. Je me mis alors en quête d’un endroit tranquille où je pourrais les laisser... avec un petit mot dessus. Dans ce village vide, le risque de vol était faible, et le concept de destruction des bagages oubliés n'était encore arrivé dans la tête de personne.

Arrivant de la dernière rue, le jeune homme aux cheveux blancs réapparut et, à ma vue, s’immobilisa, interdit. Il s’avança d’un pas rapide vers moi. Puis, au lieu de me demander pourquoi j'étais encore là, il me regarda en penchant la tête de côté, avec des yeux de cocker ! Une façon silencieuse mais évidente de me dire : Eh bien ? Qu'est ce qui ne va pas ?

J'étais prise en pitié par ce vagabond à qui j'aurais plutôt donné une pièce dans la rue !

Mais je gardais ma contenance, comme en toute occasion, et je lui dis :

- Il semble que mon chauffeur n'ait pas pu venir, après tout...

Il prit un air embarrassé. Sans voiture, il ne pouvait en effet pas m'aider. Pas plus que m’offrir un toit ! Il demeurait immobile, devant moi, dans la même expression et sans un mot. Cela commençait à me courir.

- Tu comprends le français, mon garçon ?

Il opina immédiatement de la tête.

- Tu ne peux pas parler ?

Même signe.

Oh, il était muet.

Ça me frappa à ce moment. De ma longue vie, je n'avais jamais rencontré de sourd-muet. Enfin, celui-là n'était pas sourd. Je croyais que ça allait ensemble. Je ne sais pas.

- Mes excuses, jeune homme, lui dis-je. Bon... eh bien je vais rejoindre la maison à pied, moi, ajoutais-je ensuite...

Il prit alors un air enthousiaste et posa la main sur la poignée de ma valise.

- Oh grands dieux, non ! Je vais laisser ça ici. Tu n'as pas besoin de m'aider. Merci quand même.

Et là, il me fit vigoureusement non de la tête. Il souleva la valise, prit le sac dans l'autre main, et se plaça sur mon côté, légèrement en arrière. Le buste en avant, il avança sa tête d'un grand mouvement, ce qui voulait clairement dire : Montrez le chemin, je vous suis.

- Il y en aura pour deux heures de marche, ajoutais-je, certaine de le décourager...

À l’inverse de quoi il haussa les épaules, me montrant à nouveau à quel point pour lui, porter mes bagages ne nécessitait aucun effort. Et ceci en dépit de l’aspect chétif de sa constitution. 

Je commençai à traverser la place. Il suivait.

- Tu sais où tu dors, ce soir ? lui demandais-je en me tournant vers lui.

Il souleva une main aussi aisément que si elle portait un petit sac plastique, et tendit l'index sans lâcher la poignée. Il pointait sur un banc public de la place.

- Évidemment...


Alors qu'on avançait dans la quatrième rue (toutes ces rues ont des noms, mais j'ai considéré plus simple de les nommer par numérotation. De plus, je parie que vous ne connaissez aucune des figures de la grande guerre qu'elles portent), je scrutais chaque façade, cherchant à retrouver des souvenirs. Généralement, ça ne me disait rien, et puis d'un coup, une fulgurance, une vieille maison qui semblait sortir d'une machine à voyager dans le futur, partie de mon enfance pour me retrouver maintenant, identique, à la craquelure près. Il y en eut plusieurs comme ça jusqu'à la sortie de la ville, mais je ne m'attardais pas. On les voyait mal dans la nuit, et je ne voulais pas imposer des arrêts, par simple nostalgie, à mon porteur. J'aurai tout le temps de les voir dans les jours qui suivent.

Il marchait à ma vitesse sans que cela ne semble l'ennuyer le moins du monde. Au début de la marche, je m'étais présentée :

- Je m'appelle Janine, enchantée.

Il avait fait un signe de la tête.

- Et toi, il y a moyen de savoir comment tu t'appelles ?

Il fit encore oui de la tête sans plus. Puis quelques mètres plus loin, alors qu'on était sous un lampadaire, il s’arrêta et sortit d'une poche une petite carte. Il me la montra. C'était un carton qu'on portait à la chemise dans les événements publics, ou qu’un serveur de restaurant pourrait arborer.


Bonjour ! Je m'appelle

Joel

- - - - - - - - -


- Bonjour, enfin bonsoir, Joël.

Il rangea sa carte et reprit la marche. Ça aura été la seule information claire qu'il n'aura jamais donnée. Et je dis « claire ». Je ne sais même pas si elle est vraie.


Enfin nous arrivâmes à la dernière maison. Au-delà commençaient les terrains vagues et plus loin encore, des champs. La rue était un peu plus longue qu'avant. Ils avaient construit, mais pas tant que ça. Les fenêtres au contour en plexiglas de la dernière maison donnaient un indice sur son âge.

C'était la fin du trottoir et des lampadaires.

Il faisait beau et cette grosse demi-lune nous permettrait peut-être de nous en sortir.

- À partir de là, c'est sûrement une heure de marche dans le noir, dis-je.

Il me répondit du même hochement de tête d’approbation et reprit la route. 

Très vite, je ne vis plus rien des contours du chemin. Heureusement, la route était encore goudronnée. Et mon Joël aux cheveux blancs restait bien visible. Il avançait d'un pas certain, ce que j'attribuais à l’acuité performante liée à son jeune âge. Je le suivais, en essayant d'avoir l'air de simplement marcher à côté de lui.

Au bout de quelques minutes, je trouvais que cette nuit noire était tout de même bien angoissante pour moi. Marcher aux côtés de cette personne, envers qui j'avais pourtant développé intuitivement une grande confiance, n'était pas si rassurant. Car une autre partie de mon cerveau, plus rationnelle, me rappelait qu’il s’agissait d’un vagabond que j'avais à peine rencontré. Si je me faisais tuer dans le noir sur le chemin du manoir, me dis-je, ça causerait au moins des problèmes à Édouard Lefontaigner, et ce serait bien fait pour lui.

Alors pour tromper mon ennui et ma peur de l'obscurité, je me mis à bavarder, lui racontant ce que je venais faire ici. L'avantage, c’était qu'il écoutait très bien et ne me coupait jamais.

Au bout d'un moment, il en savait autant que vous.

Je m’interrompis alors au milieu d'une phrase par un hoquet d'excitation en voyant une lumière au loin. Sur la droite. Pas de doute !...

- C'est là... fis-je avec un trémolo dans la voix, auquel je ne m'attendais pas.

Nous nous avançâmes un peu puis quittâmes la route pour entrer dans le chemin de terre d'une cinquantaine de mètres en direction du portail. Il distinguait à l'évidence ce chemin très bien, mais il me fallut plus de temps pour que les lumières venant des fenêtres de la maison éclairent quelque chose pour moi. Nous sommes ensuite arrivés devant le portail, dans le noir, en plein contre-jour. La sonnette n'avait pas changé et je la fis retentir.

Ça ne vint pas à l'idée de Joël d’en profiter pour enfin déposer les bagages au sol.

Au loin, je vis la grande porte de la maison s'ouvrir. Un homme apparut en contre-jour, avançant la tête, l’air tout étonné. Il tendit un bras et subitement, une puissante lumière m'aveugla. Sur le mur prolongeant le portail, un énorme spot avait été installé, et éclairait toute la zone de fin du chemin de terre. Quand mes pupilles furent assez rétrécies, je vis Édouard s’avancer d'un pas pressé vers le portail et dès qu'il fut à portée de voix, il s'égosilla :

- Mais qu'est-ce que vous faites ici ?!

Ooooh, je n'allais pas répondre à cette question.

- En voilà des façons !! Vous ne trouvez pas que vous en avez assez fait, en m'abandonnant à la gare ?, lui répondis-je, agacée.

Édouard se retrouva planté devant nous, l'air confus et paniqué. On sentait qu'il aurait voulu nous voir disparaître sur le champ, qu'il brûlait de nous ordonner de partir, mais à la fois conscient qu'il ne pouvait pas décemment le faire. Il sortit une clef de sa poche.

- Je... Je vous avais dit de ne pas venir ! se justifia-t-il maladroitement, essayant d’en faire un reproche.

- Édouard, je vais me fâcher. Cessez ça et ouvrez-nous. J'ai un invité.

Il tourna la clef dans le portail et le tira à lui. Son mouvement était au début rapide, poussé par la peur, la pression que je lui mettais, puis il devint de plus en plus lent, hésitant. Il regardait mon porteur avec la plus grande appréhension du monde, hésitant sûrement à inverser le mouvement pour nous claquer le portail au nez. Mais il se ravisa et j'entrai dans le jardin de mon enfance. Mes pieds grattaient le gravier de ma jeunesse. Mes yeux devinaient la forme du grand arbre à balançoire de mon adolescence. 

Joël suivit et passa à côté d'Edouard qui s'accrochait au portail comme à une bouée. Puis, alors qu’il le frôlait, il eut un brusque mouvement de recul : il avait senti son odeur...

Édouard referma consciencieusement le portail à clef pendant que nous avancions vers la maison, puis il courut derrière nous pour nous rattraper. Je me tournai vers lui. 

- Puisque vous n'avez pas eu l'amabilité de venir en voiture, Joël a dû porter toutes mes affaires seul sur des kilomètres ! Vous pouvez au moins l'aider sur la fin...?

Édouard regarda les deux gros bagages avec hésitation, puis approcha du côté où Joël tenait le sac, ayant sûrement immédiatement jaugé que c'était le plus léger. Dans un sourire, ce dernier lui tendit le sac en le soulevant à bout de bras.

Mais c'était le plus lourd. Une fois pris en main, et lâché par mon porteur, le sac s’écrasa au sol, pliant Édouard en deux.

Encore plus embarrassé, et au prix d'un effort considérable, il se redressa et réussit à arracher le sac de toile de sa prison de graviers. Il nous suivit laborieusement sur le chemin qui menait à la porte encore entrouverte, en soufflant bruyamment à chacun de ses pas.

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