Si ces murs pouvaient parler

Chapitre 3 : Chapitre 3 sur 6

2374 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/12/2021 18:38

Le hall d'entrée avait cette luminosité familière, c’est-à-dire mal éclairé. Même cent ans après, même avec de meilleures ampoules, ce lustre était décidément trop mal conçu et mal installé. Mais toujours là. Les meubles étaient un mélange de ceux de mon souvenir et de nouveaux. Les nouveaux devaient en remplacer d'autres qui avaient été enlevés, mais sur le moment, je n'aurais pas pu lister ou décrire les manquants.

À droite, je reconnus le grand escalier en bois qui craquait. Je l'avais tant maudit à cause de ses bruits dénonciateurs qui m'avaient empêchée de faire des virées nocturnes. Il était inchangé, mais je remarquai une barre de fer qui faisait tenir un morceau de la rambarde à présent cassée. 

Oubliant les deux garçons, je me dirigeais vers le salon, ne pouvant résister à mon envie de tout revoir immédiatement. Les murs étaient comme dans le hall. Tableaux, rideaux et armoires ou étagères étaient en partie conservés, en partie changés. Certaines peintures de portraits de personnes qui m’avaient toujours été inconnues avaient été remplacées par d'autres que je ne connaissais pas plus.

Le centre, par contre, n'avait plus rien à voir. Tout avait été modifié et déplacé. Une autre grande table, un autre tapis, un autre assortiment de fauteuils et de canapés, redisposés dans une dysharmonie assez choquante. C'était un contresens à mes souvenirs. Un illogisme total pour moi : pendant des décennies, aucun meuble n'avait bougé d'un centimètre ! Cette nouvelle disposition... bon, une fois le choc passé... ce n'était pas si mal.


La porte du fond était ouverte. Je m'y rendis de ce pas. Mais là, le changement était total. La salle de jeux des enfants était entièrement transformée en une sorte de fumoir. Le coffre à jouets laissait place à un canapé en cuir. Le vieux baby-foot cassé était remplacé par un billard neuf.

Des objets adultes et ennuyeux jonchaient le sol à la place des petits jouets enfantins qui naguère faisaient office de pièges à orteils. Adieux poupées, chevaux, bonshommes de plastique ou de plomb, jeux de société empilés. Bonjours cendriers, minibar à whisky, œuvre d'art en fil de fer, livres sans images empilés.

Et... quelle horreur... une télé.


Des pas pressés approchaient. Pas ceux de ce lourdeau d’Édouard... Ni de Joël, que je ne pouvais imaginer pressé. Énergiques et légers, il devait s’agir d’une femme. En retournant dans le salon, je tombais nez-à-nez avec un véritable cliché de femme de chambre. Elle portait une blouse noire surmontée d’un tablier blanc à froufrous, vraiment ! Elle arborait un chignon serré et un visage ridé qui ne devait pas avoir souri depuis vingt ans.

- Je prépare la chambre de Madame ?

Mais dans quel siècle vivait-elle ? Ou plutôt vivait son employeur ?

- S'il vous plaît, lui répondis-je. Et une autre pour mon ami.

Sans rien ajouter, elle me tourna le dos et disparut vers l'étage.

Apparut alors, venant du hall, un grand homme sec affublé d’un costume trois pièces - à l’heure du coucher ? -, le visage creux et dépourvu de toute expression. 

- Madame Bronsard, me dit-il d’une voix d’outre-tombe, et, me sembla-t-il, comme s’il se parlait à lui-même.

- Votre clochard n'a pas daigné donner son nom. Est-il trop demeuré pour parler ? Poursuivit-il.

La condescendance qui suintait de chacun de ses mots était telle qu'elle devenait risible.

- Il est trop muet pour parler, lui répondis-je. Et vous, quelle est votre excuse ?

- Maître Jacques Langlois, chère Madame.

Sa façon d'ignorer mes remarques était de nature à me faire sortir de mes gonds. Heureusement pour lui, j'étais fatiguée et aspirais à me coucher au plus vite.

- Ravie de faire votre connaissance, lui répondis-je, nous aurons l’occasion de nous revoir demain. Je vous souhaite une bonne nuit.

Je le contournai et entrai dans le hall. Joël y était encore, et il accompagnait du regard, non sans un léger sourire de satisfaction, la lente et pénible ascension d’Édouard dans les escaliers, soufflant et haletant sous un effort décuplé par le poids du sac.


Joël savait qu'il passait la nuit ici. Il m’avait semblé naturel de l’inviter vu les circonstances et a fortiori en sachant qu’il n’avait pas de toit. C’était au détour d'une phrase alors que je monologuais sur la route noire. Je ne pouvais pas, pendant ma description du manoir, parler des chambres sans ajouter : Il y en aura une pour toi, bien sûr. De toute façon, dès lors que nous avions quitté le village, il était évident qu'il était invité. Je ne pouvais pas le laisser sur la route.

- Je suis épuisée. Je pense que nous avons mérité du repos, surtout toi mon petit. Allez, un dernier effort pour monter jusqu'à nos chambres ?

Il acquiesça et me suivit dans les escaliers. On entendait Édouard respirer lourdement en haut. Le couloir m'accueillit avec lui aussi ses bouffées de souvenirs.

La femme sortit d'une chambre à défaut d'une pièce de théâtre de boulevard.

- Puis-je savoir où je pourrais dormir ? Lui demandais-je gentiment, m’efforçant de contenir mon impatience et de rester aimable. Je n’en pouvais vraiment plus.

- Cette chambre est prête, me répondit-elle en pointant du doigt celle dont elle venait de sortir.

Je n'avais pas fait un pas que Joël s’était déjà précipité à l’intérieur pour y déposer mes bagages. Il ressortit ensuite et me salua d’un hochement de tête accompagné d’un petit signe de la main. Il me souhaitait une bonne nuit. Enfin, d'après moi.

- Bonne nuit Joël, lui répondis-je.

Une fois dans le couloir, la femme lui demanda de patienter, sa chambre n'était pas encore prête. Il lui répondit par un sourire et ouvrit une porte.

- C'est la salle de... dit-elle. Mais il était déjà entré, l'ayant à l'évidence deviné, et referma la porte derrière lui. J'entendis le loquet tourner.

Je me dis que le bonhomme devait être ravi de pouvoir profiter d'une vraie salle de bain.

Je remerciai à nouveau la femme de chambre, songeant qu’elle ne devait pas souvent bénéficier de ce genre d’égard élémentaire dans cette maison. Mais ça ne sembla lui faire ni chaud ni froid et sans un mot, elle disparut dans une autre chambre.

Je fermai la porte, me débarrassai de quelques vêtements, et me glissai directement sous les draps. Je m'endormis immédiatement.


Les rêves n'ont aucun sens, et en plus on les oublie très vite. Je crois dire vaguement que j'étais dans le train. Il y avait Édouard assis en face de moi. Au début avec son physique actuel, puis tel que je l'avais connu à l'époque. Par la fenêtre je vis Joël en position assise dans les airs sur un siège invisible, qui avançait aussi vite que nous, puis il était dans le train, et n'arrêtait pas de parler. Ensuite je marchais, marchais longtemps, seule, dans le train puis dans la rue, puis je remarquais que je n'avais plus mes bagages alors je faisais demi-tour, je courais en soufflant, mais de retour à la gare il n'y avait pas de train, il n'y avait même pas de rails.

Je crois vraiment que j'aurais oublié tout ça si je n'avais pas été réveillée par des jurons étouffés et des tambourinages sur une porte.

Je me mis debout. Il faisait encore nuit noire. J'allumai une petite lampe et ouvris ma valise, en sortit un châle, le posai sur mes épaules. Ainsi présentable, je sortis de ma chambre. C'était Édouard qui frappait à la porte de la salle de bain, exaspéré.

Il se tourna vers moi et je lui demandai :

- Vous ne dormez pas à cette heure ?

- Lui non plus ! Je veux savoir ce qu'il fout là-dedans depuis des heures ! Il ne répond pas, il doit être totalement drogué !

- Évidemment qu'il ne répond pas, il est muet.

- Hein ? Ah. Mais, qu'est ce qu'il fait là-dedans ?

Joël ne dormait pas, on pouvait entendre des petits bruits. Alors que j'avançais, Édouard me laissa immédiatement la place devant la porte. Je frappais légèrement la porte en demandant :

- Joël, tout va bien ici ? Nous nous inquiétons.

Sans hésitation, le loquet se tourna.

Puis la porte s'ouvrit sur un étonnant spectacle.

Son sac était ouvert, vide, par terre. Il n'avait contenu à l'évidence que des vêtements, qui étaient à présent tous mouillés et étendus partout dans la salle de bain. Sur les porte-serviettes. Sur le rail du rideau de douche. Sur les bords de la baignoire... le lavabo rempli d'eau témoignait de ce qu’il était en train de faire... Joël faisait la lessive !

Il profitait bien en effet de l'occasion de son accès à la propreté. Il lavait à la main tous ses vêtements. Et je dis bien tous. Il était totalement nu, et pas du tout gêné de l'être.

Ses poils pubiens étaient aussi blancs que ses cheveux.

Édouard resta quelques secondes sidéré. Il cherchait des mots. Il balbutiait des onomatopées. Puis finit par articuler :

- Bon hein là, c'est la nuit là, il faut se coucher maintenant !

Joël lui jeta un regard aussi désarmant que celui d’un chat que son maître n’arrive pas à sermonner. Il retira ensuite le bouchon de l’évier et essora son dernier vêtement, le déplia et le posa sur la dernière place possible pour l'étendre. J’eus un sentiment étrange, c'était le dernier vêtement et toute la salle de bain était occupée. Il me semblait que sa taille et ses divers supports avaient été faits pile pour étendre toutes ses affaires exactement. Et que mon arrivée s’était synchronisée avec la fin de sa lessive. Je ressentais qu'il y avait quelque chose de magique dans tout ça. Ou alors j'étais tout simplement dans le pâté.

Il prit une serviette sèche dans l’étagère, la jeta sur ses épaules, et sortit dans le couloir. En passant devant nous, on put constater qu'il s'était aussi lavé. Mais il était déjà sec. La fonction de cette serviette n’avait pas de sens, Pourquoi l’avait-il mise sur les épaules, en cape, plutôt que de s'entourer la taille et ainsi cacher son intimité comme tout le monde ?! Nous le regardâmes s'éloigner de dos, à moitié nu, puis entrer dans sa chambre, et fermer la porte.

J’allais alors me recoucher, laissant Édouard, tout hébété, dans le couloir.


Le lendemain matin, je m'apprêtais à passer une heure dans la salle de bain comme d'habitude, mais me rappelais qu'elle devait être trop encombrée. Avant d'aller dans une autre plus éloignée et plus vétuste, je vérifiais par curiosité.

Vide, comme si j'avais rêvé cette nuit. J'avais sûrement rêvé cette nuit.

Une heure et demie plus tard... En descendant les escaliers j'entendis des bruits divers qui rappelaient le souvenir chaleureux des petits déjeuners sur la terrasse à la campagne. Je suivis les tintements de porcelaine et sortis à l'opposé de l'entrée de la maison, vers la terrasse. Les dalles d'où s'échappaient des brins de mauvaises herbes. La table en fer forgé. Des chaises remplacées mais qui semblaient quand même de goût et confortables. Le tout toituré par la merveilleuse tonnelle toujours là, même si en mauvais état et manquant cruellement de plantes feuillues, elle ressemblait à un grillage de bois oubliant sa raison d'existence.

Joël était là et mangeait avec appétit - et je me disais que ça ne lui faisait pas de tort

Ce qui était à table avait de quoi mettre de bonne humeur. Du café, du thé, des bols et des tasses prêtes à l'emploi, sucre, confiture, pains et croissants, quelqu'une s'était levée tôt pour passer au village.

Les autres convives par contre, renfermés, détonnaient dans cette ambiance de publicité Ricoré (cherchez sur internet pour savoir de quoi il s'agit, les jeunes). Édouard, mal à l'aise, avec devant lui un croissant à peine entamé, et une tasse de café dont un tiers s’était déversé sur la nappe. Le sinistre Jacques regardait Joël manger avec la curiosité d'un visiteur de zoo au pavillon des grands singes. Devant lui, une assiette propre, une serviette en papier encore pliée et un verre vide mais dont l’infime trace de pulpe sur le rebord, trahit qu’il avait en fait déjà bu et mangé. Mais laisser des miettes et des serviettes froissées, c'était pour les gens qui savaient vivre, pas pour lui. Les deux hommes faisaient peser un lourd silence.

Je les saluai par politesse et m'émerveillai de ce petit déjeuner.

- Bonjour, Janine. répondit Édouard d'un air absent.

 Jacques tourna lentement la tête vers moi, sans un mot, ni signe de tête. Il me trouva comme s'il avait cherché l'origine d'un bruit.

Joël me considéra de façon plus humaine et polie. Il m'avait repérée dès mon arrivée et m'avait déjà fait un signe, mais là il m'en fit un autre, plus lent. Son posé de tête sur le côté disait magnifiquement : Bonjour, avez-vous passé une bonne nuit ?

J'en étais presque sûre mais je n'osais pas répondre tout haut à une question qui n'avait peut-être jamais été posée. Je lui rendis un sourire, tirai une chaise et commençai à m'asseoir.

À ce moment, un type arriva par le jardin, et tout est allé très vite.



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