Si ces murs pouvaient parler

Chapitre 5 : Chapitre 5 sur 6

2439 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/12/2021 18:56

Il était debout, les flammes lui chatouillaient presque les pieds nus. J'ai cru qu'une brûlure l'avait forcé à un dernier sursaut du corps, mais il était droit, calme, et ne semblait même jamais avoir été blessé. Il secoua légèrement ses mains dans son dos, et avec un tintement clair au milieu du crépitement, les menottes glissèrent de ses poignets et rebondirent sur le sol, toujours fermées, comme si elles n'avaient jamais été vraiment serrées.

Édouard et Jacques bondirent de leur fauteuil, effarés. Marcu leva ses deux armes et quitta son poste. Le chien de l'enfer commença à courir vers Joël.

Je ne criais plus. Joël me regardait avec le sourire.

Le chien sauta à sa gorge. Je criai de nouveau.

Mais Joël s'était instantanément baissé, pliant les genoux, il rasa le sol de ses mains. Le monstre lui passa par-dessus. Joël se releva et trotta vers moi, marchant entre les flammes comme si elles n'étaient que des voiles légers et ondulants, à l'instar de ces décorations de restaurant.

Je n'avais pas les mots pour lui poser des questions. Il posa sa main sur mon poignet prisonnier, et en fit glisser le fer comme s'il avait toujours pu se retirer aussi facilement qu'un bracelet lâche. D'un geste, il pointa vers un coin de la salle. Et son autre main poussait gentiment dans mon dos. Je devais déguerpir. En effet les flammes étaient déjà sur moi. Enfin, près de moi, et sous lui, mais cela, comme ses bas de pantalon qui prenaient feu, ne lui semblait pas important. Avant de fuir, moi qui voyais derrière lui, j'ouvris de grands yeux et allais le prévenir, mais il réagit d'un regard confiant, qui disait : Ne t'inquiète pas, je sais que le chien me saute dessus dans mon dos.

J'échappai à la chaleur brûlante en rasant le mur, aussi vite que je pus. Je n'ai pas vu l'action, mais dès que je fus assez loin pour me retourner, je pus voir que le chien l'avait évidemment manqué, et s'était semble-t-il cogné contre le mur.

Des bruits de coup de feu. Marcu continuait d'approcher à pas rapides, en vidant ses chargeurs sur Joël. Il était certain que ce type ne manquait jamais sa cible, puisqu'il se payait le luxe de choisir les organes à transpercer chez ses victimes pour les garder en vie.

Pourtant, aucune balle ne sembla toucher le jeune garçon.

La bête se reprit. Mais cette fois, apprenante, elle ne sauta pas. Le démon galopa vers Joël et referma ses crocs sur sa cheville.

Non, sur rien. 

D'un mouvement léger, le jeune homme avait retiré la jambe, tourné sur lui-même, et d'un ample coup de pied, shoota dans son flanc comme un footballeur. Comme s'il était aussi léger qu'un ballon - et il était sûrement aussi lourd qu'un taureau - le démon quadrupède vola jusqu'au fond de la salle. 

Joël attendait ce court moment de répit. Il sembla prendre une position particulière. Mais un instant seulement. Marcu, le revolver vide, était déjà sur lui. Sans hésitation et marchant aussi entre les flammes, protégé de ses grosses chaussures, il essaya de le frapper à la tête avec la crosse de son arme.

Liquide, Joël glissa autour du tueur. Le bras frappeur passant devant un corps inatteignable, puis rattrapé, dirigé, emporté par une prise de judo magique, Marcu fut jeté au loin, il atterrit entre les flammes. Et s'en releva aussitôt, fuyant le périmètre, en criant de douleur et de brûlures. Ah quand même, j'allais finir par croire que cet incendie n'indisposait que moi !

En tout cas le pantalon entier de Joël commençait à héberger des flammèches. Ce qui n'était rien à côté de son tee-shirt, qui venait carrément de prendre feu ! Ce tissu léger se consuma en un rien de temps. 

La bête ne fonça pas sur lui. Prouvant encore une fois son intelligence, elle avait compris que son sacrifié n'était pas de la trempe habituelle. Et qu'elle devait trouver autre chose. C'était parfait pour Joël qui se remit en position, les mains d'abord le long du corps, puis s'éloignant lentement, comme un début de mouvement de danse de balais.

Mais il fut coupé dans son élan... par moi. Je hurlai d'un coup alors que ce salaud de Jacques m'avait attrapé le bras qu'il avait plié dans mon dos ! Stupide que je suis, j'étais captivée par ce qu'il se passait au centre - et puis je ne perdais aussi jamais des yeux le monstre. J'avais bien remarqué dans mon champ de vision périphérique, Édouard courant vers une armoire et y cherchant quelque chose, peut-être une arme. Mais pas Jacques Langlois, fourbe calculateur, qui avait fait un grand tour pour me surprendre et me prendre en otage, alors que j'étais presque dos au mur !

Son autre bras serrait mon cou avec un professionnalisme qui mettait bien doute son affirmation vantarde d'être seulement avocat.

- Toi ! Dit la brute en toisant Joël dans les yeux. Pose les mains au sol, et baisse la tête.

Bien sûr. Joël avait beau être insensible aux balles et aux flammes, il évitait le démon, donc le craignait. En l'obligeant à se mettre en position de faiblesse, il ne pourrait plus esquiver ses attaques avec brio comme jusque-là...

Joël était visiblement très embêté, mais il n'obtempéra pas. Il réfléchissait à une solution. Il devait faire vite, car le monstre lui tournait autour, lentement mais en gardant ses distances, il allait être de nouveau dans son dos. Son haut entièrement brûlé, le bas de son pantalon calciné, Joël ne bougeait plus. Blanc de peau et de poils il ressemblait à un torse nu de statue grecque.

L'action était très courte, mais alors que Joël noyait ses yeux dans les miens, j'eus l'impression qu'un temps infini passait. Qu'il me transmettait quelque chose. Qu'il me disait : Allons, tu as la force, maintenant.

Je me sentais soudainement très différente. Légère. J'y voyais mieux. Je me dépliais. Je levai ma main libre devant moi pour l'observer, lisse, sans toutes ses veines qui étaient devenues apparentes au fil des décennies. Jacques était aussi surpris que moi, et faillit me lâcher, presque gêné. Mais le salaud tint bon, et allait crier une autre menace pour reprendre la situation en main...

Oh non, vieux con, la situation, je la gère !

Je tournai sur moi-même, mon avant-bras glissant dans sa main, ignorant la douleur occasionnée. Je n'avais pas eu une telle énergie en moi depuis des années ! J'étais forte et puissante ! Toujours contre lui car enserrée dans son bras, mon visage était à huit centimètres du sien. Jacques avait des yeux globuleux et perdu devant mon visage rajeuni, et il ne put s'empêcher de jeter un regard vers le bas, plongeant entre mes seins nouvellement remontés.

Ah ouais.

Ma tête se jeta en avant, mon front fracassa son nez. Il me lâcha enfin et tituba en arrière. Immédiatement je lui envoyai une droite. Il s'écroula.

- Prends bien ça ! Criais-je en ajoutant un coup de pied dans les côtes de son corps à terre. Salopard ! Hu, c'est ma voix, ça ?


- Ja... Janine ?!

À l'autre bout de la salle, Édouard, un drôle de bâton sculpté à la main, était subjugué par ma transformation. Et ce visage non ridé, il l’avait connu, petit garçon.

- Oh, toi non plus je vais pas te rater ! Clamais-je en me dirigeant vers lui. Mais les flammes avaient atteint les deux fauteuils et me barraient le passage. Vérifiant que le monstre restait loin de moi - il se cachait dans d'autres hautes flammes aux alentours de Joël - je rasai le mur vers l'escalier pour pouvoir ensuite remonter vers lui.

Édouard m’ignora car il pensait que je voulais juste fuir. Il s'occupa du plus gros problème, et brandit son bâton devant lui. Il commença à déblatérer dans la langue bizarre.

Joël, qui avait entrepris de recommencer son étrange gestuelle, se tourna vers lui avec attention, ouvrit de grands yeux, et tressaillit. Comme pris de douleurs, il se recroquevilla sur lui-même. Trop heureux, le démon attaqua.

- Ah non, hein !

Courant comme jamais je n'avais couru, légère, dynamique, je fus sur Édouard en un instant, et pour me freiner, je plantais mon genou replié contre son dos. Il tomba en avant en criant, lâchant la baguette magique sous la douleur. Je levais la tête... Horreur.

La bête mordait Joël au bras. Le sang coulait à flot et il allait pour sûr le lui arracher dans quelques instants ! Les coups de poing de Joël sur sa tête étaient totalement sans effet.

Mais en plus, Marcu et Jacques étaient debout, et voyant que le démon avait enfin réussi à s'en prendre à lui, ils trottaient tout deux dans les passages moins enflammés pour venir vers moi et me régler mon compte !

Il n'y avait pas un instant à perdre. Comme eux aussi faisaient un grand tour à l'instar de moi tout à l'heure, je courus droit devant, au milieu de l'incendie, droit sur Joël. Si Marcu pouvait le faire, je pouvais...

La douleur était immédiate et non-négociable. Chaque pied approchant le sol, c'était deux ou trois langues brûlantes qui raclaient mes jambes donnant l'impression à mes nerfs d'être à vif ! Mais j'étais lancée, il fallait fuir en avant, encore plus vite. Je tenais le bâton magique que j'avais ramassé au passage, comme une batte de base-ball entre les mains d'un casseur. Une fois proche, je donnais un grand coup sur le flanc de la bête !!

Ça n'eut aucun effet autre que moi lâchant mon arme, incapable d'encaisser le choc que faisait ce coup contre un corps semblant fait en béton armé. Mais vif comme l'éclair, Joël l'attrapa. Le bâton brilla dans ses mains. Il posa, sans même frapper, l'extrémité sur le museau du chien géant. L'animal ferma les yeux, couina, et se retira en hâte.

Joël me passa le bâton, qui resta lumineux. Il remit ses mains sur ses hanches. Je compris, il avait besoin de temps. Il fallait que je fasse ma part, même si je devais sautiller sur place pour ne pas mourir brûlée par les pieds. La chaleur était pourtant très forte et mes jambes semblaient devenir des saucisses. Mais je devais tenir bon. Alors que je tenais la bête à distance en pointant le bâton vers elle, je me répétais dans ma tête : tu es jeune et forte, ceci n'est rien.

Joël releva dans une lenteur relative ses deux bras, les écartant de son corps. Les yeux fermés et la tête haute, c'est quand il eut les bras entièrement horizontaux qu'il sembla s'entourer d’une lumière blanche surnaturelle. À ses pieds, les flammes s'écartèrent. Je me jetai près de lui pour profiter de ce havre de paix.

Arrivée derrière ses épaules, je vis malgré moi son dos nu, et ce qu'il avait, en fait, très consciemment caché à nos yeux en sortant de la salle de bain...

Sur chacune de ses omoplates, une longue cicatrice verticale.

La lumière s'intensifia. Et Joël chanta.

C'était une voix de femme. De cantatrice. Une voix puissante, un chœur, un opéra.

Je serais incapable de retranscrire le moindre mot de ce qu'il avait prononcé.

C'était court mais merveilleux. Et les trois hommes, Édouard s'étant relevé, s'étaient arrêtés nets dans leur déplacement, subjugués comme moi par cette incantation divine venant de mon vagabond muet.

Et le chien démoniaque... cible directe de la formule magique, la pauvre bête m'apparaissait maintenant comme une cabot mouillé honteux. Couinant, il baissa la tête, se rétrécit sur lui-même, devint tout petit, puis disparut. Je savais sans savoir pourquoi qu'il n'était pas retourné dans son plan démoniaque, mais qu'il avait bel et bien été effacé. Comme pour me donner raison, le grimoire sur la table, déjà noirci par les flammes, se dissout également.

Flammes qui avaient entièrement disparues. Il ne restait que de nouvelles traces de suie, plus étendues.

Nos trois kidnappeurs, hagards, se demandaient quoi faire. Je m'accrochai alors à Joël comme une jeune fille en détresse dans les bras de Rambo. Ils ne pouvaient rien contre lui, sûrement.

Mais Marcu se tordit de douleur. Il planta une main crispée sur son ventre, et sans mot dire, tomba face contre terre.

Jacques tomba à genoux, soudainement à bout de forces. Et en accéléré, il devint ridé, maigre, émacié, puis livide, et tomba à son tour.

Terrifiée, je me tournai vers Édouard. Lui qui n'avait ni cancer ni dépassé son espérance de vie, allait-il...?

Édouard regardait ses mains couvertes de sang.

- Non, cette bless... elle avait guéri !

Il tomba aussi, crachant du sang.

- J'étais... immortel...

Tu étais immortel, mais seulement temporairement, Édouard...

Je pris Joël dans mes bras. Il me rendit l'accolade. Très vite, mes pieds ne sentirent plus la douleur des brûlures. Mais je sentais aussi ma peau devenir plus sèche et plus tirée, mon dos rétrécir et ma vue baisser. J'étais redevenue moi.

- Alors comme ça, on parle, finalement ?

C'était ma bonne vieille voix.

Joël me fit un sourire, et un non de la tête.

- Je vois. On chante, uniquement.

Il me fit oui de la tête, et m'invita à prendre les escaliers pour quitter ce lieu maudit.

Arrivée dans la cuisine, je sursautai en trouvant quelqu’un assis sur une chaise. Et je vis que c’était la servante, elle aussi toute vieillie, inconsciente, ou plutôt décédée.

Joël m’en détourna et m’aida à m’allonger sur le canapé. Il avait raison, j’étais éreintée. Et je m’endormis presque immédiatement.

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