LE MERCENAIRE

Chapitre 3 : Die Clotaire

2219 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/07/2025 11:34

Polack observait le ciel du lit avec étonnement, surpris de découvrir une telle splendeur au-dessus de lui : soie bleu pâle, ruches et dentelles, un élément décoratif qui aurait parfaitement convenu à la chambre d'une jeune fille fortunée. Ces ruches et dentelles se retrouvaient d'ailleurs partout dans la pièce, toujours dans cette même teinte azurée ! Polack détestait cette surabondance d'ornements, tous ces oreillers et coussins, ces nœuds et rubans, ces meubles sophistiqués et fragiles.

 

Il aurait préféré l'environnement spartiate de la caserne avec son simple lit étroit au centre d'un espace réduit, séparé des autres par une armoire. Là-bas au moins, il se sentait dans son élément. Mais si son rêve disait vrai, son destin était maintenant ici, dans la peau probablement de ce mollasson Die Clotaire. Polack se demandait bien ce que signifiait ce « Die » tout en espérant ardemment que cela ne se traduisait pas par « Damoiseau ».

 

La chambre, malgré son décor élégant, dégageait une odeur désagréable où les relents de renfermé se mêlaient à un parfum floral rappelant celui des lilas. Polack avait l'impression que la pièce n'avait pas été aérée depuis une éternité. Était-ce le dernier précepte de la science médicale de ne jamais faire entrer d'air frais dans la chambre d'un malade ? Cela hâtera-t-il la guérison ?

Le brave sergent décida de passer outre de cette « découverte affligeante » de la médecine moderne et, d'un geste déterminé, rejeta la couverture puis bondit du lit assez brusquement, ce qui lui valut une punition immédiate pour sa précipitation. Ses jambes semblèrent soudainement entravées et il s'étala lourdement sur le sol. Il identifia presque aussitôt le responsable de cette mésaventure : le malheureux Clotaire portait une longue chemise de nuit bleu ciel évidemment et ornée d'innombrables volants et broderies. 

 

Polack jura entre ses dents. Quelques mots bien sentis en français, polonais et même en russe - il en avait appris une quantité pendant son service dans la Légion - l'aidèrent à retrouver sa contenance. D'un geste précis et sans réfléchir aux conséquences, il tira sur le tissu pour raccourcir la nuisette jusqu'aux genoux, puis arracha d'un mouvement rageur toutes les fioritures. 

Se sentant de nouveau libre de ses mouvements, il se dirigea vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand, laissant entrer l'air vivifiant de ce qui semblait bien être l'hiver, comme il pouvait en juger en apercevant par l'ouverture une grande cour enneigée.

 

La cour évoquait pour lui l'enceinte d'un château médiéval, avec ses murs massifs, ses tourelles, ses tours et son pavage de gros moellons saupoudrés de neige. Depuis sa fenêtre située à une hauteur considérable, au cinquième étage au moins, Polack ne discernait pas tous les détails, mais percevait qu'un élément dissonait avec le décor moyenâgeux, quelque chose qui détonait singulièrement dans cette atmosphère d'un autre temps.

En effet, près de ce qui semblait être l'entrée principale stationnait un véhicule rappelant étrangement une mini-locomotive à vapeur avec sa cuve en cuivre brillante. Il avait vu un modèle similaire au Musée de l'Automobile de Mulhouse.

Sur la tour la plus élevée, il crut également discerner une vaste terrasse équipée d'un grand mât, évoquant étrangement une aire d'atterrissage pour hélicoptères telle qu'il en connaissait dans son monde. Polack vacilla légèrement sous l'afflux des informations contradictoires, se rattrapa au montant de la fenêtre en bois, remarquant au passage qu'elle était munie d'un double vitrage. « Que le diable m'emporte ! », pensa-t-il. Puis se retourna lentement et examina plus attentivement la chambre où le destin facétieux l'avait conduit.

 

Il fit abstraction du décor décadent et observa l'endroit comme il aurait fait dans sa vie antérieure pour évaluer le terrain d'une future bataille.

Une pièce d'au moins trente mètres carrés se déployait devant lui, parée de lambris en bois brun clair vernis, rappelant l'aspect du chêne, mais pouvant également être d'essence plus exotique. Ces panneaux s'élevaient jusqu'à deux mètres de hauteur ; au-delà, les murs arboraient une teinte sable appliquée sur un plâtre texturé. Le sol était recouvert de carreaux bordeaux avec un motif doré au centre. 

Face à lui se dressait une porte s'ouvrant vers l'extérieur – un avantage tactique non négligeable. En cas d'agression, l'occupant pourrait s'échapper d'une vigoureuse poussée du pied contre le battant, contraignant tout assaillant à reculer sous l'impact. Les deux fenêtres à double vitrage présentaient en revanche une vulnérabilité manifeste : elles s'ouvraient vers l'intérieur, configuration peu propice à la défense. L'attaque par la fenêtre semblait peu probable compte tenu de la hauteur considérable du lieu – une vingtaine de mètres au-dessus du sol – néanmoins, il ne pouvait écarter entièrement l'hypothèse d'une présence, dans ce monde singulier, d'une variété locale de ninjas, pour qui cela ne représenterait qu'un simple jeu d'enfant.

Dans une alcôve à droite du lit trônait une armure complète de chevalier, et un peu plus loin se dressait une imposante cheminée au manteau finement ciselé. Décor presque normal pour un château médiéval. 

 

Néanmoins le lieu était aussi étrange qu'étranger, ou peut-être était-ce Polack lui-même qui s'y sentait étranger, un intrus. Il éprouvait cette sensation troublante d'être de trop dans cette chambre, ce château, ce pays, cet univers... Et l'univers finirait par le rejeter, l'expulser à la manière dont on fait éclater un bouton d'acné, faisant jaillir sa substance blanchâtre et purulente. Polack se percevait comme ce bouton, cet hôte indésirable que les maîtres des lieux chasseraient à la fin. Il secoua la tête pour dissiper ces pensées défaitistes. Il avait fait la promesse à son grand-père, ou à l'entité qui se présentait comme tel, de leur montrer à tous de quoi il était capable, et il tiendrait cet engagement, « parole de mercenaire » !

 

Il poursuivit alors son inspection. Aucune source de lumière conventionnelle n'illuminait la pièce, ni lampe, ni bougie ; l'enduit des murs, surplombant les lambris, semblait diffuser une douce luminescence. Le sol, paré de magnifiques carreaux, dégageait une agréable chaleur. Dissimulé derrière un paravent se trouvait un espace sanitaire comprenant non seulement une cuvette de toilettes, mais également un lavabo de forme singulière quoiqu’aisément reconnaissable, ainsi qu'un imposant miroir en pied.

 

Polack se dirigea avec joie et soulagement vers ce réduit. Malgré sa réincarnation, les besoins physiques, prosaïques mais somme toute naturels, restaient toujours à l'ordre du jour. De plus, le miroir lui permettrait de refaire connaissance avec lui-même.

Il se soulagea et tira la chasse d'eau, éprouvant une certaine dissociation cognitive : une chasse d'eau moderne dans une forteresse médiévale ! Et ensuite ? La télévision ? Internet ? Qu'en était-il d'ailleurs de cette magie dont il croyait avoir entendu parler ?

Polack réfléchit quelques instants, puis réalisant qu'il ne faisait que tergiverser pour repousser le moment fatidique de se regarder dans le miroir, il se tourna résolument et resta littéralement figé devant son reflet...

Il découvrit un jeune homme de dix-huit ans, tout au plus, androgyne au visage délicat, presque trop beau, encadré de longs cheveux ondulés d'un blond vénitien (Polack buta encore une fois sur cette définition). Ses grands yeux gris, bordés de longs cils noirs à faire mourir de jalousie les nanas, étaient plissés avec cette même expression maligne et attentive caractéristique de l'ancien Polack et qui paraissait incongrue sur ce visage juvénile.

Le petit nez mutin, une bouche pulpeuse et un menton plutôt pointu complétaient le portrait. Cette mignonnerie reposait sur un cou fin et long, doté, au grand soulagement de Polack, d'une pomme d'Adam, car il commençait à douter de la masculinité de cette créature. Pour se rassurer définitivement, Polack glissa la main sous la chemise de nuit et découvrit avec satisfaction un « service trois pièces » standard, peut-être légèrement moins imposant que le sien auparavant. Mais, « on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a », ou, comme l'avait déclaré Marie-Antoinette : « Ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche », expression qui, soit dit en passant, lui avait littéralement fait perdre la tête.

 

Le corps dont Sergent avait hérité possédait une stature assez haute et des épaules larges, seuls éléments que Polack jugea acceptables. Comment aurait-il pu apprécier cette minceur, ces bras fins sans muscles, ces jambes longues, droites et fines, avec des genoux saillants comme ceux d'un poulain et des pieds aux orteils soigneusement manucurés et vernis de rose ? Du vernis ! Rose !

 

Pourtant, le jeune homme dans le miroir était mignon, voire beau, d'une beauté efféminée qui attire tant les adolescentes et les pervers de tous horizons, il fallait bien le reconnaître. Polack lui-même face à une telle recrue n'aurait pas refusé d'avoir avec une conversation privée, très, très privée…

 

– Alors, recrue Clotaire ! Garde à vous ! Qu'est-ce que c'est que cette tenue de femmelette ? Et cette forme physique ? Avec le potentiel que t'a donné la mère nature, tu oses exhiber cette absence totale de musculature ! À croire que tu n'as jamais tenu entre tes mains quelque chose de plus lourd qu'une... disons un stylo, et que les exercices physiques, en dehors de ceux en chambre - là j'ai un doute -, te sont complètement étrangers ! Ce n'est pas grave, mon mignon, le sergent Polack fera de toi un Homme !

Polack acheva sa tirade en tapotant légèrement du bout des doigts le nez de son reflet, il était conscient que parler ainsi à son image avait quelque chose de malsain, mais il n'arrivait vraiment pas à concevoir que le gus dans le miroir était lui-même.

 

Sans attendre, il entreprit d'évaluer les aptitudes de ce corps pour mesurer l'ampleur du défi qui l'attendait. Il tenta quelques mouvements basiques et dut faire face à une réalité décourageante : Die Clotaire, malgré sa souplesse et la bonne mobilité de ses articulations, souffrait d'un cruel manque d'endurance, n'avait manifestement jamais fait d'exercice physique et s'essoufflait aussi rapidement qu'un vieillard souffrant de problèmes cardiaques. Sergent parvint difficilement à réaliser une unique flexion-extension des membres supérieurs en appui sur le sol, communément appelée pompe, avant de s'écrouler sur le plancher, haletant et tremblant comme de la gélatine. « Putain ! Ça ne va pas, ça ne va pas du tout ! », murmura-t-il.

Soudain, il perçut des pas pesants suivis d'un léger grincement de la porte qui s'ouvrait. Polack se redressa d'un bond, oubliant presque sa faiblesse, puis se précipita, ou plutôt claudiqua, vers le lit. Il se glissa sous les couvertures et ferma les yeux, tentant de simuler un profond sommeil.

 

– Clotaire ! retentit la voix grave et imposante de celui qu'il surnomma le Commandant, et que L'Obséquieux appelait Maître Onésime. J’entends parfaitement à ta respiration que tu ne dors plus ! Tu vas te lever, t'habiller et rejoindre la famille dans la salle pour le déjeuner. Mass Nicéphore m'a confirmé que tu en es désormais parfaitement capable ! Tu n'imagines quand même pas rester vautré au lit toute la journée ! Compris ?

 

Polack souleva ses paupières et distingua clairement pour la première fois Maître Onésime, dont il ne connaissait que la voix jusqu'alors. 

Cette voix correspondait parfaitement à son propriétaire : un homme d’une quarantaine d’années, costaud, aux épaules larges, de grande stature, légèrement bedonnant et complètement chauve. Son visage rubicond était animé par de petits yeux bleus perçants qui observaient attentivement Clotaire. 

Mais le plus saisissant chez ce personnage était son accoutrement, que Polack qualifia de « plus bel exemple de Steampunk »: il arborait une veste cintrée en cuir bleu marine ornée de multiples poches aux coutures apparentes et de broches argentées finement ciselées. Une montre d'une complexité fascinante, dont les mécanismes internes étaient visibles à travers des parois transparentes, était épinglée sur son revers gauche. Un jabot d'une blancheur parfaite émergeait avec élégance du col de ce veston créant un contraste saisissant avec le cuir sombre et les ornements métalliques qui caractérisaient le reste de sa tenue.

En baissant les yeux, Sergent aperçut des bottes hautes, si bien cirées qu'on pouvait s'y mirer, et parées de boucles en argent gravées de motifs géométriques alambiqués.

– Qu'as-tu à me dévisager de cette façon ? Comme si tu ne m'avais jamais vu auparavant ! grommela Onésime.

– Non, jamais ! confirma tout à fait honnêtement Polack. 


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