LE MERCENAIRE

Chapitre 4 : Maître Onésime

2305 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/07/2025 14:14

– Qu'as-tu à me dévisager de cette façon ? Comme si tu ne m'avais jamais vu auparavant ! grommela Onésime.

– Non, jamais ! affirma Polack en toute honnêteté, avant d'ajouter, en simulant un désarroi, d'une voix plaintive qui par moments s'élevait dans les aigus jusqu'à frôler le registre des ultrasons :

 

– Qui êtes-vous ? Et moi ? Je ne sais même pas qui je suis ! Ahhhh ! Où suis-je ? Vous allez me tueeeeer ! Je n'ai rien volééééée, mon bon seigneur ! Je ne suis pas un brigaaaaand !

Onésime ne sembla pas du tout dupe de cette comédie. Il fit une grimace de dégoût et soupira :

– Arrête ton cirque, Clotaire ! Avant, les farces douteuses n'étaient pas ton genre ! Le rôle d'un clown ne te va pas du tout ! Tu veux me faire croire que ce coup sur la tête t'a fait perdre le peu de cervelle que tu avais ?

– J'ai reçu un coup ? demanda Sergent en battant des cils d'une façon qu'il espérait sincèrement innocente. Je ne me rappelle pas...

Maître Onésime plia et déplia les doigts, comme s'il réprimait avec grande difficulté l'envie d'étrangler son interlocuteur, ferma brièvement les paupières, donnant l'impression de compter mentalement jusqu'à dix - du moins fut-ce ainsi qu'ex-Sergent l'interpréta - puis s'exprima avec une colère à peine contenue :

– Tu veux jouer à ce petit jeu ? Soit ! Toi tu es Die Clotaire, fils cadet de Dir Eustache Runs et de Mistresse Cléophée Runs.

La façon dont il prononça en soulignant sarcastiquement et avec une pointe de jubilation malsaine Die, Polack fut conforté dans son impression initiale que ce titre équivalait au minimum à un Damoiseau, voire pire encore, et que le porter n'augurait rien de bon.

– Et moi, poursuivit-il avec une ironie à peine voilée, je suis Maître Onésime Runs, qui a la malchance d'être ton oncle au second degré et ton tuteur légal jusqu'à ta majorité. Et si par hasard tu ne t'en souviens pas non plus, tu seras majeur et émancipé, selon la volonté de ton père, à l'âge de vingt-cinq ans et pas avant. Il te connaissait si bien mon cher cousin ! Je me charge également de la gestion des biens et du domaine de tes parents.

– Maître...

– Tu peux continuer de m'appeler Mon oncle…

 

Polack se mobilisa mentalement, sans rien laisser transparaître, il était désormais comparable à un ressort comprimé. Il discernait que les propos qui venaient d'être formulés revêtaient une importance capitale et ne s'inscrivaient pas dans la suite logique : Fils, parents, oncle, tuteur, majorité tardive - Cela s'apparentait quelque peu au jeu Trouvez l'intrus

– Tuteur ? s'étonna-t-il sincèrement. Mes parents m'ont placé sous votre tutelle ? Ils ne souhaitent plus me voir ? Ont-ils cherché à se débarrasser de moi ?

 

Maître Onésime s'élança brusquement vers le lit, saisit Clotaire par le col de sa chemise de nuit, le souleva en l'étouffant partiellement, le secoua avec véhémence puis le repoussa sur les coussins avant d'essuyer ses mains sur son pantalon, comme s'il venait de toucher quelque chose de visqueux et de répugnant.

– Tu dépasses les bornes, c’est bas, même venant de toi ! Je suis sans voix devant tant de bassesse et d'ingratitude ! Que tu n'aies point de cerveau, je le savais depuis fort longtemps, mais le cœur également te fait défaut ! Tes parents et tes deux frères aînés, qui faisaient la fierté de ton père, ont péri dans le plus terrible accident de dirigeable qu'ait connu Custenia ces deux dernières décennies. Une météorite est entrée en collision avec Le Titanic, provoquant une explosion qui a coûté la vie à cinq cents passagers, dont toute ta famille, ainsi qu'à vingt membres d'équipage ! Depuis ce jour funeste, je gère l'ensemble des biens de tes parents et j'ai la charge de porter la lourde responsabilité de ton éducation et de ton avenir ! Et tu sais parfaitement tout cela !

 

« Hi-hi, Ha-ha ! », fit le cerveau éberlué de Polack victime d’une dissonance cognitive, « Titanic ici aussi ? Sans blague ? Je ne serais pas particulièrement surpris d’apprendre que la météorite provenait de la comète de glace nommée Iceberg ! »

Il réalisa qu'il avait prononcé les derniers mots à voix haute, lorsque Maître Onésime s'écria avec indignation :

– Tu t'es trahi, menteur, et moi qui commençais tout juste à te croire ! Quelle naïveté de ma part ! Tu te souviens de tout ! Même du nom de la comète.

Il reprit son souffle et poursuivit d'un ton glacial :

– Habille-toi et descends dans la salle à manger. Tu as dix minutes, après quoi j'enverrai le palefrenier te sortir du lit à coups de bâton et te traîner de force à table. Si tu veux éviter cette humiliation, dépêche-toi !

 

***


Polack quitta sa couche et, sitôt que la porte se referma sur un Maître Onésime courroucé, s'élança vers une ouverture située entre l'âtre et le cabinet de commodité, derrière laquelle il supposa, avec raison, se trouvait un vestiaire. Le délai accordé s'avérait amplement suffisant pour un militaire habitué à se vêtir en moins d'une minute, mais son ignorance des lieux et de la tenue convenable risquait de le retarder considérablement, ainsi il n'avait pas de temps à gaspiller.

 

Clotaire-Polack fit irruption dans le dressing avec la force d'un boulet de canon, puis demeura pétrifié face au spectacle qui s'offrait à lui. Un étalage somptueux de vêtements s'étendait sous ses yeux : ruches délicates, rubans ondoyants, dentelles finement ouvragées, soieries chatoyantes et batistes légères – tous déclinés dans une palette infinie de bleus, allant de l'azur céleste au bleu canard profond, en passant par le majestueux bleu roi. Des ornements dorés scintillaient partout, à peine tempérés par quelques touches discrètes d'argent.

 

Sergent, homme d'action peu habitué à tant de raffinement, resta interdit devant cette débauche d'élégance, qu’il jugea parfaitement ridicule. Son regard, formé aux uniformes militaires et aux tenues fonctionnelles, ne parvenait même pas à discerner les coupes et les formes spécifiques des vêtements tant le choc sensoriel était intense. 

 

Après quelques instants de stupéfaction, il recula d'un pas pour embrasser l'ensemble du regard, dans l’espoir de trouver quelque chose de moins tape-à-l’œil à se mettre. C'est alors qu'une anomalie attira son attention – une tache sombre dissimulée au fond de la penderie. Intrigué, il s'avança et tira l'objet vers lui. Il s'agissait d'une redingote en laine marron aux reflets rougeâtres, d'une sobriété presque choquante comparée au reste de la garde-robe. Son unique ornement consistait en une double rangée de boutons en cuivre, chacun gravé d'un emblème : une clef à molette croisée avec une épée.

 

À proximité immédiate, il découvrit un pantalon mi-long d'un noir profond, manifestement conçu pour être porté avec des bottes hautes. Ces dernières reposaient justement sous le portant, luisantes et impeccablement entretenues. Pour compléter cet ensemble, il trouva à côté une chemise blanche ornée d'un jabot très modeste, presque ascétique. 

« Bien, se dit Polack, pas idéal mais c'est acceptable ».

 

Il s'habilla, commençant à contrecœur par les sous-vêtements trop délicats et efféminés à son goût, mais il n'avait pas vraiment le choix. Pendant ce temps, il tentait d'organiser dans son esprit tout ce qu'il avait déjà appris sur ce monde étrange qui allait maintenant devenir le sien.

 

Il décida d'établir une liste, non pas un inventaire à la Prévert, mais plutôt quelque chose d'assez clair sans aucune mention de Raton laveur.

 

« Ce que je sais », énuméra intérieurement Polack : « Je suis Die (quoique cela puisse signifier) Clotaire Runs. Je suis orphelin, mes parents et mes frères ont péri dans la catastrophe du dirigeable Titanic. »

À cet instant précis, le cerveau de Sergent émit à nouveau un « Hi-hi, Ha-ha ! » empreint de stupéfaction. Polack lui ordonna sèchement de la fermer, tout en s'interrogeant sur la normalité de ces dialogues intérieurs avec son propre esprit. 

 

« Je demeure sous la tutelle de Maître Onésime, mon oncle au second degré, jusqu'à mes vingt-cinq ans révolus », poursuivit-il méthodiquement son catalogue mental. « Cet olibrius ne cache guère son antipathie à mon égard, voire son mépris manifeste. Pourtant, il ne me restreint en rien, mon train de vie le prouve, je bénéficie d’un certain confort matériel – vêtements raffinés, bijoux précieux et logement somptueux. Quant à Clotaire, dont j'habite désormais le corps, il semble avoir été un véritable bon-à-rien, peut-être même totalement écervelé. C’est bien possible que l’antipathie et le mépris soient amplement mérités. 

Cette contrée – ou planète, mais l'hypothèse d'un pays me paraît plus plausible – porte le nom de Custenia. Une monarchie, la mention de l’enquêteur de Sa Majesté le laisse supposer, constitutionnelle ou non reste à découvrir. D'après mes observations et les conversations entendues, ce monde conjugue étrangement la technologie de l'ère de règne de la vapeur avec les arts mystérieux de la magie, cette même puissance occulte qui a servi à soigner ce corps. Si la vapeur trône en maîtresse, les déplacements équestres demeurent courants ; ce garnement de Clotaire avait d'ailleurs trouvé le moyen de se rompre le cou en chutant de l'une de ces montures, et mon très cher tuteur m’avait menacé de me faire corriger par un palefrenier. 

De plus, mon satané oncle Onésime a mentionné comme une chose prosaïque et routinière la météorite et une comète, donc les connaissances astronomiques sont assez répandues parmi les habitants. Tout du moins dans les couches de la population aisées. 

Mais je me demande si tous ces prodiges de civilisation dont je suis témoin sont-ils accessibles au commun des mortels, ou, ici c’est le même merdier que dans mon ex chez moi : Pas d’oseille, pas de merveilles…? »

 

Tout en réfléchissant, Polack quitta sa chambre, parcourut un long couloir et entreprit la descente d'un escalier en colimaçon. Il estimait que les salles à usage commun, telles que celles dédiées aux repas, devaient se trouver, comme dans les châteaux de son monde, soit au premier étage, soit au rez-de-chaussée pour être aisément accessibles et suffisamment proches des cuisines, souvent placées dans les sous-sols.  

 

Soudain, une idée surgie de l'association avec la notion d'oseille le fit s'immobiliser net : il venait de déceler une singularité dans le discours qu'avait tenu son oncle. Il ressentit presque physiquement, au niveau du « nerf de la sagesse », qui, selon l'adage populaire, traverse les fesses, que son vénérable parent avait divulgué par inadvertance une information capitale.

Il chuchota presque inaudiblement le dicton favori de son frère d'armes, le légionnaire Ruskoff : Quelle façon intéressante dont dansent les grognasses ! 

Puis poursuivit silencieusement sa méditation : « Mes parents ont disparu, mes frères également, ce qui fait de moi l'héritier légitime de leur patrimoine, en tant que parent survivant le plus proche. Cependant, Onésime s'est présenté comme administrateur des biens de mes parents et non de MES possessions jusqu'à ma majorité. Si mon Die m'empêchait d'hériter, les biens seraient déjà attribués à un autre parent et non confiés à un gestionnaire temporaire. 

Ah ! Tonton, ah la crapule issue de l’union contre-nature entre un serpent, un avocat et un banquier ! Tu as certainement trouvé le moyen pour déposséder ce benêt de Clotaire de son héritage. Mais dans la peau de ce fat se trouve désormais un gars de la Légion ! Un Mercenaire ! Moi ! Et toi, mon astucieux compère, tu es tombé sur un os, même si tu ne le sais pas encore ! »

 

Sentant que les dix minutes accordées s'amenuisaient inexorablement, Polack poursuivit sa progression vers la salle à manger. Il la localisa sans difficulté grâce au léger brouhaha des conversations qui en émanait. Contrairement à ses estimations initiales, elle ne se trouvait ni au premier étage, ni au rez-de-chaussée, mais au deuxième, précisément face à l'escalier qu'il descendait.

 

Il se redressa davantage - les épaules rejetées en arrière, le menton fièrement relevé - puis ajusta méticuleusement sa redingote, lissant les plis imaginaires du tissu. Après une inspiration profonde, il adopta l'expression hautaine d'un monarque daignant répondre aux suppliques de ses sujets et franchit le seuil de la pièce d'un pas décidé, presque martial.

 

L’effet de son entrée théâtrale fut quelque peu tempéré par une remarque sarcastique dont l'auteur n'était nul autre que son tonton Onésime :

– Enfin, Clotaire consent à rejoindre notre humble compagnie ! Et dans quelle tenue ! L'uniforme de l'Académie Militaire, qui a l'infortune de compter ce chérubin parmi ses élèves. Il avait pourtant juré de ne plus porter ces... Comment les avait-il appelés déjà ? Ah oui, ces frusques sinistres et rugueuses, jusqu'à la fin des vacances de Solstice !


Laisser un commentaire ?