LE MERCENAIRE
Chapitre 5 : « Fich' le camp Jack » (1)
4146 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 19/07/2025 15:53
- Merde ! Non, Bordel de Merde ! Non, Bordel de Merde de Bon Dieu et de tous ses Saints !
Ainsi résuma la situation dans laquelle se trouvait l’ex-Légionnaire, l’ex-Mercenaire et même ex-Polack. Il ajouta ensuite quelques expressions particulièrement choisies en russe, puis en arabe, ces deux langues étant remarquablement riches en formules adaptées à sa profonde détresse.
Ah ! Il se croyait fort avisé la semaine dernière en rejoignant sa nouvelle famille pour le déjeuner, bien déterminé à simuler l'amnésie jusqu'au bout et même à leur raconter l'histoire du tunnel et de la lumière aperçue à son extrémité. Fort heureusement, il avait renoncé, au moins à cette idée incongrue, car il ignorait tout de la profession de foi de ses nouveaux parents et ne savait même pas s'il existait une doctrine religieuse dans cette contrée. Et si tel était le cas, il ignorait à quel point ce dogme pouvait être rigoureux, l'existence d'une variante locale de l'Inquisition n'étant nullement à écarter.
***
Ce jour mémorable, il franchit le seuil de la salle à manger d'un pas décidé, presque martial.
Son entrée théâtrale fut immédiatement accueillie par une remarque sarcastique dont l'auteur n'était autre que son "Tonton" Onésime :
– Enfin, Clotaire consent à rejoindre notre humble compagnie ! Et dans quelle tenue ! L'uniforme de l'Académie Militaire, qui a l'infortune de compter ce chérubin parmi ses élèves. Il avait pourtant juré de ne plus porter ces... Comment les avait-il appelés déjà ? Ah oui, ces frusques sinistres et rugueuses, jusqu'à la fin des vacances de Solstice ! Ah ! J'ai failli oublier, ajouta-t-il d'un ton narquois. Pourtant, je ne souffre pas d'amnésie, contrairement à mon cher neveu Clotaire. Après sa chute du dos de Fouego, il prétend ne plus souvenir de rien ni de personne. Je vais donc refaire les présentations !
Il désigna d'un geste l'homme assis à ses côtés, qui se tourna vers Clotaire-Polack en inclinant poliment la tête.
– Je te présente Mass Nicéphore qui t'a arraché des griffes de la Faucheuse !
– Oh, vous surestimez mes mérites, j'ai simplement soigné le corps, mais visiblement je n'ai pas réussi à extraire son âme des ténèbres ! répondit l'homme avec servilité.
« Quelle formulation, l'âme des ténèbres, positivement il n'est pas de mes amis », pensa le Sergent. « Ce n'est pas pour rien qu'il ressemble tellement au banquier que j'avais rencontré en dernier, juste avant de rejoindre les mercenaires ».
L'observation était parfaitement exacte. Mass Nicéphore arborait cette même politesse obséquieuse, cette même corpulence, cette même chevelure rousse marquée d'un début de calvitie, et sa figure ronde s'ornait d'une moustache identique. Cependant, il était vêtu d'une tenue impensable pour un homme de finance - une sorte de robe monastique d'un rose criard tirant sur le fuchsia, que Polack caractérisa instantanément comme la teinte d'un porcelet enragé.
Polack ne put que s'incliner légèrement, gardant le silence de crainte de céder à un rire inconvenant, attitude aussi discourtoise que périlleuse, car le quidam, en dépit de son attitude humble, lui semblait aussi dangereux qu'un serpent à sonnettes.
Pendant ce temps Maître Onésime continua les présentations :
– Cette belle dame, qui honore notre modeste assemblée de sa précieuse présence, est mon adorable épouse et votre tante par alliance, Mistresse Adeline.
Mistresse Adeline, une dame ayant déjà dépassé le versant favorable de la quarantaine, arborait une chevelure brune à peine touchée par le givre distingué et des yeux proéminents d'un vert pâle et terne. Elle paraissait absorbée dans ses songes. Cette apparente distraction ne l'empêchait nullement de poursuivre avec méthode l'anéantissement de toute victuaille à sa portée, nourrissant ainsi son embonpoint déjà considérable que même l'ampleur généreuse de sa robe de satin rouge ne parvenait plus à dissimuler.
– Pauvre enfant, prononça-t-elle avec indifférence tout en continuant à s'empiffrer, les plats posés sur la table l'intéressant bien plus que ce neveu importun.
– Et, enfin, mon fils, ma joie et ma fierté, Dir Félix !
Polack s'esclaffa intérieurement à nouveau. "Félix, Félix le..., voyons ce petit animal à longue queue et belle moustache (2)...". À ce moment précis, il comprit avec étonnement que depuis le commencement de son aventure, il parlait et réfléchissait spontanément dans le dialecte local, et non en français ou dans une autre langue qu'il connaissait - sauf quand il faisait un effort délibéré. Cette capacité à maîtriser naturellement l'idiome des autochtones devait être l'un des bonus que ses ancêtres lui avaient annoncés.
L'animal en question était, tout simplement, absent de ce monde et donc du vocabulaire, ce qui était vraiment dommage. Polack les aimait bien ces petites bêtes futées et indépendantes...
Felix était un grand échalas arborant une tenue bien plus somptueuse que celle de son père - une redingote où le velours pourpre côtoyait les cuirs raffinés et était agrémenté de mécanismes ingénieux et de parures en or qui trahissaient une ostentation calculée. Une aura troublante émanait de lui. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, lançaient des regards huileux, presque salaces. Ses lèvres fines dessinaient un sourire prédateur. Même ses cheveux blonds, semblables à ceux de Clotaire, ne parvenaient pas à adoucir son apparence. Il montra d'un geste la chaise à ses côtés et invita :
– Mais, ne reste pas debout ! Prends place, mon malchanceux cousin !
Polack s'assit sur le siège si poliment proposé et sentit immédiatement, sous le couvert de la table, une main baladeuse se poser sur son genou et ce...cousin, se pencha vers lui en susurrant :
– Mon Petit, tu ne te souviens vraiment de rien, de nous... Tu m'attristes ! Tu me fends le cœur ! (3)
L'ex-sergent pouffa, tant cette involontaire citation cinématographique issue de son ancien univers lui parut déplacée dans la bouche de ce fat, et écarta discrètement l'extrémité impertinente de son genou. Le cousin Félix, se méprenant sur la signification de ce rire et se sentant encouragé, lui répondit par un pincement furtif aux fesses accompagné d'un regard complice. Le geste fut parfaitement discret et ne fut remarqué par personne, excepté, pour la plus évidente des raisons, par Polack.
Ce dernier ne pouvait absolument pas tolérer pareille offense, et préféra mettre immédiatement les points sur les I. Ainsi, le goujat fut aussitôt gratifié pour son audace d'un œil au beurre noir, car Clotaire, en dépit de sa constitution délicate, disposait de poings particulièrement anguleux dont l'impact n'avait rien d'agréable.
Polack, persuadé que sa réaction violente était parfaitement légitime et oubliant complètement l'adage : "les cimetières sont remplis des gens qui étaient dans leur bon droit", fut abasourdi d'entendre tonner Maître Onésime, qui n’avait rien vu de manège de Félix :
– Clotaire ! Quel comportement scandaleux ! Quitte la table immédiatement ! Si tu ne peux pas te comporter comme un jeune homme bien éduqué, si tu oses utiliser tes poings comme un vulgaire ivrogne, tu mangeras désormais seul dans ta chambre !
***
À partir de ce jour, Polack ne participait plus aux repas communs et se retrouva livré à lui-même. Il ne croisait même plus aucun membre de la famille, excepté son cousin pot de colle, Félix, qui semblait littéralement le suivre partout en lui tenant des propos remplis de sous-entendus plus ou moins inconvenants. Sergent espérait sincèrement que son cher cousin prenait simplement ses désirs pour des réalités et que Clotaire, aussi naïf qu'il paraissait, n'avait jamais…
Il fit également connaissance avec les serviteurs qui, dans l'ensemble, se montraient polis, efficaces, mais légèrement condescendants envers Clotaire, qu'ils traitaient un peu comme un grand enfant.
Durant toute la semaine, Polack-Clotaire dédia son temps aux exercices physiques pour renforcer son nouveau corps et à l’exploration de son environnement, cherchant des informations sur son monde d'adoption. Une immense déception l'attendait : Clotaire était vraiment un cancre doublé d'un benêt – aucun livre ni manuel dans sa chambre. Après des heures de recherche, sergent ne découvrit qu'une trousse de maquillage cachée dans le secrétaire, qui servait visiblement de coiffeuse à ce damoiseau.
Alors il s'était mis en quête de la bibliothèque, supposant à juste titre, qu'un château de cette envergure, si bien aménagé et riche, devait nécessairement en abriter une. Polack la découvrit précisément à l'étage inférieur à celui destiné aux appartements des résidents. Une pièce relativement agréable, spacieuse mais dotée d'une quantité dérisoire d'ouvrages, trois rayonnages tout au plus.
Dans ce lieu, le Sergent fit une autre constatation désolante - il se trouvait incapable de lire cette langue ! Non qu'il fût complètement analphabète, au prix d'un effort considérable, à la manière d'une personne affligée d'une vision gravement déficiente, il parvenait à rendre les caractères compréhensibles, mais cette entreprise s'accompagnait d'une migraine si intense qu'il ne pouvait l'endurer guère plus de dix minutes. Comme si l’ensemble des présents reçus de l'univers pour l’aider dans son installation se limitait à la connaissance de la langue à l’oral.
***
Dans ses explorations, Polack n'oublia pas les extérieurs. Il parcourut la cour et le jardin enneigé, sans attrait en cette saison. Il visita l'orangerie, plus prometteuse, puis les dépendances : granges, celliers, garages et écuries. C'est justement dans ces dernières qu'il trouva une source d'information bien plus accessible et complète : un jeune apprenti palefrenier.
Il s'appelait Joseph, mais préférait qu'on le nomme Jo, un garçon d'une quinzaine d'années selon ses estimations, car lui-même ignorait son âge exact. Orphelin, il avait été placé chez le bon maître Runs par l'administration d'un orphelinat de la région.
Sa chevelure rousse flamboyante encadrait un visage parsemé de taches de rousseur. Ses yeux, d'un vert noisette, reflétaient une candeur touchante que venait compléter un sourire désarmant. Ce sourire lui avait souvent servi à se sortir de situations délicates, notamment lorsque sa langue trop bien pendue lui attirait des ennuis.
Car ce que Jo chérissait par-dessus tout, c'était parler. Il pouvait discourir pendant des heures sur tout et rien, passant d'un sujet à l'autre avec une aisance déconcertante.
Selon l'adage populaire "un bavard c'est une aubaine pour un espion", donc, il trouva en la personne de Polack un auditeur particulièrement attentif. Ce dernier, contrairement à tous les autres qui finissaient invariablement par fuir ce flot incessant de paroles, l'écoutait avec un intérêt manifeste, tout en orientant habilement l'échange par des interrogations avisées et en mémorisant méticuleusement les renseignements obtenus.
***
Pourtant, la première rencontre avec Jo ne laissait présager rien de bon, et Polack doutait fortement de pouvoir en tirer quoi que ce soit d'utile.
Un jour où, pendant ses promenades, il s'approcha d'un solide bâtiment ressemblant aux écuries de son monde natal, le sergent fut accueilli par un hurlement. Un gamin se précipita à ses pieds, s'accrochant fermement à ses genoux pour entraver sa progression :
– Mon bon seigneur ! Pitiéééée ! Ne le tueeeez pas ! Fouegoooo est un bon cheval, vous êtes tombé tout seul !
Polack, non sans effort, dégagea les bras de l'énergumène et le souleva par le col. Il constata immédiatement qu'il ne s'agissait nullement d'un enfant, mais plutôt d'un adolescent dont les yeux pétillaient de malice et ne trahissaient aucune trace de larmes ou d'appréhension.
— Je ne vais tuer personne, quelle idée saugrenue ! Et d’abord, qui es-tu, toi ?
— Mais Jo, euh, Joseph ! Vous ne me reconnaissez pas, mon bon seigneur ?
Le garnement contempla Polack durant une seconde puis déversa sur lui un déluge de paroles :
– Ah, mais oui ! Anselme m'a dit, qu'il a entendu de cette mijaurée de Sélène, qui elle-même le tient de Jost le cuisiner, qui le sait de Annette la femme de chambre, qui...
– Stop ! Stop ! Stop !, s'exclama Polack, pris de vertige face à cette ronde de noms.
– Vous êtes un anésique, quelle horrible horreur ! conclut Jo.
– Amnésique, rectifia automatiquement sergent.
– C'est bien ce que j'ai dit, anésique ! Vous ne vous souvenez plus de rien, pas même de votre petite et tendre Étoile, alors que vous l'avez amenée avec vous de la CAPITALE.
Il prononça capitale en majuscules avec respect et admiration, puis poursuivit son déballage :
– Elle s'ennuie, elle est triste, elle ne comprend pas... Vous voulez la voir ? Elle sera tellement heureuse, même si vous arrivez les mains vides, elle...
Polack, qui avait quelque peu perdu le fil, hocha la tête. Il espérait ainsi faire enfin taire son interlocuteur. Ce dernier, au comble de la joie, se dirigea aussitôt vers les écuries sans s'arrêter de parler pour autant, se retournant régulièrement pour vérifier qu'il était bien suivi.
Ils pénétrèrent dans les stalles, Polack plissa les yeux pour s'accommoder à la lumière très tamisée des lieux et alors il la vit ! Il la vit, Elle ! Une seule pensée résonnait comme une cloche dans son esprit : « C'est donc cela les chevaux de ce monde de dingues, si ce monstre est ma petite et tendre Étoile, alors, je me demande bien à quoi ressemble Fouego. Non, ce cher Clotaire n'était pas stupide, il était tout bonnement cinglé de monter dessus ! ».
En effet, se dressait devant lui une créature surréaliste et cauchemardesque, haute de deux mètres à l'encolure, qui n'avait de cheval, hormis le nom, que quatre membres, la teinte alezane de sa robe et une marque blanche en forme d'étoile sur le front. Des yeux jaunes aux pupilles verticales ornaient une gueule reptilienne, pourvue d'un arsenal impressionnant de dents acérées qui paraissaient aussi tranchantes que des lames. L'aspect entier de cette aberration évoquait davantage un dinosaure qu'un équidé, d'autant plus que l'épiderme de l'ensemble du corps, y compris la tête, semblait cuirassé.
Étoile darda sur le sergent un regard qui lui parut empreint de reproche, renifla doucement, émit un son s'apparentant davantage à un ronronnement qu'à un hennissement, puis expira bruyamment avant de poser sa tête massive sur l'épaule de son maître tétanisé.
– Gratouillez-la derrière l'oreille, suggéra Jo, que Polack oublia totalement, absorbé dans la contemplation de sa petite Étoile. Elle adore ça, ça la consolera un peu de ne pas avoir reçu de friandises.
Polack, comme dans un rêve, tendit la main et gratta délicatement ce qui semblait être une oreille, puis chuchota :
– Pardon ma belle, la prochaine fois je t'apporterai une pomme...
Et il entendit le rire joyeux de Jo :
– Vous êtes un vrai anésique ! Regardez ses dents, elle ne bouffe que de la viandasse ! Unquiquement de la viandasse !
– Uniquement, corrigea machinalement Polack
– C’est bien ce que j’ai dit : Unquiquement !
***
Polack revint donc le lendemain, muni de steaks parfaitement tendres qu'il présenta d'abord à son Étoile, puis à Fouego, qui se révéla être encore plus impressionnant que cette dernière. Noir comme l’enfer, il la dépassait d'au moins cinquante centimètres au garrot, avait des yeux rouges où brillaient l'intelligence et une certaine moquerie narquoise.
Pour une raison inexpliquée, cette créature plut immédiatement au mercenaire, même si ce colosse, pour le remercier, tenta de lui arracher les doigts en même temps que la tranche de viande qui lui était offerte. Il reçut en échange un coup de poing sur le museau, un murmure courroucé « Essaie un peu pour voir ! », et la paix fut ainsi scellée.
Polack se rendit fréquemment aux écuries, deux à trois fois par jour, non seulement pour voir les chevaux mais également pour discuter avec Jo. Ce dernier, entre ses bavardages anodins, tout en travaillant, lui fournissait des informations précieuses. En écartant les futilités qui émaillaient le discours du petit lad, le sergent parvint à en extraire ces renseignements :
…Die désignait le dernier fils, le benjamin, mais Jo refusa catégoriquement d'en révéler davantage, invoquant son ignorance.
…Clotaire poursuivait ses études à la faculté d'ingénieurs de l'Académie militaire. Il était en troisième année et il lui en restait encore au moins deux.
« Vous allez faire des dirigeables ! » s'exclama Jo avec admiration. Cette affirmation provoqua un frisson d'effroi chez Polack : « Je suis peut-être injuste, mais, monter dans une machine volante conçue par cet écervelé ? Jamais ! Il existe des façons bien plus simples et agréables de se suicider ! »
Il découvrit également que l'Académie se situait dans la capitale au nom floral de Gardenia, qui se trouvait séparée du domaine des Runs par une distance considérable — « dix heures de Vapeur au moins ! » comme l'affirma Jo avec une crainte révérencieuse face à un tel nombre de kilomètres.
Lorsque Polack évoqua la possibilité de s'y rendre à cheval, Jo écarquilla les yeux et entreprit un exposé détaillé sur les périls qui guettaient les voyageurs téméraires : les forêts impénétrables, les montagnes insurmontables, les bêtes féroces, les précipices et les malfaiteurs. Ces derniers n'hésitaient pas à assaillir les caravanes marchandes, même celles qui étaient bien pourvues en gardes. Jo alla jusqu'à mimer l'affrontement sanglant entre négociants et brigands avec force gesticulations et expressions théâtrales.
Nullement impressionné par cette démonstration, Polack en retint néanmoins l'information que tous les habitants ne se déplaçaient pas exclusivement par Dirigeable ou Vapeur (le train, comme il le supposait) ; il existait la possibilité alternative de se joindre à une caravane. L'utilité de cette information lui échappait encore, mais son intuition lui suggérait qu'elle revêtait une certaine importance.
***
Polack, plongé dans ses pensées, revenait des écuries. Il s'efforçait de systématiser les données et ne prêtait guère attention à son environnement. Une telle négligence constituait pour un mercenaire le luxe pouvant se révéler fatal. Les années passées sur les champs de bataille auraient dû lui inculquer une vigilance perpétuelle, pourtant, ce jour-là, son esprit vagabondait ailleurs.
À quelques pas seulement de la porte de sa chambre, il ressentit une traction sur son bras, puis une brusque poussée qui le déséquilibra. En l'espace de quelques secondes, bien avant de pouvoir réagir, il se retrouva confiné dans une alcôve, dont l'issue était obstruée par nul autre que son cher cousin Félix. Ce dernier le maintenait fermement contre le mur de pierre, tout en lui couvrant la bouche d'une main.
– Mon petit Die..., chuchota l'agresseur, enfin je te tiens ! Tu as été si insaisissable ces derniers temps, je te cherchais dans la bibliothèque, tu étais à l'orangerie, j'allais à l'orangerie, tu venais de partir pour les jardins, je courais aux jardins, tu disparaissais vers les écuries... Pourtant Solstice est dans trois jours, il nous reste si peu de temps...
Polack repoussa difficilement la main qui lui fermait la bouche et siffla rageusement, mais d'instinct à voix basse :
– Je vais où je veux, mon petit Dir. Solstice et Die, quel rapport... ?
– Tu ne te rappelles pas ? Mais c'est vrai tu es notre petit amnésique...
Amnésique, Félix le prononça en étirant chaque syllabe avec un air de mépris manifeste et goguenard, bien loin de Anésique compatissant de Jo.
– Alors, je vais éclairer ta lanterne ! Si ce n'est pas un petit jeu de ta part, ce sera encore plus amusant, continua Félix en plissant méchamment les yeux et en serrant Polack un peu plus fermement, bloquant tout mouvement. – Depuis cent ans, dans les familles des nobles Dirs, il naît dix fois moins de filles que de garçons, et celles qui viennent au monde sont « distribuées » dès la naissance - au prix de terribles luttes secrètes. Il est donc devenu coutume de donner en mariage le benjamin, le Die, au lieu d'une fille. À un Dir, un homme, je précise, pour que tu comprennes bien quelle est ta place. Cela permet de créer des alliances, fusionner les fortunes et obtenir divers avantages politiques, tout comme avec les mariages des filles... Surtout, pas de morcellement des domaines : un Die donné en mariage n'a droit qu'à une dot. Astucieux n'est-ce pas ?
– Et les enfants…? parvint à articuler Polack, la gorge soudain sèche et serrée comme si elle s'était réduite à la taille d'une tête d'épingle.
Felix souleva les épaules avec indifférence, ce geste traduisant son désintérêt manifeste :
– Les filles du peuple sont là pour cela : elles deviennent mères porteuses, concubines ou maîtresses. Quelle importance après tout, chez les ploucs, elles naissent toujours en nombre, voire davantage. Est-ce vraiment tout ce qui t'inquiète, mon Petit Die ?
Félix écarquilla les yeux avant d'ajouter :
– Et le fait que dans trois jours, au Solstice, ton fiancé, un barbare du nord, viendra te chercher pour t'emmener dans son repaire, cela ne te fait rien ? Allons, c'est notre dernière chance...
Félix se pressa davantage contre son interlocuteur médusé et se frotta de manière équivoque et grivoise contre lui. Cette attitude licencieuse tira Polack de sa stupeur ; il esquissa un sourire, battit des cils et se détendit entre les mains de son agresseur qui, par réflexe, relâcha légèrement son emprise. Dès que le jeune homme perçut une certaine liberté dans ses mouvements, il eut recours au « dernier argument de la jeune fille », un coup de genou bien placé.
Sans laisser à Félix, qui s'effondra en gémissant sur le sol, le temps de se ressaisir, il s'enfuit pour se réfugier dans sa chambre.
***
Polack se réfugia dans sa chambre et s'effondra sur un fauteuil, le cœur battant à tout rompre :
- Merde ! Non, Bordel de Merde ! Non, Bordel de Merde de Bon Dieu et de tous ses Saints ! souffla-t-il.
« Félix, quelle ordure lubrique ! Et le très cher Tonton, il n'avait pas à chercher bien loin le moyen de déposséder Clotaire de son héritage... » Ces pensées martelaient son esprit.
Polack bondit de son siège, animé par l'intention d’aller immédiatement régler les comptes, puis inspira profondément à plusieurs reprises pour retrouver sa contenance. Il se rassit et reprit avec plus de calme le fil de ses réflexions.
« Les Dirs, ces dégénérés, victimes de consanguinité, rappellent certaines familles royales de mon ancien monde. La génétique suit les mêmes règles partout... Ici, la nature s'est montrée même plus clémente qu'ailleurs, uniquement obligeant ses enfants stupides à chercher des génitrices hors de leur cercle restreint. Je parie même que la situation est en train de se redresser... Mais, pour l'instant cela ne me fait ni chaud, ni froid, car cela ne change rien pour moi ! Mon adorable cousin, mon très prévoyant tonton, vous croyez m'avoir eu ?! Alors, tenez-vous bien ! Que direz-vous d'une surprise…? »
Le visage de Polack se contracta en une grimace à la fois rageuse et matoise, une expression tout à fait inhabituelle sur la face naïve de Clotaire. Il se leva et commença les préparatifs tout en chantonnant un vieux twist de son monde perdu :
Fiche le camp Jack
Et ne reviens plus jamais
Jamais, jamais, jamais
Fiche le camp Jack
Et ne reviens plus jamais…(1)
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Notes
- Fich’le camp Jack - Titre et, à la fin de ce chapitre, les paroles de twist interprété en 1961 par Richard Anthony.
- L’animal évoqué par Polack est Félix le chat - un personnage de dessin animé américain de la période des films muets, créé par Pat Sullivan et Otto Messmer.
- Tu me fends le cœur ! - célèbre réplique tirée de la scène de la partie de cartes dans le film de Marcel Pagnol Marius (1931)