LE MERCENAIRE
Polack se leva et commença ses préparatifs en sifflotant un air d’un vieux twist issu de son monde à jamais perdu. L'adrénaline parcourait ses veines après avoir remporté l'affrontement contre son cousin, avec ce qu'il pensait être un score d'un à zéro.
Il jeta dans le sac de voyage en cuir, découvert au fond du dressing, des vêtements sans distinguer l'utile du superflu, en y ajoutant une bourse contenant, à sa grande surprise, non pas des pièces de monnaie mais des billes de tailles, matières et couleurs variées. Cette découverte, qui paraissait sortir de son enfance, lui fit soudainement reprendre ses esprits.
Il observa, stupéfait, le capharnaüm dans lequel ses efforts avaient plongé le vestiaire, puis examina le contenu de son sac où des habits d'hiver froissés côtoyaient des sandales d'été, et des tenues d'apparat voisinaient avec des chemises de nuit. « Mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? », murmura-t-il, « Ma parole, j'ai été mordu par Clotaire pour me comporter aussi stupidement ! »
Polack défit son bagage, réarrangea au mieux ses vêtements et s'installa près de la fenêtre pour réfléchir. Sa première intention de prendre la poudre d’escampette n'était finalement pas si mauvaise en soi, mais pas dans l’empressement, ni la panique. Il disposait de trois jours pour concevoir et exécuter un plan d'action - délai court mais suffisant. Il devait cette chance à Félix qui, sans le vouloir, lui avait rendu un fier service en l'alertant des intentions adorables de sa charmante famille. Comme le dit si bien l'adage : un homme averti en vaut deux.
Polack dans sa vie antérieure s'était toujours distingué par son aptitude remarquable à la planification stratégique, fruit de ses années d'expérience où l'improvisation pouvait parfois signifier la mort.
La démarche initiale consistait à définir un objectif clair et précis. Que désirait-il véritablement, au fond de lui-même ? Disparaître pour toujours dans les vastes étendues de cette terre d'accueil, en laissant tous les biens du pauvre Clotaire à son oncle avide et son cousin lubrique ? Un château entier, les terres alentour, les fermes et même une petite ville - pratiquement un petit duché ? Ne serait-ce pas là un « cochon » un peu trop gras pour ces deux-là ?
Cette option était pourtant tout à fait réalisable et séduisante par sa simplicité : un sac sur l'épaule avec juste l'essentiel, quelques bijoux choisis avec soin en poche pour assurer ses premiers besoins, passer discrètement le portail à la faveur de la nuit et disparaître dans la nature, comme il savait si bien le faire.
C'était une solution aisée, pusillanime et fondamentalement indigne d'un vrai homme. Elle ferait certainement le bonheur de tous « ces merdeux » auxquels il avait juré de « montrer ce que valent les gars de la Légion ».
Néanmoins, un délai lui était aussi indispensable que l'air. Il lui fallait du temps pour s'acclimater aux subtilités de ce monde étrange et déroutant, voire pour trouver de l'aide.
Il avait pris sa décision : partir. Non pas comme un voleur surpris en pleine nuit par les propriétaires pendant qu'il vidait les placards de la cuisine. Il organiserait plutôt une retraite stratégique et méthodique, à la façon militaire - un repli tactique avant de contre-attaquer. Il se mettrait à l'abri pendant quelque temps, chercherait conseil auprès d'un homme de loi – il devait bien en avoir dans ce monde – et pourrait même rejoindre son alma mater. Mais surtout, il tenterait d'établir un dialogue en terrain neutre avec ce Barbare du Nord, qu'on lui destinait pour époux.
Il agirait de façon complètement contraire à celle qu'on attendrait de ce mollasson Die. Tandis que, comme Polack le croyait, Clotaire se serait encombré de toutes ses parures et de nombreux bagages, Sergent n'emporterait que l'essentiel.
Là où Clotaire aurait choisi le train ou le dirigeable, finançant son voyage en vendant la petite Étoile, et se ferait, d’ailleurs, proprement cueillir à l'arrivée à destination, Polack, lui, partirait à cheval. Il le vendrait, également et à contrecœur, non pour acheter un billet, mais pour brouiller les pistes, car Étoile était trop reconnaissable. Il marcherait ensuite un moment seul, avant, soit de rejoindre une caravane, soit d'acquérir un animal plus discret pour poursuivre le voyage en solo.
Son départ aurait lieu dès le lendemain, en plein jour, il sortirait sous prétexte d'emmener sa petite Étoile qui, selon l'expression de Jo, s'étiolait sans exercices, en promenade jusqu’à la ville voisine. Pour ne pas éveiller la méfiance, il se contenterait d'emporter un simple panier dans lequel, dissimulés sous des friandises destinées à son cheval, il placerait quelques vêtements les plus discrets et passe-partout de sa garde-robe. Il emporterait également une bourse contenant de la monnaie locale, si Clotaire en disposait, ou à défaut, quelques-uns de ces bijoux en or qui traînaient en abondance dans toute la chambre et ornaient richement ses tenues.
Polack se tourna résolument vers la penderie, déterminé à entreprendre la sélection des vêtements qu'il emporterait.
Une chaleur intense envahit soudain sa poitrine, comme un petit soleil s'allumant au plus profond de lui. Cette sensation, plutôt agréable, se répandit vite dans tout son corps. Il connaissait bien ce ressenti, l'ayant vécu plusieurs fois dans sa vie passée, mais de façon plus subtile. Chaque fois, cela s'accompagnait d'un message plus ou moins clair que l'univers lui envoyait. La dernière fois, qu’il avait eu cette intuition remontait au jour tragique de l'accident de voiture qui avait emporté toute sa famille, comme si le monde lui hurlait « Non ». Il était resté à la maison mais, n'ayant pas assez cru en son pressentiment, il n'avait pas su convaincre ses proches. Comme il le regrettait ! Et pour le punir, ces prémonitions avaient disparu, pour revenir aujourd'hui, dans ce monde étrange, dans ce corps étranger.
Il chancela sous l'afflux des souvenirs, ferma les yeux, et vit sur ses paupières closes se dessiner les mots dans sa langue maternelle : Je pars demain. « Je » était coloré en blanc neutre, « pars » clignotait en vert et « demain » s'affichait en lettres dégoulinantes de sang et se parait de crocs acérés. Des images fugaces et désordonnées, telles des éclairs, traversèrent son esprit — montagne, froid, neige et le sang maculant les congères.
Jamais Polack n'avait reçu de prémonition aussi claire – partir oui, mais certainement pas demain ! Il lui sembla entendre au loin, à la frontière de l'audible : « Tu es le dernier de notre lignée, la lignée des Vedouns, des ceux qui savent. »
Il se couvrit de sueur froide, le désastre était si proche ! Devait-il s'en aller sur-le-champ ? Les mots « Tout de suite » remplacèrent devant sa vision intérieure le sinistre « Demain ». L'inscription vacilla comme indécise, passant de blanc au jaune, puis à l’orange suivie du rouge, pour finalement adopter une teinte noire et glaciale de la mort. Non, cette option n'était pas des meilleures non plus. « Après-demain ? », pensa-t-il sans grand espoir et, ô prodige, toute l'inscription scintilla, tel une émeraude : Oui ! Oui ! Oui !
« Alors, c'est pour après-demain, juste un jour avant le Solstice, cela me semble un peu court, mais j'étais averti on ne peut plus clairement... », songea Polack. Sa résolution était arrêtée, pourtant la chaleur qui embrasait sa poitrine ne diminua nullement d’intensité. Il se sentit attiré vers la porte, comme si une force extérieure guidait ses mouvements. En franchissant le seuil, il se retrouva face à face avec Onésime, qui venait manifestement à sa rencontre. Ils s'exclamèrent presque à l'unisson :
— Mon oncle...
— Mon neveu...
Polack inspira profondément, comme s'il s'apprêtait à plonger, puis prit la parole en premier. Ses lèvres semblaient s'animer toutes seules et les mots jaillissaient comme indépendamment de sa volonté.
— Mon oncle, je vous présente toutes mes excuses pour ma conduite grossière de l'autre jour...
Onésime sembla étonnamment content :
— Tu es tout excusé, mon neveu, je venais justement vers toi pour te l'annoncer. À la veille du Solstice, qui est une fête sacrée, toute offense doit être pardonnée et la famille rassemblée, comme nous l'ordonnent les Dieux des Cimes. Je t'invite donc à te joindre à nous demain matin pour le repas...
— Je vous remercie, mon oncle ! prononça Polack, ressentant avec satisfaction le feu qui le consumait intérieurement, s'apaiser progressivement avant de s'éteindre tout à fait, lui laissant la conviction que tout se passait pour le mieux.
***
Le lendemain matin, Polack se présenta dans la salle à manger à l'heure convenue, les yeux baissés, l'air contrit et vêtu de la façon la plus cloteressque possible. Il arborait une tenue qu'il avait sélectionnée avec une minutie particulière : une chemise azur agrémentée d'un jabot de dentelle d'une nuance plus claire, une veste en cuir turquoise rehaussée de multiples broches et chaînes en or, un pantalon bleu roi mi-long orné au niveau des genoux de somptueux rubans de soie. Lorsqu'il s'aperçut ainsi paré dans le miroir, il ne put que murmurer avec un certain dégoût teinté d'amusement : « Putain d'ange bleu ». Néanmoins, pour dissiper les éventuels soupçons ou doutes de son entourage, cette apparence était parfaite.
Il prit place aux côtés de Félix qui, grâce au Ciel, maintenait ses mains bien en évidence sur la table et à distance respectable de son voisin. « Le dernier argument de la jeune fille » avait incontestablement exercé un effet bénéfique sur sa conduite. Polack connaissait bien ce genre d'individus, qui s'en prenaient facilement aux personnes faibles et vulnérables, mais fuyaient, la queue entre les jambes, dès qu'ils rencontraient une résistance déterminée.
Le repas se déroula dans une atmosphère paisible et empreinte de civilité, les convives s'entretenant de sujets sans importance. Toutefois, vers la fin du petit-déjeuner, Maître Onésime attira l'attention sur lui en tapotant délicatement son verre avant de prendre la parole :
— Comme vous le savez tous, nous célébrerons dans deux jours la fête du Solstice. Revoyons ensemble les préparatifs afin que cette journée sacrée se déroule dans les meilleures conditions. Demain après-midi, l'ensemble de notre famille se consacrera au nettoyage de la chapelle des Dieux des Cimes. Je tiens à souligner ce point : uniquement la famille ! Évitons de reproduire l'incident de l'année dernière où une personne présente à cette table — que je ne nommerai pas — avait jugé opportun de se faire remplacer par le majordome ! Aucun membre du personnel ne devra intervenir, cela concerne tout particulièrement le nettoyage de l’arche destinée à accueillir le Feu sacré du Nouveau Monde. Auparavant, dans la matinée, Clotaire, en tant que benjamin de notre famille, se rendra dans le bois des Vernines pour collecter les branchages qui alimenteront ce Feu. Clotaire accomplira cette tâche personnellement, sans la déléguer à quiconque, comme il a parfois tendance à le faire.
Polack écoutait avec joie et émerveillement — voilà l'occasion annoncée par sa prémonition ! Il sourit et dit en inclinant la tête, sur un ton respectueux :
— Bien sûr, mon oncle, j'irai moi-même. J'en profiterai pour faire courir un peu Étoile, elle manque d'exercice ces derniers temps. Par contre, je risque d'arriver trop tard pour aider au nettoyage...
— Toujours, le même, notre Clotaire, il ferait tout pour ne pas salir ses blanches mains, soupira Onésime, puis rajouta avec bonhomie. Soit, je te dispense du rangement de la chapelle. Tu peux prendre ta journée, galoper à cheval, t'aérer, mais n'oublie pas le but de cette sortie. Je dirai au palefrenier de préparer ta monture pour le lever du soleil demain et je demanderai même aux cuisiniers un panier de pique-nique pour toi. Vous, les jeunes, vous avez perpétuellement faim...
— Oui, mais n'oublions pas le caractère sacré des jours qui approchent ! psalmodia presque Mass Nicéphore. Perpétuellement faim ou non, nous jeûnerons tous dès demain soir jusqu'à l'allumage du Feu, pour honorer les dieux et commémorer le sacrifice de nos ancêtres ! Comme le relate notre chronique sacrée...
— Mass Nicéphore, avec tout mon respect, vous n'allez pas recommencer, gémit Félix, nous connaissons tous cette histoire par cœur...
— Moi, ça m'intéresse, intervint Polack. Depuis ma chute de cheval, j'ai des trous de mémoire et je ne m'en souviens plus. J'écouterai avec plaisir.
— Ce récit nous sera profitable à tous, et raconter cette légende s'inscrit parfaitement dans l'esprit du Solstice, déclara Mistresse Adéline, sortant, à la grande surprise de l'assemblée, de son mutisme habituel.
Mass Nicéphore prit un air solennel et scanda :
— Les hommes étaient déraisonnables, et par leur faute notre vieux monde agonisait sous un soleil implacable qui anéantissait les cultures. Les animaux, frappés de stérilité, ne se reproduisaient plus. L'atmosphère elle-même était devenue toxique. Affaiblis, nous succombions aux maladies qui nous consumaient lentement. Les naissances se raréfiaient dans cet univers de souffrance, et les rares nouveau-nés ne survivaient guère au-delà de leur première année.
Face à cette apocalypse, la foi des hommes s'éteignit progressivement. Tous abandonnèrent leurs croyances, à l'exception des habitants d'un modeste village montagnard niché aux abords du domaine sacré des Dieux des Cimes. Ces villageois, dépourvus de richesses matérielles mais dotés d'une spiritualité inébranlable, persévéraient dans leurs prières. Leur dévotion demeurait intacte malgré les tribulations qui s'abattaient sur eux.
Les divinités des hauteurs, touchées par cette piété extraordinaire, posèrent enfin leurs regards incandescents sur cette communauté. Émus par tant de ferveur au milieu du chaos, ils décidèrent d'intervenir en faveur de ces fidèles. Sous leur guidance divine, les villageois entreprirent la construction d'un vaisseau — non point maritime, mais stellaire. Une œuvre sans précédent, que nul n'avait contemplée auparavant et que nul ne contemplera dans les temps à venir. Puis, dans un geste de miséricorde cosmique, les Dieux des Cimes guidèrent leurs fidèles disciples vers les profondeurs de l'espace, en quête d'une planète hospitalière qui deviendrait leur nouveau foyer.
« Une sorte d'arche de Noé, les animaux en moins. En d'autres termes, ils ont dévasté leur planète, que ce soit par les conflits armés ou par la surconsommation. Néanmoins, une minorité privilégiée s'est expatriée à la recherche d'un nouveau monde à souiller. », constata silencieusement Polack.
— Le Grand Exode perdura durant des années, des décennies, des siècles, et même les plus fervents commencèrent à douter. Ils n'étaient plus aussi assidus dans leurs prières, ni aussi respectueux envers les dieux. Il se trouva même un téméraire qui osa adresser des reproches aux Divinités. Alors les dieux, emplis de courroux, abandonnèrent leurs enfants sur une planète peu hospitalière, au milieu d'une vaste plaine gelée. Ils firent connaître leur volonté d'une voix puissante qui résonna encore longtemps dans les âmes: « Ceci est votre demeure, prenez-en soin, vous n'en aurez point d'autre. »
« En gros, vous n'êtes pas contents, alors démerdez-vous. On s'en lave les mains ! », pensa Polack avec une ironie joyeuse et impertinente.
— Alors, poursuivit Mass Nicéphore, nous avons enduré le froid mordant et la faim dévorante. Pour nous réchauffer, nous avons consumé jusqu'au dernier morceau de bois des environs, et nous avons épuisé toutes nos provisions. La mort semblait inévitable.
Mais le plus jeune d'entre nous, un adolescent, presque un enfant, prit la parole avec une lueur d'espoir dans les yeux : « Gardez courage, j'ai imploré les dieux des Cimes qui ont été touchés par notre détresse. En ce moment sacré du Solstice d'hiver, ils m'ont commandé de marcher aussi loin que mes jambes me porteraient, en suivant uniquement les élans de mon cœur, et là-bas, je découvrirais le salut pour notre communauté entière. »
Il marcha sans relâche pendant un jour et une nuit complète. Et précisément à l'instant du Solstice, il découvrit une forêt prodigieuse regorgeant de baies et d'animaux pour nous sustenter, de branchages pour alimenter nos feux et de solides rondins pour édifier nos demeures.
Depuis ce jour miraculeux, nous n'avons plus jamais connu ni le froid, ni la faim, et nous exprimons notre gratitude aux dieux des Cimes chaque jour qui passe ! Et plus particulièrement durant le Solstice d'hiver, lorsque nous prions avec ferveur, remercions les divinités et honorons la mémoire de nos ancêtres à travers des rituels venus depuis cette nuit des temps.
Mass Nicéphore se tut et le silence révérencieux régna dans la pièce.