LE MERCENAIRE

Chapitre 14 : Chef Elvis

2839 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/09/2025 10:55

Polack, sidéré par l'absurdité de la situation et le nom du dirigeable qui résonnait avec les réflexions qui l'avaient assailli face au carrefour souterrain, s'écroula dans la neige, secoué d'un rire hystérique. Il riait aux éclats, jusqu'à en pleurer et hoqueter, tandis que Victorin le regardait avec pitié. Ce dernier lui tendit la main pour l'aider à se relever et déclara : 

— Allons, allons, jeune homme ! Vous êtes sous le choc, mais malheureusement les Mass guérisseurs s'occupent des blessés graves et ne pourront vous examiner que bien plus tard. Faites un petit effort, rendez-vous au Barbare et tâchez de vous calmer...

— Et nos chevaux ? articula péniblement Polack entre deux éclats de rire et deux hoquets.

— Mes hommes les mettront dans la soute, ne vous en faites pas. Il y fait un peu froid, mais les chevaux sont des créatures robustes.


Polack perçut le mouvement du petit Kamelio sous sa veste, puis reçut une image mentale fugitive transmise par celui-ci : Kamelio dévorant une créature répugnante, pourvue de pattes velues et d'une queue fine. Il ressentit alors la faim dévorante de ce petit être, une sensation viscérale qui lui noua l'estomac. L'impression était si intense qu'elle éclipsa momentanément toute autre émotion et fit immédiatement retrouver le calme au Sergent, qui questionna bien plus posément : 

— Mes compagnons ? 

Il se retourna pour tenter d'apercevoir Joseph et le vieux Gor et il repéra instantanément l'un d'eux. Jo se tenait à proximité immédiate, maintenant fermement les chevaux par la bride tout en conversant avec l'un des sauveteurs. À en juger par l'expression obstinée de son visage, il refusait catégoriquement de confier leurs  montures à ce dernier.  Quant à Gor, il semblait s'être volatilisé. On ne l'apercevait ni auprès des sauveteurs, ni près des chevaux, ni aux abords du dirigeable.


« Rien d'étonnant, cette vieille crapule ayant eu vent des autres rescapés a préféré, comme le dirait Jo, prendre la poudre d'esclampette !» se dit Polack en esquissant un sourire, mais celui-ci s'évanouit promptement lorsqu'il constata que ladite poudre n'était pas la seule chose qu'avait prise son quasi-compatriote. L'une des sacoches attachées à la selle de Fouego manquait à l'appel, et Polack ne pouvait que souhaiter ardemment qu'il ne s'agisse pas de celle contenant la précieuse bourse de billes.

« On se reverra, vieil escroc ! » chuchota Polack en se dirigeant vers le Barbare du Nord, laissant à Jo le soin de régler seul la question des chevaux.


***


Le voyage vers Gardenia, fait étonnant, se déroula sans incident : ni météorite errant, ni éclair d'orage, rien, une tranquillité absolue. 

Polack prit son repas, donna discrètement à manger à Kamelio, puis s'endormit profondément, bercé par le bavardage continu de Jo qui s'émerveillait de la vitesse du dirigeable et des magnifiques paysages visibles par les hublots, tout en se plaignant du mauvais aménagement pour les montures, du voleur Gor, des sauveteurs incompétents et du manque scandaleux d'attention des guérisseurs envers son jeune maître.


Le Sergent émergea de sa torpeur à l'arrivée. Le dirigeable était solidement amarré et presque tous ses compagnons de voyage avaient déjà quitté l'habitacle. Polack s'étira, récupéra ses modestes bagages et, en joyeuse compagnie de Jo, descendit la passerelle. 

À l'extérieur, il fut accueilli par le crépuscule, le froid et, bien entendu, les chevaux : Étoile, stoïque, et Fouego, manifestement mécontent et récriminateur. Toute son attitude semblait clamer : « Combien de temps faudrait-il t'attendre ? ! »


***


Deux heures plus tard, après avoir traversé la capitale, périple dont il ne conserva que de vagues souvenirs en raison de son épuisement et de sa somnolence tenace, Polack se retrouva dans le bureau du Commandant, Directeur de l'académie militaire. 

Il se tenait désormais dans un garde-à-vous impeccable, vestige de sa carrière militaire passée, contemplant le commandant avec une déférence hébétée, l'expression qui, selon son expérience, était la plus appropriée face aux personnes de grade supérieur et investies d'autorité.


Le Commandant, Chef Elvis, comme l'indiquait la petite plaque sur la porte de son bureau - « Hi-Hi, j'espère que son deuxième nom n'est pas Presley ! », se manifesta à nouveau la voix intérieure de Polack,- était un quinquagénaire robuste, brun, au visage taillé à la serpe, illuminé par de petits yeux froids et perspicaces. Les yeux qu'il dardait sans aménité sur Polack semblaient le disséquer tel un spécimen à la fois intrigant et répugnant.


— Repos, Cadet Runs ! Ne cherchez pas à m'impressionner avec votre attitude réglementaire et votre expression ahurie. Je sais pertinemment que tout cela n'est que façade ! 


Polack se détendit, prit la position réglementaire de repos et, incertain de l'attitude à adopter face à cet individu, continua de dévorer le Commandant du regard empreint de la déférence et du respect qu'un soldat témoigne à un général.


Chef Elvis soupira :

— Cadet Runs, Maître Onésime, votre tuteur, m'a contacté par magigraphe il y a une semaine. Il s'inquiète de votre disparition survenue la veille du Solstice, en compagnie d'un jeune lad. Sachant que vous avez perdu partiellement la mémoire suite à une chute de cheval, il a pensé que vous auriez pu vous présenter prématurément à l'Académie, confondant les dates de rentrée. Je lui ai naturellement confirmé que ce n'était pas le cas. Il m'a demandé alors de le tenir informé si j'obtenais la moindre nouvelle de vous...


Polack perçut clairement l'accentuation du Commandant sur le mot nouvelle, et s'avança avec précaution : 

— Mais les Nouvelles, vous ne les avez pas reçues. Moi, je suis bien présent, mais pas les nouvelles me concernant...

— Poursuivez, Cadet...

— Donc vous n'êtes pas tenus, stricto sensu, d'informer mon tuteur. Et vous éviterez de le faire à condition... 


Le Commandant Elvis le considéra avec l'expression d'un instituteur observant un cancre qui venait enfin de formuler une pensée intéressante et déclara :

Stricto sensu ! Votre vocabulaire s'est remarquablement enrichi, comme si cette chute de cheval vous avait été profitable.

— Malheureusement, cette chute, en plus d'enrichir mon vocabulaire, soit dit en passant, grâce aux efforts fournis ces derniers jours, m'a privé d'une part importante de mes souvenirs. Au début, je ne reconnaissais même pas ma famille. Je recommence ma vie à zéro tout en ayant perdu toutes mes connaissances antérieures. Je ne me rappelle rien de ce que j'ai étudié ici.


Le Chef Elvis s'empourpra soudainement, visiblement submergé par une vive émotion, et hurla : 

— Vous n'avez rien étudié ! Absolument rien ! Vous avez passé votre temps à vous enivrer, faire la fête et à tourner du cul devant vos camarades. Un blanc-bec, un freluquet irresponsable ! Donc, si vous ne souhaitez pas que j'alerte votre famille, poursuivit-il en se calmant brusquement, et je vois bien que vous ne le voulez pas pour des raisons qui ne me concernent pas actuellement, j'exige que vous retrouviez l'attention et la persévérance dont vous faisiez preuve au début de votre formation. Je ne tolérerai plus aucune plainte à votre sujet. Jamais, pas une seule. À la première réclamation de vos professeurs…


« Ah ! Donc au début, tu avais fait preuve d'assiduité, Clotaire. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'attitude ? Intéressant, très intéressant ! », se dit Polack en notant mentalement de s'en occuper plus tard, car il avait le sentiment que c'était important.


— À vos ordres ! répondit Polack en se mettant au garde-à-vous, puis ajouta : Cadet Runs, demande la permission de vous soumettre une requête, mon commandant !

— Permission accordée, Cadet Runs !

— Je souhaiterais quitter la faculté des ingénieurs militaires pour rejoindre celle qui forme les officiers. Je doute de posséder les compétences nécessaires pour concevoir des machines de guerre qui ne compromettent pas la sécurité de leurs utilisateurs.

— Les officiers, vraiment ? Non, refusé, vous êtes un Die, impensable.  Je peux vous autoriser à intégrer la branche non combattante, par exemple la planification matérielle et la gestion des stocks. Cela vous convient-il ?

— Oui, mon Commandant !


« C'est même préférable, diriger des soldats équipés des antiques pétoires, non merci, je passe mon tour ! », pensa Polack avec soulagement. 


— Bien, mais il subsiste un problème : vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais les cadets n'ont pas l'autorisation d'avoir des serviteurs personnels. Et vous avez eu l'audace d'en amener un ! 


Le Commandant, qui paraissait s'être quelque peu apaisé auparavant, prononça la dernière phrase d'une voix presque stridente, tout en serrant les poings. Son visage reprit une teinte rubiconde, son front se couvrit de transpiration, et Polack songea avec détachement, teinté d'une légère appréhension : « Qu'il ne me fasse pas un infarctus ou accident vasculaire, enfin pas avant de signer ma mutation, cela sera trop bête ! »


— Mon Commandant, débita rapidement Polack en s'efforçant de devancer l'infarctus qui menaçait son supérieur, je vous présente Joseph, surnommé le Palefrenier. Il n'est absolument pas à mon service, mais un candidat souhaitant suivre les cours de la faculté des Moyens de la Communication de notre prestigieux établissement ! Je voudrais l'inscrire en classe préparatoire.


Le Chef Elvis, retrouvant progressivement une couleur de visage plus normale, tapota du bout des doigts son bureau et déclara d'une voix venimeuse : 

— Et par quel moyen vous, ou ce fameux Joseph, envisagez-vous de payer les frais d'inscription, de logement, de pension et d'enseignement ? Je vous rappelle, Cadet Runs, que votre scolarité et votre hébergement VIP sont couverts pour toute la durée de vos études, mais pas les siens.


« Ces sautes d'humeur perpétuelles chez un responsable d'un tel niveau ne sont ni normales, ni sans risque. À moins qu'il ne s'agisse d'une comédie », songea Polack.


— Néanmoins, une solution existe à ce problème, poursuivit Le Commandant. Vous, Cadet Runs, pourrez renoncer au traitement VIP et la différence de prix couvrira amplement les besoins de la recrue Joseph.

— Ayant partiellement perdu la mémoire, je ne me souviens plus en quoi consiste le traitement VIP, et ce qui le distingue des autres... 


Elvis afficha un sourire si féroce et narquois que Polack frémit :

— Actuellement, vous disposez d'un logement individuel avec salon, bureau, chambre et douche, et vous prenez vos repas au mess des officiers et enseignants. Je vous propose en échange une place à la caserne, dans une chambrée de six, et les repas à la cantine des étudiants. Joseph bénéficiera du même traitement dès que vous donnerez votre accord.


« Une caserne, jubilait intérieurement Polack, je rentre enfin chez moi ! » Mais il n'en laissa rien paraître et, avec l'expression d'un martyr chrétien, prononça : 

— J'accepte !


C'était ce moment solennel que Kamelio choisit de s'agiter et de sortir la tête entre les boutons de la veste de Polack, fixant le Chef Elvis d'un œil curieux et quelque peu affamé. 


— Qu'est-ce que c'est encore ? Vous avez osé amener un animal sauvage ! hurla le Commandant, ses joues virant à nouveau à l'écarlate.


— Non, mon Commandant, répondit Polack en se mettant au garde-à-vous, c'est mon familier Kamelio ! Le règlement autorise-t-il d'en avoir un ?


— Il n'y a rien à ce sujet dans le règlement, car personne jusqu'à ce jour n'a jamais amené un...


« Ou ne s'est pas fait prendre », songea Polack, tout en envoyant une pensée rassurante et affectueuse à Kamelio. Il remarqua au passage que ce dernier avait considérablement grandi, passant de la taille d'un Yorkshire à celle d'un Jack Russell, et commençait à devenir trop lourd pour être transporté.


— Vous pouvez le garder, mais sa nourriture sera à vos frais ! déclara Chef Elvis, résigné. Tous les documents seront prêts demain. Pour l'instant, vous pouvez disposer. 


Il fit un geste pour congédier Polack, qui en profita immédiatement et se dirigea vers la porte pour retrouver Jo qui s'impatientait dans le couloir. 

Sur le seuil, il fut arrêté par le grognement du Commandant :  

— Cadet Runs, vous n'avez pas plus de cervelle après votre accident qu'avant ! Vous ne demandez même pas où se trouve la caserne ? La vôtre est au Bâtiment Vert, premier étage, chambrée 7. Celle de notre nouvel élève se trouve dans le Bâtiment Blanc, réservé au bleus, deuxième étage, chambrée 10. Runs, avez-vous vraiment cru que je serais assez naïf pour vous loger au même endroit ? Et commencez par le passage chez l’intendant pour recevoir la literie et la tenue pour votre camarde !


***


Cette journée interminable s'acheva enfin. Après une douche réparatrice et un repas léger composé de sandwichs que Jo, fort prévoyant, sortit comme par enchantement de son paquetage - comment avait-il pu les préserver du naufrage et des naufragés, nul ne le savait - Polack put s'étendre sur la couchette qui lui était destinée. Située à proximité de la fenêtre, c'était l'unique sans draps ni couvertures, ce qui lui fit supposer qu'elle était disponible.


L'obtention de cette literie et de la tenue pour Joseph auprès de l'intendance fut une véritable épopée digne de la plume d'Homère ! Il leur avait fallu de la ruse et de la persévérance pour convaincre le Magasinier Principal de leur fournir le nécessaire sans présenter les documents requis.  Polack était intimement convaincu que l'ingénieux Chef Elvis les avait délibérément envoyés dans le repaire de ce Dragon qu'était le Magasinier, Maître Ancelin, pour évaluer leurs capacités et leur endurance.


Et pourtant, tout commençait si bien. Ils trouvèrent sans difficulté l'intendance, située dans le même bâtiment Blanc que les logements des nouvelles recrues et elle était encore ouverte malgré l'heure tardive. Miracle supplémentaire, le Magasinier Principal, Maître Ancelin, comme l'indiquait la plaque sur la porte, était présent !

Tout chez cet homme trahissait son passé de militaire ayant connu bien des combats : sa musculature, son maintien et sa voix autoritaire. Quand il se leva pour accueillir les visiteurs, la raison de son affectation à l'intendance devint évidente : il lui manquait une jambe, remplacée par une prothèse qui émettait un cliquetis désagréable à chaque pas, et l'un de ses bras semblait tordu.


— Cadet Runs ! Quel plaisir de vous voir dans cet endroit que vous aviez surnommé il y a deux ans... comment disiez-vous déjà ? - Ah oui, « cet antre des ploucs, où un noble Die, qui ne porte que des vêtements sur mesure, ne s'habillera jamais » ? Votre tailleurs a-t-il fait faillite ?


Polack frissonna de l'anticipation, cet imbécile de Clotaire semblait avoir mis tous à dos par sa conduite et il pressentait que ce serait à lui, Polack, d'en payer le prix. La suite des événements montra qu'il avait raison. 


— Maître Ancelin, commença prudemment Polack, je vous présente Joseph, le nouvel élève de cours préparatoire. Il a besoin de tenues et de literie. J'ai également besoin de literie, car j'ai changé d'affectation...


— Ah, maintenant je suis Maître Ancelin et non  « Toi là-bas ! », persifla l'honorable Magasinier Principal. Donc les formulaires d'admission et d'affectation, je vous prie.


Ancelin tendit la main mais au lieu de recevoir la documentation, il fut submergé par un flot de paroles admiratives de la part de Jo :

— C'est vrai que tout cela, il écarta ses bras, comme pour étreindre les rayonnages qui s'étendaient à l'infini, c'vous qui gérez. Comment vous y retrouvez ? C'difficile, c'adrue ! Toute ct' marchandise ! Vous êtes soldat ? Vous avez perdu jambe, et pis remplacé par le bois, et votre bras... Et vous ...

— Ardue, corrigea automatiquement Maître Ancelin, légèrement étourdi par le déluge verbal que Jo déversait sur lui.

— C'est bien ce que je dis - adrue ! La doctomentation demain...


Ancelin fit l'air de partir  : 

— Documentation, grommela-t-il. Pas de doc, pas de stock ! Revenez demain !

— Service contre service ! s'exclama Polack. 


Il connaissait bien ce genre de personnage depuis son ancienne vie, et savait parfaitement qu'offrir de l'argent vexerait son interlocuteur et compromettrait toute chance de succès. 

— Au moins la literie aujourd'hui, pour éviter de dormir sur le sommier nu...

— Un service, dis-tu... Alors, Cadet Runs et Prépa Joseph, je vous attends demain pour l'inventaire de stock, de TOUT le stock ! Vous inventoriez demain, et moi je vous donne ce qu'il vous faut dès maintenant, sans attendre les formulaires… 


Polack contempla tristement les hautes étagères remplies de montagnes des fournitures diverses qui s'étendaient depuis l'entrée jusqu'à se perdre dans le lointain, puis acquiesça.



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