LE MERCENAIRE
Leur poursuivant retira sa capuche, révélant à Polack celui qu'il croyait disparu du monde des vivants : ce vieux filou de Gor.
— Vieille canaille, je te croyais en train de nourrir les poissons ! s'exclama Polack, étrangement heureux de le voir malgré qu'il soit responsable de la catastrophe qui les avait frappés. Qu'est-ce qui t'a pris de ne pas éteindre ton alambic ?
Gor le regarda avec un air faussement contrit, écarta les bras en signe d'impuissance et répondit :
— Je l'ai éteint, mais cette maudite machine a fait boom quand même. Peut-être restait-il un ou deux morceaux de charbon qui couvaient sous les cendres...Cela a fait un sacré feu d’artifice ! L’onde de choc m’avait projeté dans l’eau et j’ai nagé vers la berge sans me poser des questions.
— Je ne t'avais pas vu avec les autres. Où étais-tu, avant de surgir comme un diablotin d'une tabatière ? interrogea Polack
— Je me suis caché, tout le monde pense que c'est ma faute, on m'aurait mis en pièces sans autre forme de procès. Et justement, en parlant de procès, les naufragés m'auraient tout simplement lynché; les Tunneliers si ils nous retrouvent, eux, vont me traîner chez les juges et exiger des réparations financières pour l'ensemble des préjudices. Ce qui est bien pire... Il vaut mieux qu'on me croie mort, donc je viens avec vous !
Jo contempla avec incrédulité chacun des interlocuteurs avant de déclarer :
— On va pas l'amener, non ? J'crois pas ses balivernes de charbon qui couve... Et pi, nous avons pas assez de nourriture, nous en avons pas du tout même...
— Que l'on divise un rien en deux ou en trois, le résultat sera toujours un rien, soupira Polack. Alors cessons de discuter, avançons, plus vite sortis, plus vite nourris !
— Ha ! s'exclama soudain le vieux Gor, subitement ragaillardi. Tu as raison, mon bon compère, et en plus tu parles en vers !
Le groupe, désormais enrichi d'un nouveau membre, s'engagea dans son périple. Le passage rocheux qu'ils empruntaient rétrécissait progressivement, formant un couloir naturel aux parois de plus en plus resserrées, tandis que la voûte s'abaissait inexorablement, semblant comprimer leurs épaules et faisant courber le dos sous son poids invisible mais oppressant.
Les montures, bien plus massives que les humains, éprouvent une difficulté réelle et croissante à avancer, leurs flancs raclant parfois contre les parois rocheuses. Seules leurs écailles protectrices empêchaient la peau de subir des écorchures douloureuses.
Pour aggraver leur situation, le sol, au lieu de s'élever, descendait presque imperceptiblement, et bientôt tous sentirent l'eau qui ruisselait sous leurs pieds. Une seule chose pouvait être considérée comme favorable : les roches environnantes étaient tapissées d'une variété de lichen phosphorescent, permettant d'économiser le précieux combustible de leur lampe-tempête. Les voyageurs égarés l'éteignirent donc et poursuivirent leur avancée dans une pénombre inquiétante.
À intervalles irréguliers, des sons mystérieux parvenaient à leurs oreilles – soupirs lointains, clapotements furtifs, crissements sinistres... Ces manifestations auraient pu s'expliquer naturellement par les mouvements tectoniques, mais l'esprit des aventuriers, épuisé par les épreuves endurées, leur faisait entrevoir toutes sortes de périls terrifiants, allant d'un éboulement imminent à quelque créature monstrueuse suivant patiemment leurs traces dans l'ombre.
Polack, qui avait par consentement tacite pris la tête de leur modeste détachement en se fiant à son intuition profonde et à de vagues pressentiments, dépassa plusieurs ramification du passage principal qui lui semblèrent peu prometteurs, voire périlleux, pour s'arrêter finalement sur un petit terre-plein apparemment sec face à un nouveau carrefour offrant non pas trois, mais quatre directions possibles. Le repos se révéla nécessaire et bénéfique pour tous : même Jo, dont l'énergie paraissait intarissable, commençait à traîner la jambe, le vieux Gor semblait claudiquer des deux pieds, et les chevaux trébuchaient sur le sol parsemé de petits cailloux.
Polack ordonna une halte afin de se reposer et de déterminer l'itinéraire à suivre. Le sentier qu'ils empruntaient s'enfonçait progressivement, devenant de plus en plus inondé. Poursuivre dans cette direction les exposerait bientôt à devoir continuer à la nage.
Le passage situé à l'extrême droite exhalait également une certaine moiteur et paraissait considérablement plus obscur. Son voisin, quoique mieux éclairé, dégageait une odeur nauséabonde de putréfaction. Ne restait que le chemin de gauche, qui à la fois attirait et intimidait quelque peu Polack. Il pressentait qu'en l'empruntant, ils finiraient par découvrir l'issue, mais il savait également, avec une terrible certitude, qu'après l'avoir traversé, son existence, déjà incertaine, serait irrémédiablement transformée, et nul ne pourrait prédire si ce changement serait bénéfique ou néfaste.
Le Sergent réfléchissait vite. Dépourvus d'eau, de vivres et leurs forces s'amenuisant, ils ne pouvaient s'attarder en ce lieu sans risquer d'y demeurer à jamais. Par conséquent, il s’en remit au destin en optant pour le passage de gauche.
***
Ils cheminèrent durant plusieurs heures, suivant l'embranchement. Polack avait manifestement fait un choix judicieux, car ils ne rencontrèrent plus aucune bifurcation. Le sentier s'élevait d'abord de façon presque imperceptible, puis de manière de plus en plus prononcée. Les voyageurs commençaient à se détendre, anticipant la fin imminente de leur périple, lorsqu'ils perçurent successivement un crissement, un bruit évoquant un éboulement, puis un clapotement rappelant soit un drap séchant dans la brise, soit le battement d'ailes majestueuses d’une créature inconnue, suivi d'un hurlement bestial mêlant fureur et désespoir.
Polack, leva le bras pour signifier « Halte là », porta l'index aux lèvres pour imposer le silence et s'avança avec précaution afin d'observer la situation devant eux. Il progressa le plus discrètement possible, s'immobilisant après chaque crissement de gravillon sous ses bottes, allant même jusqu'à ne respirer qu'une fois sur deux. Il aurait pu s'épargner toutes ces précautions, car l'affrontement qui se déroulait au-delà d'un des virages accaparait entièrement l'attention des belligérants.
Deux créatures monstrueuses s'affrontaient avec acharnement, totalement absorbées par leur duel mortel, insensibles à leur environnement. Le combat opposait un serpento-crocodile cuirassé à une sorte d'hybride de ptérodactyle, de chauve-souris et de canidé colossal. Ces deux adversaires étaient d'une taille défiant l'entendement : les ailes du ptérodactyle frôlaient les parois, provoquant des éboulements et endommageant les stalactites, tandis que la queue blindée du serpento-crocodile soulevait d'imposants amas rocheux, creusant de profondes ornières dans le sol. Ces titans se déplaçaient avec une célérité stupéfiante, alliant puissance et une certaine élégance massive. Polack demeura immobile, partagé entre terreur et fascination. Il ne saisissait pas pleinement la raison de cette lutte acharnée, hormis l'instinct primaire de prédation, jusqu'à ce qu'il remarque que le pseudo-ptérodactyle s'efforçait désespérément d'éloigner son adversaire de ce qui ressemblait à d'énormes pierres ovoïdes. Polack comprit alors qu'il s'agissait d'œufs démesurés : la créature ailée protégeait sa descendance, suscitant ainsi involontairement sa compassion.
Le Sergent envisagea même de lui prêter assistance et dégaina son yatagan, lorsque la dynamique de l'affrontement se modifia. Jusqu'à cet instant, les adversaires paraissaient de forces équivalentes, mais le serpento-crocodile parvint à renverser la situation à son avantage. Il immobilisa les ailes de son opposant contre le sol et, d'une morsure puissante, lui déchira la gorge. Polack observa la suite avec une répulsion grandissante, sans oser intervenir : le crocodile éventrait, dévorait, émettant des bruits peu ragoûtants de mastication et de déglutition. Une fois la dépouille engloutie, le monstre s'attaqua aux œufs. En véritable gourmet, il les perçait de l'extrémité acérée de sa queue, puis y introduisait sa langue bifide pour en savourer le contenu...
Polack redoutait qu'une fois son repas achevé, le monstre ne s'installe pour une sieste au centre du passage, entravant ainsi la progression de leur modeste groupe. Cependant, la créature parvint à l'étonner : avec une agilité surprenante pour un être aussi imposant, elle escalada la paroi quasi verticale, comme si ses pattes étaient munies de ventouses, avant de s'évanouir dans une crevasse située à une altitude vertigineuse.
Le Mercenaire contempla un instant le désastre, le nid dévasté, les restes de la créature volante, les coquilles vides. Il soupira puis se retourna, s'apprêtant à rejoindre ses compagnons. Il fit deux pas et faillit perdre l'équilibre en trébuchant sur une imposante pierre. Avec grande peine, il se stabilisa tout en pestant : « C'est quoi ce bordel de merde ? Il n'était pas là avant ! » Par pur réflexe, il y asséna un vigoureux coup de pied. Cette action irréfléchie lui valut une sanction immédiate, comme on dit « sans s'éloigner de la caisse enregistreuse » : d'une part, il ressentit une douleur lancinante aux orteils ; d'autre part, il eut la stupéfaction de constater que ce caillou d'une dureté remarquable était en réalité un œuf, tout aussi résistant, qui, néanmoins, sous l'impact se fissura. Un fragment de coquille se détacha alors, et Polack distingua dans l'orifice l'éclat d'un œil écarlate. Puis un autre éclat tomba, suivi d'un autre, et encore un, jusqu'à ce que sur le sol irrégulier du passage apparaisse son habitant. Cette créature évoquait un jouet imaginé par Dali, de la taille d'un yorkshire, pourvue de petites ailes semblables à celles d'une chauve-souris. Ses yeux rouges arboraient des pupilles verticales rappelant celles d'un bouc, tandis que tout son corps se parait d'écailles encore molles de la teinte la plus cloteressque qui soit - bleu céleste.
— Bonjour, petit ! chuchota Polack en s'accroupissant à ses côtés et en plongeant son regard dans les yeux du petit monstre.
Ce regard s'avéra être une grosse erreur. Dès que leurs yeux se rencontrèrent, Polack eut l'impression d'entendre le bruit d'une serrure se fermant avec un chuintement discret. Son regard se trouva verrouillé à celui de la petite créature et il perçut distinctement ses pensées - non pas sous forme de mots, mais d'images, d'impressions, de sentiments. Il ressentit que la créature avait faim, mais surtout qu'elle souffrait du froid. Il se voyait reflété dans ses pupilles : imposant, tout-puissant et... profondément aimé...
— Je ne suis pas ta mère, murmura-t-il, ni ton père d'ailleurs, mais je ne puis te laisser ici.
Il releva la tête, effleura du bout des doigts le pendentif en branche de bouleau et ajouta :
— Et oui grand-père, je n'ai pas pu encore une fois. Que vais-je faire de toi, petit être, surtout en ville ? Avec ces ailes, cette teinte, ces yeux écarlates ! Si seulement tu avais une apparence un peu moins bizarre...
Il s'imagina distinctement un chiot maladroit, gris aux yeux marron, et soupira. Il saisit le nouveau-né pour le dissimuler sous sa veste et fut stupéfait de constater que la créature subissait une métamorphose pour correspondre à l'image qu'il avait dû lui transmettre. Certes, les écailles ne se transformèrent pas en pelage, et les ailes ne s'évanouirent pas complètement, mais désormais elles épousaient son dos et se confondaient avec les écailles, dont la couleur passa du bleu azur au bleu nuit, presque noir. Les yeux ne luisaient plus tels des lanternes rouges au-dessus des portes d'une maison close, mais arboraient une teinte prune aux délicats reflets pourpres. « Un véritable caméléon », songea Polack avant d'ajouter à voix haute en ajustant les pans de sa veste par-dessus la créature :
— Je vais t'appeler Kamelio !
***
Les naufragés, lorsqu'ils émergèrent enfin des méandres inhospitaliers de gouffre, furent accueillis par le soleil de midi se reflétant dans les congères immaculées. Polack, ébloui, cligna des yeux qui larmoyaient après la pénombre du sentier souterrain. Dans un premier temps, il ne distingua que le ciel, la neige et quelques silhouettes éparses, dont une véritablement gigantesque. Il dégaina son yatagan avec un soupir résigné et se prépara à affronter ce nouveau péril, tout en regrettant fugitivement que ses forces parussent être presque épuisées. Il leva son arme et entendit quelqu'un s'adresser à lui :
— Du calme, du calme, jeune homme ! Nous ne sommes ni des adversaires, ni des pillards ! Ni vous, ni vos compagnons, ni vos possessions, ni vos montures, ne courent le moindre danger ! Nous représentons l'Unité des Sauveteurs, les Tunneliers ont signalé par magigraphe l'accident aux Enquêteurs de Sa Majesté, qui ont sollicité notre intervention.
Polack se frotta les yeux, sa vision s'adaptant peu à peu à la lumière ambiante. Il distingua enfin clairement son interlocuteur : un homme portant ce qui ressemblait à un uniforme, avec un brassard blanc au bras gauche. Ce dernier levait les mains, paumes vers l'avant, dans un geste rassurant.
— Regardez là-bas, dit l'inconnu en désignant l'imposante forme sombre derrière lui. C'est le dirigeable qui vous évacuera. Il y en a un stationné à chaque sortie de ce labyrinthe pour les survivants non retrouvés par ces sangsues de Tunneliers. De plus, des équipes spécialisées sont en train d'explorer le gouffre.
— Il porte l'uniforme des Sauveteurs, murmura le vieux Gor juste derrière Polack. On peut lui faire confiance.
— Je suis Victorin, Sauveteur en Chef. Êtes-vous blessés ? Avez-vous besoin de soins ?
— Non, juste faim et froid...
Victorin sourit, donna une tape amicale sur l'épaule de Polack, le faisant chanceler, puis pointa du doigt l'imposant dirigeable amarré à proximité qui projetait une ombre gigantesque :
— Là-bas, vous trouverez de quoi manger et des couvertures chaudes. Rejoignez donc les autres rescapés à bord du Barbare du Nord.
Polack, foudroyé par le surréalisme de la situation, s'effondra dans la neige, secoué par un fou rire incontrôlable, riant aux éclats jusqu'aux larmes et aux hoquets.
Il se rappelait parfaitement ce qui lui avait traversé l'esprit face au carrefour souterrain. Il avait pensé : « Il ne manquerait plus que la pierre avec l'inscription À droite tu iras, ton destrier tu perdras, à gauche tu iras, ta vie tu abandonneras, tout droit tu iras, en justes noces tu convoleras. Et il avait même ajouté : Ce serait tellement comique si, en empruntant le chemin du milieu, je tombais sur le Barbare du Nord à la sortie.»
Et effectivement, c'était absolument hilarant.