LE MERCENAIRE
Levant les yeux vers le plafond de la caverne, Polack découvrit avec effroi l'un des gigantesques appendices de cette créature inconnue qui se dressait, menaçant, au-dessus de sa tête, prêt à fondre sur lui. Par pur réflexe, il dégaina son yatagan et le brandit dans un geste de défi désespéré. Au même instant, il sentit le pendentif issu de la branche de bouleau s'échauffer contre sa peau jusqu'à devenir brûlant.
Avec un hurlement de rage primale et sans réel espoir de survie, il abattit son arme sur le tentacule monstrueux qui cherchait à l'embrocher. Le yatagan s'illumina alors d'une lueur sombre et inquiétante, comme animé d'une volonté propre, et trancha l'extrémité du monstre dans un sifflement évoquant le chant funèbre de la mort elle-même.
Un flot de sang violacé jaillit sur Polack – bien qu'une partie semblât étrangement absorbée par la lame – et manqua de le submerger. Instantanément aveuglé par ce liquide visqueux et déstabilisé par le violent roulis provoqué par la bête qui se tordait de douleur dans les flots, le mercenaire perdit sa prise sur la main de Jo. Un courant d'une puissance inouïe l'emporta. Incapable de voir quoi que ce soit, il se débattait frénétiquement, tentant en vain de crier, sa bouche obstruée par l’humeur puante de son adversaire.
Et soudain, tout s'arrêta. Il n'entendait plus les cris ni les appels à l'aide, ne sentait plus le radeau tanguer sous ses pieds. Au contraire, ses chaussures reposaient fermement sur un sol stable et il crut même percevoir un délicieux fumet de cuisine. Il se frotta les yeux et souleva ses paupières encore irritées par le sang du monstre, qui s'avérait presque aussi corrosif que de l'acide. Ce qu'il aperçut en premier fut son grand-père. Anastazy était assis à la table dans la maison de la Mère, visiblement prêt à souper. Il fronçait les sourcils et paraissait profondément courroucé. Polack l'avait rarement vu dans un tel état d'irritation.
— Alors, galopin, te revoilà parmi nous ! Pourtant tu étais averti de ne pas monter sur ce radeau ! Nous t'avons transmis un rêve d'une telle intensité que même ton écuyer l'avait ressenti. L'avertissement ne laissait place à aucune ambiguïté : le fleuve, le bateau des morts et le passeur. Ton don de Vedoun t'avait également alerté par un pressentiment. Pourtant, tu n'en as tenu aucun compte ! Et maintenant, qu'allons-nous faire de toi, gros bêta ? maugréa l'aïeul.
— Jo était sur l'embarcation, je n'ai pas pu...expliqua Polack en écartant les bras avec une contrition visiblement feinte.
— Ne fais même pas semblant d'être navré. C'est toujours la même excuse : « Je n'ai pas pu… », grommela l'ancêtre, déjà légèrement apaisé. Tu es vraiment incorrigible, même ton incarnation en petit nobliau ne t'a pas assagi, toujours à chercher les ennuis sur ton malheureux postérieur. J'aurais dû insister pour t'envoyer sur Alpha du Centaure dans le corps d'un lézard intelligent, tu aurais été bien au chaud, paisible, avec pour seule préoccupation de couver les œufs, sans nous causer le moindre tracas !
— Je ne pouvais abandonner Jo, un grand écrivain a bien dit « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. », soupira Polack.
— Mais vas-y bêtassot, cite donc, Saint-Exupéry, mais permets-moi de te rappeler que malgré ta nouvelle teinte de blondasse, tu n'es pas Petit Prince pour un sou !
Le vieil Anastazy frappa la table de ses deux poings, faisant sursauter les assiettes qui retombèrent dans un tintement sinistre.
— Assez plaisanté, ce n'est pas encore ton heure de traverser le pont au-dessus de Smorodina ! File, va retrouver ce petit lad avant qu'il ne te noie dans sa morve ou ne fasse se couvrir de moisissure ta dépouille à force de l'arroser de ses larmes.
Le grand-père donna une légère tape de sa paume ouverte sur le front de Polack, ce qui le fit fermer brièvement les yeux pour les rouvrir sur la berge rocheuse d'un fleuve souterrain. Les pierres lui meurtrissaient le dos et ce que son aïeul appelait parfois son « cinquième point d'appui avide d'aventures ». Quelqu’un dont la voix lui semblait familière le secouait vigoureusement tout en se lamentant.
— Arrête, arrête de me secouer, Jo, chuchota Polack d'une voix à peine audible, je suis vivant, mais je ne le resterai pas longtemps si tu continues...
Surpris, Joseph le lâcha brusquement, et la tête du Sergent heurta violemment le sol, lui arrachant un gémissement de douleur.
— Oh ! Je suis heureux ! Heureux ! Je pensais que vous êtes mort ! La bête est sortie et vous shplaff avec le yagagan, et la patte plouf, et la bestiole à hurler, à bouger, à plonger, et les embarcations en miettes, et....
— Stop ! gémit Polack pour interrompre ce flot de paroles incohérentes en se redressant sur les coudes.- Je n'y comprends rien... J'ai mal au crâne et tu ne fais qu'empirer les choses. Raconte-moi, mais avec ordre et méthode ! Au rapport, Cadet Joseph !
Flatté par cette promotion inattendue de lad à Cadet, Jo se mit debout, presque au garde-à-vous et débita :
— Il y a eu un Boum ! Qui a réveillé la bête des profondeurs. Elle a détruit tous les radeaux, noyé beaucoup de gens, et tenté de nous tuer. Et là, vous avez sorti le yagagan et shplaff !
Jo mima l'action avec enthousiasme, ce qui fit grimacer Polack.
— Yatagan, corrigea-t-il, et sois plus concis s'il te plaît, sans faire de théâtre...
— Alors voilà, vous avez coupé la patte, le sang a giclé et vous vous êtes effondré comme mort. Ensuite, la bête a détruit le radeau et nous nous sommes retrouvés dans l'eau. Je vous ai saisi, me suis accroché à Fouego, et ce sont les chevaux qui nous ont tirés d'affaire. Comme tous ces gens d'ailleurs, leurs chevaux, pas les nôtres...
Jo effectua un geste circulaire embrassant les alentours, et Polack, suivant ce mouvement du regard, remarqua une vingtaine de personnes qui déambulaient sur la berge. Il fut soudain submergé par les cris et les appels qui lui parvinrent brusquement, comme si un bouchon venait d'être retiré de ses oreilles.
— Je vous ai cru mort et puis vous avez ouvert les yeux, c'est tout ! termina Joseph.
Polack tourna péniblement la tête et observa le désastre avec un certain détachement, ne parvenant pas tout à fait à réaliser ce qui s'était passé en si peu de temps.
Les eaux, désormais apaisées, charriaient avec lenteur les vestiges du naufrage. Fragments de radeaux, morceaux de charrettes, éclats de coffres - tout ce qui était fait de bois flottait à la surface. Les objets plus denses avaient certainement rejoint les profondeurs silencieuses, tandis que les plus légers poursuivaient leur voyage au gré du courant.
La désolation régnait sur le rivage dévasté. Des silhouettes hagardes erraient le long de la berge, hélant désespérément leurs proches. Leurs vêtements, mouillés et déchirés dans l'épreuve, pendaient lamentablement. Leurs visages, marqués par le choc, portaient les stigmates de la catastrophe : éraflures profondes et ecchymoses violacées. De plus, l'un des hommes, vraisemblablement un garde, semblait gravement blessé, ensanglanté et inanimé. Il gisait au sol sans que personne ne lui porte secours, chacun étant trop bouleversé pour se préoccuper d'autre chose que de sa propre personne ou de ses proches.
Polack peinait à reconnaître dans ces malheureux les compagnons de son voyage.
En outre, sans intervention, la situation déjà catastrophique menaçait de se détériorer davantage. Les gens, momentanément trop traumatisés pour prendre conscience de leur état - trempés, blessés et transis de froid - allaient bientôt éprouver l'ensemble de ces désagréments ainsi que la faim. Cette évolution ne manquerait pas d'amplifier le désordre et de susciter des conflits, sans oublier que plusieurs personnes succomberaient inévitablement à la maladie sous l'effet du froid, de la tension nerveuse et du désespoir.
Le Sergent se leva donc, et nul ne saurait jamais ce que ce geste lui coûta. Il plaça ses mains en porte-voix et s'écria, espérant d’avoir conservé un peu de l'autorité, acquise durant sa fonction d'éclaireur et de porte-parole du Maître Caravanier :
— Attention tout le monde ! Suspendez momentanément les recherches, il est possible que vos proches aient trouvé refuge dans une autre crique. Malheureusement, ils restent inaccessibles pour le moment. Pour les retrouver, nous devons d'abord quitter cet endroit, de préférence en bonne santé et rejoindre l’extérieur afin d'organiser ensuite leur sauvetage. Commençons par dresser l'inventaire de ce que nous possédons : vêtements, nourriture, torches…Et, ajouta-t-il en désignant le blessé d'un mouvement de tête, que quelqu'un vienne enfin en aide à ce pauvre homme...
Ce discours produisit un effet quasi instantané : la foule désordonnée et gémissante se métamorphosa en un ensemble plus structuré, les gens ayant besoin, dans leur désarroi, d'une personne qui semblait au moins savoir quoi faire. Les plus vigoureux récupérèrent dans l'eau les coffres qui paraissaient les moins endommagés, d'autres examinèrent le contenu des sacoches des chevaux rescapés, tandis qu'un troisième groupe, mené par Polack, explora rapidement les environs à la recherche d'une issue.
Jo, étant le plus compatissant, s'occupa du garde inconscient : il lui nettoya le visage du mieux qu'il put, pansa les blessures les plus évidentes avec des torchons récupérés et l'installa dans une position qu'il estimait plus confortable, la tête reposant sur un manteau plié.
Le contenu des coffres repêchés et des sacoches s'avéra plutôt décevant pour les naufragés. Les provisions alimentaires étaient quasi inexistantes, à l'exception de quelques pains humidifiés mais toujours consommables. Ils découvrirent également un assortiment de vêtements mouillés qui, malgré leur état et leur inadéquation aux différentes morphologies des rescapés, offraient l'avantage considérable d'être propres et en bon état. Chacun put ainsi se changer, abandonnant ses habits souillés dans cette épreuve.
La véritable trouvaille, celle qui transforma radicalement leur situation précaire, fut la découverte de trois lampes-tempêtes parfaitement conservées, remplis de combustible et accompagnés de briquets à silex fonctionnels. Grâce à elles, l'exploration des profondeurs mystérieuses du gouffre devenait enfin envisageable dans une sécurité relative.
Le groupe de Polack finit par découvrir ce qui semblait être une issue. En s'approchant davantage, ils constatèrent qu'il s'agissait en réalité d'une intersection et non d'un passage unique.
Trois corridors taillés dans la roche, irréguliers et étroits, de véritables tunnels, s'enfonçaient depuis le fond de la caverne : vers la droite, vers la gauche et tout droit.
« Comme dans une quête héroïque », pensa ironiquement Polack. « Il ne manque plus que la pierre avec l'inscription À droite tu iras, ton destrier tu perdras, à gauche tu iras, ta vie tu abandonneras, tout droit tu iras, en justes noces tu convoleras ! ».
Néanmoins, il s'approcha de chaque entrée de tunnel et tenta de faire appel consciemment à son don, refusant de se fier à des prémonitions éparses. Il serra dans sa main gauche le pendentif branche de bouleau, posa la main droite sur la garde du yatagan et tendit toutes ses perceptions. Il ne fut guère surpris que celui qui allait tout droit parût le plus accueillant, presque comme la voie qui le conduirait directement là où il était attendu et aimé. Celui de droite semblait diffuser un froid sinistre, tandis que celui de gauche exhalait la chaleur brûlante d'un brasier et paraissait même apporter des effluves de soufre.
« Donc tout droit ! », conclut en lui-même Polack, « si je me fie aux contes de mon enfance – vers mon mariage. Sans blague ? Ce serait vraiment très drôle si, en allant tout droit, je tombais sur mon Barbare du Nord à la sortie. »
Curieusement, l'idée que ce passage ne les mènerait pas vers l'extérieur n'effleura même pas son esprit.
***
Les préparatifs de départ furent rapides, car les survivants possédaient peu de choses. On chargea les maigres possessions sur quatre des chevaux rescapés. Le cinquième, Fouego, reçut la noble tâche de servir d'ambulance : on fixa à son harnais une sorte de traîneau improvisé, constitué de deux longues barres récupérées dans les eaux et d'un manteau relativement intact. En observant cette installation, Polack éprouva une certaine satisfaction. Selon lui, il ne manquait à Fouego qu'une croix rouge peinte sur le flanc, tant l'animal semblait fier de la mission qui lui était confiée.
Polack compta rapidement ses compagnons d'infortune alignés en file disparate devant la trouée du milieu. Une vingtaine de personnes plus ou moins éclopées, plus un blessé grave. Il soupira et s'apprêtait à donner l'ordre de départ quand le garde reprit conscience. L'homme gémit, releva la tête et chuchota :
— À boire...
Bien évidemment le départ fut ajourné, Jo fit boire le malheureux, tout en se désolant que l'eau soit trouble, les vêtements humides et qu'aucun médecin ne se trouve dans les parages :
— Nous allons sortir d'ici, on trouvera le toubib, inquiétez pas, il v' soignera, pas de crainte..., tenta-t-il de rassurer le rescapé de la véritable noyade en le noyant dans un flot de paroles.
— Stop ! croassa ce dernier. Comment ça, sortir ? Il ne faut pas bouger d'ici, les Tunneliers vont nous retrouver, ils savent déjà que l'accident s'est produit, ils nous doivent assistance. Il faut juste attendre, termina-t-il et épuisé se tut en fermant les yeux.
Polack n'avait guère envisagé cette éventualité et, qui plus est, il éprouvait une réticence quasi insurmontable à demeurer sur place. Il se remémorait avec précision les paroles de son grand-père concernant l'avertissement du désastre qui lui avait été transmis en rêve, et les conditions en demeuraient toujours réunies : le fleuve et, bientôt, une embarcation accompagnée d'un guide. Il leva la main pour solliciter l'attention et déclara :
— Je pense qu'attendre passivement est imprudent, car nous ignorons quand les secours arriveront et s'il existe d'autres dangers dans les environs. Nos provisions sont limitées, nous manquons de matériaux secs pour faire un feu convenable - les débris des radeaux étant trop humides pour brûler - et plusieurs d'entre nous risquent de tomber malades rapidement. Je suggère que nous tentions de quitter cet endroit pendant que nous en avons encore la force.
Un brouhaha parcourut la foule, mêlant des exclamations contradictoires : « Il faut partir ! », « non, rester ! », « le garde sait ! », « le damoiseau a raison ! », entrecoupées par moments de plaintes : « Je suis crevé ! », « J'ai faim ! », « J'ai froid ! ». Le Sergent haussa la voix pour dominer ce tumulte :
— Moi, je pars. Ceux qui veulent m'accompagner, sans attendre des secours hypothétiques, qu'ils viennent à mes côtés. Les autres font comme bon leur semble.
Sans surprise, il vit Jo le rejoindre, tandis que les autres semblaient hésiter avant de s'asseoir sur le sol rocailleux, manifestant ainsi leur intention de rester.
— Bien, déclara Polack. Jo et moi partons donc. Je ne prends que nos chevaux et nos affaires personnelles. J'y ajoute une lampe. Je vous laisse tout le reste.
Sans attendre de contestation, il détacha Fouego de la civière improvisée, le prit par la bride et, suivi de près par Jo, s'engagea d'un pas résolu dans le passage qui s'ouvrait droit devant lui.
***
Ils s'éloignèrent d'à peine vingt mètres dans le passage quand Polack perçut des pas précipités derrière eux. Il fit signe à Jo de garder le silence, s'immobilisa et pivota soudainement en illuminant le chemin qu'ils venaient de parcourir pour démasquer celui qui les suivait si peu discrètement. Il aperçut une silhouette drapée d'une cape, le visage dissimulé sous une profonde capuche. Son poursuivant, qui claudiquait et respirait avec difficulté comme s'il allait s'écrouler d'un instant à l'autre, s'arrêta aussi avec un évident soulagement. Après avoir repris son souffle, il déclara :
— Polack, que le diable t'emporte, pourquoi cours-tu comme ça ? On dirait que tous les démons de l'enfer sont à tes trousses, et moi, pauvre vieil apothicaire, j'ai vraiment du mal à te suivre.
Il retira sa capuche, révélant à Polack celui qu'il croyait disparu du monde des vivants : ce vieux filou de Gor.