LE MERCENAIRE
La caravane avançait à allure régulière, s'inscrivant dans une routine quotidienne établie dès le début du voyage, tel un mécanisme parfaitement huilé, permettant aux voyageurs de couvrir chaque jour une distance remarquable malgré les irrégularités du terrain.
Au crépuscule du cinquième jour, le convoi atteignit une immense excavation, évoquant à bien des égards la bouche d'un volcan éteint.
Il s'agissait du gouffre Le Pas Du Géant, raccourci réputé parmi les caravaniers, permettant de réduire de plusieurs journées le temps de trajet vers Gardenia, quoique non dépourvu de périls.
Les voyageurs ralentirent , le temps que Maître Guislain distribua les directives.
— Halte ! Établissez le campement ! signala-t-il avec les fanions. Il se tourna ensuite vers Polack et commanda :
— Rassemble les responsables : le Commandant des Gardes, le Grand Magasinier, le Palefrenier en Chef et le Principal Gestionnaire des ressources. Je veux les voir d'ici une demi-heure, tu es également invité à te joindre à nous.
Dès que toutes les personnes convoquées se réunirent autour de Maître Caravanier, il les invita dans sa tente fraîchement installée pour ce que Polack perçut comme une sorte de conseil de guerre. Chacun se préparait à recevoir des instructions spécifiques, mais Guislain commença par des directives générales.
— Ceux qui ont déjà emprunté ce chemin connaissent les règles à suivre. Mais nous avons quelques bleus parmi nous...
Il fixa Polack du regard, puis se tourna vers le Chef des Gardes :
— ...rappelons donc quelques principes de base, d'ailleurs cette révision sera utile à tous et nous évitera les problèmes qui ont émaillé notre dernière traversée. Le Pas Du Géant est d'origine naturelle, mais aménagé et, disons, civilisé par les soins du clan des Tunneliers. Le gouffre ne leur appartient pas, il est comme toutes les terres environnantes la propriété de sa Majesté, mais ce clan a obtenu le droit de l'exploiter. Ils l'entretiennent, aident les voyageurs à traverser et perçoivent en contrepartie le paiement d’un droit de passage.
« Comme les Autoroutes ! » songea Polack avec un sourire amusé, « plus vite, plus court, plus cher ! »
— Ils connaissent tous les dangers actuels, les itinéraires les plus sécurisés et le comportement le plus approprié, poursuivit le caravanier. Ils sont aussi cupides que arrogants et peuvent punir les insolents en les égarant définitivement dans ce dédale. C'est déjà arrivé, personne n'a pu le prouver, cependant... Donc, Guislain leva le doigt, - nous devons tous rester extrêmement courtois, écouter attentivement les instructions de nos guides et les exécuter sans délai. Même si l'un d'eux nous demande de « faire les grenouilles », on se met à sautiller immédiatement sans poser de questions. Et bien sûr, le tarif de leurs services n'est pas négociable ! Passons maintenant aux consignes spécifiques…
Chaque participant à cette réunion reçut des directives précises, et Polack n'était pas en reste. Il lui incombait ce soir de parcourir l'ensemble du campement, de communiquer à tous les consignes générales, de s'assurer de leur bonne compréhension par chacun et de distribuer les fanions réfléchissants, indispensables dans les sections les plus obscures du souterrain. Durant la traversée, il devrait veiller à ce qu'aucune personne ne demeure en arrière et que, Dieux l'en préservent, nul ne s'égare.
***
Le lendemain matin, le camp fut levé rapidement dans un silence pesant. Les voyageurs, encore habités par les récits et légendes entourant ces lieux mystérieux, accomplissaient leurs tâches avec une gravité inhabituelle. Chacun semblait perdu dans ses pensées, revivant les histoires partagées la veille autour du feu.
Parmi les mythes, un récit en particulier hantait leurs esprits : celui de l'antagoniste des Dieux des Cimes. Cette créature titanesque, dotée de multiples bras puissants comme des troncs d'arbres centenaires, aurait jadis régné en maître sur ces terres sauvages. Lorsque les Dieux des Cimes tentèrent d'établir leur domination sur son territoire, le Géant entra dans une fureur dévastatrice.
Sa rage fut si terrible, que lorsqu'il frappa le sol de son pied colossal, la terre elle-même se déchira dans un fracas assourdissant. Un gouffre d'une profondeur insondable s'ouvrit alors, créant un passage direct vers le Royaume des morts.
Ironie du sort, le Géant lui-même, déséquilibré, bascula dans l'abîme qu'il venait de créer, pour disparaître à jamais dans les ténèbres éternelles, prisonnier de sa propre création et condamné à y errer pour l'éternité. D'aucuns prétendent que parfois, durant les nuits particulièrement silencieuses, s'élèvent des profondeurs terrestres ses hurlements d'affliction et le fracas tonitruant des coups portés contre la pierre, faisant frémir le sol sous les pas des audacieux voyageurs.
Polack ne fut guère troublé par ce récit, qu'il considéra comme une simple variante des légendes évoquant le Tartare et les Titans. Du reste, les parallèles entre certains mythes de cet univers et le sien le confortèrent dans sa conviction que ni lui-même, ni Gor, n'étaient les seuls vagabonds entre les mondes. Il existait presque assurément d'autres trimardeurs dans le présent ou le passé de cet univers.
D'immenses portes, dignes d'un véritable Géant, s'ouvrirent aux premières lueurs de l'aube et le convoi pénétra dans une vaste antichambre taillée dans la roche vive. L'espace était si imposant qu'il pouvait aisément accueillir trois caravanes de taille comparable, témoignant de l'ingéniosité architecturale de ses bâtisseurs. Les parois, parfaitement polies, s'ornaient de fresques dépeignant tant des récits légendaires que les glorieux exploits du valeureux clan des Tunneliers. L'éclairage de cette cathédrale minérale provenait de deux sources distinctes : une étroite cheminée naturelle perçant la voûte, par laquelle filtrait la lumière pâle du matin, et une multitude de lampes-tempêtes aux flammes vacillantes, suspendues à intervalles réguliers le long des murs massifs, projetant tout autour des ombres dansantes.
Les voyageurs, éblouis par tant de splendeur, ne remarquèrent pas immédiatement le personnage enveloppé d'une cape sombre qui se tenait devant la voiture de tête et discutait avec Guislain. La conversation semblait très animée, ponctuée par les gestes inhabituellement expressifs du Maître Caravanier. Son interlocuteur encapuchonné, bien moins volubile, se contentait de hocher la tête de temps en temps. Au bout d'une dizaine de minutes, un accord fut vraisemblablement trouvé. Le quidam s'écarta de la route, fit signe à quelqu'un d'invisible pour l'assemblée, et un portail encore plus impressionnant s'ouvrit sur l'abîme.
Une route en pente douce, suffisamment large pour permettre le passage d'un fourgon, descendait dans les profondeurs. Le convoi s'y engagea, suivant leur mystérieux coryphée. Bien que le chemin fût manifestement artificiel, les rocs qui l'encadraient offraient un spectacle naturel saisissant. Ces parois brutes, parsemées de corniches de diverses tailles, s'ornaient de formations calcaires aux silhouettes fantastiques. Par endroits, les stalactites se déployaient tels d'immenses rideaux de théâtre figés dans la pierre; ailleurs, elles s'élançaient, fines et acérées comme des flèches jaillissant du plafond. Certaines configurations évoquaient même des cyclopéennes chauves-souris pétrifiées, leurs ailes déployées dans une immobilité millénaire.
La descente parut interminable à Polack. Le convoi progressait tantôt en ligne droite, tantôt délaissait sans motif apparent l'artère principale pour s'engager dans des passages bien plus étroits. Les véhicules les plus imposants y abandonnaient des écailles de peinture, voire des fragments de carrosserie en bois sur les aspérités des parois. Le déplacement s'effectuait dans un silence uniquement rompu par le grondement sourd des moteurs, les cris des animaux et le gémissement des essieux des charrettes. Polack parcourait sans relâche la longueur de la file, veillant avec une vigilance constante à ce qu'aucun ne s'égare. Cette responsabilité écrasante épuisait son système nerveux, lui procurant continuellement la sensation, aussi erronée qu'irritante, qu'un membre du groupe manquait à l'appel.
Enfin, ce supplice prit fin et toute la compagnie se retrouva au bord d'un véritable fleuve souterrain. Majestueux, large de plusieurs dizaines de mètres et étonnamment paisible, son courant paraissait lent et presque hypnotique. Les falaises s'écartaient en cet endroit pour former une vaste caverne dont le plafond se perdait dans l'obscurité.
La surface de l'eau, d'un noir d'encre comparable à un miroir d'obsidienne liquide, captait et réfléchissait subtilement la lueur vacillante de leurs lampes-tempêtes. Cette danse de lumière dessinait sur les parois environnantes des motifs ondulants, spectraux, qui semblaient animer la pierre elle-même. Un silence profond régnait en ces lieux, uniquement troublé par le clapotis discret de l'eau contre la berge rocailleuse et les échos lointains de gouttes s'échappant des stalactites. Ces sons infimes résonnaient dans l'immensité de la caverne tels les battements d'un cœur ancestral, celui de la terre, rappelant aux voyageurs leur insignifiance face à l'immensité du temps géologique.
Le guide leva le bras pour capter l'attention du groupe et sa voix résonna contre les pierres :
— Nous allons monter sur les radeaux. Une fois installés, éteignez tous les moteurs, apaisez vos animaux et équipez-les des œillères et muselières que je vais vous remettre. Durant la traversée, silence absolu ! Aucun mot, aucun bruit ! Notre vie en dépend.
***
Dans un silence et dans un ordre parfait, les caravaniers commencèrent à prendre place sur d'immenses radeaux, presque semblables à des ferries, récupérant l’équipement pour leurs chevaux des mains de leur cicérone au passage.
Quand vint le tour de Polack, il ressentit soudain une répulsion viscérale à l'idée d'embarquer, ne voulant ni ne pouvant le faire, comme si ses semelles étaient collées au sol. Il fit un pas en arrière et scruta la foule à la recherche de Jo, se sentant responsable de lui et déterminé à l'empêcher d'y monter aussi. Quelle malchance ! Jo se trouvait déjà sur Le radeau de Méduse le plus proche, en train d'équiper Fouego et Étoile de leurs œillères. Polack ne pouvait décidément pas le laisser affronter seul ce péril inconnu. Il soupira, fit un titanesque effort pour faire taire son intuition qui hurlait des avertissements, et monta sur le même bac.
Au début, tout se passait bien. Polack commença même à douter de l'exactitude de sa prémonition, peut-être due à la tension nerveuse ressentie pendant toute la descente.Il se détendit et discuta un moment avec Joseph, qu'il n'avait pas croisé depuis deux jours, période durant laquelle il avait consacré tous ses moments libres au vieux Gor. Il observa ensuite le fleuve paresseux qui roulait lentement ses eaux autour d'eux et les formations de stalactites au-dessus. Dans le silence, uniquement rompu par le clapotis des vaguelettes contre la coque, il commençait à somnoler quand un bruit violent d'explosion le tira brutalement de sa torpeur. Il regarda partout et aperçut qu'une roulotte, celle de Gor précisément, était en proie aux flammes. Le vieux flibustier avait certainement voulu ignorer l'ordre d'éteindre les machines et en payait maintenant le prix. Au comble de l'inquiétude, Polack tenta d'appeler son nouvel ami, mais l'enchaînement de terribles événements qui s'ensuivit l'en empêcha.
Le cours d'eau, jusqu'alors d'un calme olympien, se transforma soudainement en une surface tumultueuse. Des vagues de plus en plus imposantes se formèrent, secouant violemment les embarcations qui ressemblaient désormais à de simples allumettes emportées par un écoulement vers le caniveau. Le phénomène s'intensifia lorsque le centre du fleuve se souleva progressivement, atteignant presque la voûte rocheuse de la grotte. Cette masse liquide en mouvement dévoila alors d'inquiétants tentacules armés de griffes acérées. La révélation s'imposa à tous : ils faisaient face à une créature aquatique monstrueuse. Manifestement irritée dans sa tranquillité par la déflagration récente, la bête dirigeait sa fureur vers la source de ce dérangement, pulvérisant méthodiquement chaque embarcation à sa portée par des assauts d'une puissance terrifiante.
L'atmosphère se remplit instantanément de cris d'effroi et d'appels désespérés. Dans ce chaos, Polack saisit Jo d'une poigne ferme, tandis que ce dernier s'agrippait farouchement aux chevaux pour éviter d'être emporté. Levant les yeux vers le plafond de la caverne, Polack aperçut avec horreur l'un des gigantesques appendices de cette créature inconnue qui se dressait menaçant au-dessus de sa tête, prêt à s'abattre.