LE MERCENAIRE

Chapitre 10 : La caravane.

2984 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/08/2025 10:45

Note de l'auteur :


Le rituel décrit au début de ce chapitre s'inspire largement de la fête slave Spiridon Solntzevorot, célébrée le 25 décembre (étrange coïncidence, non ?). La croyance voulait que l'hiver et l'été se rencontrent ce jour-là, provoquant des phénomènes imprévisibles. Ce jour était marqué par diverses pratiques magiques. Le soir du jour de Spiridon, on allumait des feux partout, autour desquels les gens dansaient. À l'apparition du soleil à l'horizon, une vieille roue enflammée était lancée du haut d'une colline. Dans certaines régions, tous les feux étaient préalablement éteints pour être ensuite rallumés avec cette nouvelle flamme.


***


Polack et Jo emboîtèrent le pas à la foule et peu après la marée humaine les déposa sur la place centrale de la ville. Là s'élevait un bûcher monumental composé de branches de formes et tailles variées. Face à cette pyramide végétale se dressait l'édifice, qui était certainement la chapelle des Dieux des Cimes. Cette construction défiait toute classification architecturale et semblait issue d'une collision temporelle : son aspect évoquait à la fois un vaisseau spatial à demi enterré, vestige d'une civilisation technologiquement avancée, et une cathédrale gothique aux proportions vertigineuses. Sa proue aérodynamique s'élançait vers les nuages avec une grâce métallique, flanquée de gargouilles grimaçantes dont les détails ciselés contrastaient avec les lignes épurées du reste de la structure. L'accès vers l'intérieur était gardé par un portail rappelant un sas d'étanchéité des vaisseaux spatiaux, mais celui-ci était encadré par des sculptures que Polack identifia comme ceux représentant des dragons ou des dinosaures. 


Dès que le soleil disparut entièrement derrière les remparts de la cité, les portes de la chapelle s'ouvrirent grand, laissant apparaître un personnage impressionnant. Grand et robuste, il portait la même tenue rose fuchsia que Mass Nicéphore, mais son allure majestueuse empêchait tout ridicule. Dans ses bras levés vers le ciel, il tenait un réceptacle en forme de navire, finement ciselé et magnifiquement orné. 

Il s'inclina vers les quatre points cardinaux, geste imité par la foule silencieuse, puis entonna un chant dans une langue ancienne rappelant le latin par ses sonorités. La foule reprit en chœur avec lui. Polack s'efforça de comprendre cette prière et saisit que le Mass invoquait les dieux des Cimes, les suppliant d'offrir le feu à leurs enfants. 

Le Sergent plissa les yeux et crut distinguer des rayons multicolores convergeant vers le réceptacle dans les mains du Mass. Une légère fumée s' y éleva, suivie de flammes d'abord timides puis de plus en plus vives et dansantes. Le Mass présenta ce miracle aux habitants avant d'approcher le bûcher pour l'enflammer. La montagne de végétaux s'embrasa instantanément, déclenchant des cris de joie parmis la foule. Les gens riaient, s'embrassaient et se congratulaient. Puis, dans un ordre parfait et sans bousculade, chacun s'approcha du brasier pour allumer une branche préparée à l'avance et enflammer la lampe-tempête tenue dans la main droite. Ce feu sacré serait rapporté dans chaque foyer pour raviver fours, cheminées et diverses machines. La fête se poursuivrait ensuite avec danses, boissons et jeux jusqu'à l'aube.


Jo et Polack, bien que dépourvus de l’âtre à raviver, se joignirent néanmoins aux réjouissances et se trouvèrent bientôt entraînés dans une farandole autour du brasier. Une personne bienveillante leur offrit de l'hydromel, tandis qu'une autre main généreuse leur présenta des pâtisseries, et la danse frénétique se poursuivit dans une atmosphère d'allégresse qui les emporta dans son tourbillon. Ils ne regagnèrent la pension de Fantine qu'aux premières lueurs du jour, exténués mais comblés et légèrement grisés, ne disposant plus que de quelques heures avant de retrouver la caravane.


***


Dès neuf heures du matin, Polack et Jo, après avoir salué Fantine et reçu de sa part deux bises sonores sur les joues accompagnés d'un « soyez prudents et ne m'oubliez pas, mes agneaux », se présentaient devant le Maître Caravanier Guislain. Celui-ci les observa sans aménité, remarquant tout : leur air ensommeillé, leurs habits froissés, et même le relent d'hydromel qu'ils dégageaient.

— Au moins vous êtes à l'heure, marmonna-t-il. J'ai beaucoup à faire avant le départ. Je vous laisse regarder et prendre vos marques. Revenez me voir dans un bon quart d'heure.

Il désigna vaguement le convoi derrière lui et poursuivit sa conversation avec un grand barbu qui portait un manteau en cuir noir et était armé jusqu'aux dents.


Polack contempla avec fascination et une forte dose de scepticisme l'impressionnante file de véhicules qui s'étirait sur près de cinq cents mètres. La diversité des moyens de transport dépassait l'imagination : des chariots évoquant ceux des Westerns et du Far West, chargés de sacs ; des charrettes renforcées remplies de coffres ; des fourgons débordant de caisses et même des roulottes en bois rappelant celles des troupes de cirque du dix-neuvième siècle. Tout cet équipage était tiré par des chevaux encore plus massifs que ceux de Polack, de véritables percherons de ce monde. Cependant, les chars les plus imposants étaient tractés par des vapautos, ressemblant davantage à des machines agricoles avec leurs roues surdimensionnées et leur allure puissante.  

Polack comprenait désormais pourquoi Maître Guislain recherchait aussi bien des palefreniers qu'un mécanicien.

Les gens s'interpellaient, les animaux vociféraient, les charrettes craquaient, les vapautos rugissaient, tandis qu'au loin résonnaient des claquements de fouet et même des pleurs d'enfants, créant une cacophonie assourdissante.


Exactement un quart d'heure plus tard, les deux aventuriers rejoignirent Maître Guislain qui se trouvait désormais seul. Le colosse qui monopolisait son attention auparavant était reparti vaquer à ses occupations, libérant ainsi l'homme qui semblait maintenant plus disposé à engager la conversation. Ceci ne le rendit toutefois pas plus cordial :

— Bon, à nous, soupira-t-il. Toi, dit-il en pointant Jo, tu rejoindras Matias, le Maître palefrenier. Tu le trouveras au centre du convoi, près des chevaux de charge. Il porte une pelisse violette et un bonnet rouge pour être repérable de loin. Tu prendras tes ordres auprès de lui et, par la même occasion, tu lui confieras votre second cheval pour transporter une partie des marchandises. Tu ne pensais tout de même pas que j'allais le nourrir gratuitement ? ajouta-t-il devant l'air outré de Jo, qui avait déjà ouvert la bouche et s'apprêtait à protester.

Puis l'énergumène se tourna vers Polack et poursuivit :

— Toi, mon petit damoiseau, suis-moi, je vais te présenter tes outils de travail... 

Et sans prêter attention au chuchotement furieux de Jo : « Fouego n'acceptera jamais de porter les charges, c'pas un mulet… », ni vérifier si Polack lui emboîtait le pas, il se dirigea vers un fourgon situé presque en tête du convoi.

D'un geste alerte, Guislain ouvrit les portières de l'engin et déploya deux planches qu'il disposa en rampe inclinée, avant de faire signe à Polack d'approcher :

— Viens, damoiseau, aide-moi à faire sortir notre Petite Merveille...


Le Sergent pénétra dans la bétaillère et ne put contenir un sifflement admiratif. À l'intérieur se trouvait effectivement un véritable joyau de la technologie de ce monde : une motovap, imposante et splendide dans sa robustesse. En comparaison, les Hirondelles de Fantine paraissaient aussi modestes qu'Étoile face à Fouego. Tout en elle captivait le regard - sa carrosserie écarlate, ses chromes étincelants, ses commandes finement ciselées et son élégant side-car. Le long des parois de la wagonnette étaient accrochés divers équipements : une mallette d'entretien et un arsenal complet d'armes à feu, allant de simples mousquets jusqu'à ce qui s'apparentait à un canon d'artillerie. Au sol s'empilaient des coffrets de munitions variées et des étoffes multicolores.

— Le mousquet, tu l'as déjà, alors mets dans le side-car seulement : Le Châtiment des Dieux et le lance-fusée avec leurs munitions, indiqua le Maître caravanier en montrant l'imposant dispositif, que Polack avait pris pour un canon, et une énorme pétoire - prends également les petits drapeaux. Oui, oui , ces bouts de tissu à tes pieds. Sortons notre bijou et je t'explique en quoi consiste ton boulot.


Le travail de Polack s'avéra simple mais d'une importance capitale pour la sécurité et le bon déroulement du voyage... Sa première mission consistait à distribuer des drapeaux à l'ensemble des voyageurs, ces étendards leur permettant de signaler d'éventuels problèmes. Ensuite, durant le trajet, il était chargé d'effectuer des allers-retours en motovap constants le long du convoi, répondant aux requêtes signalées par les fanions, dans la mesure de ses possibilités et connaissances. Lorsqu'une situation dépassait ses capacités et nécessitait l'arrêt du convoi pour l'intervention d'un spécialiste – qu'il s'agisse d'un mécanicien, d'un palefrenier ou de Maître Guislain en personne, il avait l'obligation d'en informer au plus vite le concerné. Ces précautions, loin d'être superflues, s'avéraient indispensables compte tenu de l'étendue considérable du convoi. 

Sa responsabilité s'étendait également à la sécurisation du parcours. Dans les zones réputées dangereuses, il devait s'aventurer en éclaireur sur deux à trois kilomètres, évaluer l'état du chemin et détecter toute menace potentielle. Si tout se présentait favorablement, il devrait lancer une fusée verte et attendre le reste de la caravane. En cas de mauvais état de la chaussée, une fusée jaune et revenir vers le gros du convoi, laissant Maître Guislain statuer sur la suite des opérations. Face à un danger manifeste, une fusée rouge et attendre les renforts.


***


Les cinq premiers jours de voyage constituèrent pour Polack, la période la plus heureuse de toute sa brève existence en ce monde.

Ses journées débutaient à l'aube par des exercices de gymnastique, complétés par des mouvements spécifiques aux arts martiaux et au shadow boxing. 

La première matinée, il s'entraîna seul, mais son activité suscita l'intérêt d'un des gardes, qui sollicita une démonstration et un sparring. Dès lors, Polack participa aux séances d'entraînement des gardes, leur enseignant les arts martiaux de son monde d'origine tout en s'initiant lui-même aux techniques de combat et au maniement des armes de son univers d'adoption.

Son corps retrouvait rapidement la forme : ses épaules s'élargissaient, ses muscles gagnaient en vigueur. Sans atteindre peut-être la puissance de sa vie antérieure, il ne ressemblait plus du tout à une plante cultivée sous serre. Cette transformation accélérée, défiant les lois naturelles, contredisait la conception matérialiste de Marx selon laquelle « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience », et semblait plutôt confirmer la thèse opposée défendue par Hegel. (1)

Après cet échauffement et le petit déjeuner, généralement constitué de porridge et de fruits secs méconnus, Polack parcourait l'ensemble du convoi, nouait des relations, prêtait assistance lorsque le besoin s'en faisait sentir, acceptait invariablement de déguster les spécialités proposées et conversait avec ses compagnons de voyage.

Le deuxième jour, il fut interpellé par un Psst ! discret venant de l'un des fourgons. Pensant que le propriétaire des lieux avait un problème délicat à régler, qu'il n'avait pas voulu confier aux fanions, Polack descendit de sa moto et le rejoignit à l'intérieur. Le souci était effectivement embarrassant, il s'agissait d'un alambic en panne.

— Mon bon seigneur, bruissa le vieux qui s'affairait à côté de l'engin, j'vous ai vu bricoler le vapauto de ce vaurien de Tusot, aidez-moi à redémarrer cette machine infernale. Je vous le demande, vous comprenez je ne peux faire appel..., vous avez pas l'affaire à un ingrat !

Le vieil homme asséna un coup de pied à l'alambic récalcitrant puis frotta ses doigts noueux l'un contre l'autre, ce qui intrigua Polack qui n'avait point encore observé dans cet univers de monnaie en papier, dont l'étrange personnage mimait le comptage. Il l'examina avec plus d'attention ; l'individu évoquait quelque peu la représentation cinématographique classique du Père Noël, arborant une barbe blanche et fournie, une sorte de long cafetan rouge bordé de blanc, et de petits yeux noirs et sagaces qui contrastaient singulièrement avec le reste de son apparence.


Poussé par une envie presque incontrôlable, il demanda avec une sévérité feinte : 

— Alors comme ça, on fabrique de la samogone (2) illégale, camarade ?

— Le loup de Tambov (3) est ton camarade ! T'es flic ? sourit le vieux magouilleur, montrant des dents étonnamment blanches et saines pour son âge. D'où tu sors, mon petit chat griffu ?

Il prononça chat à la russe, kotik, et Polack chavira avant de murmurer : 

— De Paris. Toi aussi ? Depuis quand ? D'où ?

— Moscou, 1917. J'étais un honnête pharmacien jusqu'à ce que les brigands bolcheviques ne m'ôtent la vie. J'étais en train de porter secours aux victimes des combats des rues, sans distinction - Rouges, Blancs (4), jeunes, vieux - lorsqu'ils m'ont assassiné ! Et je me suis retrouvé ici. Aujourd'hui, je ne suis qu'un modeste vendeur d'essences pas vraiment légales. Pour survivre, il faut s'adapter, vois-tu. Mon nom est Egor, mais appelle-moi Gor, se présenta-t-il. Alors, tu la répares ou non, cette sheitan machine ? Si tu bois de la gnole, tu seras le premier à goûter ma production !

— De l'alcool ? Voilà une proposition qu'un mercenaire ne peut refuser ! s'esclaffa Polack en se mettant au travail.

La panne de l'appareil n'ayant rien de fatal ni de complexe, la réparation ne nécessita guère de temps.  


Fidèle à sa promesse, le vieux Gor remit à Polack, dès le lendemain, une imposante bouteille contenant un breuvage trouble dont la teneur en alcool surpassait largement celle de la vodka, et qui aurait pu, selon toute vraisemblance, servir de carburant pour une fusée. Il le dégusta en compagnie du vieillard qui, pour attester de la qualité de sa production, en versa quelques gouttes dans une cuillère et y approcha une allumette, provoquant instantanément des flammes bleutées. 

Les deux presque compatriotes sympathisèrent rapidement, rendant le voyage encore plus agréable et instructif pour Polack. Gor, auprès de qui il pouvait se montrer tel qu'il était vraiment, devint pour lui à la fois une soupape de sécurité et une source de renseignements inestimables, le vieil homme ayant beaucoup bourlingué dans sa vie et connaissant bien des choses sur ce monde.


***


Polack effectua également plusieurs missions de reconnaissance. Une fois, il découvrit un immense cratère obstruant la route, contraignant le convoi à entreprendre un considérable détour. Une autre fois, il distingua au loin une créature ressemblant vaguement à un Tyrannosaure, dont la tête émergeait des fourrés environnants. Fort heureusement, ce colosse ne prêtait nulle attention aux fourmis que représentaient à ses yeux la caravane et ses membres. Par chance, le fléau principal de cette contrée, les brigands, ne se manifesta point. À plusieurs reprises, il lui arrivait d’apercevoir d'immenses ombres projetées sur le sol. En levant le regard, il put contempler de majestueux dirigeables, ornés de riches décorations et libérant d'épaisses volutes de fumée.

Pour la nuit, le convoi s'arrêtait, lorsque cela était possible, dans les petites villes, ou les villages. Dans le cas contraire, on établissait le bivouac et la nuit se déroulait sous la surveillance alternée des gardes accompagnateurs de caravane et des marchands eux-mêmes. Polack appréciait davantage les campements à la belle étoile que les villages et les bourgs, où il risquait d'être identifié. De surcroît, il n'était nullement convaincu que sa famille n'avait pas lancé une alerte et ignorait la rapidité avec laquelle celle-ci pourrait se propager. Bien qu'il n'eût pas remarqué auparavant la présence d'un téléphone chez les Runs, peut-être disposait-on d'autres moyens de communication. Ainsi, lors des haltes dans les endroits habités, il se faisait, avec succès, le plus discret possible, la preuve étant que personne ne semblait l'avoir reconnu.



Au crépuscule du cinquième jour, le convoi atteignit une immense excavation, évoquant à bien des égards la bouche d'un volcan éteint.


Notes 

  1. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience - Citation extraite de la préface de La Contribution à la critique de l'économie politique de Karl Marx (1859), dans laquelle l'auteur relate son cheminement intellectuel l'ayant conduit à délaisser l'idéologie hégélienne au profit d'une conception matérialiste de l'histoire.
  2. La samogone - une gnôle artisanale dont le nom signifie littéralement « distillée soi-même. »
  3. Le loup de Tambov - Lors de l'établissement de la cité fortifiée de Tambov, une part importante des premiers habitants était composée de criminels déportés. Dans la Russie ancienne, les malfaiteurs étaient surnommés loups, ce qui explique pourquoi l'expression le loup de Tambov est devenue un euphémisme désignant un bandit.
  4. Rouges, Blancs - Pendant la révolution russe de 1917, le terme Rouges était utilisé pour identifier les communistes révolutionnaires, tandis que le terme Blancs désignait ceux qui s'opposaient à eux.

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