LE MERCENAIRE

Chapitre 9 : Rosalia

3706 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/08/2025 12:27

Le matin n'étant jamais bon, comme le croyait fermement Polack, celui de la fête du Solstice ne dérogea point à cette règle et s'annonça par une stridente sonnerie de clairon. Le son émanait de la place centrale de la ville et avait pour vocation d'éveiller les honnêtes citoyens en cette journée exceptionnelle. Les notes perfides s'infiltraient dans la mansarde, unique chambre disponible dans la pension de Misti Fantine, traversant même les fenêtres à double vitrage et les volets en bois. Cet éveil en fanfare ne suscita guère l'enthousiasme du mercenaire, cela va sans dire.

Il émit un gémissement, projeta une chaussure dans l'espoir de faire taire ce qu'il croyait être l'importun réveil-matin, échoua dans sa tentative et ouvrit les paupières. 

Son regard s'attarda un instant sur le plafond incliné tandis qu'il se remémorait les circonstances qui l'avaient conduit en ce lieu.


La journée précédente fut riche en péripéties : il s'échappa du domaine des Runs en emmenant Joseph avec lui, ramassa du bois dans une forêt préhistorique, affronta une tempête, atteignit une cité médiévale et termina par une virée mémorable sur l'équivalent local d'une moto. Plus tard, Jo et lui partagèrent un repas composé de viande froide et de pain, puisque tous les feux, y compris ceux des fours, en honneur du Solstice, étaient éteints dès le crépuscule pour n'être rallumés qu'au coucher du soleil suivant.

Ils avaient ensuite pris possession de la chambre sous les combles. Polack s'était approprié l'unique lit tandis que Jo s'était confectionné une couche de fortune, utilisant le manteau du Sergent en guise de matelas, sa propre veste comme couverture et son sac à dos en tant qu'oreiller. Tous deux ne tardèrent pas à sombrer dans le sommeil, la journée ayant été particulièrement riche en émotions et en péripéties.


Durant toute la nuit, Polack fut visité par des rêves fragmentés et étranges. Il vit le fleuve Smorodina où, sans explication apparente, Charon naviguait d'une rive à l'autre, manœuvrant le drakkar Naglfar. Le passeur d'âmes, d'ailleurs, ne paraissait aucunement troublé par le fait que Smorodina soit slave, que Naglfar appartienne à la mythologie nordique et que lui-même provienne directement de celle des Grecs. Puis apparut son grand-père souriant, suivi de dirigeables, de motovaps et de destriers plus imposants et plus redoutables encore que Fouego. Dans ces visions nocturnes, Polack se voyait chevaucher une de ces créatures féroces, galopant soit en quête de quelqu'un ou quelque chose, soit pour échapper à quelque mystérieux poursuivant.


A peine réveillé, il entendit un bruit provenant du sol : c'était Jo qui émergeait du sommeil avec force bâillements et étirements.

Polack se secoua et lança d'une voix encore plus tonitruante que le clairon importun qui les avait arrachés des bras de Morphée :

— Debout, mauvaise troupe, des exploits nous attendent !

— Je sais pas si je suis cap de faire des exploits, bâilla Jo. J'ai mal dormi, j'ai rêvé d'un fleuve puant, d'un pont en flammes, d'un bateau fait d'ongles avec une sorte de pirate en toge à sa barre. Et j'ai couru, couru, tellement que je suis encore fatigué. 


Polack, s'étonnant de la similitude de leurs visions nocturnes, se leva, administra un léger coup de pied à Jo pour le faire s'activer et, après une toilette sommaire à l'eau glaciale, descendit dans la salle commune, suivi du petit lad, mal réveillé et maugréant. 

Ils prirent rapidement leur repas matinal composé de viande froide de la veille et de lait également froid. Néanmoins, Polack se réjouissait qu'ils ne fussent pas contraints au jeûne promis par Mass Nicéphore, Fantine étant manifestement moins pieuse que ce dernier, à l'instar de la majorité des habitants de Rosalia, comme ils purent le constater rapidement une fois à l'extérieur.


Malgré l'heure assez matinale, les rues étaient pleines de monde, rappelant vivement à Polack le métro parisien aux heures de pointe, les passants profitaient pleinement de l'absence des motovaps et des vapautos pour déambuler librement. Les bistros, gargotes et auberges ouvraient grand leurs portes, offrant une variété de menus froids et de boissons réconfortantes qui réchauffaient l'âme sans nécessiter la moindre flamme – du cidre léger jusqu'aux eaux-de-vie si fortes qu'elles auraient pu réveiller les morts.


Le long des artères commerçantes s'alignaient des échoppes aux marchandises extraordinairement diversifiées, adaptées à toutes les fortunes. On y trouvait aussi bien des chemises écrues en coton que des capes luxueusement doublées de fourrures précieuses. Les couteliers proposaient tout un éventail d'ustensiles allant du modeste couteau de cuisine jusqu'à la dague d'apparat ornée de pierres précieuses. Les articles ménagers n'étaient pas en reste, proposant tout le spectre des produits depuis la robuste casserole en fonte jusqu'à la délicate coupe en cristal chantant. Ces trésors émerveillaient les badauds et les obligeaient à ouvrir grand leurs bourses.


Polack et Jo se mêlèrent avec enthousiasme à la foule exubérante. Ils savourèrent l'hydromel acquis directement auprès d'un marchand itinérant, contemplèrent les gemmes exposées dans l'échoppe du joaillier, dégustèrent du pain et du poisson froid agrémenté d'herbes locales près d'un autre étal. Ils s'attardèrent devant les facéties des comédiens de rue, admirèrent les prouesses d'acrobates et de chanteurs, s'émerveillèrent face au spectacle d'un montreur d'ours, ou plutôt d'une créature évoquant vaguement pour Polack un ursidé par sa carrure et sa vigueur.


Pour terminer, ils s’échouèrent dans une boutique de mode proposant une variété de vêtements, allant des chemises de nuit aux manteaux, en passant par des gants, des pantalons et même des ombrelles, parfaitement superflues en cette saison. Polack y entraîna Jo, qui ne cessait de gémir « C'est trop cher ! », tout en lui faisant observer fort judicieusement que pour des fils de marchands itinérants leurs tenues étaient bien trop disparates, la sienne trop luxueuse, celle de Jo pas assez. Ce dernier dut donc se résoudre à consentir à l'acquisition d'un élégant manteau trois-quarts en cuir vert sombre, accompagné d'une écharpe et de gants en laine d'un vert plus clair, deux pantalons noirs, trois chemises, trois pulls et, pour parachever sa garde-robe, une robuste paire de bottes.


Polack ne négligea pas non plus sa modeste personne et se procura une tenue complète de motard, quasi identique à celle de Fantine, y adjoignant la cagoule, les gants et les lunettes. Pour couronner le tout, il fit l'acquisition d'un blouson style aviateur doublé de fourrure et d'une écharpe blanche pour davantage de panache. Pour quelle raison il s'était précisément attaché à cet accoutrement, alors qu'il ne possédait pas le moindre boulon d'une motovap, sans même évoquer l'engin dans son intégralité, Polack n'aurait su l'expliquer, même sous la torture, car il l'ignorait lui-même. Il n'avait tout simplement pas pu résister à la tentation, ou peut-être était-ce une prémonition...

Ils changèrent de vêtements dans la boutique même et, ainsi apprêtés, se mirent en quête de Maître Guislain afin de le prier de les accueillir dans sa caravane.

Polack se souvenait que le vaillant gardien des portes de la ville avait désigné L'Auberge du Pont comme le lieu de prédilection de cet individu. Ils la découvrirent après avoir déambulé dans les ruelles encombrées, non pas à proximité d'un pont comme son appellation le suggérait, mais adossée à la muraille de la cité, dans une artère obscure et moins fréquentée que les autres. Aucun ruisseau nécessitant une passerelle ne s'écoulait aux alentours, à moins de considérer comme tel un mince filet d'eaux usées provenant de cet honorable établissement et se déversant vers les égouts.


L'auberge ne payait guère de mine à l'extérieur et n'offrait rien qui pût modifier la piètre opinion du visiteur à l'intérieur : quelques tables en bois, robustes mais disgracieuses dans leur rusticité, dépourvues de nappes, des bancs grossiers façonnés en planches à peine dégrossies en lieu et place des tabourets et chaises habituels. De plus, l'ensemble du mobilier affichait une propreté douteuse. Néanmoins, toutes les places étaient occupées par des clients déjà bien éméchés dont les éclats de voix emplissaient la pièce d'un brouhaha constant.  


Tout au fond de la salle, le dos appuyé contre le mur, une grande chopine posée sur la table devant lui, se trouvait un personnage qui parut à Polack vaguement familier, bien qu'il ne pût déterminer où il l'aurait rencontré auparavant.

L'individu observait la salle d'un regard scrutateur et peu avenant. En apercevant Polack et Jo qui venaient de pénétrer dans ce cloaque, il esquissa un sourire carnassier et leur fit signe d'approcher.

— Alors, vous êtes ces deux poussins, dont m'avait glissé un mot ce bon vieux Terens, et vous souhaitez vous joindre à notre caravane pour Gardenia ? prononça-t-il, dès que les deux jeunes gens, répondant à son invitation, prirent place sur le banc en face de lui.

Polack acquiesça d'un hochement de tête, demeurant prudemment silencieux dans l'attente de la suite. L'individu s'enfonça davantage dans son siège, croisa les bras sur sa poitrine et poursuivit avec une expression calculatrice et un sourire quelque peu narquois :

— Et bien, je n'ai plus de place pour les simples passagers, qui nous ralentiraient ! 

Puis il les observa d'un air goguenard, guettant leur réaction. Jo, incapable de se contenir, céda à la provocation et s'écria :

— Nous ne sommes pas de simples passagers, nous avons nos rapides montures ! 

Polack lui marcha discrètement sur le pied pour l'inciter à se taire et questionna avec circonspection, croyant avoir saisi le principal :

— Et qu'en est-il des passagers qui ne sont pas simples ?

— Humm, actuellement j'ai besoin de trois gardes, d'un mécano, d'un soigneur de chevaux et d'un éclaireur en motovap, pour compléter les effectifs. Tous seront transportés, nourris et même payés…


Polack écrasa encore le pied de Jo pour le réduire au silence, puis avança : 

— Je pourrais remplacer un garde, d'autant que j'ai déjà une monture…, proposa Polack.

Maître Guislain le scruta du regard et soupira :

— Pour un garde, tu es bien trop jeune, sans expérience et beaucoup trop frêle. Ne tournons pas autour du pot. La veille, je t'ai vu foncer comme un fou en motovap, tu as même failli me renverser... 

Polack faillit s'exclamer « Eureka, je sais où je l'avais vu ! C'est cet ivrogne qui s'était presque jeté sous mes roues hier soir ! »

— Je suis donc prêt à t'accorder le poste honorable d'éclaireur motorisé, et à prendre celui que tu prétends être ton frère - ce dont je doute fortement - comme passager en échange de tes services.

Jo et Polack s'écrièrent simultanément : 

— C'est dangereux ! C'est du vol ! Je sais m'occuper des chevaux...

— Mais je n'ai pas de Motovap ! 

L’organisateur de la caravane leva les mains et les tendit, paumes ouvertes vers ses interlocuteurs, dans un geste universel signifiant halte là.

— Stop ! Stop ! Stop ! Laissez-moi vous expliquer. Toi, jeune, disons Dir, inutile de protester, je vois bien à l'état de tes mains que tu n'as pas travaillé avec un seul jour de ta vie. J'ai pour toi une motovap, certes, moins rapide que celle que tu as conduite hier, mais puissante et fiable. La tenue, tu l'as déjà. Je te fournirai le mousquet avec les fusées en même temps que les détails sur ta mission. Si ton petit serviteur sait s'occuper des chevaux, je lui donnerai aussi du travail. Je vous paierai, mettons une Grosse Bille Jaune pour vous deux.

— Une seule bille ! C'est du bricanage ! ne put s'empêcher de s'exclamer Jo.

— Brigandage, corrigea cette fois Guislain, puis ajouta : Non, mon fougueux mais naïf poulain, le reste de votre salaire, c'est le prix de mon silence, dont vous avez, j'en suis persuadé, un grand besoin !

— Cela coûte cher le silence, marmonna Jo.

— Il vaut bien plus que tu ne l'imagines, ricana Polack avant d'ajouter en tendant sa main droite à Guislain, – alors marché conclu, notre honorable employeur ! 

Ils se serrèrent la main, et Polack fut légèrement rassuré de constater que dans ce monde aussi, un accord entre deux personnes se scellait par une poignée de main, comme dans le sien.

— Je vous attends demain matin à la Porte Nord avec arme et bagage. Le départ est prévu à dix heures, mais prévoyez d'arriver une bonne heure plus tôt pour les dernières mises au point. Et ne vous avisez pas d’être en retard ! En parlant des armes, cher Damoiseau, profite du reste de la journée pour te les procurer en complément du couteau que tu dissimules dans ta botte, inutile de le nier. Choisis celles avec lesquelles tu es le plus à l'aise.

Après avoir terminé cette tirade, Maître Guislain se désintéressa complètement de ses interlocuteurs et se concentra sur sa chope, signifiant clairement par son attitude que l'entretien était clos.


***


L'armurerie défiait toute imagination : Les étagères vitrées débordaient de mousquets de toutes tailles - certains ornés de crosses en bois précieux sculpté, d'autres arborant des canons damasquinés d'or et d'argent. Sur les murs, accrochés à des crochets spécialement forgés, reposait un arsenal impressionnant d'armes blanches : épées, dagues, poignards, glaives, cimeterres, fleurets et rapières.

Dans un recoin de la salle trônaient majestueusement des hallebardes de toutes dimensions, accompagnées de lances aux pointes acérées. Une large panière d'osier renforcé accueillait, tels des serpents de métal endormis, plusieurs Morgensterns aux boules hérissées de pointes menaçantes. Au fond de cette caverne d'Ali Baba guerrière brillait une armure d'apparat finement ouvragée.

Les visiteurs franchissant le seuil de ce sanctuaire martial restaient invariablement figés d'émerveillement, incapables de décider où poser leur regard en premier, éblouis par les cuivres rutilants, par les aciers polis et menaçants et par les pierres précieuses incrustées avec prodigalité sur les gardes et fourreaux des armes blanches.


En revanche, le commerçant qui se tenait derrière le comptoir ne ressemblait en rien au noble guerrier. Âgé d'une soixantaine d'années, voire davantage, il arborait une constitution qui paraissait au premier regard trompeusement frêle et une stature modeste. Ses cheveux blancs et ébouriffés encadraient un visage buriné, évoquant une pomme ayant trop longtemps séjourné au soleil. Toutefois, cette apparence peu flatteuse se trouvait rachetée par des yeux pétillants d'intelligence, un sourire empreint de malice et une aura de puissance sous-jacente qui l'enveloppait. 

C'était vers lui que se dirigea, entraînant Jo dans son sillage, Polack. 

— Je vous salue, honorable Maître d'arme, prononça-t-il avec déférence en s'inclinant légèrement, car il percevait par chaque fibre de son être que devant lui ne se tenait point un simple marchand, mais un véritable Maître reconnu dans le noble art de concevoir les instruments destinés à ôter la vie d'autrui.

— En quoi puis-je être utile à un jeune noble qui a certainement à sa disposition toutes les armes familiales, bien supérieures à ce que ma modeste boutique peut offrir ? croassa l'armurier.

— Nous ne sommes pas nobles, juste des estudiantins et fils de marchands ambulants, tenta le coup Polack avant d'être interrompu par le ricanement méprisant du vieillard :

— Allez vendre vos salades ailleurs ! Des fils de marchands, Ha ! Ha ! À d'autres ! Lui, dit-il en pointant Jo de son doigt déformé par l'arthrose, peut-être, quoique j'en doute, mais certainement pas toi, jeune damoiseau !

La colère monta en Polack qui se pencha vers le vendeur, le dominant de toute sa hauteur, et siffla presque :

— Vieux fou, es-tu là pour faire du commerce ou pour fouiner dans le linge sale des clients ?

— Pour le commerce, pour le commerce, grinça le vieillard, allez-y, choisissez vous-même, tout le stock est exposé...

Polack, toujours bouillant de rage, se dirigea vers les vitrines et les étagères, déterminé à choisir seul, sans l'aide de l'armurier revêche qui avait d'ailleurs fait preuve d'une étonnante clairvoyance. Il prit une grande inspiration, se rappelant l'adage célèbre : « Jupiter, tu as tort, puisque tu te fâches ! » et, ignorant le bavardage constant de Jo, s'attaqua à cette mission délicate mais ô combien familière du choix des armes.


Malgré l'impressionnante diversité des articles proposés, il ne distinguait rien qui corresponde à ses attentes. Les armes à feu ne provoquaient qu’un sourire condescendant, chez un militaire habitué à l’arsenal meurtrier et diversifié du vingt et unième siècle. Tout le reste lui paraissait trop ostentatoire, trop orné, excessif à tous égards et pourtant, paradoxalement, insuffisant... Polack aurait été bien en peine d'expliquer précisément en quoi cette gamme de produits lui semblait insuffisante, il y manquait quelque chose c'était tout. 

Il parcourut la boutique deux fois et s'apprêtait à prendre la première rapière venue, quand il repéra dans un coin, à moitié caché derrière le panier contenant les Morgensterns, une lame qui captiva aussitôt son attention. Il distingua le manche d'une arme blanche à la poignée enveloppée de lanières de cuir assombries par les années, couronnée d'un pommeau en métal blanc décoré de motifs géométriques gravés à l'eau-forte.


D'un mouvement vif, le Sergent s'en approcha et extirpa, non point une épée conventionnelle ou un glaive, mais un authentique yatagan. L'arme reposait dans un sobre fourreau de cuir bouilli sombre, patiné par les années. Sa garde, façonnée dans le même métal argenté que le pommeau, présentait des gravures identiques exécutées à l'eau-forte. Polack dégaina l'arme de son modeste écrin et fut saisi par l'éclat farouche et la courbure menaçante de la lame qui semblait impatiente d'affronter l'adversaire, avide du sang ennemi. 

Il effleura le fil acéré comme un rasoir et, malgré toute sa dextérité, s'entailla le pouce - l'incision n'était pas suffisamment profonde pour s'avérer incommodante, mais assez pour faire sourdre quelques gouttes de sang. Celles-ci s'écoulèrent dans la gouttière de la lame, et le yatagan parut s'animer d'un souffle tandis que le métal absorbait promptement les gouttelettes sans laisser la moindre trace sur l'acier étincelant.

— Je l'achète, chuchota le Sergent, incapable de lâcher cette merveille.

— Très bon choix, mon seigneur, croassa avec un certain respect le vieil homme, mais avez-vous les moyens de vos ambitions ? Cette lame est coûteuse, très ancienne et fort précieuse ! Elle appartenait jadis à un seigneur des steppes, forgée spécialement pour lui dans les flammes des dragons, puis trempée dans le sang de ses adversaires. Un esprit guerrier demeure emprisonné dans sa structure. Elle est invincible !

Jo tira discrètement, du moins le pensait-il, sur la manche de Polack et murmura :

— Des boniments ça, que de balivernes ! Un vrai brigand ce vieux schnock ! Il veut vous caser une vieillerie pour le prix d'un diamant ! 

— Cher Maître, vous savez faire de la publicité, ou je ne m'y connais pas ! Alors le prix de cette merveille ?

— Deux Grosses Billes Jaunes ! annonça le vendeur sans prêter la moindre attention à Jo qui siffla furieusement : « Il est cinglé ! », puis jeta un regard moqueur vers Polack.

Ce dernier jubila intérieurement d’anticipation et entama le marchandage : 

— Voyons, ce vieux coutelas de cuisine ne vaut pas tant, il est usé. Une Bille tout au plus...

— Noble seigneur cherche ma ruine... Deux Billes et j'offre en supplément un grand et un petit mousquet, tous deux au sommet de l'art de l'armurerie...

— Une Bille et demie pour cet ouvre-boîte rouillé, plus une grande et deux petites de vos pétoires...

— Grand et noble seigneur va me plonger dans la misère, mes enfants mendieront sur la place publique, ma femme n'aura plus rien pour garnir le potage...


La négociation se poursuivit, les deux adversaires, ignorant complètement les jérémiades de Jo, s'adonnèrent à ce marchandage avec un immense plaisir. Le prix fluctuait, les avantages se multipliaient, le vendeur accusait Polack d'être un avare sans cœur, tandis que Polack qualifiait le vendeur de vieux rapace pingre et manipulateur. 

Après une heure de tractation intense où tous les arguments furent épuisés, ravis l'un de l'autre, ils scellèrent l'accord d'une poignée de main vigoureuse. Polack devint l'heureux propriétaire du yatagan, d'un ensemble complet d'entretien, de deux grands et deux petits mousquets accompagnés de leurs munitions, en échange de deux Grosses Billes Jaunes. Il jugea cette transaction tout à fait raisonnable, car quitter la boutique sans son « précieux », lui était tout simplement impossible, ce que le rusé vieil armurier avait parfaitement saisi et aurait pu exiger bien davantage.


Lorsque les deux compagnons émergèrent de l'armurerie, le soleil descendait déjà vers l'horizon, s'apprêtant à disparaître derrière les murailles de la cité. Ils remarquèrent dans les rues une effervescence encore plus intense qu'en journée : des commerçants repliaient leurs étals à la hâte, des artisans fermaient leurs échoppes, et des familles entières avançaient d'un pas résolu dans une direction commune. Tous les habitants semblaient converger vers la place principale où, près de l'Hôtel de Ville, s'élevait la chapelle des Dieux des Cimes. Après avoir échangé des regards, Polack et Jo emboîtèrent le pas à la foule.



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