LE MERCENAIRE

Chapitre 16 : Le calepin

4005 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/10/2025 11:57

Polack fit le tour du logement auparavant occupé par Clotaire. L'appartement était réellement somptueux pour la demeure d'un Cadet de l'Académie militaire, presque sybarite, ne ressemblant en rien à une austère chambrée de caserne. Salon spacieux, bureau élégant, chambre confortable, salle de bains luxueuse, toilettes privatives - le tout parfaitement équipé et meublé avec goût. La salle de bains constituait à elle seule un véritable bijou avec ses robinets finement ciselés en forme de têtes de dragons crachant de l'eau, son imposant miroir en pied enchâssé dans un cadre doré. 

Les autres pièces n'étaient pas en reste - des meubles peut-être rustiques mais de belle facture, un grand lit à baldaquin majestueux qui semblait ouvrir des bras accueillants à son propriétaire fatigué après une journée d'exercices, de vastes armoires en bois massif remplies de vêtements divers pour toutes occasions, et des étagères, bien plus modestes en comparaison, néanmoins soigneusement parées de livres et des cahiers. Le Sergent émit un sifflement teinté de moquerie en pensant : « Ce galopin savait ce qu'est le confort, pas de doute là-dessus ! » 


Joseph, qui le suivait comme son ombre, ne put retenir son admiration :

— C'beau ! Vraie baignoire ! Vrai de vrai ! Dragons ! Miroir à s'voir entier ! 

Soudain, il s'immobilisa comme foudroyé et, désignant les étagères à peine garnies, murmura d'un ton presque révérencieux.

— Tous c'bouquins ! Dix ou même plus ! Même anésique, v's êtes un grand savant !


En entendant cela, Polack ne put se contenir et, esquissant une grimace qui se voulait terrifiante sans y parvenir pleinement, tendit les mains vers Jo en recourbant les doigts tels des serres acérées d’un oiseau rapace. Il émit alors un chuchotement sinistre : 

— Oui, je suis l'horrible Savant Fou amnésique et je vais t'utiliser pour mes expériences scientifiques abominables, mon enfant !

Jo exécuta un véritable saut périlleux pour s'éloigner, forma avec ses doigts une figure complexe, apparemment destinée à repousser les esprits malfaisants, et hurla :

— Nooon ! Je suis Jo, pas une speriance ! Ne me mangez pas !

Polack s'écroula dans le fauteuil le plus proche, secoué d'un rire incontrôlable, puis articula entre deux hoquets : 

— Te manger ? Quelle idée farfelue d'expérience scientifique ! Voyons, Jo ! C'est une blague ! Ne sois pas si naïf ! 

Il prit une profonde inspiration, retrouva son sérieux et poursuivit :

— Allez, trêve de plaisanteries ! Mettons-nous au travail, vu la montagne de vêtements et des fanfreluches diverses, nous en avons pour un sacré moment !


***


Il leur fallut deux bonnes heures pour rassembler toutes les affaires. La salle de bains à elle seule recelait un trésor digne d'une courtisane : shampoings, savonnettes, ce qui semblait être des sels parfumés, brosses à cheveux et crèmes diverses s'y entassaient en quantité impressionnante. Toute cette richesse fut soigneusement déposée dans une grande panière découverte sous le lavabo.  


Le contenu des placards, en revanche, déçut grandement Polack. Ayant considérablement grandi durant le voyage et gagné en largeur d'épaules, tous les vêtements, uniformes compris, s'avéraient désormais trop petits pour sa stature. La veste qu'il enfila pour tester émit un gémissement funèbre de tissus, et la couture du dos céda lamentablement lorsqu'il tenta de tendre les bras. De plus, ses membres dépassaient des manches bien au-delà de ce qui était généralement admis comme convenable. Quant aux pantalons, ils pouvaient encore être portés, mais uniquement avec des bottes pour dissimuler leur longueur insuffisante.  

Les seuls habits qui semblaient adaptés à sa taille étaient ceux que le Sergent identifia comme la tenue de sport : un pantalon large écru, resserré à la taille par un élastique, et une veste sans boutonnage, de même couleur. L'ensemble évoquait fortement un kimono de judo de son monde d'origine. Les deux habits sportifs qu'il trouva étaient outrageusement neufs, comme si leur propriétaire ne les avait jamais portés. 

Polack soupira profondément. Voilà encore un problème qu'il devrait résoudre, et sans tarder. Le seul costume à peu près adapté à sa morphologie était celui qu'il avait durant tout son voyage, et son état laissait franchement à désirer après tant d'aventures. 


Néanmoins, il prit le temps d'emballer soigneusement tous les accoutrements dans les malles qu'il dénicha au fond de la penderie. Il déciderait plus tard de leur sort : les vendre en l'état, car les tissus semblaient précieux et pourraient intéresser quelque noble dont la fortune ne permettait pas l'achat du neuf, ou bien découdre patiemment les divers bijoux et dentelles qui les ornaient pour les céder séparément. Avec l'argent qu'il en tirerait, il pourrait enfin s'offrir de nouveaux effets, plus conformes à sa taille.

Il débarrassa les étagères de leurs livres et cahiers, puis le bureau de ses stylos et crayons qui y traînaient. Avec une attention particulière, il inspecta chaque tiroir un à un, examinant minutieusement leur contenu, soucieux de ne rien laisser, car le moindre bout de papier pouvait renfermer des renseignements précieux sur celui qui occupait son corps auparavant. Dans le dernier, il découvrit une énorme montre ornée de trois cadrans distincts, sa surface richement décorée de motifs solaires et de runes.

Le mécanisme de cette curieuse horloge paraissait en parfait état de marche, produisant un tic-tac constant alors que toutes ses aiguilles se déplaçaient lentement. Le plus petit cadran affichait l'heure, mais les deux autres - le moyen et le grand - restaient difficiles à interpréter pour Polack, leurs échelles de mesure lui étant totalement inconnues. 


— Un Chronodril, murmura presque religieusement Jo, j'en ai jamais vu de si près. 

— Et tu connais ces fonctions ? s'étonna Polack

— Nan, mais il est cherot !

Polack haussa les épaules, se promettant d'examiner plus tard cet objet mystérieux. Il inspecta une dernière fois les quartiers de Clotaire avec une minutie professionnelle, scrutant chaque recoin. Il regarda même sous le lit, où il ne découvrit que de la poussière accumulée et une paire de chaussons bleu azur ornés de pompons décoratifs. Ces pantoufles, visiblement abandonnées depuis un moment, se trouvaient tout au fond, bien au-delà de la portée de son bras.

Pour les récupérer, il s'allongea sur le ventre et se faufila sous la couchette, dans l'espace à peine suffisant entre le sommier et le sol. Après avoir attrapé les babouches vagabondes, il s'apprêtait à sortir de ce réduit étouffant quand sa main d'appui perçut une légère irrégularité. Le Sergent se déplaça un peu, intrigué par cette anomalie, épousseta cette zone et l'examina plus attentivement dans la faible lumière qui filtrait.

En effet, un carreau était descellé et se soulevait imperceptiblement sous la pression. Polack le leva avec précaution, manquant de se casser les ongles, et découvrit en dessous, dans une cavité grossièrement creusée, un calepin à peine plus grand que sa paume. Ce carnet avait une couverture en cuir clair, dont la couleur exacte était indiscernable dans la pénombre environnante, et des coins métalliques qui brillaient faiblement. Guidé par un pressentiment qui ne l'avait jamais trompé, Polack glissa discrètement sa trouvaille sous sa veste avant de s'extraire de sous le lit.


***


Polack casa toutes les affaires de Clotaire dans son nouveau logement à la caserne. D'ailleurs, il ne se prit pas spécialement la tête pour le rangement : les tenues de sport, les pantalons à peu près mettables et les sous-vêtements les plus discrets allèrent rejoindre un petit coffre en bois usé destiné aux effets personnels disposés au pied de son lit étroit. Les deux malles pleines de vêtements trop petits et la panière en osier contenant les affaires de toilettes, trouvèrent leur place sous la couchette, dissimulées dans l'ombre du sommier métallique.

Il déposa les livres et fournitures d'écriture sur un bureau libre dans la pièce commune, clairement dédiée à l'étude et au travail personnel des cadets. Cette salle jouxtait le dortoir, séparée uniquement par une porte à double battant entrebâillée. Elle était pourvue de six tables utilitaires munies de tiroirs, accompagnées de tabourets en bois qui semblaient inconfortables au premier coup d'œil. Les pupitres étaient surplombés par les étagères et éclairés par des lampes similaires à celles présentes dans toutes les administrations de son monde natal : des bras métalliques articulés qui émettaient un grincement à la moindre manipulation, couronnés d'abat-jour en forme de cloche diffusant une lumière jaunâtre et insuffisante.


Puis Polack se débarrassa de Jo en prétextant que ce dernier devait chercher en ville une boutique qui rachèterait les vêtements usagés, vérifier les commodités disponibles près de l'Académie et se renseigner sur l'heure du dîner. Cette manœuvre lui assurait quelques moments de solitude pour examiner l'énigmatique calepin.

Il s'installa aussi confortablement que possible sur son grabat spartiate, puis extirpa le carnet qui se révéla être le journal intime de Clotaire. C'était un calepin éprouvé par les années, aux pages cornées et dont l'encre des premiers feuillets paraissait délavée. Polack le parcourut rapidement pour commencer et constata que le journal semblait couvrir une période de plusieurs années, l'écriture ronde et hésitante du début évoluant progressivement vers une calligraphie plus assurée et acérée. Polack exhala un soupir, revint aux premières pages de l'ouvrage et se plongea dans le texte. 

À son grand étonnement, la lecture ne représentait plus pour lui un exercice pénible. Contrairement à ses débuts dans ce monde, il déchiffrait désormais facilement les lignes, même celles tracées avec l'écriture un peu enfantine de l'ancien propriétaire de son corps.


La première feuille présentait un dessin d'une créature ressemblant à Kamelio, montrant ses dents et sortant ses griffes, l'image était accompagnée d'une inscription : Ce journal appartient à Clotaire Runs, défense d'entrer !

« Tu avais un sacré coup de crayon compère ! », pensa distraitement Polack avant de tourner la page.

La seconde comportait également une illustration, dépeignant un Félix idéalisé, séduisant, au regard trop perspicace et d'une affabilité infiniment supérieure à celle du véritable personnage, quoique restant parfaitement reconnaissable. Le portrait, réalisé avec une technique témoignant d'une certaine maîtrise, se trouvait entouré de petits cœurs ailés, de fleurs aux pétales démesurés et de lèvres esquissant des baisers - tout un arsenal d'emblèmes romantiques, davantage approprié à une adolescente sentimentale et ingénue qu'à un jeune homme promis à la carrière militaire.

« Tu possédais un talent indéniable pour le dessin mais un sens esthétique et le discernement déplorables, mon pauvre Clotaire… », murmura Polack en secouant légèrement la tête, et passa au feuillet suivant avec une curiosité teintée d'appréhension.


Le 20, Sixième mois (du moins c'était ainsi que le cerveau de Polack traduisait l'appellation de ce mois inconnu). 

 

Aujourd'hui, le jour de mes dix-sept ans, j'ai décidé de consigner mes souvenirs, car j'ai réalisé que j'oublie. Les visages de mes parents et de mes frères s'estompent dans ma mémoire, et quand j'ai tenté de me remémorer mes anniversaires passés avec eux, je n'y suis pas parvenu. Je vais donc noter tout ce qui se passe et dessiner les êtres que j'aime.

Alors aujourd’hui il y a eu la fête, où tous nos voisins étaient invités, un repas suivi d'un bal ! Mon premier bal ! J'ai dansé et même bu de l'hydromel ! Mon oncle m'a offert une jument, elle a une tache blanche sur le front, je vais l'appeler Étoile !  

F. m'a fait plein de compliments et m'a même embrassé derrière les tentures ! Je suis heureux !


Polack leva les yeux de son cahier. Désormais, il connaissait au moins la date à laquelle il devrait célébrer son anniversaire. Le vingt du sixième mois... Était-ce l'équivalent de juin dans son monde ? Le début de l'été ? Ou une tout autre saison ? Il regrettait de ne pas avoir prêté attention au calendrier plus tôt, ignorant même le nombre de mois que comptait l'année de cette planète. Il se promit mentalement de s'en occuper en priorité, puis se replongea dans sa lecture.


Le 21, Sixième mois 


J'ai fait une promenade à dos d’Étoile, cette jument si douce et paisible. F. m'accompagnait sur son destrier. Nous avons galopé autour du château, puis dans les bois du domaine. Là-bas, F. m'a embrassé à nouveau - je rougis rien qu'en y repensant. Nous avons ensuite poussé jusqu'au village pour déguster des gâteaux à la taverne. F. est tellement attentionné ! Dans un an, je serai majeur et nous nous marierons, ce qui nous permettra de vivre ensemble dans le domaine dont j'hériterai légitimement. Ensuite, nous chercherons une jolie jeune femme pour que notre union ne reste pas stérile et le domaine sans héritier. J'aimerais que ce soit la fille de Jil, notre mécanicien - elle est si mignonne avec ses boucles brunes et s'y connaît en mécanique.


Polack esquissa un sourire face à cette candeur enthousiaste qui s'accommodait si difficilement des réalités de l'existence. Les illusions que la vie se chargeait inévitablement de dissiper. Il comprenait mieux désormais - sans excuser pour autant - ce qui motivait l'attitude désinvolte et les remarques indécentes, parfois obscènes de Félix. Celui-ci ne pouvait imaginer que sous les traits du naïf Clotaire, qu'il s'était habitué à voir comme une personne soumise à tous ses caprices et follement amoureuse, se cachait une personnalité complètement différente. Ce changement de comportement lui était inacceptable et provoquait sa fureur.

Le Sergent examina avec attention les illustrations qui ornaient la page de droite. Sur l'une d'elles, il identifia sans difficulté Étoile, tandis que l'autre représentait une charmante brune vêtue d'une combinaison de motocycliste verte, fort semblable à celle de Fantine. Il devait s'agir de la fille du mécanicien, que Polack n'avait pas eu l'opportunité de rencontrer.

Il parcourut rapidement plusieurs pages couvertes d'éloges pour Félix et de récits des petits événements quotidiens du domaine, sans vraiment s'y attarder. Il observa les illustrations légèrement embellies, mais probablement assez fidèles, des habitants de la maison. Parmi eux, certains lui étaient totalement inconnus, tandis que d'autres étaient parfaitement identifiables : Maître Onésime dans toute sa dignité, Mass Nicéphore vêtu de ses habits d'un rose éclatant, Mistresse Adeline représentée bien plus svelte et gracieuse que dans la réalité, et partout Félix, Félix, Félix, dans diverses postures et tenues, mais toujours d'une perfection idéalisée.


Polack parcourut rapidement les feuillets jusqu'à ce qu'une inscription lui sautât littéralement au visage : à travers toute la feuille était tracé, sans aucune date, un mot unique en lettres majuscules : NON !!!!

Sur l'autre page les lignes semblaient se chevaucher, partir de travers, comme si celui qui écrivait avait les mains qui tremblaient. À certains endroits, la pointe du stylo avait lacéré le papier, tandis qu'ailleurs, l'écriture semblait diluée par l'humidité des larmes. Néanmoins, Polack parvint à déchiffrer la suite.


… Je ne serai pas majeur dans un an, ni dans trois ans ! Seulement quand je serai un vieillard de vingt-cinq ans ! 


« Jeune vieillard ! », s'amusa intérieurement Polack, se souvenant qu'à dix-sept ans, lui-même considérait les personnes de vingt-cinq ans comme des adultes accomplis et les trentenaires comme des vioques. À l’époque, il méditait même sérieusement sur la pertinence de poursuivre l'existence au-delà de ce cap fatidique.


… Aujourd'hui je suis allé voir mon oncle pour lui parler de moi et de F. Mon oncle s'est moqué de moi en m'annonçant que selon le testament de mon père je ne serai pas majeur avant cet âge avancé ! Que F. n'est pas pour moi ! Et qu'on me cherche déjà un mari, qu'on l'a presque trouvé, les négociations étant en cours avec un nobliau des contrées sauvages du nord ! Un Barbare du Nord ! Au début du neuvième mois je serai exilé à l'Académie militaire, car ce barbare souhaite un époux instruit ! Comme si l'érudition me serait d'une quelconque utilité dans ces territoires sauvages ! JE NE VEUX PAS !


Polack contempla des lignes entières parsemées de NON rageux et exhala un soupir en songeant : « Mon pauvre Clotaire, c'est vraiment atroce lorsque les lunettes roses à travers lesquelles on contemple l'existence se fissurent… ». 

Il s'apprêtait à poursuivre sa lecture, mais en entendant des pas dans le corridor, il referma le calepin, le dissimula sous sa chemise et feignit de dormir.


***


Polack fermait consciencieusement les paupières, simulant le sommeil. Pour renforcer cette illusion, il émettait même de légers ronflements. Allongé sur le dos, les mains croisées derrière la nuque, il paraissait parfaitement détendu, mais tous ses sens demeuraient en alerte. Il perçut d'abord des bruits de pas, puis le grincement de la porte s'ouvrant brusquement, suivi des voix de plusieurs individus pénétrant dans le dortoir. Une voix particulièrement aiguë presque stridente déclara :

— Alors, je lui ai dit, tu peux toujours courir... , puis sans lien apparent ajouta : Mais qu'est-ce que c'est que ce tas de boue sur la couchette près de la fenêtre ? On était bien à quatre et on nous rajoute ce..., ce... 

Le strident se tut, incapable de trouver les mots pour exprimer son indignation. Une autre voix, plus mélodieuse, enchaîna :

— C'était prévisible, mais je pensais qu'on n'était que quatre dans toute l'Académie à porter le titre de Die... Ce n'est pas un Dir au moins ? Ce serait inconvenant... 

La voix grave, presque une basse, d'un autre participant lui répondit :

— Die ou Dir, nous sommes tous faits de la même façon, seul l'ordre des naissances diffère... 

Quelqu'un railla :

— Tu es bien placé pour le savoir, petit Léopold, n'est-ce pas ? 

Polack entendit le bruit sourd d'une chute suivi d'un grognement :

— Je vais te montrer à quel point je suis petit, cher merdeux Donatien !

À cet instant, le Sergent préféra ouvrir les yeux et, avec l'expression de quelqu'un qu'on venait d'arracher à un profond sommeil, demanda en bâillant ostensiblement : 

— Mais c'est quoi ce bordel ?

Maintenant il pouvait enfin voir et observer les nouveaux venus. Ils étaient quatre, trois d'entre eux avaient le physique et l'accoutrement par lequel Polack identifia immédiatement les Dies - dentelles délicates, couleurs chatoyantes, cheveux longs soigneusement coiffés, et parfums subtils. Bien qu'ils fussent vêtus avec soin, les tissus de leurs habits étaient loin d'égaler en qualité et finesse de ceux de Clotaire. Polack sourit intérieurement en se disant qu'il venait de trouver à qui il refourguerait toutes ces fanfreluches inutiles qui encombraient ses malles. Le quatrième personnage dénotait radicalement dans ce bouquet de fleurettes, comme un chardon parmi des roses. Nippé sans la moindre élégance, il était grand, massif, avec une musculature développée à l'outrance qui tendait le tissu grossier de ses vêtements. Son visage aux traits épais et mal dégrossis était encadré d'une chevelure brune coupée bien plus court que celle de Polack, presque en brosse.


Le dortoir, qui jusqu'alors paraissait relativement spacieux, sembla se rétrécir tandis qu'il se remplissait de mouvements, de bruits et d'effluves de parfums.

Le grand gaillard se pencha vers lui et parla d'une voix de basse profonde, celle que Polack avait déjà entendue et qui lui fit penser distraitement « Ça doit être Léopold, j'aurais dû m'en douter » : 

— Ce bordel, ce sont les occupants légitimes de ces lieux, et toi, qui es-tu ? 

Polack mal à l'aise d'être ainsi dominé par cette montagne humaine, se redressa puis se mit debout pour faire face à son interlocuteur :

— Cadet Clotaire, étudiant en troisième année de Planification matérielle. Assigné à cette chambrée depuis hier.

— Menteur ! s'écria celui qui avait la voix la plus stridente, nous sommes tous en troisième année de Planif, et nous ne t'avons jamais vu en cours !

— Je suis transféré de la faculté d'Ingénierie, expliqua patiemment Polack, choisissant délibérément d'ignorer l'accusation offensante de mensonge.

— Bon, alors terminons les présentations, prononça le grand gaillard, moi je suis Léopold, celui qui est prompt à accuser - Émile…

Il montra d’un geste celui que Polack surnomma le Strident.

Émile, garçon grassouillet aux traits relâchés, qui dégageait une impression persistante de mollesse et de veulerie, secoua sa tignasse blonde désordonnée – son unique atout - émit ensuite un reniflement empreint de dédain, avant de tourner ostensiblement le dos à l'assistance. Feignant une concentration extrême, il s'absorba dans le déballage méticuleux de ses bagages, comme si cette tâche banale requérait soudain toute son attention.

— ....Celui qui ne parle pas, c'est Armand, et non il n'est pas muet, juste taiseux.

Le susnommé Armand, un jeune homme brun à l'allure maladive, si mince que ses yeux verts d'une intensité troublante semblaient littéralement dévorer son visage émacié, souleva les épaules avec un air de profonde résignation. Il esquissa un geste imprécis de la main, une sorte de mouvement suspendu qui pouvait tout aussi bien signifier un « Salut ! » cordial qu'un « Va au diable » cinglant.

— ... Et pour finir, le possesseur de la langue trop bien pendue et qui implore qu'on la raccourcisse, c'est Donatien.

Donatien serra les poings, assez osseux du reste, car il était grand et maigre, son visage poupin se tordit dans un rictus mauvais et ses cheveux châtains parurent onduler autour de sa tête à la manière des serpents. La transformation était saisissante. Polack fut même impressionné par la métamorphose de cet hurluberlu de la catégorie des estudiantins, sous-catégorie ordinaires, en un semblant de la Méduse Gorgone sortie tout droit des légendes lues durant son enfance.

— Tu vas voir, espèce de dinosaure ! J'ai peut-être la langue trop bien pendue et rapide, mais elle est assortie à un couteau à ma ceinture, tout aussi disposé à l'action. Et c'est ta langue qui risque de finir à l'état d'un trognon !


Polack était sur le point d'intervenir pour arrêter la bagarre qui semblait se préparer, il leva même les bras en les tendant vers les antagonistes, paumes ouvertes dans un geste d'apaisement, quand il vacilla sous ce qui s'apparentait à une attaque mentale d'une rare intensité. La terreur et les appels au secours se mêlaient dans son esprit en résonnant telle une cloche ou une alarme d'incendie. Une suite de visions décousues faite de la terreur la plus absolue se bousculaient dans sa tête. Des images fragmentées, brutales, s'imposaient à lui : ombres menaçantes, sensations d'étouffement, le plongeant dans une panique viscérale.

Sans rien voir autour de lui, aveuglé par cette tempête psychique, il courut, sortit de la pièce et se précipita vers la direction où le lien invisible qui le reliait à Kamelio l’entraînait, car c'était son désarroi que Polack percevait si nettement. Ses jambes le portaient d'elles-mêmes, obéissant à une urgence qui transcendait toute pensée rationnelle.



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