LE MERCENAIRE

Chapitre 17 : Gardenia

2622 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/10/2025 11:38

Polack courut, ses jambes le portaient d'elles-mêmes, obéissant à une urgence qui transcendait toute pensée rationnelle. Kamelio était en danger et l'appelait à l'aide, lui lançant un SOS psychédélique d'une puissance inouïe qui résonnait dans chaque fibre de son être. 


Le Sergent passa comme une flèche à travers les couloirs de la caserne, son corps en pilotage automatique, guidé uniquement par cette impulsion. Il descendit sans s'en rendre compte les étages, prenant les marches trois par trois, bousculant au passage quelques cadets médusés. Il traversa le site de l'Académie presque en ligne droite, ne s'arrêtant que devant le mur de l'enceinte, bien loin de l'entrée principale.

Sans hésitation, il bondit, s'agrippa aux aspérités de la muraille et l'escalada avec la dextérité d'un montagnard expérimenté, ses doigts trouvant miraculeusement chaque prise. Dans son état habituel, jamais il n'aurait accompli pareille prouesse, ni même envisagé ce saut vertigineux depuis le sommet du rempart qui le conduisit dans une ruelle enneigée et, fort heureusement, déserte. 

La neige, par chance, amortit sa chute dans un crissement feutré. Néanmoins, il se trouva partiellement étourdi par la violence du choc lorsque ses pieds rencontrèrent le sol et s'étala fort disgracieusement de tout son long sur les pavés. Se remettant péniblement sur ses jambes, il s'ébroua tel un chien sortant de l'eau et s'apprêta à poursuivre sa course effrénée, quand il perçut le bruit sourd d'une chute derrière lui, comme un sac lourd s'écrasant sur le sol. Un bras vigoureux l'attrapa alors par la manche, stoppant net son élan.


— Tu es cinglé ? entendit-il un chuchotement furieux. On est en pleine conversation et soudain tu te précipites, comme si les Malificents te mordaient le cul, tu sors dehors, où il gèle à cœur fendre, sans veste et pieds nus ! Puis tu fais le mur, au lieu de passer par le portail, qui est pourtant ouvert pendant la période des vacances. Réponds ! Tu es cinglé ? 

Chaque phrase de cette diatribe s'accompagnait d'une secousse que l'individu imprimait à Polack. Ce dernier tenta de se dégager de l'emprise de Léopold, car c'était bien lui qui l'avait agrippé d'une main tout en agitant devant son nez une veste et une paire des pataugas qu'il tenait dans l'autre.


Polack se débattit avec l'énergie du désespoir, Léopold étant manifestement bien plus puissant que lui. Il parvint finalement à se libérer, abandonnant une manche entre les doigts de ce bon samaritain. Il s'élança à nouveau dans la direction où le lien psychédélique l'entraînait. Soudain, le sentiment d'urgence transmis s'atténua pour céder la place à une forme de satisfaction, voire de triomphe. Au même instant, Polack reprit pleinement conscience du froid mordant qui s'insinuait sans vergogne sous sa chemise si légère, désormais privée d'une manche, ainsi que des pavés gelés sous ses pieds.


— Un ami m'avait appelé à l'aide, mais maintenant le danger semble écarté.

— Bien sûr ! Et toi, tu es peut-être un Mass capable de percevoir les appels mentaux.

Léopold lui lança la veste et les chaussures en ordonnant :

— Habille-toi avant d'attraper froid et allons découvrir ce qui est arrivé à ce soi-disant ami.

Polack, tentant d'échapper au froid, enfila rapidement les vêtements et les brodequins. Il remarqua aussitôt que si les chaussures étaient bien les siennes, la veste ne lui appartenait pas. Elle était beaucoup trop longue et large, en cuir brun usé par endroits, et devait certainement appartenir à Léopold lui-même.

— J'ai retrouvé tes pompes près de ton lit, mais je n'ai pas eu le temps de chercher une veste dans tes affaires, confirma immédiatement ce dernier, validant ses soupçons. Je t'ai apporté une des miennes, elle n'est pas neuve mais elle est chaude, n'est-ce pas l'essentiel ?

Polack ferma la veste et sentit enfin une chaleur bienvenue se répandre dans tout son corps.

— Merci, l'ami, dit-il en mettant dans sa voix toute sa reconnaissance envers son nouveau camarade.

— Alors, où se cache ton copain ?


Polack ferma brièvement les paupières pour se concentrer sur le lien l'unissant à Kamelio, sentit une légère vibration de tension et s'engagea résolument dans la ruelle s'ouvrant sur la gauche, sommairement éclairée par un réverbère à gaz solitaire. Léopold suivait dans son sillage, tandis que Polack s’en tenait fermement à la direction dans laquelle l'entraînait la laisse psychédélique. Ils débouchèrent d'abord sur une large avenue qui les conduisit vers les quais d'un fleuve gelé.


Sergent s'arrêta un instant, sidéré par le spectacle majestueux qui s'offrait à lui. Gardénia n'avait décidément rien à voir avec la très provinciale Rosalia. Il s'amusa intérieurement un bref instant de tous ces noms à consonances florales, véritable flower power(1), puis s'adonna à une contemplation admirative de la scène qui se déployait devant ses yeux.


Le fleuve majestueux était enserré dans des berges couvertes de plaques de granit finement taillées. Des ponts légers, presque aériens, l'enjambaient avec une élégance qui n'était pas sans rappeler ceux de Saint-Pétersbourg, ville que Polack avait visitée bien des années auparavant. Néanmoins, cette apparente fragilité était trompeuse, car des vapautos lourds, semblables à des semi-remorques, y circulaient sans la moindre appréhension, leurs moteurs ronronnant doucement dans l'air froid du soir.

Sur l'eau gelée glissaient des traîneaux à vapeur vers une destination inconnue, transportant des voyageurs pressés et laissant dans leur sillage de fines traînées de condensation. Le ciel du soir était zébré par les traces vaporeuses de gigantesques dirigeables qui le parcouraient avec une lenteur majestueuse, leurs coques métalliques reflétant les dernières lueurs du jour.

Tout autour se dressaient des bâtiments, grands et plus modestes, colorés dans toutes les teintes de l'arc-en-ciel, créant une mosaïque urbaine saisissante. Sur les façades les plus proches, Polack discerna des bas-reliefs finement ciselés représentant des dragons, des ptérodactyles et des animaux plus familiers comme des bisons, tous sculptés avec un art consommé. Cette magnificence architecturale était généreusement éclairée par des réverbères semés tout le long du quai, créant une atmosphère presque féerique.


Il serait resté figé d'admiration si une bourrade amicale, mais non moins vigoureuse pour autant, ne l'avait pas fait sortir de sa torpeur contemplative.

— Hé ! Réveille-toi ! Je comprends que Gardénia et Les Grands Eaux puissent impressionner un péquenot, mais je doute fort que tu en sois un et de plus après presque trois ans, tu devrais y être habitué !

Polack s'ébroua, s'arrachant à la contemplation de la ville-fleur - Gardenia, son nom, à la réflexion, n'était finalement pas si incongru qu'il l'avait d'abord pensé. Il reprit sa progression d'un pas décidé, tournant résolument le dos au quai et s'engouffra dans une rue adjacente aux pavés lisses et usés par le temps.


Au bout d'une dizaine de minutes, il s'arrêta net devant une porte massive, sculptée de motifs austères et renforcée de ferronneries patinées. Cette entrée imposante ornait ce qui semblait être un ancien donjon, vestige d'une époque révolue, dont les formes moyenâgeuses et la couleur sombre - un gris anthracite presque noir par endroits - dénotaient furieusement dans la gaîté des ruelles aux couleurs chatoyantes. 

— Les Catacombes ! siffla entre les dents Léopold derrière son dos. Ton copain s'y connaît en « amusements », pas de doute !

Polack haussa les épaules dans un geste universel signifiant « Que veux-tu que j'y fasse ? ». Léopold s'avança vers le portail et tira sur l'anneau placé en son centre et qui faisait office de poignée. La porte resta parfaitement immobile.

— Fermé ! constata-t-il l'évidence avec soulagement. Rentrons à l'Académie, si ton ami a trouvé comment entrer, il saura certainement comment sortir.

Polack examina attentivement le battant, repérant rapidement un petit écriteau situé un mètre au-dessus de la poignée. Le Sergent après avoir lu l’inscription sourit largement et murmura : Il est écrit : Les portes de Durin, Seigneur de la Moria, Parlez ami, et entrez. (2)

— Qu'est-ce que tu marmonnes ?

Polack posa ses deux mains sur la porte et déclara avec une solennité feinte, réprimant un ricanement :

— Sur la porte d'entrée de l'antre du dragon, qu'aucun chevalier depuis des siècles n'avait su ouvrir en tirant, figurait, gravé en caractères d'une mystérieuse complexité, un unique mot, et ce mot était Poussez !

Puis, laissant échapper un rire, il exerça une vigoureuse pression et le massif portail s'ouvrit dans un sinistre grincement.


***


Polack, suivi par Léopold, descendit quelques marches pour se retrouver dans un assez large souterrain voûté. Les murs qui bordaient le passage étaient quadrillés et portaient des inscriptions - noms, dates et souvent de courtes épitaphes.


— Le lieu de repos éternel des citoyens de cette cité. Ici ce sont les tombeaux récents, tout est bon chic, bon genre, plus loin cela risque de devenir glauque. Tu es sûr de vouloir aller plus loin ? questionna Léopold, avec plus d'anticipation malsaine que d'appréhension dans la voix. 

— Absolument certain ! s'exclama Polack en continuant de s'avancer à une vive allure, presque au pas de course. 

Il n'était nullement impressionné, le lieu lui rappelant les célèbres catacombes parisiennes qu'il avait visitées plus d'une fois. Et de plus, les morts ne l'effrayaient pas ; les vivants, selon son expérience, étaient bien pires. 

Le couloir défilait en ligne droite et en déclive, au bout de cinq cents mètres le sol devint irrégulier, les inscriptions sur les parois moins distinctes, puis elles disparurent complètement en laissant place à des macabres étagères de crânes empilés sans ordre apparent. L'air devenait plus lourd et dense comme si le temps lui-même s’était figé. Encore quelques centaines de mètres et les Cadets commencèrent à trébucher sur des ossements éparpillés au sol. Polack ramassa un crâne et le déposa sur un gradin en murmurant : pauvre Yorick ! (3) Léopold avait raison, tout cela devenait de plus en plus glauque, et pourtant ils continuaient à s'enfoncer dans les entrailles de cette nécropole souterraine.


Il s'apprêtait à rebrousser chemin, car Kamelio semblait introuvable. De surcroît, il perçut des bruits feutrés, tels une multitude de pattes piétinant le sol, lui faisant redouter la rencontre avec d'autres habitants des sous-sols qui pouvaient se révéler plus dangereux que les paisibles squelettes dans les tombes et sur les rayons. 

C'est alors qu'il aperçut enfin l'objet de ses recherches, qu'il faillit ne pas reconnaître. Kamelio avait grandi, non seulement grandit à proprement parler, il avait connu une métamorphose extraordinaire ! La créature face à lui ne ressemblait plus du tout à celle qu'il avait guidée au bout d'une laisse improvisée ce matin. Désormais, sa taille s'apparentait davantage à celle d'un poney qu'à celle d'un chien, sans pour autant égaler les dimensions monstrueuses de sa génitrice. Une aura indéfinissable émanait de Kamelio, mélange troublant de familiarité et d'étrangeté absolue qui laissa Polack momentanément sans voix. La créature pivota vers les Cadets, poussa un hurlement strident, se jeta sur Polack et le plaqua au sol avant de... lui lécher le visage, le couvrant de bave gluante tout en produisant un bruit s'apparentant à un ronronnement. Un ronronnement qui aurait pu provenir d'un tigre à dents de sabre, ni plus ni moins.


— Inugamis Impérial, chuchota avec une crainte révérencieuse Léopold. Inugamis Impérial bleu. Une légende ! Où tu l’as trouvé ?


Polack se dégagea difficilement de l'étreinte chaleureuse de Kamelio, qui lui transmettait un flot de joie pure, de soulagement et la certitude que tout irait bien désormais. La masse de l'animal était considérable et Polack mit un moment à retrouver son souffle après cette démonstration d'affection. Il s'essuya le visage, se redressa, rajusta ses vêtements, ordonna mentalement à Kamelio de rester calme et affirma tout à fait honnêtement :

— Là où je l'ai trouvé, il n'en reste plus ! Et qu'est-ce donc qu'un Inugamis ? Et pour quelle raison a-t-il autant...

Polack claqua des doigts, cherchant le mot qui lui échappait :

— ...changé ?

— Je ne suis pas une encyclopédie ambulante gratuite, maugréa Léopold, qui avait également repris ses esprits et semblait mécontent sans raison apparente.

— Gratuite, dis-tu, sourit Polack. Alors concluons un marché ! Tu réponds à mes questions, toutes les questions y compris celles concernant les Inugamis, tu me donnes tes notes de cours depuis la première année et, en contrepartie, son premier œuf est pour toi. Ainsi tu posséderas aussi une créature légendaire ! conclut Polack assez pompeusement.

— Toi, tu es vraiment gonflé ! siffla Léopold entre ses dents, avec une certaine admiration.


Les deux Cadets, suivis de près par Kamelio, se dirigèrent vers la sortie des catacombes tout en conversant. La seule présence de ce dernier en ce lieu semblait repousser tous les autres habitants des sous-sols, car nul autre bruit de pas que celui des compagnons ne se faisait entendre alentour.


— C'est impossible, grommela après une courte réflexion Léopold avec un regret. Premièrement, je ne peux et ne veux pas répondre à toutes tes questions...

Il sembla prononcer toutes en majuscules.

— ... Car les questions peuvent être trop personnelles...

Polack fit un geste de dénégation :

— Rien de personnel, sauf ce que tu voudras toi-même me confier.

— Deuxièmement, je n'ai pas de notes complètes des années précédentes. J'ai rejoint la formation il y a à peine deux mois.

Polack trébucha sur un ossement et se tourna vers Léopold en le regardant avec étonnement :

— Mais... Comment il s'appelle déjà, celui qui a la voix aussi stridente que la craie sur un tableau ? Il a dit que vous avez tous fait toute votre scolarité à l'Académie ensemble !

— Tu parles d'Émile ? Eh bien, il a tendance à exagérer un peu. C'est vrai que Armand et lui sont dans la formation depuis le début, Donatien les a rejoints l'année dernière et moi, comme je l'ai dit, il y a deux mois.

— Donc, tes notes des deux derniers mois et quelques explications suffiront. Alors, marché conclu ? Sauf si tu ne veux pas d'un œuf de Kamelio...?

Polack ne comprenait pas lui-même son insistance, ni pourquoi il avait tant besoin de Léopold. Comment ce rustre était-il soudainement devenu si important ? 

« Probablement une intuition de Vedoun. », pensa-t-il, assez déconcerté.

— Et voilà qu'on arrive au troisième point, ajouta Léopold avec une certaine perfidie, les Inugamis ne naissent pas dans des œufs !

— Mais je l’ai vu de mes propres yeux ! s'exclama Polack décontenancé.

— Alors, tu en sais plus que moi, répliqua Léopold et se dirigea résolument vers la sortie des catacombes.


___________


Notes


  1. Flower power - slogan hippie du temps de la guerre du Vietnam
  2. Il est écrit : Les portes de Durin, Seigneur de la Moria, Parlez ami, et entrez. - citation extraite du roman Le Seigneur des Anneaux de Tolkien.
  3. Pauvre Yorick ! - citation tirée de la pièce de théâtre de William Shakespeare 

Hamlet 



Laisser un commentaire ?