The Drummer

Chapitre 1

1525 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/07/2015 00:28

     Voilà deux minutes quarante-deux secondes que j’étais accoudé à ce comptoir miteux. Le patron posa mon verre juste devant moi. « Tenez, monsieur Bellamy. » Je le remerciai d’un coup de tête et bus une gorgée de Guinness, une gorgée de ce doux breuvage que j’affectionnais. Derrière moi, j’entendais Andrew faire le pitre et frapper sur ma batterie. Je parierais qu’à tout les coups, il allait me percer la caisse claire. Fais chier.

     Andrew, c’était le bassiste du groupe. Physiquement, il ressemblait à Flea[1] : petit, trapu et chauve, ce qui était dû à une calvitie de jeunesse. Malgré ce look de séducteur, il manquait une chose à Andrew : tout simplement le talent. Andrew avait en effet un léger problème de rythme, qui l’empêchait depuis maintenant sept années de jouer décemment. Et malgré ce qui pourrait s’apparenter à une dégénérescence mécanique, ces petits yeux bleus et son gros nez lui attiraient nombre de belles jeunes filles.

     Pendant que je me désaltérais, le patron du pub n’avait cessé de me fixer.

- Chouette concert, hein ?

- Si vous le dites.

Je bus une nouvelle gorgée.

- C’était votre première en Angleterre ?

- Ouaip.

- Ça doit vous changer d’Atlanta, non ?

- En fait, nous, on vient de Knoxville.

- Ah.

Il baissa la tête. J’aperçu sur son visage un sourire gêné.

- Nevermind[2].

Un silence austère s’installa.

- En tout cas, moi, j’ai bien aimé.

- Merci. A part le fait qu’on n’était pas ensemble, je trouve que ça ne s’est pas trop mal passer.

- Oh non, vous abusez...

Ce genre de discussion était pour moi une source d’énervement intérieur. Je ressentais une profonde aversion envers tout ces lèches-bottes hypocrites, comme l’homme que je dévisageai à ce moment-là. C’est d’ailleurs à cause de cela que mes amis aiment me surnommer Patrick Bateman[3]. Il faut dire que j’avais une certaine préférence pour l’abscence d’émotion.

Ainsi, mon instinct d’hermite disait que la discussion commençait à glisser vers des horizons qui ne me plaisaient guère. Je posai donc quelques livres sur le comptoir, fit pivoter mon siège et emporta mon verre ainsi que mon sinistre corps vers d’autres contrées de ce pub décrépi. Quand Andrew m’aperçut, il ne put s’empêcher de crier : « Et voici le grand, le sublime, l’unique Matthew Bellamy ! »

Les plus mélomanes d’entre vous auront peut-être dénichés la subtile coquille qui s’était glissé dans le propos du bassiste. En effet, il existait un autre Matthew Bellamy, modestement chanteur, guitariste et compositeur du groupe anglais Muse. Autant dire qu’avec un nom pareil, vous avez un sacré poids sur les épaules. D’autant plus lorsqu’on naît le 20 février 1986, date du dix-neuvième anniversaire de Kurt Cobain[4]. D’autant plus lorsqu’on naît à Scottdale, siège social de l’une des plus grandes marques d’instruments, Fender[5].

Alors non, je n’avais pas le talent de Bellamy, ni la sensibilité de Cobain. A vrai dire, j’étais bien loin du compte. En effet, Dieu, s’il existait, avait très probablement décidé de se venger de tout les péchés humains lors de ma création. Il m’avait doté d’une voix absolument ignoble, et devant mon incapacité à faire bouger mes dix doigts, j’avais choisi de m’orienter vers la batterie. Malgré mon jeu pittoresque, on m’avait surnommé ‘The Drummer’. Du moins, c’est ce que j’avais supposé, puisque la raison officielle de ce surnom n’était parvenu jusqu’à mes oreilles.

Jared, le chanteur, me prit par l’épaule. Il avait un air sombre.

- Ecoute, j’ai réfléchi un peu… On a bien joué ce soir. On devrait peut-être passé à la vitesse supérieure non ?

Je jetais un regard sur la salle. Les gens avaient sur leurs visages des expressions insipides. A travers la vitre, on pouvait distinguer une fine pluie, un crachin londonien venait frapper les vitres du Wimbledon Pub. Tout ici était maussade : le pub, les gens, la ville. Loin de notre soleil du Tennessee, nous étions venus chercher ici un brin de reconnaissance internationale. Au lieu de cela, nous recevions des critiques mitigées, par un public constitué d’alcooliques chroniques incapables d’écouter trois notes décemment, de vieux sourds et de dandys hipsters. Et Jared disait que c’était bien. Le monde allait à vau-l’eau.

Jared était le stéréotype physique du rockeur. En plus de ces cheveux longs et sales, il portait tout le temps un jean troué, ainsi qu’un pull-over d’une couleur assez désagréable au regard, hésitant un orange flashy et un vert fade.

Malgré ce style typé grunge, Jared était plus intelligent qu’il ne le faisait croire. En effet, contrairement à Andrew, il m’était envisageable d’avoir une discussion à peu près censée avec lui. Ainsi Andrew était la seule personne de mon entourage proche à qui je dédaignais m’adresser. Mais ce soir-là, ce brin d’intelligence qui régnait dans le fond de ses beaux yeux verts s’était émancipé par le biais de quelques verres d’alcool afin de laisser place à un degré de stupidité qui le rabaissait au rang des misérables que je côtoyais à longueur de temps. Aussi avais-je décidé d’ignorer cette remarque et de me contenter, en guise de réponse, d’un simple hochement de tête.

N’avez-vous jamais ressenti cette sensation d’être un être différent ? D’être quelqu’un qui n’était pas initialement destiné à vivre dans le milieu où il passe la grande majorité de son temps ? C’est pourtant cette sensation qui traversa mon corps à cette instant, lorsque je me rendis compte que les deux liens qui me rattachait à ce monde était un modeste adolescent boutonneux et encore vierge, aussi bien sexuellement qu’intellectuellement, et un ex-caissier reconverti en star de rock avec un léger penchant pour la boisson.

     J’allai m’asseoir sur mon siège, à côté de ma grosse caisse. Je tirai de ma poche une cigarette, et, d’un coup de briquet, je l’allumai. En compagnie de fumées et de boissons alcoolisées, j’observais, à la douce clarté de la nuit, l’espérance de ces deux jeunes gens, alpagué comme tant d’autres avant par l’espoir d’une vie meilleure dans cette ville traîtresse. Et j’assistais alors, à mon plus grand malheur, au début de cette quête de célébrité soudaine souhaitée par mes comparses. J’éteignis ma cigarette dans le creux du cendrier, réduisant en même temps en cendres ma vie d’antan.

 

[1] Bassiste des Red Hot Chili Peppers.

[2] En anglais dans le texte original. ‘Laissez tomber.’

[3] Personnage principal du film American Psycho, doté d’une folie meurtrière.

[4] Chanteur, guitariste et compositeur du groupe Nirvana.

[5] Marque d’instruments de musique réputée pour ses guitares, créée par Léo Fender en 1946.

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