Retour à Saint-Cyrien

Chapitre 3 : Septembre 1908

3854 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/08/2017 22:33

Septembre 1908



Tel un glas qui aurait résonné dans l'esprit de Pernelle, un clocher sonna huit heures, quelque part au loin. Saint-Cyrien donnait l'impression de se situer à des lieues de tout, comme hors du monde, à défaut d'être hors du temps. Autour de la fillette, la cour commençait à s'agiter, impatiente. De nombreuses écolières, qui arboraient une robe parfaitement identique à la sienne, se dirigeaient vers un même endroit. Elle décida de les suivre pour savoir de quoi il en retournait.

Devant l'entrée du bâtiment Est se tenait une jeune femme, qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Son joli visage au nez fin et aux yeux marron relativement ternes, encadré par des cheveux châtains noués en une longue tresse, était couvert de tâches de rousseur. Elles lui conféraient un léger teint halé, rare pour l'époque. La robe beige qu'elle portait, quoique passée de mode, s'harmonisait parfaitement avec le reste de son apparence. Elle n'était pas sans évoquer à Pernelle le souvenir de l'une des domestiques qui travaillait en cuisine au domaine d'Autemart, et qu'elle avait toujours beaucoup appréciée.

La demoiselle frappa dans ses mains à plusieurs reprises, un son qui se répercuta en écho entre les murs en U du pensionnat. Les conversations se firent murmures, avant de s'interrompre complètement, tandis qu'elle prenait la parole d'une voix mesurée, comme si elle choisissait chacun de ses mots avec soin.

— Vous toutes, par ici, s'il vous plaît. Rapprochez-vous encore, voilà, de cette manière, sans quoi celles du fond n'entendront rien. Tout ce que je suis sur le point de vous apprendre sera d'une importance capitale pour la suite. Permettez-moi d'abord de me présenter : je suis Madeleine Rouet. Mon rôle est de vous surveiller, ainsi que de vous rappeler à l'ordre si vous désobéissez au règlement en vigueur à Saint-Cyrien. D'ailleurs, comme l'exige le paragraphe vingt-et-un, les plus jeunes d'entre vous doivent m'appeler Mademoiselle. Seules celles qui ont plus de douze ans sont autorisées à user de mon prénom.

Aucune des filles présentes dans l'assemblée n'émit le moindre bruit, pas même les benjamines qui devaient pourtant être moitié moins âgées que Pernelle. Après les avoir balayées du regard pour évaluer leur attitude, la femme poursuivit sur un ton mielleux qui semblait envoûter tout le monde :

— Je m'apprête à vous faire visiter les lieux. Celles parmi vous qui résidaient déjà à Saint-Cyrien l'année dernière en sont évidemment dispensées. Pour les autres, veuillez me suivre en rang serré, et surtout en silence.

Les élèves se placèrent en binôme et formèrent une file indienne parfaitement régulière, comme si ce mouvement avait été répété auparavant, bien que ce ne fût pas le cas. Pernelle, désormais aux côtés d'une parfaite inconnue qui la faisait paraître minuscule, se souvenait d'un défilé militaire auquel elle avait assisté quelques mois plus tôt, en commémoration de la guerre franco-prussienne. Le pas rythmé auquel elles avançaient en pénétrant dans le bâtiment lui rappelait celui, solennel, des soldats venus honorer leurs compatriotes tombés au combat.

Elles pénétrèrent dans un petit hall de béton, semblable à celui qui jouxtait le bureau de la Directrice. En plus de la cage d'escalier, il y avait deux portes au bois usé, une de chaque côté de la pièce. Mlle Rouet ouvrit d'abord celle de gauche, les invitant d'un signe de la main à la précéder à l'intérieur. Le chambranle les mena dans une nouvelle salle, très spacieuse.

Malgré les tapisseries défraîchies qui ornaient les murs, l'endroit séduisit les jeunes filles, exception faite de Pernelle. Elles affichaient toutes des yeux ronds et un sourire léger agitait leurs lèvres. Une dizaine de fauteuils, pour moitié moins de tables, s'alignaient le long des murs auxquels étaient suspendues de nombreuses lampes à pétrole, placées à intervalles réguliers pour fournir la luminosité nécessaire. Comme le jour éclairait suffisamment la pièce, la surveillante ne prit pas la peine de les allumer. Un vieux canapé miteux faisait face à une vieille cheminée coincée entre deux fenêtres, à côté de laquelle était installé un dangereux tisonnier sans souci de sécurité. Sous leurs pieds s'étalait un tapis troué par les mites jusqu'à une bibliothèque murale, remplie de livres à la reliure usagée.

— Voici ce que nous appelons couramment le grand salon, indiqua Mlle Rouet en englobant les lieux d'un geste de la main. Ce sera votre salle commune, où vous pourrez vous rendre quand vous le souhaitez, hormis en période de cours, comme indiqué dans le paragraphe vingt du règlement de Saint-Cyrien. Vous serez autorisées à y demeurer aussi longtemps que vous le désirerez jusqu'au couvre-feu de vingt heures trente. Si, passé cet horaire, je surprends n'importe laquelle d'entre vous hors de son dortoir, je ne transigerai pas sur la punition.

N'écoutant que distraitement, Pernelle jeta autour d'elle un regard blasé. Cela, un grand salon ? La chambre qu'elle possédait au domaine d'Autemart était presque aussi vaste que cette pièce, alors qu'elle y vivait seule. Comment l'intégralité des élèves parviendrait-elle à s'entasser ici quand leur petit groupe semblait déjà occuper tout l'espace rien qu'à lui ? Elle ravala un soupir. Cet endroit était minuscule, étroit. Jamais elle ne parviendrait à survivre ici, car elle aurait tôt fait d'étouffer entre ces quatre murs.

— En parlant de punition, reprit Mlle Rouet après s'être interrompue pour les reconduire dans le hall, il faut que je vous explique en quoi elles consistent, car c'est, j'imagine, une question que vous vous posez toutes. Dans cet établissement, diverses formes de châtiments sont pratiquées, mais jamais sans une excellente raison. La correction que vous recevrez dépendra de la faute que vous avez commise, en fonction de sa gravité ou de ses répercussions. Si vous ignorez une leçon que vous auriez pourtant dû apprendre ou que vous n'êtes pas attentif en classe, vous passerez un temps appréciable au piquet. L'impertinence et les mauvais résultats récurrents se voient bien souvent sanctionnés par des coups de règle sur les doigts. Dans les cas les plus graves, nous sommes mêmes autorisés à vous faire tenir des seaux remplis d'eau à bout de bras, une pile de livres placée en équilibre sur votre tête. Pour les autres écarts de conduite, il y a le cachot. Si vous vous tenez bien, vous n'aurez jamais à y mettre les pieds, mais un incident est si vite arrivé, même dans les bonnes familles...

Son regard se riva sur Pernelle, qu'elle fixa avec une intensité non dissimulée. Celle-ci déglutit bruyamment, mal à l'aise, avant de baisser les yeux pour échapper à cette inquisition déplacée. Que devait-elle comprendre dans ce sous-entendu qui lui semblait personnellement adressé ? N'était-ce qu'une simple mise en garde ? Elle souhaita de tout son cœur que ce fût le cas. La surveillante changea finalement de sujet et l'enfant put à nouveau respirer convenablement.

— Comme vous avez eu l'occasion de le remarquer dès votre arrivée, Saint-Cyrien ne peut pas être réellement considéré comme un établissement où les deux sexes sont séparés. Les filles et les garçons se côtoient pendant les récréations ou lors de leur temps libre, ainsi qu'à la cantine, même si là encore chaque groupe occupe une partie de la salle qui lui est réservé. Il vous est rigoureusement interdit, mesdemoiselles, de vous rendre dans le bâtiment Ouest, selon le paragraphe cinq du règlement, et ce quel qu'en soit le prétexte. L'inverse est valable, bien entendu. Si je crois l'un de ces jeunes messieurs ici, la punition sera exemplaire. Sachez, pour l'information, que je fais des rondes fréquentes, de jour aussi bien que de nuit. Si quelqu'un tente de désobéir, cela ne m'échappera pas.

Sur ces paroles incisives, Mlle Rouet ouvrit la seconde porte, qui donnait sur un long couloir. Les salles de classe, au nombre de quatre, s'étendaient du côté gauche de l'entrée. Une odeur de poussière de craie émanait des pièces entrouvertes, dont les élèves ne parvenaient pas à distinguer l'intérieur. Pernelle réprima une quinte de toux. Cette atmosphère ne lui plaisait pas.

— Vous serez séparées en fonction de votre âge, indiqua la femme. Vous trouverez donc respectivement la Petite Classe, le Cours Moyen et le Cours Supérieur, qui ont pour vocation de vous conduire au Brevet Simple. La dernière est réservée à celles qui désirent poursuivre leurs études jusqu'au Brevet Supérieur. Je n'ai pour l'heure pas de temps à perdre à vous les faire visiter, étant donné que vous les découvrirez par vous-même dès demain matin. Paragraphe six du règlement : aucun retard ne sera toléré. Quant au paragraphe deux, il vous oblige à porter votre uniforme de huit heures à dix-sept heures en semaine, et de neuf heures à douze heures les samedis matins, ce qui correspond, vous l'aurez compris, à vos horaires de classe. Quiconque tentera de se dérober à cette contrainte encourra le risque d'être blâmé en conséquence, voire exclu de l'établissement pour une durée de plusieurs jours.

Mlle Rouet referma la porte derrière elle avec soin, non sans avoir brièvement évoqué le paragraphe sept du règlement qui interdisait aux élèves de se rendre dans la partie scolaire du bâtiment en dehors de leurs cours. Elle se dirigea ensuite vers l'escalier en colimaçon qui se perdait dans les étages, mais ne s'y engagea pas. Elle s'immobilisa juste avant d'entamer son ascension, le pied posé sur la première marche.

— Avant de monter, il me faut vous parler des douches. Elles sont situées au sous-sol, auquel on accède par une porte dérobée qui se trouve là-derrière, indiqua-t-elle en se penchant par-dessus la rampe pour désigner un endroit que les filles ne pouvaient voir d'où elles étaient. Je vous y escorterai chaque matin à sept heures. Si vous n'êtes pas dans le hall à attendre mon arrivée à ce moment-là, vous resterez sales jusqu'au lendemain.

Mlle Rouet ne pouvait-elle donc pas révéler une seule information sans l'accompagner d'une menace de sanction ? Pernelle songea à la vie qu'elle avait toujours menée à Autemart où, excepté avec sa gouvernante tyrannique bien vite chassée, elle ne gardait le souvenir d'aucune punition. Elle n'était pas très turbulente, et les rares fois où elle avait commis des bêtises, ces dernières s'étaient révélées si innocentes qu'elles avaient donné à sa regrettée mère plus envie de sourire que de sévir. Dans cet endroit, toutefois, la fillette ignorait comment elle parviendrait à mémoriser tout ce qui lui était proscrit. La liste était si longue !

— Suivez-moi, maintenant. La visite continue. Comme vous avez pu vous en apercevoir depuis l'extérieur, le bâtiment est composé de deux étages, eux-mêmes divisés en deux dortoirs distincts. Ceux-ci, informa Mlle Rouet en s'arrêtant sur le palier, sont réservés à la Petite Classe, à droite, et au Cours Moyen, à gauche. Quant à ceux situés au-dessus de nos têtes, ils accueilleront le Cours Supérieur, car vous êtes beaucoup plus nombreuses, Mesdemoiselles. Vous y serez également séparées en fonction de votre âge.

Pernelle grimaça lorsqu'une odeur de renfermé lui chatouilla les narines en pénétrant dans la salle où elle passerait désormais ses nuits. Deux rangées de lit s'étendaient jusqu'à son extrémité, séparées par une large allée. De petites tables, qui semblaient pour la plupart branlantes, se dressaient à côté de chacun d'eux. Des rideaux grisâtres, aussi ternes que le papier peint, encadraient les fenêtres.

Pernelle frissonna. Où était donc son baldaquin douillet aux couvertures moelleuses qui faisait face à l'âtre brûlant de sa cheminée en marbre blanc ? Ici, elle ne voyait que des draps que devaient certainement donner des démangeaisons, et sur lesquels reposaient des oreillers difformes. Un poêle se trouvait au fin fond de la pièce, si vieux qu'elle se demanda s'il était toujours en état de fonctionner. L'hiver à Saint-Cyrien promettait d'être rude.

Après une rapide visite dans les autres dortoirs, en tous points identiques, les pensionnaires quittèrent enfin le bâtiment Est. Pernelle était d'avis qu'elle y avait déjà passé beaucoup trop de temps, alors qu'il lui fallait pourtant se faire à l'idée qu'elle demeurerait entre ces murs pour une durée qui lui était inconnue.

Comment son père avait-il pu l'abandonner dans un tel pénitencier où les articles du règlement ressassés à chaque seconde par Mlle Rouet allaient presque jusqu'à régir leur rythme respiratoire et cardiaque ? Qu'il la délaissât après la mort de sa mère était une chose, mais pourquoi avoir choisi cet endroit épouvantable ? Savait-il seulement les traitements auxquels elle s'exposait si elle restait plus longtemps entre ces murs ? À moins qu'il ne voulût simplement la punir pour quelque obscure raison que lui seul connaissait.

La surveillante poursuivit sa visite en les menant à la cantine. Pour pourvoir s'y rendre, il fallait quitter la cour intérieure et contourner l'établissement, car l'accès se faisait par l'arrière. Un préau qui s'étendait sur toute la longueur du bâtiment principal, mais qui n'était pas très large, paraissait rehausser la paroi.

Un chuchotis enthousiaste s'éleva parmi les pensionnaires lorsqu'elles remarquèrent ce que dissimulaient les murailles opaques au reste du monde. Un parc immense s'offrait à leurs yeux, vaste de plusieurs hectares. De nombreuses variétés d'arbres y poussaient, ombrageant de leur feuillage d'anciens bancs en ciment. Une fontaine se trouvait non loin de là, devant laquelle un petit chemin de pierre sinuait. Pour la première fois depuis son arrivée, Pernelle parvint à trouver un point commun entre Saint-Cyrien et le domaine dans lequel elle avait vécu jusqu'à présent : cette étendue de nature d'où s'échappaient le chant délicat des oiseaux et les effluves embaumants des pétales de fleur.

Le tout était en soi assez ironique puisque cet espace de verdure, en théorie présent pour que les élèves pussent y passer leurs rares moments de liberté, se situait entre les murs qui cernaient les bâtiments disposés en U. Même au-dehors, les élèves n'en demeuraient pas moins captifs, à la vue de ces parois infranchissables qui semblaient se poursuivre jusqu'à l'horizon.

Pernelle leva tristement les yeux en direction du ciel. Elle aurait aimé pouvoir s'envoler, quitter cet endroit qui ne lui inspirait rien de bon. À chaque fois qu'elle songeait à la vie qui l'attendait au pensionnat, elle tressaillait, comme si son instinct cherchait à la mettre en garde. L'enfer donnait l'impression de la guetter en ces lieux maudits, bien qu'elle ne cessât de se répéter qu'il s'agissait sûrement là du fruit de son imagination. Son antipathie était sans nul doute due au brutal changement qu'elle devait affronter à l'heure actuelle.

Si elle s'efforçait de penser cela, c'était surtout dans l'espoir de s'en convaincre, plus que par pure honnêteté. Il était évident qu'elle ne pourrait s'attacher dans l'immédiat à l'établissement qui l'avait arrachée à sa famille, à sa maison, mais même en laissant faire le temps, Pernelle était certaine de ne jamais l'aimer. Tout au plus parviendrait-elle, au prix de maints efforts, à cesser de détester Saint-Cyrien.

Elle avait toujours vécu dans un confort total, douillettement pelotonnée devant un bon feu de cheminée, installée sur les genoux de sa mère. Cette nouvelle existence à l'allure morose la terrifiait, ce qui était bien normal. Elle songeait cependant, malgré toutes ses tentatives pour le nier, que quelque chose de malsain émanait des murs en eux-mêmes, ne serait-ce que dans leur apparence pénitentiaire ou à cause des trop nombreuses règles auxquelles elle devrait rapidement apprendre à se soumettre. D'ailleurs, Mademoiselle Rouet ne tarda pas à attirer encore une fois leur attention sur ce propos :

— Seules celles d'entre vous qui sont âgées de plus de dix ans auront l'autorisation de se rendre dans le parc, limite fixée par le paragraphe treize, afin d'éviter toute sorte d'accident. Vous aurez le droit d'y rester jusqu'à dix-neuf heures trente, sauf en hiver où vous devrez vous trouver obligatoirement à l'intérieur de l'un des bâtiments dès la tombée de la nuit, exception faite bien sûr du trajet qui relie l'internat à la cantine.

Pernelle repensa aux dortoirs, qui lui évoquaient plus des cages que de véritables chambres. Elle croyait revoir les poulaillers surpeuplés qu'elle avait observés jadis en passant devant une ferme. De toutes les filles présentes autour de la surveillante, elle semblait toutefois être la seule à se montrer sceptique quant au séjour qu'elles devraient faire à Saint-Cyrien. Certaines de ses nouvelles condisciples allaient même jusqu'à sourire, comme si elles étaient heureuses d'être là. La peine de Pernelle pouvait-elle à ce point altérer son jugement pour qu'elle ne vît en ce pensionnat qu'une prison de pierre qui la tenait ainsi éloignée des siens ?

La visite s'acheva dans la cantine, une vaste salle au carrelage fêlé qui donnait sur des cuisines à la propreté douteuse. De solides tables en bois, séparées par de petits intervalles, étaient reliées par d'épaisses planches aux bancs issus du même matériau qui les encadraient latéralement. Aucune nappe ne devait jamais les recouvrir, puisqu'elles arboraient les traces de divers aliments qui avaient sûrement été renversés dessus par le passé.

— Les repas sont servis à douze heures cinq pour vous laisser le temps d'arriver ici après être sorties de la salle de classe dans laquelle vous étudierez. Le dîner, quant à lui, se tient à dix-huit heures trente. Tout est indiqué dans le paragraphe dix du règlement qui stipule que les cuisiniers sont autorisés à priver de nourriture les élèves retardataires d'un délai excédant cinq minutes. Le paragraphe onze, lui, vous interdit tout bavardage dans cette pièce, car si vous vous trouvez ici, c'est pour manger, non pour discuter.

La surveillante les reconduisit pour finir à leur point de départ, c'est-à-dire devant l'entrée du bâtiment Est dans lequel il leur fallait désormais s'installer. Elles avaient jusqu'à midi pour ce faire, ce qui leur en laissait largement le temps.

— Établissez-vous à votre aise, c'est le meilleur moyen de vous habituer plus vite à votre nouveau logis. Exceptionnellement, comme il s'agit aujourd'hui de votre premier jour à Saint-Cyrien, je viendrai vous chercher tout à l'heure pour le déjeuner, afin que vous ne soyez pas en retard. Si vous désirez connaître le règlement dans son intégralité, il est accroché au tableau d'affichage qui se trouve juste à côté du bureau de Madame la Directrice. Vous en apprendrez toutefois davantage au cours de l'après-midi, lorsque je vous expliquerai le fonctionnement de l'administration.

La surveillante prit congé en leur ordonnant de monter dans leur dortoir respectif. Entre le moment où elles avaient quitté les lieux et leur retour, les anciennes pensionnaires étaient venues s'y installer. Les condisciples de Pernelle se plaignirent dans un murmure qu'étant arrivées avant, elles occupaient les meilleures couches. La fillette les jugeait pourtant toutes identiques, aussi garda-t-elle le silence. Le lit sur lequel elle passerait ses nuits lui importait peu : elle avait des préoccupations plus importantes en tête.

Sur la couverture de laine grossièrement pliée, elle déposa sa lourde valise d'où elle sortit ses quelques affaires. Elles étaient plus d'une vingtaine d'élèves dans ce dortoir, or il n'y avait que deux armoires – pas particulièrement grandes de surcroît – qu'elles se voyaient forcées de partager. Une chance que Pernelle n'eût emporté avec elle qu'un nombre restreint de tenues car, au domaine, elle possédait une impressionnante garde-robe.

Elle trouva plus facilement qu'elle ne l'aurait cru une place pour suspendre ses uniformes, dont elle ne pouvait s'empêcher de déplorer la laideur. Quoique identiques à ceux de ses condisciples, elle ne risquait pas de les confondre, d'une part car ils avaient été cousus sur mesure pour elle, mais surtout parce que la direction s'était montrée on ne peut plus insistante auprès des familles pour qu'elles fissent broder le nom de l'élève à l'intérieur de la doublure afin que ce genre d'incident ne se produisît pas.

Une fois sa tâche achevée, la fillette s'assit en tailleur sur son lit au matelas plus dur et inconfortable qu'une chaise en bois. Cet univers dans lequel son père l'avait précipitée la chamboulait, non pas à cause du nombre absurde de règles évoquées au cours de la visite, ni même de son antipathie grandissante à l'égard de Saint-Cyrien, mais en raison du manque d'intimité.

Bouleversée comme elle l'était par cette nouvelle vie qui s'imposait à elle, Pernelle aurait aimé s'étendre sur ce lit au métal grinçant, bien qu'il fût à des lieues de son baldaquin, afin d'y verser toutes les larmes de son petit corps tremblant jusqu'à ce qu'elle se sentît soulagée. La décence lui interdisait cependant de le faire devant ces parfaites inconnues qui déballaient leurs propres affaires sans accorder le moindre regard aux autres.

Ironiquement pour elle qui avait été d'une certaine manière abandonnée, Pernelle se disait que la solitude était sans doute ce qui lui manquerait le plus tout le temps où elle demeurerait dans ce pensionnat. Elle allait devoir faire preuve de beaucoup de courage pour affronter cette épreuve sans faillir, car elle ne voulait pas montrer dès le premier jour à ses camarades le malaise que lui inspirait Saint-Cyrien.

Se mordant la lèvre dans l'espoir de refouler les larmes qui ne demandaient qu'à s'échapper, elle se pencha pour glisser sa valise vide sous le lit. Elle avait gardé sur ses genoux l'unique jouet qu'elle avait pu emporter avec elle avant de quitter le domaine, la poupée de porcelaine qui lui appartenait depuis sa naissance.

Pernelle la garda serrée contre elle, discrètement pour que les autres ne l'aperçussent pas dans l'immédiat. Elle était une Autemart, elle ferait donc preuve, dans cette sinistre geôle, de la même bravoure que ses aïeuls retenus prisonniers par les Prussiens lors de la guerre, et honorerait le rang qui était le sien sans jamais courber ni le dos, ni la tête, malgré la menace des nombreux châtiments qui pesaient sur son âme d'enfant.

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