Tome 1 : La Louve des Braises

Chapitre 1 : Prologue : Les cendres volent au vent

5282 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/11/2025 18:54

La mer du Sud chantait doucement contre les rochers noirs de l’Île des Lames, ses vagues étirant leur écume argentée sous les derniers reflets du soleil. L’air était chaud, saturé de parfums de sel et de bois brûlé. Ici, tout était sculpté par le vent : les falaises déchiquetées, les longues maisons aux toits incurvés, les arbres noueux qui se penchaient vers l’horizon comme pour écouter les murmures du large. Au sommet d’un promontoire, un petit temple de pierre sombre dominait la mer. C’était là qu’Elyana Mor’Shar se tenait, la lame courbe de son clan posée sur ses genoux. Ses cheveux noirs et fins retombaient sur ses épaules, bercés par la brise, tandis que ses yeux bleus lagon fixaient l’immensité devant elle. Les Ar’Khalyn, les prêtresses sacrées de l’Île des Lames, étaient rassemblées derrière elle, leurs silhouettes drapées de voiles sombres frémissant sous la brise marine. Leurs voix tissaient un chant ancien, grave et envoûtant, qui semblait vibrer jusque dans la pierre du temple. Autour d’elles, des flammes bleu-argenté dansaient dans les brûle-encens, projetant sur les murs les symboles gravés du clan : spirales de feu, panthères bondissantes et silhouettes de guerriers tournoyant dans un cercle parfait, comme pris dans une danse éternelle.

« Elyana… » appela une voix grave derrière elle.


Elle se retourna. Son père, Kaelan Mor’Shar, approchait, immense, la peau hâlée et les épaules marquées de cicatrices laissées par des années de combat. Il portait, comme tous les guerriers du clan, la panthère tatouée dans le bas du dos, symbole de la force collective des Mor’Shar.

Elyana, elle, n’avait jamais reçu ce tatouage. Son père le savait. Tous le savaient. Elle portait un autre symbole. Le loup, gravé dans sa peau depuis l’enfance, un totem que personne n’avait su expliquer. Kaelan s’arrêta devant elle, le regard fier.

« Demain, tu commenceras la maîtrise complète de la Danse du Vent des Lames. »


Les yeux de la jeune femme s’illuminèrent. Malgré sa discipline, une énergie impulsive vibra dans son regard.

« Je suis prête, père. »


Un léger sourire, rare, précieux, fendit le visage du chef du clan.

« Tu es née prête. »


La nuit s’était étendue comme un voile d’encre sur l’Île des Lames lorsque le village s’illumina de lanternes rouges suspendues à des cordes tendues entre les maisons de bois sombre. C’était le soir du Passage des Lames, une fête ancienne où l’on honorait les ancêtres, les guerriers tombés au combat, et la mémoire du feu intérieur. Les enfants couraient entre les habitations, leurs rires se mêlant aux tambours graves qui résonnaient jusqu’aux falaises. Au centre de la grande place, les Ar’Khalyn avaient tracé sur le sol des spirales de cendre et de braise qui, à la lumière des torches, semblaient onduler comme des serpents de feu. Les danses circulaires, fluides et ritualisées, donnaient l’impression que l’air lui-même vibrait. Elyana marchait parmi les étals drapés de tissus carmins, les odeurs d’épices et de bois brûlé flottant autour d’elle. Ses épées courbées reposaient en croix dans son dos, attachées par un harnais de cuir sombre. Des regards se tournaient sur son passage. Certains admiratifs, d’autres teintés d’une jalousie qu’ils ne cherchaient même pas à cacher. Elle n’était pas seulement belle : il y avait en elle cette assurance libre et indomptable, un mélange de grâce et de défi, une force silencieuse qui la distinguait même parmi les enfants du feu. Elle avançait comme une louve au milieu de la foule. Souple, attentive, impossible à ignorer.

« Elyana ! »


Une amie d’enfance lui sauta presque dessus, sa chevelure noire ondulée flottant derrière elle.

« Tu vas danser ou tu restes perchée comme une louve à tout observer ? »


Elyana esquissa un sourire.

« Je danse quand j’en ai envie, Mira. Pas quand on me le demande. »


Mira leva les yeux au ciel.

« Toujours aussi rebelle. »

« Toujours aussi agaçante. » répliqua Elyana, amusée.


Les deux jeunes femmes éclatèrent de rire avant d’être entraînées vers la place centrale où un large cercle s’ouvrit parmi les danseurs. Les musiciens frappèrent leurs tambours, et Elyana se laissa porter par le rythme. Son corps athlétique se glissait entre les autres silhouettes avec une grâce presque irréelle. Chaque mouvement semblait naître avant qu’on ne puisse l’anticiper : ses pas glissaient, ses rotations étaient souples, ses bras dessinaient des arcs légers dans l’air, comme si elle invitait le vent à la suivre. La danse qu’elle exécutait n’avait rien d’ordinaire : c’était une version adoucie de la Danse du Vent des Lames, l’art ancestral que sa famille lui apprenait depuis l’enfance. Un mouvement perpétuel, fluide, tournoyant, aussi beau que dangereux. Les murmures se turent. Les regards s’attardèrent. Elyana n’était pas la panthère du clan… Elle était la louve née des braises, la seule de son peuple à porter un autre totem, un esprit à part. L’héritière d’un art que seuls les Mor’Shar savaient maîtriser. Personne ne pouvait deviner que ce serait la dernière fois qu’ils la verraient danser.





Lorsque la fête s’apaisa, Elyana se retira sur une dune surplombant la mer. La lune se reflétait sur l’eau sombre. Elle inspira profondément, apaisée. Puis quelque chose, un frisson, un instinct, fit frémir sa peau. Elle se redressa légèrement. Un son lointain… un grondement… un souffle lourd, étouffé. Pas le vent. Pas la mer. Autre chose. Elle se leva, les yeux plissés vers l’horizon. Une ligne sombre approchait lentement, brisant la lumière de la lune. Des voiles. Des voiles nombreuses. Des voiles qui ne portaient aucune couleur connue de l’île. Le souffle d’Elyana se bloqua dans sa gorge.

« Non… »


Un tambour retentit, un seul, profond et monstrueux. Pas un tambour de fête. Un tambour de guerre. Puis, au loin, un cri. Un cri arraché à la gorge. Elyana posa une main sur sa marque en forme de flamme, sur son poignet, comme pour se donner du courage. Elle courut. Elle dévala la dune à toute vitesse, ses cheveux noirs fouettant son visage, ses pieds frappant le sable brûlant de la nuit. Son cœur battait si fort qu’elle crut qu’il allait briser sa cage thoracique. En arrivant à la lisière du village, un spectacle d’horreur se déroula sous ses yeux. Les premières maisons flambaient déjà. Les silhouettes des pillards se dessinaient dans la lumière. Armures étrangères, casques sombres, torches enflammées, cris sauvages.

« À l’alarme ! » hurla Kaelan depuis le centre du village.


Les tambours du clan résonnèrent, mais ceux de l’ennemi étaient plus nombreux. Beaucoup plus nombreux. Elyana dégaina ses deux épées courbées dans un geste fluide. Le massacre commençait.





Le sol vibrait sous les pas des envahisseurs. La chaleur des flammes dévorait les toits, crépitait contre le bois et les tapis suspendus aux maisons. Des cris fendaient l’air, déchirants, inhumains. Les lanternes rouges de la fête éclataient sous les sabots, les tables renversées brûlaient encore, et la grande place se transformait en champ de carnage. Elyana surgit dans la rue principale, ses deux épées déjà prêtes. La lumière du brasier se reflétait sur la courbe métallique des lames, dessinant une lueur froide sur ses yeux bleus lagon. Un premier pillard s’élança sur elle. Il était massif, cuir tanné sombre, casque à cornes courtes, marche lourde et brutale. Son cri de guerre fit vibrer sa gorge comme celle d’une bête. Elyana pivota. Le mouvement fut instinctif : une rotation du bassin, un glissement du pied dans la poussière, son corps entier entraîné dans un élan circulaire. Ses bras décrivirent deux arcs rapides, précis, silencieux. La Danse du Vent des Lames. Sa première épée fendit l’air avant de trancher le poignet de l’homme. La seconde suivit dans le même souffle, poursuivant la rotation jusqu’à lui ouvrir la gorge d’un geste net. Le corps s’effondra dans un bruit sourd, englouti par le chaos. Elyana n’eut même pas le temps de reprendre son souffle. D’autres surgissaient déjà de l’ombre.





Des silhouettes sortirent des ruelles. Elles étaient dix, peut-être douze. Trop nombreuses. Trop rapides. Les Mor’Shar se ruaient déjà pour protéger les leurs : Kaelan, en tête, rugissait des ordres, ses deux lames courbes frappant en arcs parfaits. Les guerriers du clan se regroupaient, pieds ancrés au sol, visages tendus.

« Elyana ! » hurla Mira depuis la place, l’épée tremblante entre ses mains.

« Les enfants ! Ils... »


Un bruit monstrueux la coupa. Un cri. Un cri que seul un animal pris de folie pourrait pousser. Puis une silhouette surgit derrière Mira. Un pillard gigantesque la saisit par les cheveux et lui enfonça une hache dans le flanc. Le sang gicla. Elyana hurla. Elle bondit. Son corps fendit l’air comme une flèche. Ses lames croisées vinrent frapper les côtes de l’homme avec une force telle qu’elles s’enfoncèrent jusqu’à la garde. Le géant chancela, mais elle pivota dans un cercle parfait, tirant ses armes dans une gerbe de sang. L’homme s’écroula à ses pieds.

« Mira… Mira, reste avec moi… »


Mais Mira, étendue au sol, pâlissait déjà, sa robe imbibée de rouge.

« Ne… ne pleure pas… » souffla-t-elle.


Un sourire fragile étira ses lèvres.

« Danse… pour moi… encore… »


Puis son regard se vida. Elyana sentit son cœur éclater comme un verre brisé. Quelque chose bascula en elle. La louve. Le feu. La guerrière. Tout ce qu’elle avait toujours été. Tout ce qu’elle avait tenté de contenir se concentra dans un seul souffle brûlant. Elle se releva. La rage au bord des lèvres. La douleur noyée sous l’instinct. Et elle se jeta dans la mêlée.





Les rues étaient devenues un enfer. Le bois des maisons se tordait sous les flammes. Des silhouettes couraient, fuyaient, tombaient. L’odeur âcre de chair brûlée emplissait l’air. Des enfants pleuraient. Des hurlements se mêlaient au fracas des armes. Elyana frappait. Encore. Encore. Chaque geste était précis, entraîné, presque surnaturel. Elle tournoyait. Ses pas glissaient sur le sol. Ses épées décrivaient des arcs lumineux dans l’ombre. Elle n’était plus une danseuse. Elle n’était plus une fille. Elle était une tempête circulaire, comme celles que les Mor’Shar enseignaient depuis des générations. Un pillard tenta d’attraper sa cheville. Elle pivota, écrasa son poignet du talon, coupa son avant-bras d’un geste sec, puis trancha sa gorge dans la même rotation. Un autre lui sauta dessus. Elle glissa sous son bras, remonta sa lame au niveau du cœur et perça sa cage thoracique. Les ennemis tombaient. Un par un. Dans un ballet macabre. Mais pour un qu’elle abattait, trois autres surgissaient. Et ils étaient des centaines. Soudain, un hurlement plus fort déchira l’air.

« Elyana ! Recule ! »


Kaelan Mor’Shar. Son père. Il se battait comme un lion encerclé par des loups. Ses lames fendillaient l’air, sa voix ordonnait, rugissait. À ses côtés, les derniers guerriers du clan formaient un demi-cercle, protégeant les survivants derrière eux.

« Ils arrivent par la grande porte ! » cria un Mor’Shar.

« Ils sont trop nombreux ! »


Elyana accourut vers son père.

« Père, je... »


Un choc monstrueux lui coupa la voix. Quelqu’un venait de la percuter. Une masse énorme, une épaule bardée de métal. Elle vola sur plusieurs mètres avant de heurter le sol. Sa respiration se bloqua. Une silhouette immense, casquée d’acier noir, se dressa au-dessus d’elle. L’homme n’avait pas de yeux visibles sous son casque. Seulement un noir abyssal. Il leva sa hache. Elyana roula sur le côté. La lame s’écrasa dans le sol, projetant des éclats de terre brûlante. Elle tenta de se relever, mais l’homme était déjà sur elle. Il la saisit par la gorge. Sa poigne était inhumaine, froide, puissante. Elyana suffoqua, ses doigts griffant le métal, ses jambes battant dans le vide. La panique monta. Sa vision se flouta. Puis la douleur arriva. Il lui entailla le dos. Une longue, profonde, brûlante blessure. La douleur fut telle qu’elle hurla, un cri déchirant, animal. Elle crut mourir.

« Elyana ! »


Kaelan bondit sur le colosse, toutes lames dehors. Le coup fut si puissant que le géant lâcha sa prise. Elyana s’effondra au sol, suffocante, les mains tremblantes, le dos en feu.

« Pars ! » ordonna son père. « Cours ! Cours, ma fille ! »

« Non ! Je reste ! »

« Cours ! »


Elle voulut protester, mais Kaelan se plaçait déjà entre elle et l’ennemi. Il se battait seul contre le monstre. Elyana, à genoux, tenta de se relever… mais la douleur de son dos la cloua au sol. Elle sentit le sang couler le long de sa peau, chaud, poisseux. Les flammes montaient. Les cris s’éteignaient l’un après l’autre. Son père… Son clan… Son île… Tout brûlait. Elle parvint enfin à se lever. Chancelante. Ses lames perdues quelque part dans le chaos. Elle se tourna vers la place pour rejoindre Kaelan. Mais la grande hache du colosse se leva. Elle s’abattit. Brutale. Fatale. Kaelan Mor’Shar tomba à genoux. Puis s’effondra au sol. Elyana hurla son nom. Ses jambes cédèrent. Son souffle se brisa. Son cœur éclata. Elle rampa. Encore et encore. Vers lui.

« Père… père… »


Mais déjà, la vision se faisait floue, les sons étouffés, les flammes de plus en plus hautes. Une tour explosa non loin. Une pluie de cendres tomba sur elle. Un dernier pillard la frappa à la tête. Et tout devint noir.





Le monde revenait lentement. En fragments. En éclats. Comme si la réalité se reconstruisait pierre par pierre autour d’elle. Un goût métallique sur sa langue. Une odeur atroce : sang, fumée, chair brûlée. Elyana ouvrit les yeux. La première chose qu’elle vit… fut le ciel. Un ciel noir. Sans lune. Masqué par un rideau de cendres qui tombaient en pluie fine, étouffant le moindre souffle de vent. La seconde chose qu’elle réalisa fut le poids écrasant qui l’enserrait. Elle était coincée. Des décombres, poutres, pierres, un pan entier de toiture, s’étaient effondrés sur elle. Seule sa tête dépassait, tournée de côté, collée contre la terre brûlante. Un gémissement lui échappa. La douleur dans son dos était insupportable. La blessure laissée par la lame du colosse pulsait, une brûlure ouverte qui lui transperçait la chair. Le sang avait séché, collé au tissu, à sa peau. Elle tenta de bouger un bras. Un craquement, une douleur fulgurante. Elle retint un cri.

« Calme-toi… » murmura-t-elle. « Doucement… »


Sa voix était brisée, presque méconnaissable. Elle inspira, puis tira un genou contre elle. Un geste minuscule, mais suffisant pour créer un espace sous les décombres. Le bois grinça au-dessus d’elle, menaçant de s’effondrer à nouveau. Craaaack. Elle s’immobilisa, le cœur battant dans sa gorge. Le bois se stabilisa. Alors, centimètre après centimètre, elle glissa son autre bras, s’arrachant presque la peau sur une poutre brisée. La douleur lui coupa le souffle, mais elle continua. Quand enfin elle se libéra, elle roula sur le sol, haletante, la joue collée contre la terre chaude. Puis elle se redressa. Et découvrit l’étendue de l’horreur. Le village n’existait plus. Les maisons noircies se tordaient sous les flammes résiduelles. Les cages des lanternes rouges pendaient en morceaux, fondues par la chaleur. Les corps… Les corps jonchaient le sol. Hommes, femmes, enfants. Les Mor’Shar, fauchés où ils se tenaient. Les guerriers morts, épées au poing. Les danseuses étendues sur la place. Les prêtresses du temple, renversées comme des poupées brisées. Un sanglot monta dans la gorge d’Elyana, mais aucun son n’en sortit. Elle avait dépassé le stade des larmes. Quelque chose en elle s’était vidé. Comme si son cœur avait été arraché. Elle se mit à marcher. Un pas. Puis un autre. Elle avança parmi les cendres qui se collaient à sa peau, à ses vêtements déchirés, à ses cheveux noirs tombant mollement sur ses épaules. Elle chercha. Chercha ce qu’elle redoutait de trouver. Kaelan. Son père. Elle traversa la grande place, ses pieds nus traînant dans la cendre chaude. Son regard balayait chaque forme, chaque ombre, chaque silhouette effondrée. Puis elle le vit. Au centre de la place. Là où il s’était tenu debout jusqu’au dernier souffle. Le chef du clan Mor’Shar gisait sur le dos, les yeux ouverts vers le ciel qu’il ne verrait plus jamais. Ses deux lames courbées reposaient à ses côtés, rouges de sang séché. Elyana tomba à genoux auprès de lui.

« Père… »


Sa voix se brisa. Elle posa une main tremblante sur sa poitrine, encore chaude de la bataille. Sa gorge se serra, sa vision se brouilla.

« Je suis désolée… je suis tellement désolée… »


Elle baissa la tête contre son torse. Ferma les yeux. Laissa son souffle trembler. Puis elle sentit autre chose. Le tatouage du loup dans le creux de ses reins, comme s’il s’éveillait sous sa peau, vibrant d’une chaleur sourde. La marque de flamme sur son poignet, elle aussi, semblait pulser comme un cœur battant. Une voix intérieure monta. Un instinct primal. Une force ancienne, sauvage, qui avait toujours été là… mais qui jusqu’ici dormait. Lève-toi. Elle inspira, lentement. Redressa la tête. Essuya la cendre sur ses joues d’un revers de main tremblant. Puis elle murmura :

« Je te vengerai. Je les trouverai. Tous. Je te le jure. »


Alors qu’elle se relevait, un bruit la fit sursauter. Des pas. Faibles. Légers. Elle se retourna brusquement, prête à se battre. Mais ce n’était qu’un enfant. Un petit garçon de six ou sept ans, couvert de poussière, titubant au milieu des ruines. Son visage était maculé de sang qui n’était pas le sien.

« Ely… Elyana… »


Il la connaissait. C’était Lior, l’enfant d’une des familles voisines. La panique avait figé ses traits.

« Ils sont partis ? » demanda-t-il, les lèvres tremblantes.


Elyana ouvrit la bouche… mais un rugissement lointain l’interrompit. Un rugissement monstrueux, mécanique, venu du large. Les pillards n’étaient pas partis. Ils revenaient terminer ce qu’ils avaient commencé. Elle attrapa l’enfant dans ses bras malgré sa blessure qui irradiait.

« Accroche-toi à moi. »


Elle courut jusqu’à une maison écroulée et se glissa sous un pan de toiture brisé avec le garçon. L’odeur de cendre étouffait tout. La chaleur était suffocante. Dehors, des pas lourds écrasaient le sol. Des voix gutturales aboyaient des ordres. Un rire rauque retentit. Puis une torche fut jetée tout près. Les flammes s’élevèrent. Le feu se propagea. Le toit au-dessus d’eux craqua. Le petit garçon tremblait.

« Elyana… j’ai peur… »


Elle posa une main sur sa tête, ramenant les mèches sales contre son front.

« Ne fais pas de bruit, Lior. Respire doucement. »


Le feu les encerclait. L’air brûlait leurs poumons. Les silhouettes des pillards se découpaient dans la lumière. L’un d’eux s’approcha tellement qu’Elyana vit ses bottes. Il s’arrêta juste devant leur cachette. Elle retint son souffle. Si l’homme se penchait… S’il inclinait la tête… S’il décidait de fouiller…Elle serra le garçon contre elle. Mais un autre pillard l’appela, et l’homme repartit. Le temps passa. Long, interminable. Finalement, les voix s’éloignèrent. Les pas disparurent. Seule la pluie de cendres continua de tomber.





Lorsque Elyana sortit de sa cachette, elle sut. Le petit garçon respira profondément, agrippé à son poignet marqué de la flamme.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? » demanda-t-il.


Elyana regarda les ruines, puis l’horizon. Une détermination froide traversa ses yeux.

« On ne peut pas rester ici. »


Elle récupéra ses épées, encore tachées de sang, près du corps de son père. Elle attacha la dague à sa cuisse. Puis elle prit le garçon par la main.

« Suis-moi. »


Ils descendirent vers la côte. Un silence de mort régnait sur l’île. Seule la mer continuait de respirer. Arrivés à la plage, Elyana s’arrêta net. Des silhouettes gisaient dans le sable. Des corps. Beaucoup de corps. Les survivants qui avaient tenté de fuir par les barques avaient été massacrés. Une seule embarcation restait intacte. A moitié poussée dans l’eau. Elyana sentit son cœur ralentir. Elle comprit ce que cela signifiait. Une chance. Une seule. Elle poussa l’enfant vers le bateau.

« Monte. »

« Et toi ? »

« Je suis juste derrière. »


Elle fit glisser l’embarcation dans l’eau, grimpa à son tour, et attrapa les rames. La douleur dans son dos était atroce, mais elle serra les dents. Ils s’éloignèrent de la rive, laissant derrière eux l’Île des Lames…qui continuait de brûler.





À plusieurs dizaines de mètres du rivage, alors que l’île n’était plus qu’un brasier, Elyana sentit le petit garçon s’effondrer soudain contre elle.

« Lior ? »


Aucune réponse. Elle regarda son visage. Il était très pâle. Ses lèvres bleues. Et dans sa tunique, Elyana vit enfin la tache de sang qui s’étendait. Lior avait été blessé… Et elle ne l’avait pas vu. Elle le serra contre elle.

« Lior… reste avec moi… allez… reste éveillé… »


Le garçon leva les yeux vers elle, ses pupilles déjà troubles.

« Elyana… est-ce que… on ira au Nord ? Là où… il fait froid… ? »


Elyana sentit sa gorge se serrer.

« Oui… oui, si tu veux… »


Il sourit. Un sourire minuscule, fragile.

« Je crois… que je vais dormir un peu… »


Et ses yeux se fermèrent. Elyana resta immobile, silencieuse. La mer se calmait. Les cendres retombaient sur leurs cheveux comme une neige noire. Lior ne se réveillerait plus. Elle le berça un long moment, jusqu’à ce que ses bras tremblent. Puis, dans un geste tremblant, elle déposa le corps du garçon dans la mer.

« Va… » murmura-t-elle. « Retrouve les tiens… »


Elle regarda les vagues l’emporter doucement. Puis elle continua de ramer. Seule.





L’aube finit par se lever. Rose. Sanglante. Et Elyana Mor’Shar, brûlée, blessée, couverte de cendres, accrochée à une barque volée, dérivait vers l’inconnu. Derrière elle, son île avait disparu dans la fumée. Devant elle… Westeros. Et dans son cœur, un seul mot brûlait : Vengeance.





La barque dérivait depuis des heures. La mer était calme, trop calme, comme si elle avait englouti toute colère, toute violence, toute trace de la nuit passée. Mais chaque vague faisait grimacer Elyana. Son dos, lacéré par la lame du colosse, la brûlait à chaque respiration. Ses vêtements déchirés collaient à sa peau. Ses cheveux noirs, fins, emmêlés de cendres, pendaient lourdement sur ses épaules. L’air du matin sentait le sel et la fumée. La lumière rose de l’aube révélait au loin une silhouette : une forme sombre, massive, se déplaçant lentement sur la mer. Un navire. Un large navire marchand, voiles beiges gonflées par le vent. Elyana sentit son cœur se serrer. La chance était mince. Mais elle existait. Elle prit une longue inspiration qui lui arracha un gémissement de douleur. Puis elle leva un bras, faible, vacillant.

« Hé… » souffla-t-elle.


Sa voix n’était qu’un souffle.

« Hé… ! »


Aucun son ne portait. Elle tenta encore. Puis encore. Finalement, elle trouva la force de se lever à genoux dans l’embarcation et agita les bras aussi haut qu’elle le pouvait. Cette fois, un marin sur le pont repéra le mouvement. Un cri retentit. Des silhouettes se rassemblèrent au bord du navire. Une corde fut lancée dans l’eau. Elyana agrippa de toutes ses forces, grimpa tant bien que mal, son dos déchiré hurlant. Deux marins la hissèrent à bord, stupéfaits par son état. L’un d’eux recula légèrement, horrifié.

« Par les Dieux… t’es vivante, toi ? »


Elyana haleta, ses mains tremblant, le visage couvert de suie. Un autre, plus âgé, s’approcha. Il avait la barbe grisonnante, les yeux plissés par le soleil et la mer.

« Qui es-tu ? » demanda-t-il, la voix grave.


Une question simple. Une question qui pouvait la sauver… ou la condamner. Elle sentit la panique monter. Si elle disait la vérité, Elyana Mor’Shar, survivante de l’Île des Lames, alors elle signait sa mort. Les pillards n’étaient peut-être pas loin. Certains marchands collaboraient. D’autres vendaient les rescapés comme esclaves. Et une fille seule, blessée, avec des armes du Sud… ne ferait pas long feu. Elle ne pouvait pas risquer ça. Elle vit dans son esprit la grande hache du colosse. Le corps sans vie de son père. Le sourire fragile de Lior. Les flammes. Les cendres. Alors, elle prit une décision. Celle qui allait changer sa vie.

« Je… »


Elle écarquilla légèrement les yeux, imitant la confusion d’une rescapée sans nom.

« Je m’appelle… Elya. »


Un mensonge simple. Raccourci. Facile à retenir.

« Elya quoi ? » demanda le marin.


Elle hésita une seconde. Puis répondit, la voix faible :

« Elya… Arden. »


Un nom simple. Discret. Impossible à relier à l’Île des Lames. Les marins échangèrent un regard, évaluant son état, son accent, ses vêtements brûlés. Le plus âgé hocha la tête.

« Bien. Elya Arden. Tu es en sécurité ici. On va te soigner comme on peut. Ensuite, on verra où te déposer. »


Il fit un geste.

« Amenez-la dans la cale. »


Elyana inspira, rassemblant ses forces, et se força à garder les yeux ouverts.

« Où… allez-vous ? » murmura-t-elle.

« À Westeros. À Port-Réal. »


Elle sentit son cœur manquer un battement. Westeros. Le continent qu’elle avait seulement entendu dans les récits. Un monde de rois, de guerres, de familles puissantes. Un monde immense. Un monde où se cacher. Un monde où traquer ceux qui avaient massacré les siens. Elle hocha la tête.

« Je viens avec vous. »





Dans la cale, la lumière était tamisée, filtrée par quelques planches de bois disjointes. L’odeur de sel, de poisson et d’humidité emplissait l’air. On étendit Elyana sur une paillasse. Sa respiration était saccadée. Un jeune marin, probablement apprenti, apporta un seau d’eau fraîche.

« Ça va piquer… » murmura-t-il.


Elyana serra les dents. Et hurla quand l’eau salée toucha sa blessure. Le feu remonta dans son dos, fulgurant, brûlant. Elle crut qu’on la déchirait à nouveau.

« Par les Sept… » lâcha le marin en voyant l’entaille. « Qui t’a fait ça ? »


Elle détourna les yeux.

« Des hommes. Des monstres. »

« Tu t’es fait ça au Sud ? »

« Mon… village. Il a été attaqué. J’ai fui. »


Chacun de ses mots était vrai… Mais imprécis. Flous. Sans détails. Comme il le fallait. Le marin hocha la tête avec compassion.

« Tu vas t’en sortir. »


Il posa un tissu propre. Aussi propre que possible sur sa plaie, puis lui donna une gorgée d’eau. Elle but avidement, sa gorge desséchée la brûlant. Quand il remonta à la surface, Elyana resta seule. Allongée. Encore tremblante. La cale grinçait. Les vagues frappaient la coque en un rythme monotone. Elle ferma les yeux. Et vit… Les visages. Les cris. La hache. La main de son père tombant au sol. Les larmes coulèrent enfin. Elle étouffa ses sanglots dans une main tremblante.

« Père… Lior… Mira… Je vous le jure… je les retrouverai. »


Sa voix n’était qu’un souffle. Une promesse. Elle posa sa main sur son poignet droit, sur la marque de flamme gravée dans sa peau, et la pressa si fort que ses ongles s’y enfoncèrent. La douleur l’ancrerait. La douleur la garderait vivante. Puis elle sentit autre chose. Un mouvement. Une douleur sourde. Une chaleur étrange dans le creux de ses reins. Elle glissa une main tremblante vers cette zone. Ses doigts effleurèrent son tatouage : le loup. Son symbole. Celui qui l’avait choisi. Elle le sentit presque vibrer sous sa peau. Comme si l’encre chauffait. Comme si l’animal s'éveillait. Comme si la louve refusait de mourir avec les siens. Elyana inspira profondément.

« Non… » murmura-t-elle. « Je ne mourrai pas. Je ne disparaîtrai pas. Pas comme ils le veulent. »


Elle se redressa légèrement… et le bois craqua sous elle. La douleur la frappa de plein fouet, la clouant à nouveau sur la paillasse. Elle grimaça. Respira. Et recommença. Encore. Encore. Jusqu’à pouvoir s’asseoir. Son dos saignait légèrement. Mais elle tint bon. Elle attrapa l’une de ses épées posées à côté d’elle. Ses doigts tremblaient. Mais la sensation du métal contre sa paume lui donna de la force. Elle porta la lame devant elle, observant son reflet dans le métal encore maculé de sang. Son visage était couvert de cendre, de saleté, de larmes séchées. Ses cheveux noirs tombaient en mèches collées sur ses épaules. Ses yeux, bleus lagon, luisaient d’une intensité nouvelle. Elle ne ressemblait plus à l’Elyana d’hier. Elle ressemblait à quelqu’un d’autre. Quelqu’un de plus sauvage. Plus dangereux. Plus déterminé. Elle murmura :

« Elyana Mor’Shar est morte… cette nuit. »


Elle abaissa la lame.

« Maintenant… je suis la louve des braises. »





Le navire continua sa route. Jour après jour, son corps se remit doucement. Elle apprit à marcher malgré la douleur. À bouger ses bras malgré la brûlure. À cacher ses cicatrices. À mentir sans trembler. Les marins la respectaient. Certains l’évitaient. D’autres l’admiraient. Et Elyana, silencieuse, observait tout. Elle apprenait déjà à être invisible. À devenir une ombre. À renaître.





Lorsque les tours de Port-Réal se dessinèrent enfin à l’horizon, la jeune femme se tenait prête, debout sur le pont, droite malgré la douleur. Les vents du Nord se levèrent. Ils soulevèrent ses cheveux noirs. Ils firent briller ses yeux bleus. Ils caressèrent la marque de flamme sur son poignet. Elyana serra la garde de sa dague.

« Westeros… »


Le vent emporta son murmure.

« Je viens. »

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