La cour des grands

Chapitre 64 : Mitor

6049 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/09/2018 11:15



Mitor



Sans grande surprise, mais avec tout de même un brin d'énervement, Mitor retrouva de nouveau son vieil ami. Celui-ci s'était plutôt fait discret depuis les retrouvailles entre Mitor et Drusila. Mais une fois de plus, et malheureusement, le faux Izzir apparaissait de nouveau dans les songes de Mitor. Toujours sur cette place du marché, toujours entouré de ces ombres plus effrayantes que jamais, toujours des paroles en énigmes. Mitor, lorsqu'il se retrouvait ici, avait de plus en plus l'impression de voir sa folie grandir que guérir. Cette nuit-là, il prit la décision de n'écouter aucune des paroles de son faux ami. Ce dernier ne s'empêcha pas de parler pour autant, répétant sous diverses formes de phrases un ordre, une supplique qui spécifiait que Mitor devait poignarder son cœur. Pourquoi Izzir voulait-il que Mitor le tue? Certes, ce Izzir n'était pas humain et aucune vie ne serait prise en le tuant mais Mitor avait comme l'horrible impression que le tuer aurait des répercussions sur son avenir, et il n'avait pas tout de suite envie de savoir si ces conséquences seraient bonnes ou mauvaises. Mitor s'assit en tailleur sur le sol, sa dague devant lui, attendant d'être empoigné. Izzir, devant lui, avait fini par se taire, ce qui, aux oreilles de Mitor, venait d'avoir le même effet de stupéfaction que le bruit d'une explosion. Ce silence soudain lui fit relever la tête pour voir le visage d'Izzir.


-Tu as fini maintenant? Demanda Mitor.


Izzir ne répondit pas de suite et il s'assit, lui aussi en tailleur.


-Non. J'aimerais savoir ce que cela te coûte de me tuer. Absolument rien. Tu en as marre de moi, n'est-ce-pas? Ces rêves cesseront si tu me tues.


-Je n'ai pas envie de le faire. Tu es un être fourbe. Je sais qu'il se passera quelque chose quand je te tuerais.


-Et ce sera en bien. Tu as appris beaucoup de choses ces derniers temps sur les gens qui t'entouraient. Tu en apprendras d'autres par la suite. Mais tu ne sembles être qu'un spectateur dans cette histoire. Tues-moi et tu pourras prendre les choses en main. Tu pourras arrêter cette guerre, obtenir des réponses à tes questions et avoir, j'en suis sûr, une meilleure vie, plus libre que jamais auparavant.


-Balivernes! Objecta Mitor en se levant. Réveilles-moi! Nous en avons terminé.


-Bien. Comme tu veux. Conclut Izzir en se levant également.


Izzir, par surprise, assena une violente droite à Mitor qui l'envoya valser au sol. Mais le sol était mou, bien plus que celui de la place du marché. Mitor ne mit pas longtemps à comprendre qu'il était enfin de retour dans sa chambre, sur son lit.


-Ah l'enfoiré! S'énerva Mitor en tenant sa joue.


Cette douleur qu'il ressentait le conforta dans l'idée que ses rêves n'étaient pas normaux. On ne ressent pas la douleur dans un rêve, et encore moins émise dans un rêve et ressenti dans la réalité.


Mitor n'était plus fatigué et il sortit de sa chambre pour prendre l'air. À sa grande surprise, l'aube se voyait déjà à l'horizon et Mitor estima que la cité allait très bientôt se réveiller. Il prit sa bourse et décida pour la première fois d'aller prendre un verre à la taverne qui se trouvait à l'entrée du QG. Comme prévu, la ville se réveillait et le tenancier prenait son petit-déjeuner. Les gardes postés la nuit étaient remplacés par les gardes postés le jour. Les tables et les chaises étaient déjà en place. Et dans la rue, les passants se faisaient de plus en plus nombreux, même si pour l'instant, il s'agissait plus de travailleur matinal que de touristes. La taverne ouvrit ses portes pile au moment où Mitor y posa un pied. Le barman était installé derrière le comptoir, prêt à accueillir ses premiers clients. Depuis le temps, celui-ci reconnaissait chacun des membres des Partisans et il ne manqua pas de remarquer la présence de Mitor qui traversait le passage derrière la tapisserie qui menait au QG.


-Ah Mitor! Bonjour! Salua-t-il avec une gaieté matinale, connue pour être entremêlé d'un bâillement. On ne te voit pas souvent ici, dis donc. Surtout si tôt.


-Oui, je sais. J'aime bousculer les habitudes. Répondit Mitor en s'asseyant sur un des tabourets.


-Je te sers du thé?


-Non, un verre d'hydromel, s'il te plaît.


-D'hydromel?! S'exclama le barman. C'est le seul alcool que je connaisse qui soit bon à prendre le matin mais ce n'est pas de ton âge.


-Ne t'inquiètes pas. J'ai juste dit un verre.


-Comme tu veux. Acquiesça le barman en remplissant un verre.


Mitor déposa quelques pièces d'or pour le paiement et bu le premier verre d'alcool de sa vie. Il ressentit comme de la chaleur au fond de la gorge et un picotement au bout des doigts. Estimant que le goût du miel était succulent, il ne fit pas attention à l'effet que procurait l'alcool et but une deuxième gorgée.


-Hey là, doucement Mitor! Avertit le barman.


-Désolé. Dans les repas, ils ne servent que de l'eau et du vin chez les Partisans. Et le vin ne me fait pas du tout envie.


Derrière Mitor, le serveur commençait son service et partit accueillir la clientèle grandissante. L'aube était plus éclatante et sa clarté se reflétait sur la rue en face de la taverne, dévoilant une foule se former et se promener. Cette clarté se reflétait également dans la taverne, ce qui rendit l'endroit moins lugubre. Après quelques temps où Mitor but la moitié de son verre à coup de petite gorgée et où il réfléchissait sur son récent rêve, le barman l'interloqua de nouveau:


-Au fait, il y a des bruits qui courent chez les Partisans à ton sujet.


-Allons bon. Répondit Mitor qui n'estimait pas cela comme une information capitale. Qu'est-ce que l'on raconte sur moi? Que je suis un enfant élevé par Apa en secret? Il me semblait que ce fait avait été divulgué par Rika après un de ses coups de colère.


-Non, il ne s'agit pas de ça. Là, c'est récent. Il paraîtrait que tu seras très bientôt accepté comme un membre du Cercle.


Mitor faillit cette fois s'étouffer avec son hydromel. Cette fois, l'information fut importante.


-Que racontes-tu donc?!


-C'est vrai. Cette rumeur a fait presque le tour de tous les membres. Je croyais que tu étais déjà au courant. De plus, ceux qui prennent connaissance de cette rumeur y croient dur comme fer.


-Je ne vois pas en quoi. Je ne suis qu'un gosse. On peut pas être admis au Cercle si jeune.


-À vrai dire, depuis votre mission de l'autre fois, au port, comme c'est toi qui a concocter le plan pour attaquer la réserve, tout le monde pense que tu en as la capacité. Et puis, au terrain d'entraînement, il paraît que tu fais des étincelles.


-C'est faux, voyons. Il y a encore la moitié des membres que je n'arrive pas à battre.


-Ça veut dire aussi qu'il y a l'autre moitié que tu bats à plate couture. Et si jeune, c'est un exploit.


En y réfléchissant bien, Mitor comprenait que cette rumeur existe. Sans se vanter, il savait qu'il était très fort pour son jeune âge. Doué pour l'assassinat et le combat armé, Mitor avait des compétences que nombre de ses congénères n'avaient pas encore acquises alors, qu'eux, étaient déjà adultes. Ainsi donc, cette rumeur viendrait des pensées de tout le monde? Il était fier mais il ressentait également un malaise. Car tout ce qu'il voulait, c'était protéger Rika jusqu'à la dernière bataille et enfin, s'en aller le plus loin possible de Lys et partir au bout du monde pour oublier tout ce qu'il s'était passé et tout ce qu'il se passera dans un futur proche. La dernière bataille. Les Chasseurs et les Partisans s'entre-tuant à Lys, mettant fin à une guerre qui durait depuis trop longtemps. Lui seul était au courant chez les Partisans. La guerre allait prendre fin très bientôt dans un bain de sang. Cette idée ne plaisait pas à Mitor mais, comme il commençait à se le répéter, «qui veut la paix prépare la guerre».


-Au fait, Mitor. Interpella le barman qui extirpa Mitor de ses pensées. J'ai un mot pour toi.


-De qui?


-De la part d'Apa. Compléta l'aubergiste en sortant un bout de papier de sa poche. Je ne sais pas comment il a su mais il savait que tu finirais par venir ici de bon matin.


Mitor prit le bout de papier et lut les quelques mots qui y étaient inscrits: «Rejoins-moi à mon bureau juste après avoir lu ce message». Mitor, d'un air de dépit, rangea ce bout de papier dans sa poche et continua à boire quelques gorgées.


-Tu n'y vas pas? Demanda le barman.


-Pas tout de suite. Il n'y a rien qui presse.


Effectivement, Mitor n'était pas du tout presser d'aller voir Apa. Il le détestait si ardemment désormais que la simple idée de le rejoindre dans son bureau lui donnait des envies de meurtre. S'il n'avait pas laissé sa dague dans sa chambre, peut-être même qu'un combat à mort aurait lieu. Mais il fallait bien reconnaître une chose: Apa le connaissait tellement bien qu'il savait qu'il viendrait boire un coup à la taverne. Il avait l'impression d'être surveillé par un grand œil invisible qui préméditait chacune de ses futurs actions. Au fond de lui, il en rigolait. Il savait que cela attisait un peu plus sa colère envers lui. Il était heureux de ne plus être véritablement en bon terme avec Apa et chaque chose qu'il faisait qui rendait Apa plus détestable était comme une bénédiction. C'était comme s'il voulait s'éloigner d'un grand feu pour ne pas se brûler. Mitor prit son temps pour finir son verre puis, voyant son verre vide, il se résolut enfin à aller voir Apa, une déception à peine voilée sur son visage.


Peut-être en faisait-il trop concernant Apa? C'est ce qu'il essayait de se dire mais cela n'avait que peu d'effet. Il était possible qu'Apa mentait pour la bonne cause au sujet de Drusila et peut-être cela lui faisait mal de ne pas pouvoir dire la vérité à Rika en la regardant dans les yeux. Ce qui énervait Mitor était dû à plusieurs facteurs. Tout d'abord, il se souvenait encore de ce jour où Apa avait tenté de l'acheter pour qu'il entre chez les Partisans. Ensuite, il comprenait qu'une partie de sa haine envers lui venait de celle qu'il avait contre cette guerre. Apa était un des conservateurs de cette guerre et rien que ce fait l'énervait. Puis, Apa, en plus d'être un conservateur, était aussi heureux de cette guerre. Il ne le montrait pas mais Mitor l'avait décelé. Il était content d'avoir un grand rôle. Cette guerre le faisait vivre. Et cela le rendait même violent. Mitor se souvenait encore des poings ensanglantés de l'intendant des Partisans, alors que celui-ci sortait de la cellule de Rasar. Il était allé voir Rasar un peu plus tard et, même s'il n'avait aucune pitié pour son ancien maître, voir son visage si cabossé par les poings d'Apa l'avait secoué. Enfin, il y avait ce mensonge qui pourrait, ou pas, lui faire du mal autant qu'il en faisait déjà à Mitor. C'était dur pour ce dernier de ne pas révéler à Rika la survie de sa fille. Si cela l'était pour Apa également, ce serait quelque chose qui apaiserait sa colère contre lui. Néanmoins, Apa savait pour ses rêves où Drusila venait le hanter. Il aurait pu lui révéler la survie de cette dernière. Ses rêves se seraient peut-être éteints après? Peu importe maintenant. Mitor était devant le bureau d'Apa. Il salua les deux gardes qui étaient postés à côté de la porte, toqua et attendit une réponse.


La réponse se fit entendre et Mitor entra. Apa était, comme à son habitude, installé à son bureau, feuilletant ses livres et parchemins. Il leva la tête à l'entrée de Mitor. Aucun des deux protagonistes ne tentèrent un sourire, même forcé. Mitor décela cependant de la peine dans les yeux d'Apa. Il savait que l'homme devant lui ne l'aimait pas non plus et il était persuadé qu'il savait pour la rencontre entre Drusila et lui. Mitor avança doucement vers Apa et s'installa sur la chaise en face du bureau quand Apa l'y invita.


-Bonjour, Apa. Vous m'avez fait demandé?


-Oui. Écoutes, j'ai réfléchi. Répondit Apa en joignant ses deux mains devant lui.


-À quoi réfléchissiez-vous?


-Rika est venu me voir hier. Elle est venue pour une requête qui te concerne.


-Quoi donc?


-À vrai dire, j'y réfléchissais déjà depuis quelques temps. Mitor, tu le découvriras au repas de midi. Je voulais juste te prévenir. Rejoins-moi sur l'estrade lorsque tout le monde sera attablé. Tu peux t'en aller.


Mitor resta un instant immobile mais il ne posa aucune question et n'insista pas. Il prit la direction de la porte. Il s'attendait à ce qu'Apa lui dise une dernière chose avant de sortir de son bureau mais il passa la porte tout aussi calmement que lorsqu'il était entré. «Bizarre» jugea-t-il en prenant la direction de sa chambre. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'Apa lui voulait. Il essaya, en vain, de deviner puis, il vit une silhouette près de la porte de sa chambre. La longue chevelure rousse l'aida à discerner la personne qui se tenait sur son seuil.


-Bonjour, Rika. Que faîtes vous ici?


-Bonjour, Mitor. Je sais que tu viens de voir Apa.


Rika n'avait qu'un petit sourire à peine forcée. Elle avait un air de compassion et de curiosité que Mitor ne s'expliquait pas. Ce dernier ouvrit la porte de sa chambre et l'invita à entrer. Il s'assit sur son lit et répondit:


-C'est vrai. Il m'a dit que vous étiez aller le voir hier pour lui faire part d'une requête me concernant.


-En effet. Mais ce n'est pas de ça dont je veux te parler. Je ne suis pas allé le voir seulement pour ça.


-Comment ça?


Rika s'assit à côté de Mitor et le fixa dans les yeux.


-Je sais qu'il se passe quelque chose entre toi et Apa. Je le sens. Vous avez vos petits secrets, soit. Mais si cela concerne les Partisans en général, les Chasseurs ou quoi que ce soit d'autre qui me concerne ou qui te met en danger, il faut me le dire, s'il te plaît. Je n'ai même pas frappé à sa porte, hier, et je lui ai crié dessus, le suppliant d'arrêter ses secrets qui pourrait nous mettre en danger. Karak est d'accord avec moi. Alors dis-moi, Mitor, que se passe-t-il de si grave?


Ainsi donc, Apa lui avait caché cette partie de sa conversation avec Rika, celle où elle le dispute. Mitor tentait tant bien que mal de trouver quelque chose à lui répondre sans rien lui révéler. C'était affreusement difficile et il commençait à se demander si le temps des révélations pour Rika n'était pas venu. Mais….


-Rien, Rika. Tu sais qu'Apa est quelqu'un de très, trop, secret. Ayant pourtant été son élève caché, comme tu le sais, il ne me dit pas tout. Et c'est pour ça qu'il me déteste en réalité. Il sait que je ne lui fais pas confiance. J'ai tenté de m'introduire dans son bureau mais il m'a vu. C'est pour ça que nous ne nous entendons plus si bien.


Mitor était surpris de voir à quel point il pouvait improviser un mensonge. Dans d'autres circonstances, il en aurait été fier mais là, il ressentait plus de gêne qu'autre chose. Heureusement, cette fois, Rika eut l'air de le croire et Mitor n'avait pas laisser transparaître sa gêne. Rika se leva alors et prit la direction de la sortie de sa chambre. Avant d'atteindre la sortie, elle se retourna vers lui.


-Je te souhaite bonne chance, alors. Lui dit-elle avant de sortir pour de bon.


Mitor mit un peu de temps à comprendre les derniers mots de Rika. Il comprit alors que son mensonge avait eu un meilleur effet qu'il ne le pensait. Rika était d'accord avec lui pour dire qu'Apa leur cachait trop de choses. Si elle lui avait souhaité bonne chance, c'était pour qu'il continue son enquête même si, en réalité, il ne l'avait pas vraiment commencé. À côté de lui, le livre du mestre Raynal sur l'esclavage reposait sur sa table de chevet et décida de continuer de le lire jusqu'au midi où il devait rejoindre Apa durant le déjeuner.


L'heure arriva donc et Mitor entendit les membres des Partisans prendre la direction de la Salle des Torturés. Il sortit de sa chambre et fit de même. À son arrivée dans la salle, à peu près tous les membres s'étaient joint au repas. Il vit sur l'estrade Apa, Karak et Rika debout devant leur table. Mitor se demandait bien pourquoi n'étaient-ils pas installés à leur place. Il avait l'impression que les membres du Cercle attendaient quelque chose, ou quelqu'un. Non sûr de lui, Mitor s'approcha d'eux pour leur demander. Il traversa la salle dans toute sa largeur et Mitor crut voir des yeux le suivre parmi les membres. Il s'arrêta devant l'estrade et vit Apa, Karak et Rika le regarder. Cette dernière lui demanda de monter. Lentement, et avec un sentiment mêlé de curiosité et d'anxiété, il rejoignit le Cercle sur l'estrade. La salle était bruyante avec les discussions entre les membres et les bruits de couverts. Apa, d'une voix de ténor, somma à toute l'assemblée de se taire. Et par une sorte de magie presque militaire, tout le monde se tût et regarda leur chef. Mitor ne savait pas encore ce qu'il faisait sur cette estrade. Il n'avait pas envie d'y réfléchir et attendit une réponse.


-Mes amis, chers Partisans! Commença Apa d'une voix assez forte pour que tous l'entendent. Les choses bougent ces derniers temps dans notre guerre. Il y a à peine une semaine, nous avons gagné une bataille au port et obtenu de nouveaux financements depuis. Et je vous promet que les choses continueront de changer en notre faveur à l'avenir (Mitor ne manqua pas de remarquer qu'il était sûr de la véracité de ses paroles). Rien qu'aujourd'hui, les Partisans changent encore afin de devenir plus fort (Il se tourna vers Mitor). Mitor! J'ai l'immense honneur de proclamer ton admission dans le Cercle des Partisans! (Mitor se doutait qu'il aurait dû s'y attendre mais il fut tout de même très surpris) Tes capacités, le travail que tu as fourni au port, ton intelligence font que tu as réussi l'exploit d'être le membre le plus jeune que le Cercle ait jamais connu en presque mille ans d'existence. Félicitations!


Dans toute la salle, tout le monde applaudit, tout comme les membres du Cercle. Mitor, ne sachant trop que faire, leva le poing en l'air en signe de reconnaissance et ne trouva rien de mieux à faire. Apa fit signe à tous de stopper les applaudissements et de continuer leur repas. Il montra à Mitor la place où il devait s'asseoir, c'est-à-dire entre lui et Rika. Celle-ci semblait être très contente de son admission dans le Cercle et le félicita plusieurs fois jusqu'à la fin du repas. Karak, lui, avait à peu près le même sentiment même si Mitor savait qu'il le trouvait bien trop jeune et pas assez fort pour mériter sa place. Quand à Apa, il était très silencieux. Il continuait d'avoir un air grave et il ne posa pas une seule fois le regard sur Mitor durant ce repas. Mitor avait l'impression qu'Apa venait simplement de remplir une formalité agaçante. Il était désormais clair pour Mitor qu'Apa était au courant de quelque chose à son sujet, et cela était inévitablement lié à Drusila.


Quand tous les membres se dispersèrent dans le QG, Mitor, lui, resta seul sur l'estrade. Il était désormais à un rang assez haut chez les Partisans. Il n'en était pas du tout heureux. Désormais, toute l'attention sera portée sur lui. C'était donc pour cela qu'Apa voulait le voir ce midi-là. Apa se doutait pourtant des doutes qui habitent Mitor s'il est au courant de ses retrouvailles avec Drusila. Mitor n'y comprenait plus rien. Était-ce pour mieux le tenir à l’œil qu'Apa l'avait promu au rang de membre du Cercle? «Enfoiré!» se disait-il fortement en pensant à Apa. Mitor descendit enfin de l'estrade et partit, consciencieusement, dans la direction des geôles, plus précisément vers l'endroit où était emprisonné Rasar.


L'état de Rasar était aussi dégradant que la dernière fois. Cabossé et couvert de sang séché, le visage de Rasar était presque méconnaissable. Si Mitor n'avait aucun mal à le reconnaître, c'était grâce à ses longs cheveux gris attaché en queue de cheval. Mitor déposa une torche sur un support et découvrit le regard surpris de son ancien maître.


-Tiens, tiens. Cela faisait longtemps Mitor. Aurais-je fini par te manquer?


-Ta gueule. Répondit sèchement, et sans lever la voix, Mitor.


Cette réponse cinglante avait bien sonné aux oreilles de Rasar.


-Que me veux-tu? Questionna-t-il. À l'évidence, tu n'es pas là pour entamer une discussion amicale.


Mitor était étonné en sentant à quel point il conservait sa colère depuis qu'il avait quitté la Salle des Torturés. Tellement de facteurs avaient fait naître cette colère qu'il ne savait plus pourquoi la colère l'habitait. Il savait cependant que sa haine n'était pas sans raison. Il observa Rasar en silence quelques secondes. Les Partisans lui donnaient tout de même à manger. Mais pourquoi Apa s'obstinait-il à le garder en vie? Il finit par poser la question au concerné.


-Il pense que j'ai encore des secrets à divulguer, comme l'emplacement du QG des Chasseurs. Répondit Rasar. Mais je ne le sais pas, et c'est drôle de le voir perdre son temps à me rendre visite.


-Apa est un imbécile. Il ne m'a pas fallu longtemps pour trouver l'emplacement du QG. Il suffisait juste de suivre les Chasseurs en patrouille.


-Comment?! Tu...tu es allé chez les Chasseurs? S'étonna Rasar. Et sans le dire à Apa à ce que je vois. Bien. Tu commences déjà à te rebeller.


-Ne te méprends pas. Ce n'est pas parce que je fais des choses dans le dos des Partisans que je veux devenir un Chasseur.


-Alors quoi? Tu veux partir et t'éloigner le plus loin possible de cette guerre? Pourquoi tu ne pars pas dans ce cas?


-Pour protéger ta sœur, idiot!


-Rika? (Un sourire se dessina sur le visage de Rasar) Tu t'es pris d'affection pour ma sœur? Voilà qui est incroyable. Je suppose que tu sais que tu as indirectement tué sa fille, Drusila, ma nièce.


Mitor ne répondit pas. Il ne savait pas s'il fallait avouer à Rasar que Drusila avait survécu. Et à vrai dire, il pensait que Rasar savait quelque chose à ce sujet mais apparemment, lui non plus n'était pas au courant pour sa nièce. C'était pourtant la raison pour laquelle il était venu ici: Collecter des informations.


-Crois-tu? Répondit enfin Mitor. Peu importe. Partisans et Chasseurs, c'est bientôt la fin pour vous deux de toute manière.


-De quoi?


-Je ne pourrai pas m'éloigner de la guerre. Elle fait désormais partie de moi. Alors je vais y mettre fin. Et cette histoire finira.


-Toi? Mettre fin à une guerre millénaire? Pouffa Rasar qui ne put se retenir de rire grassement. Tu me fais bien rire. Qui veux la paix prépare la guerre, Mitor. Un gosse esclave ne peut pas avoir le pouvoir d'arrêter une guerre. Elle ne peut se finir que dans un bain de sang, comme toutes les guerres.


-Je vais te dire une chose, Rasar. Vous, les Chasseurs, allez attaquer le QG des Partisans à Qohor et vous allez certainement gagner. Les Chasseurs de Qohor partiront à Lys et tenteront de nous anéantir. Les Chasseurs et les Partisans d'Astapor se joindront à Lys pour aider leur camp respectif et cette guerre prendra fin dans une bataille finale ici-même.


-Comment le sais-tu?! S'exclama Rasar qui n'en crut pas ses oreilles.


-J'ai mes sources. (Mitor souffla) Cela fait du bien de dévoiler quelques secrets trop importants.


Mitor vit Rasar dans une réflexion profonde. Il serrait les poings.


-Si ce que tu dis est vrai, alors libères-moi, s'il te plaît. Tu veux que cette guerre finisse dans un bain de sang. Je veux faire partie de cette bataille.


Mitor fut surpris. Il ne s'attendait pas à voir son ancien maître vouloir se battre pour des convictions, encore moins lui dire «s'il te plaît».


-Nous verrons. Conclut-il en agrippant la poignée de la porte.


Mitor sentit sa colère s'atténuer, bien que toujours présente. Toujours en colère d'avoir été promu dans le Cercle, alors que la plupart de ses congénères rêverait d'être à sa place, il venait tout de même de découvrir une nouvelle facette de son ancien maître. Mais Rasar faisait désormais parti de son passé, au même titre qu'un jour, il l'espère, cette guerre le sera. Il ne savait pas si libérer Rasar était une bonne idée. Celui-ci pourrait se retourner contre lui. Mais après tout, qu'y a-t-il de mal si Rasar part tuer Apa? D'après ce qu'il en sait, Rasar déteste Apa autant que lui. Mais détestait-il autant Apa au point de vouloir sa mort? Mitor ne trouva pas de réponse à cette question. Toute la journée, son esprit était occupé par ses pensées. Il s'entraîna avec Karak dans la salle d'entraînement. Là-bas, il vit plusieurs Partisans l'acclamer de sa récente promotion. Mais d'autres, bien jaloux, voulait presque lui faire la peau. À un moment, Mitor se retrouva face à trois adversaires qui voulaient se venger. «Un marmot ne peut être un membre du Cercle!», «Tu es inférieur à nombre d'entre nous mais tu as atteint un meilleur rang que nous! C'est injuste et nous allons te faire payer!» disaient-ils. Mitor démontra qu'il n'était pas si faible et, de colère, les frappa de toutes ses forces. Karak cessa les hostilités, clamant à tous les Partisans à quel point ils agissaient comme des gosses autant que Mitor en était un. Ce dernier décida ensuite d'aller dîner puis, d'aller se coucher sans adresser la parole à qui que ce soit, à part Rika qui était au courant de ce qu'il s'était passé durant l'entraînement.


Mitor fut heureux de retrouver sa chambre. La journée fut longue et il mourrait d'envie de dormir, asséné de fatigue. Il dormit profondément et ses pensées s'envolèrent dans la douceur de la nuit. Mais malheureusement, cette douceur fut de courte durée. Une fois de plus, il se trouvait face au faux Izzir. Celui-ci était bien la dernière personne que Mitor voulait voir. L'air mystérieux qu'il avait, il ne pouvait plus le supporter. Et cette place du marché devenu sa hantise, quelle plaie de revoir cet endroit encore et encore.


-Bonsoir, Mitor. Salua Izzir.


-Tais-toi donc. Tu es l'être le plus glauque que j'ai jamais rencontré. Tu veux que je te tues. Par les Dieux, je ne sais pas ce que t'es mais il faut que tu te fasses soigner.


-Marchons un peu, Mitor.


Mitor suivit Izzir qui partait dans la foule de silhouette sombre. Il fut soulagé de voir que ce chemin n'était pas celui du port. Il voulut demander à Izzir où ils allaient mais il se retînt. Son faux ami ne lui aurait pas répondu. Il sentit tout à coup quelque chose derrière lui. Il se retourna et vit un spectacle terrifiant. Toutes les silhouettes étaient en train de les suivre, telle une armée en patrouille.


-Ils nous suivent! S'exclama-t-il.


-Je sais. Peut-être est-il temps alors?


-Le temps pour quoi?


Izzir resta silencieux. Mitor jugea que ces silhouettes n'allaient pas l'attaquer mais voir une armée d'ombre le fixer à travers leurs yeux vides et sombres et le suivre avait de quoi le faire trembler de peur. Soudain, il reconnut le chemin qu'Izzir et lui empruntaient et cela se confirma quand il vit la taverne du QG des Partisans. Mais quelque chose n'allait pas. Des silhouettes bougeaient dans tous les sens devant eux. Il fallut mieux se rapprocher pour voir qu'elles se battaient. Celles derrière lui étaient toujours en train de marcher calmement. Il remarqua qu'un grand nombre de silhouettes portaient un foulard noir et des toges de différentes couleurs. C'étaient le code vestimentaire des Chasseurs. Il comprit donc qu'il assistait à une bataille entre Partisans et Chasseurs se déroulant devant le bâtiment. Il discerna dans la bataille Karak, se battant comme un diable. Les Chasseurs devaient se mettre à plusieurs sur lui pour tenter de le vaincre. Izzir et Mitor étaient aux portes de la bataille. Ils n'avaient qu'à tendre le bras pour toucher les combattants. Ceux-ci n'avaient pas l'air de remarquer leur présence. Derrière, les silhouettes s'étaient arrêtées non loin. Elles semblaient attendre quelque chose. Mitor décida de suivre du regard Karak, saignant du visage, sa robe verte émeraude tailladée. Plusieurs Chasseurs tombaient face à lui mais tout à coup, Karak se retrouva avec une lame en travers de la gorge. Un Chasseur se trouvait derrière lui, tenant fermement sa dague planté dans le cou de son adversaire. Mitor cria le nom de Karak mais celui-ci ne répondit pas. Il était déjà mort et son corps s'écroula au milieu des autres cadavres alentours. Izzir et Mitor entrèrent alors dans la taverne. Ce commerce était le théâtre d'une bataille aussi sanglante qu'à l'extérieur. Dans un cri d'effroi, Mitor vit Rika se battre sur le comptoir face à plusieurs ennemis comme Karak.


-Izzir! Cesse donc ce rêve! Ordonna Mitor.


-Quel rêve? C'est le futur que connaîtront tous tes amis, imbécile.


Était-il face à une vision du futur? Non, c'était ridicule. Il ne pouvait pas rester sans rien faire, même si tout ceci n'était pas réel. Il vit sa dague apparaître dans sa main et vola au secours de Rika. Tout à coup, certains autour de lui stoppèrent sa course. Mitor tenta alors de les tuer pour aller aider Rika. Il tua des Chasseurs mais aussi des Partisans. Il importait peu de quel camp étaient ses victimes car Rika était en difficulté. Mitor fut alors projeté par un violent coup de poing. Sur le comptoir, le plus horrible spectacle s'ouvrit devant ses yeux. Rika fut transpercé par une longue épée dans le ventre. Sous la douleur, elle ne poussa qu'un cri étouffé. Des larmes jaillirent de ses yeux et elle prononça deux noms de personnes pour qui elle aurait tout donné:


-Drusila…. Mitor….


Rika tomba à terre et disparut comme Karak dans la masse de cadavres. Ce n'était pas réel. Mais il n'empêche que des larmes coulaient sur les joues de Mitor. Une puissante haine naquit en lui. Empoignant fortement sa dague, il se jeta sur quiconque l'approchait. Il vit un large sourire sur le visage d'Izzir. Mitor hésita puis, se jeta sur lui.


-Enfin, il était temps. Dit Izzir, ne tentant même pas d'esquiver son coup.


Ses paroles stoppèrent Mitor, son arme levée. Il n'était qu'à un pas d'Izzir. Mitor savait que quelque chose de mauvais allait arriver s'il le faisait. Mais il en avait marre et, dans un cri, abaissa son arme et la pointe de sa dague se planta dans le cœur de son faux ami. La bataille se stoppa tout à coup autour d'eux mais Mitor ne s'en rendit pas compte.


-Plante plus profondément et arrache-moi le cœur. Ordonna Izzir qui semblait, d'après son expression, durement souffrir.


Mitor força et la lame entière plongea dans la poitrine d'Izzir. Un trou se forma petit à petit, assez pour y mettre sa main. Mitor jeta sa dague à terre et, se surprenant à ne pas avoir un sentiment de dégoût, engouffra sa main dans le corps d'Izzir. Il agrippa machinalement quelque chose de visqueux et dégoulinant de sang. Il sortit le cœur de la poitrine d'Izzir qui battait encore dans sa main. Mitor faillit lâcher ce cœur lorsqu'il vit que celui-ci était en flamme. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces flammes ne le brûlaient pas.


-Pourquoi, Izzir? Demanda Mitor, où beaucoup trop de sentiments se bousculait en lui entre la colère, la tristesse, l'incompréhension, la peur et bien d'autres encore.


Izzir, lentement et avec un petit sourire, prit le col de Mitor. Il avait du mal à tenir debout, il se tenait fermement au col et posa son autre main sur l'épaule de son ami Mitor. Il approcha sa tête et lui dit à l'oreille:


-Parce que la nuit est sombre et pleine de terreur. Mais le feu en a raison. Sers-t-en, mon ami.


Izzir s'écroula tout à coup au sol. Mitor eut soudain la conviction que la personne qui accompagnait ses rêves depuis tant de temps était réellement son ami et, pour une raison qui lui échappait, il savait qu'il avait été manipulé par une force obscure qu'il ne connaissait pas. Il tenait toujours le cœur en flamme dans sa main. Devant lui, les silhouettes qui le suivaient tout à l'heure étaient toutes devant le bâtiment. Il se rendit compte enfin que celles autour de lui avaient cessé de se battre et avaient formé un cercle autour de lui. Tout à coup, toutes les silhouettes sans exception s'évaporèrent dans un nuage de fumée noir. Il vit le ciel, normalement d'un blanc immaculé, virer au noir profond, comme une nuit sans étoiles et sans Lune. La seul source de lumière était ce cœur que Mitor tenait dans sa main. Celui-ci continuait encore de battre. Alors, il vit la fumée noire entourer ce cœur jusqu'à ce que les flammes disparaissent. Mitor ne comprenait plus rien et sentit l'environnement autour de lui changer. Il faisait tout à coup plus chaud. Une torche était apparu à sa gauche sur un muret. Le cœur qu'il tenait n'était plus en flamme et ne battait plus. Il entendit alors quelqu'un souffrir et une voix familière lui disant:


-En...enfoiré de traître.


Devant Mitor, Rasar était devant lui, les mains collées au mur par des menottes rouillées. Un trou sombre se trouvait dans sa poitrine. Mitor entendit le dernier souffle de son ancien maître. Il laissa tomber le cœur au sol. Il venait de comprendre où il se trouvait, et surtout, ce qu'il venait de faire. Il sentit quelque chose d'incroyable qui ne pouvait se produire dans cette pièce sans fenêtre: Un vent turbulent, qui éteignit la torche. Mitor perçut quelque chose de froid le traverser. Sans comprendre, il s'évanouit et tomba sur le sol. Ce n'était plus un rêve. Il venait vraiment de tuer Rasar.

Laisser un commentaire ?