Rhaegar le Dernier Dragon

Chapitre 12 : Un dragon nommé Feunoyr

5692 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/11/2016 18:10

Jaune et chaud sous le soleil déclinant, le jardin embaumait les roses et, en filigrane, l’odeur crayeuse des dalles cuites, baignées par l’écume fraîche de la fontaine qui murmurait. Plus bas, sur la terrasse, où la source cascadait dans la mousse de corniche en corniche pour alimenter un bassin profond, une femme du nom de Baela Adarys riait doucement. Des saules gris argent ondulaient de leurs longues branches en dentelle dans la brise tiède et indolente du soir, comme en écho du rire de la jeune femme qui se tenait sous leur ombre. Il y eut un frémissement de couleur vive à la surface argentée du bassin. Yeux exorbités, nage maladroite et nageoires prétentieuses, des poissons d’or dansaient et jaillissaient pour attraper les miettes qui coulaient des doigts gracieux et fuselés de la jeune femme.

Horribles bestioles, songea Derrick Fossovoie avec mauvaise humeur, et, malgré leurs nageoires extravagantes et leurs couleurs scintillantes, belles de loin, uniquement. Impatient, il tapa le sol du pied et s’éclaircit la gorge. Baela feignit de découvrir sa présence. Elle écarquilla ses yeux violets, et ses lèvres pulpeuses composèrent un radieux sourire de bienvenue.

— Mais, colonel… Non, on dit général Fossovoie, désormais ! Comme c’est gentil à vous de me rendre visite – après une aussi longue absence.

— J’ai jugé que la discrétion s’imposait », répondit la Pomme Gâté sur un ton neutre.

Le soleil tardif perçait l’orfroi des saules, et des flaques d’ombre et de lumière masquaient et dessinaient tour à tour la pâleur du visage, les mèches de la chevelure argentée et lumineuse qui tombait jusqu’à la taille, la silhouette svelte qui moulait sous le vaporeux kaftan gris. Derrick en oublia que pendant une semaine, il avait supplié en vain de la voir.

— Certes, acquiesça Baela d’une voix traînante. La discrétion. Et… ?

Derrick entra sous l’ombre des saules.

— Pouvons-nous discuter en ce lieu ?

— Ici, il n’y a que mes poissons dorés pour épier les conversations, répondit Baela en riant, considérant l’étendue du jardin moucheté de soleil.

Debout à côté d’elle, Derrick parla à voix basse. « J’ai parfaitement couvert notre petite intrigue, je pense. La tentative d’assassinat du prince Rhaegar a échoué, comme vous l’aviez prévu. On m’a rapporté que notre agent a été capturé et qu’il est torturé au moment où je vous parle. »

— Traité avec doigté, mon général, approuva Baela, examinant avec attention une rose avec attention.

Elle ajouta en levant un sourcil.

— Peut-être devrions-nous renoncer à de tels rendez-vous pendant quelque temps – jusqu’à ce que de nouveaux scandales s’imposent aux colporteurs de ragots, à la cour.

— L’attente sera difficile à supporter, murmura Derrick en tentant de l’attirer plus près.

— Vous la supporterez si vous m’aimez ! insista Baela, en éludant son étreinte. Quoi ! Voudriez-vous voir mon nom traîné partout, comme celui d’une catin de caserne ?

Fossovoie bredouilla maladroitement. « Non… Je ferai comme vous le dites, bien entendu. Nous devons être prudents.

— Vous serez occupé, lui rappela Baela. Avec votre nouvelle charge.

— Je ne commande qu’une modeste troupe de cavalerie, ma reine.

— Je ne suis pas reine, du moins pas encore. Vicomtesse de Tyrosh pour le moment, veuve du vicomte Alequo pour ces jours-ci…

— Et future reine de Westeros dans un an ou deux, acheva Fossovoie d’une voix puissante.

Le visage de Baela se durcit. Elle regarda la Pomme Gâtée, si beau, si séduisant, et si… facile à manipuler comme l’eunuque et tous les autres hommes avant eux. A commencer par Alequo son défunt et stupide mari, amateur d’or et de bonne chère, jusqu’au jour où il rejoignit les Neuf lors de la campagne militaire de son oncle Maelys. Bien entendu l’histoire ignorait que c’était Baela Feunoyr, fille de Daemon Feunoyr qui avait comploté dans l’ombre pour faire échouer la rébellion. Voulant d’un côté venger le meurtre de son père, assassiné par le Monstrueux, et d’un autre côté tisser les toiles d’une vengeance plus grande. Celui qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner ! avait dit Daemon à sa fille le soir où elle allait épouser Alequo Adarys.

— Prince, ô prince, le dragon n’a tort que quand il n’est pas le plus fort ! murmura-t-elle d’une voix songeuse.

— Madame ?

— Où en sont les préparatifs ? demanda-t-elle froidement.

Fossovoie renifla avec dédain.

— Milo a réuni les plus grands chefs mercenaires d’Essos, la Vieille Mère à ramené une flotte de deux mille navires. La Compagnie Dorée est avec nous et Lashare a…

— Je sais tout cela, coupa-t-elle en le fusillant du regard. Comment se débrouille Reinhard ?

— Eh bien… je dois avouer qu’il semble déborder d’énergie dans les services qu’il vous rendra, répondit-il d’une voix hésitante.

Baela n’en doutait pas, Jon était exactement l’homme dont elle avait besoin pour cette entreprise. Il avait inculqué à Milo d’inestimables leçons en matière de traîtrise, tout en familiarisant sa marine avec une stratégie et des tactiques nouvelles, et avait même organisé tous les aspects de la rébellion avec une habileté incomparable.

— Quel homme singulier ! A-t-on jamais découvert quoi que ce soit sur son passé ?

— Non, répondit Derrick, l’homme sait garder ses secrets.

« Celui qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner ! »

— Ou est-il en ce moment ?

— Il s’apprête à embarquer avec la reine des pirates, Myr et Volantis vont être les prochaines à tomber, je vais suivre Lashare et ses troupes, la Compagnie Dorée nous rejoindra en arrière garde.

— Reinhard va vous accompagner ?

— Non… il va annexer Meereen et les îles du Golf de Douleur. La Vieille Mère avait soumis une condition à Milo : que Reinhard commande ses forces navales dans sa campagne.

— Je suis lasse, j’ai besoin de dormir un moment, déclara-t-elle abruptement en le congédiant d’un geste de la main.

Une fois hors de vue, Baela Feunoyr prit place sur un siège a côté du bassin, et ne regarda même pas la silhouette qui s’agenouilla à ses côtés.

— Il devient difficile, avertit Baela avec froideur. Tu ne sais donc plus faire jouir ton amant, Naravas ?

— Il est simplement jaloux de Reinhard, répondit Naravas, mais je l’ai à l’œil majesté, ne vous en faites pas.

— Que cherche la reine des pirates en attirant Reinhard loin de nous ? Le faire retourner ?

— De ce côté je ne me fais pas de soucis, Jon Reinhard est un homme de parole, et il tiendra ses engagements. Il représente une combinaison unique – un homme cruel, à l’audace inflexible, un génie par l’intellect, mais il tient toujours ses promesses.

Baela rit doucement et porta une miette près de la surface du bassin. Une tête dorée se hissa au-dessus de l’eau, saisit le morceau entre les longs doigts et retomba dans des éclaboussures sur ses congénères            plus lents.

— Oui, je peux mettre Reinhard à contribution, ajouta Naravas gravement. Une arme mortelle, certainement, et aussi fourbe qu’elle est dangereuse. Je l’emploierai, mais je ne lui ferai pas la moindre confiance !

Baela partit d’un rire moqueur.

— Les loups se reconnaissent entre eux , à ce que je vois. Peux-tu être certain, cependant, de pouvoir le contrôler ? Je me pose la question.

— Tout homme a des faiblesses, ronronna Naravas, rappelez-vous le jour où vous m’avez offert à votre défunt époux. Vous m’aviez posé la même question.

— Mon époux n’aurait jamais survécu à un Sans-Visage. Prends garde Naravas, c’est toi qui m’as recommandé cet homme, ne laisse pas ton arrogance d’eunuque causer notre perte.

— Oui, majesté.



Liomond Lashare n’était pas patient de nature, surtout devant le siège d’une cité comme Pentos. Il avait planté sa tente sur une hauteur d’où il pouvait dominer toute la situation et tenait chaque soir conseil avec les autres commandants : Derrick Fossovoie et Samarro Saan, dit le Dernier Valyrien, car la couleur de ses cheveux était argentée. Issu d'une célèbre famille de pirates lysiens, il demeurait néanmoins un excellent officier.

Ont-ils décidé de négocier leur reddition, oui ou non ? demanda Lashare en entrant, sans même s’asseoir.

Non, répondit Fossovoie. Et cette idée ne leur vient sûrement pas à l’esprit. La ville est bloquée par voie terrestre, à cause de notre tranchée, mais elle continue de recevoir du ravitaillement par voie maritime, grâce à la flotte braavienne.

Et nous ne pouvons-nous y opposer, rétorqua Saan. Nous ne possédons pas le contrôle de la mer.

Lashare abattit son poing sur la table :

Rien à foutre du contrôle de la mer ! hurla-t-il. Dans quelques jours, mes machines de guerre seront achevées et je détruirai leurs murs. Nous verrons alors s’ils ont encore envie de jouer les dégoûtés !

Samarro secoua la tête.

Qu’as-tu donc à redire ?

Rien. Mais cela ne me semble pas aussi facile.

Ah ouais ? Alors, écoute-moi bien : je veux que ces putains de machines soient prêtes dans deux jours, et s’il le faut, je ferai botter le cul de tout le monde, de l’ingénieur en chef au dernier charpentier. Vous m’avez bien compris ?

— Nous t’avons fort bien compris, Seigneur des Batailles, répondit Samarro avec sa patience habituelle.

Dans certaines situations, la colère de Lashare engendrait des miracles. Trois jours plus tard, les machines de guerre entamèrent leur marche sur les murailles, au milieu des craquements et des grincements. Ces tours automotrices étaient plus hautes que les remparts de Pentos ; elles étaient actionnées par un système de contrepoids et capables de contenir chacune plusieurs centaines de guerriers, de catapultes et de béliers.   

     

Les assiégés devinèrent alors ce qui les attendait, et le souvenir de ce qui s’était produit quelques années plutôt à Volantis, réduite en cendres par la colère du Seigneur des Batailles, multiplia leurs énergies. Ils creusèrent des galeries et incendièrent les machines au cours d’une sortie nocturne. Liomond les fit reconstruire et ordonna à ses soldats de creuser des contre-mines pour affaiblir les fondations des murailles tandis que les béliers les frappaient sans répit, nuit et jour, répandant l’écho assourdissant de leurs coups dans toute la ville.

Les murailles finirent par céder, mais les commandants mercenaires eurent alors une amère surprise. Samarro Saan, qui était le plus respecté d’entre eux, fut chargé d’apprendre au général la mauvaise nouvelle.

— Général, les murs sont tombés, mais je te déconseille de lancer l’infanterie à l’assaut.

— Ah, oui ? Et pourquoi ?

— Viens voir.

Lashare gagna l’une des tours et grimpa à son sommet. Il jeta un coup d’œil au-delà des murailles abattues et demeura sans voix : les assiégés avaient réuni la rangée de maisons situées sur le premier terrassement de la ville, créant de fait un second mur d’enceinte. Et comme Pentos était entièrement constituée de terrasses, la manœuvre risquait de se répéter à l’infini.

« Malédiction ! », gronda le général en redescendant à terre.

Il se retira sous sa tente, où il se rongea les sangs pendant des jours entiers, essayant de trouver une issue à l’impasse dans laquelle il s’était fourré. Mais les mauvaises nouvelles ne s’arrêtèrent pas là. Son état-major au complet vint les lui apporter.

— Général, annonça Samarro, les Braaviens ont enrôlé dix mille mercenaires grâce aux sommes que leur ont versées les gouverneurs de Qohor, et ils les ont conduits à Myr par la mer.

Lashare baissa la tête. Les choses devenaient plus compliquées que jamais : Qohor avait pris position contre la Triarchie.

— C’est un sérieux problème, commenta La Pomme Gâtée, comme si l’atmosphère n’était pas encore assez sombre.

— Et ce n’est pas tout, ajouta Samarro.

— Qu’y a-t-il d’autre ? hurla Lashare. Est-il possible qu’il faille toujours vous arracher les mots de la bouche ?

— Ce sera bref, continua l’ancien pirate. Notre flotte est bloquée dans la mer de Myrth.

— Quoi ? cria le général encore plus fort. Et que fabriquait-elle dans la mer de Myrth ?

— Elle tentait d’intercepter un convoi de blé qui se dirigeait vers Myr. Les Braaviens s’en sont hélas aperçu : ils ont déplacé leur flotte pendant la nuit et ont bloqué l’embouchure de Myrth.

Liomond Lashare s’effondra sur une chaise et se cacha la tête entre les mains.

— Cent trente navires et trois mille hommes, murmura-t-il. Je ne peux pas les perdre. Je ne peux pas les perdre !

Il bondit en hurlant et se mit à faire les cent pas sous sa tente.

Pendant ce temps, dans l’embouchure de Myrth, les équipages braaviens chantaient victoire ; chaque soir, à la tombée de la nuit, ils allumaient des feux dans leurs braseros et en projetaient la lumière sur les flots au moyen de leurs boucliers afin que les navires de Lashare ne tentent pas de passer à la faveur de l’obscurité. Mais ils ignoraient une chose : Meereen était tombée, ainsi que l’ensemble des îles du Golf de Douleur. La Vieille-Mère avait frappé comme l’éclair grâce à Reinhard, et avait soumis la ville en massacrant l’ensemble de la noblesse, ainsi qu’une partie de la population, elle avait vendu les femmes et les enfants comme esclaves, et avait engagé à son service d’autres compagnies mercenaires, comme les Corbeaux Tornades et les Sans Os. Reinhard avec l’ensemble de la Flotte- Noire voguait vers tout droit vers la flotte braavienne qui encerclait l’embouchure de la mer de Myrth   

Ils se trouvèrent face à eux une heure avant midi, environ. De son vaisseau amiral, l’Expéditeur, Reinhard observa la flotte en approche. Braavos n’avait pas perdu de temps, et sans les mystérieux informateurs de Milo, ils auraient probablement enfoncé le blocus des rebelles pour s’abattre sur Tyrosh avant qu’une résistance efficace ne puisse être mise sur pied. Le commandant braavien avait mis à profit l’accalmie de la veille pour échouer ses vaisseaux de guerre et démonter ses mâts principaux en préparation de la bataille. À l’aviron, sa flotte avançait à vitesse d’éperonnage.


À travers son télescope, Jon admira la beauté des longs vaisseaux de guerre – leurs rangées doubles ou triples d’avirons fendant les flots à une cadence ferme et régulière, misaines gonflées sous le vent, propulsant sur la mer agitée leurs coques munies de boutoirs.

— Eh bien, qu’en penses-tu ? demanda Ganelon à côté de Reinhard.

— Toujours pareil. Si tous leurs vaisseaux de guerre nous percutent en biseau, nous allons nous retrouver dans une très sale situation – pour ne pas dire désespérée. Nous allons donc devoir nous assurer que tous ne parviennent pas jusqu’à notre formation, et voilà pourquoi j’ai conçu ces barges particulières.

Il indiqua du doigt les dix lourdes barges qu’on amenait lentement à la rame à une position légèrement avancée par rapport au reste de la flotte. On avait soigneusement converti les barges selon les ordres de Jon. Chaque coque était dominée par une catapulte gigantesque, non pas les petits onagres que transportaient certains vaisseaux de guerre, mais un engin de siège massif du genre normalement fabriqué pour abattre les murs d’une ville fortifiée ou d’une forteresse.

Des paniers de roc concassé ainsi que des blocs d’une cinquantaine de kilos ou plus emplissaient la cale de chaque barge. Mais il y avait également un modèle de projectile plus curieux, prévu pour la catapulte – modèle sur lequel Reinhard jouait sa victoire face à des forces supérieures. Des paquets spéciaux de toile, de bourre, de petit bois et de paille avaient été liés ensemble en une boule d’une cinquantaine de centimètres de diamètre.

Chaque balle de combustible avait ensuite été imbibé de feu grégeois. Les boules de flammes, une arme que Reinhard avait déjà employée au cours de sièges, brûlaient avec une chaleur intense en filant dans les airs – et à l’impact, elles éclataient en dizaines de fragments ignés. Un tel projectile était capable d’incendier un navire ou d’occuper la plus grande part de son équipage à lutter contre la propagation des flammes.

La seule autre charge qu’emportaient les barges pataudes était un équipage d’esclaves rameurs, et une équipe de soldats formés au maniement des catapultes.

Jugeant que la marine ennemie était à portée, Reinhard donna le signal d’ouvrir le feu. Dix catapultes fouettèrent l’air de leurs longs bras de jet, le recul enfonçant les barges dangereusement bas sur l’eau. Une pluie de rochers et de météores décrivit une haute parabole dans les airs, en direction de la flotte qui approchait. La moitié au moins rata largement leur cible, mais quelques rochers tombèrent au sein de la flotte.

Précipitamment, les servants des catapultes tendirent de nouveaux leurs engins, ajustèrent le tir et firent de nouveau feu.

La deuxième volée fut plus mortelle.

De son vaisseau amiral, l’amiral Ossa vit avec stupeur la trirème voisine de la sienne recevoir deux boules de feu d’un coup. Les missiles ardents éclaboussèrent les ponts et les hommes sous une vague de flammes qui s’accrochaient sans qu’on puisse les éteindre. Le Braavien jura et s’écria d’une voix terrible :

« En avant, toute ! »

Les pavillons de bataille relayèrent son ordre, accroissant encore la vitesse à partir de sa vélocité d’éperonnage. L’amiral braavien bouillait de frustration, car sa flotte était encore bien loin d’être à portée de flèche.

« Pleine vitesse, en avant – et rapprochez-vous d’eux ! Il faut aller nous placer où leurs catapultes ne pourront nous atteindre ! Archers ! Tirez dès que nous serons à portée ! Réduisez au silence ces foutues catapultes !

Un bloc de pierre s’écrasa dans une rangée de rameurs derrière lui, laissant une masse sanglante et confuse de bois brisés et de chairs broyées. Déséquilibré, son navire obliqua sur la trajectoire d’un autre, car les esclaves sur le côté intact continuaient à ramer sans interruption.

L’autre vaisseau de guerre passa devant eux à un jet de chique, son capitaine n’esquivant que de justesse la collision. Sur la gauche d’Ossa, un navire de guerre plus petit reçut une boule de feu dans la cale et se mit à vomir d’énormes nuées de fumée noire. D’autres vaisseaux étaient en flammes, maintenant, à travers la formation en biseau. Et les projectiles continuaient à pleuvoir sur eux sans relâche.

Ossa hurla des ordres et maudit les rameurs pour leur indolence. Les catapultes avaient trouvé leur portée, à un kilomètre de distance. Elles pilonnaient la flotte pour la transformer en épaves en flammes, bien au-delà de la portée efficace des arcs. Ses rames faisant bouillonner les vagues, la flotte braavienne progressa malgré tout sous la grêle mortelle.

Reinhard observa avec satisfaction les effets du tir de barrage des catapultes. Désormais, elles ne tiraient plus par volées, mais à volonté, aussi vite que leurs servants pouvaient recharger. Déjà, plusieurs vaisseaux de guerre impériaux se retrouvaient visiblement hors d’état de nuire et quatre navires, dont deux trirèmes, étaient la proie d’incendies incontrôlables. Un soudain déchirement précipité, chuintant, avertit Reinhard qu’Ossa avait ordonné à ses archers d’ouvrir le feu – trop tôt, car leur première volée tomba trop court dans les flots devant les barges qui reculaient lentement.

— En avant ! hurla Reinhard. Vitesse maximale !

Les pavillons de bataille relayèrent son ordre aux autres vaisseaux de guerre. Tandis que la Flotte-Noire se ruait en avant à la rencontre de la flotte braavienne, Jon ordonna à ses propres archers de se tenir prêts à tirer. Dans un instant, la flotte d’Ossa serait trop proche pour que les barges des catapultes qui battaient en retraite continuent leur attaque. Et alors, la Flotte-Noire arriverait rapidement à portée de flèche.

Ganelon partit d’un rire grisé, ses sens enflammés par l’exaltation de la bataille. On jeta du sable sur les ponts pour absorber le sang qui ne tarderait pas à rendre le sol glissant. On coucha les mâts – l’impact d’un éperonnage les aurait fait s’écraser sur les ponts. Labourant la mer au battement cadencé des longues rames, sa flotte de vaisseaux de guerre chargea les Impériaux à une vitesse d’environ quatre nœuds. Les dés étaient jetés, et la bataille commençait.

Tandis que les formations commençaient à se rejoindre, une grêle de flèches venue de la flotte braavienne tomba sur la ligne de barges occupées à se replier. La barbe de fer d’un projectile frappa en pleine poitrine un membre d’équipage sur l’une des barges. Titubant de douleur, il tomba à reculons sur le brasier qui servait à allumer les boules de feu, le renversant dans la cale de la barge. En se répandant, les charbons ardents mirent instantanément le feu au stock de projectiles restants.

Avec un soudain rugissement, la barge explosa en une colonne montante de flammes grasses et d’hommes hurlants.

Sans se laisser impressionner par le sifflement des flèches, le reste des servants des catapultes continua de tirer, jusqu’à être rattrapés par leurs propres vaisseaux de guerre qui passèrent dans leur ligne de feu. Inutiles dans un combat à courte portée, les servants se retirèrent en direction de Myr avant que la flotte ennemie puisse se venger de leur tir de barrage meurtrier.

Les deux flottes se précipitèrent l’une contre l’autre au sein d’une pluie noire de flèches à pointe de fer et de rocs déchiquetés tirés de petits onagres montés sur les ponts. Et sous la grêle de mort, elles vinrent au contact.

Une puissante trirème braavienne éperonna un navire marchand converti qui s’était imprudemment avancé en avant de ses vaisseaux de guerre alliés, soulevant quasiment sa coque fracassée hors de l’eau. Deux birèmes entrèrent en collision pratiquement frontale, laissant le vaisseau rebelle désemparé sur les flots, tandis que l’autre navire coulait. Des exhortations de « En avant toute ! Éperonnez ! » Se noyèrent dans un terrible déchaînement de charpentes brisées, de hurlements de souffrance et de rugissements bestiaux.

Aboyant ses ordres avec sauvagerie, Reinhard dirigea son vaisseau amiral contre la plus proche trirème ennemie. En atteignant la vitesse d’éperonnage, les rameurs halèrent désespérément les avirons à bord au dernier moment, tandis que Reinhard virait habilement de bord vers la droite. L’Expéditeur s’écarta de son adversaire en rasant sa coque, brisant les avirons et mutilant les rameurs sur un flanc entier du vaisseau ennemi. Continuant à filer sur son erre, l’Expéditeur se dégagea, puis remit ses propres avirons à la mer et s’en fut, laissant le vaisseau de guerre immobilisé à la merci d’une nuée de navires plus petits.

Tout au long du front en ébullition, les vaisseaux rebelles tentaient la même manœuvre – pas toujours avec la même réussite. Incapable d’éviter les grappins en fer de leur adversaire, l’Endiablé se trouva ainsi coincé entre deux trirèmes avant de pouvoir ressortir les avirons.

Tandis que les grappins mordaient, une double vague de soldats de marine de Braavos bondit sur ses ponts. Deux vaisseaux marchands convertis se précipitèrent au secours du vaisseau de guerre en difficulté, et l’agrégat qui en résulta ressembla à une île à la dérive. L’air était déchiré par les cris des combattants mourants et blessés, le heurt des armes, le bruit des madriers qui s’entrechoquaient et se fracassaient. Partout pleuvaient les flèches.

Le vaisseau de l’amiral Ossa avança dans la mêlée un petit peu après le premier contact, car il avait perdu du terrain jusqu’à ce qu’on puisse dégager la rangée de rames endommagée. Repérant le vaisseau amiral ennemi, Reinhard donna l’ordre d’éperonner, déterminé à s’emparer du vaisseau de guerre et à démoraliser les  Braaviens par sa défaite. Ossa vit la trirème rebelle filer sur son navire, mais les rangées d’avirons endommagées lui avaient en partie coûté sa manœuvrabilité. Il chercha à virer de bord, mais ne put pas totalement esquiver le bélier coiffé de bronze.

Les deux vaisseaux amiraux se percutèrent, et avec le tonnerre de l’impact monta le rugissement des cris de guerre des soldats. Les deux côtés se précipitèrent l’un vers l’autre tandis qu’un corps à corps féroce s’engageait sur les ponts.

Reinhard se jeta dans la bataille, s’ouvrant avec sa grande épée un chemin jusqu’à l’autre navire. Assuré de pouvoir manier efficacement la longue lame avec son bras gauche, il se débarrassa de son bouclier et arracha un coutelas au flanc d’un cadavre, le soupesant dans sa main droite. Bien que gaucher, il s’était exercé à utiliser sa main droite avec une habileté égale. Avoir le plein usage de ses deux mains le rendait deux fois plus mortel au combat – comme ceux qui s’élançaient sur lui ne tarderaient pas à l’apprendre.

Repoussant les soldats de marine ennemis, Jon parvint à la haute proue de l’Expéditeur et bondit sur les ponts du vaisseau adverse. Une horde de soldats se précipita à sa rencontre. Il faucha le premier d’un coup d’épée, para brièvement la lame du deuxième avant de s’en débarrasser d’une soudaine détente de coutelas qui l’éventra, puis pivota pour embrocher un troisième soldat sur son épée. Criant à son équipage de le suivre, Reinhard ravagea les rangs des Braaviens, laissant dans le sillage de ses deux lames une longue traînée de sang. Les rictus des visages et l’éclat des lames virevoltaient autour de lui en un tourbillon cramoisi. La tâche fut rude durant les premières minutes. Sa maille tint bon, bien que sa chair nue saignât d’estafilades mineures – un prix négligeable pour les vies qu’il prit. Puis son équipage se déversa par-dessus la lisse pour le soutenir.

Dans la première vague, Ganelon combattait comme une panthère enragée par le sang. Audacieux, l’assassin aux cheveux bruns moissonnait les soldats ennemis. Reinhard aurait voulu trouver une accalmie pour observer l’artiste à l’œuvre, car l’efficacité de l’assassin ne reposait pas uniquement sur sa furtivité, mais aussi sur son habileté brute au combat.

Avec calme et détermination, Reinhard s’ouvrait un passage à travers les forces braaviennes, les sens embrasés par l’exaltation de la bataille et l’extase du meurtre. Bien qu’il eût aimé se perdre dans une orgie de mort et de carnage, il gardait sa soif de sang sous contrôle, et c’était son intellect et non l’émotion qui gouvernait ses actions.


Un officier portant la cape rouge d’un général franchit les rangs des soldats qui vacillaient pour se précipiter sur lui. « Tu dois être Reinhard ! s’exclama-t-il en décochant un coup retors vers le haut que le chef rebelle détourna de justesse. Très bien, sache que je suis Ossa ! Aujourd’hui, je commande cette flotte, pirate ! Demain, ta mort me fera prince !

— Alors je vais te décerner une couronne en acier ! répliqua Jon avec un sourire de loup.

Ossa était un excellent bretteur, mais l’attaque à deux lames de Reinhard, vive comme l’éclair, le confondit. Il avait déjà vu des hommes se battre avec une épée et un poignard, mais jamais avec deux épées. Et Jon maniait avec une aisance totale une arme que la plupart des hommes auraient tenue à deux mains. Ossa garda pour lui les plaisanteries moqueuses qui naissaient sur ses lèvres, en s’efforçant de conserver son souffle. Malgré tout son talent, l’homme se retrouva forcé à reculer de façon soutenue vers le bastingage du vaisseau. Aussitôt, Reinhard empala Ossa avec ses deux lames, puis le décapita en en croisant les épées sur son cou.

« Ossa est tombé ! Ossa est tombé ! » Le cri de consternation courut de navire en navire, parmi les Braaviens.

Reinhard fut projeté en arrière par une meute de soldats de marine assoiffés de vengeance qui se jetèrent sur lui. Luttant à la limite de ses capacités, il dut avoir recours à toute sa adresse pour repousser leur assaut insensé, et pendant un laps de temps impossible à jauger, l’acier sonna contre l’acier plus vite que l’esprit ou l’œil n’aurait pu les suivre. Mais l’attaque finit par hésiter devant la figure de mort sur laquelle elle s’était concentrée et des soldats rebelles, surgis de l’arrière, s’ouvrirent rapidement un chemin pour venir à sa rescousse.

Et soudain, il n’y eut plus personne à combattre. Le vaisseau amiral était à eux.

Jon essuya sur son visage la sueur et le sang, et ahana pour reprendre son souffle. Il était couvert de sang, le sien, en partie. Mais il voyait autour de lui que la marée de la bataille tournait en sa faveur. L’attaque à la catapulte avait brisé la formation ennemie, et les tactiques de collision par le flanc avaient laissé suffisamment de vaisseaux de guerre désemparés pour que les navires plus petits les assaillent. Démoralisés par la chute de leur vaisseau amiral, les survivants de la flotte d’Ossa allaient lutter pour battre en retraite et non pour remporter la victoire.

Reinhard sourit. Il commençait à avoir l’impression que ses efforts pour le compte de la Triarchie n’avaient pas été vains.

Ganelon apparut, affligé d’une vilaine claudication, un bandage grossier trempé de sang lui décorant la cuisse.

« Allez, Reinhard ! Le bâtiment est en train de couler ! Ah, merde ! Un de ces salopards a bien failli me couper la jambe ! Bon sang, c’était du combat, ça !

Reinhard fronça les sourcils en regardant la jambe de pantalon écarlate de l’assassin.

— On dirait qu’on t’a entaillé jusqu’à l’artère ! Fais-toi poser un bandage plus serré, avant de te vider de tout ton sang ! Et nous n’en avons pas encore fini avec ce combat, Ganelon.

Il se tourna et beugla à l’adresse de ses hommes. « Retour sur l’Expéditeur, tout le monde ! Ramenez tous ceux de nos blessés que vous trouverez ! Remuez-vous, bon sang ! Plus vite ! »

Donnant un coup de main à Ganelon, il quitta le navire d’Ossa en train de sombrer. L’assassin sacrait à chaque pas, mais il restait vaillant. Jon jugea que l’artère fémorale ne devait pas être touchée, sinon Ganelon aurait déjà perdu tout son sang.

L’Expéditeur s’éloigna de l’épave pour se diriger vers un autre secteur de la bataille. Une birème rebelle et une trirème braavienne étaient aux prises à proximité, et Jon donna l’ordre d’éperonner le vaisseau ennemi.

La bataille dura encore une heure, les forces rebelles engloutissaient inexorablement, navire après navire, ceux qu’ils retenaient par leurs grappins. Et chaque fois qu’un vaisseau était pris, les rebelles victorieux allaient renforcer leurs camarades à bord d’un autre vaisseau de guerre frappé. Les Braaviens combattirent avec vaillance, mais leur situation était sans issue, et les plus sages livrèrent leur vaisseau à la clémence éventuelle qu’ils pourraient trouver à Myr.

Les combats cessèrent. Le dernier soldat était tombé ou avait capitulé. Un vivat harassé parcourut les rangs rebelles. La moitié de leurs effectifs gisaient morts ou gravement blessés, et la moitié de leurs vaisseaux de guerre étaient réduits à l’état d’épaves. Mais les vaisseaux de guerre ennemis capturés remplaceraient plus qu’amplement la perte de leurs navires de combat, et on pouvait toujours trouver de nouveaux soldats. La victoire, contre un ennemi plus puissant, mieux équipé, avait été décisive, et les hommes avaient toutes les raisons de jubiler.

Percevant le sentiment général, Jon Reinhard se présenta en proue de son vaisseau amiral. Il offrait un aspect encore plus impressionnant – son haubert de maille déchiré, ses bras nus et son visage couverts de coupures, le corps éclaboussé de sang de pied en cap. Il leva son épée rougie pour saluer les hommes qu’il avait menés à la victoire.

Sous les cris enthousiastes de « Vive Reinhard ! Vive Reinhard ! Vive Reinhard le Sanglant ! », il prit la tête de sa flotte pour un retour triomphal vers Tyrosh. Ce fut avec une satisfaction secrète que Jon nota que c’était son nom, et non celui de Milo, que les hommes rugissaient avec adulation.



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