Réinterprétation et autres histoires
Chapitre 23 : Deuxième partie, Guerre et Paix, seconde partie
9321 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 07/10/2025 13:07
23. Guerre et Paix, Seconde partie
Quelques semaines plus tard, au marché de la ville.
Mélinda et ses fils se promènent entre les étals colorés de fruits et légumes qui dégagent une odeur agréable, où se mêle le coing et la pomme avec celle plus douce du printemps. La journée ensoleillée et les discussions animées qui amènent la bonne humeur n’ont aucun effet sur la jeune mère. L’endroit est toujours aussi joyeux et rempli d’hommes et de femmes riants. Mais une lourdeur dans la poitrine de la médium persiste depuis le matin. Rien ne réussissait à la dissiper, cette douleur en son cœur s’intensifie à chaque minute.
Soudain, Alexis s’arrête net et s’exclame :
— Maman, maman ! Papa est en danger !
Elle ferme les yeux pour retenir ses larmes. La pression dans son corps se transforme semblable à plusieurs piqûres d’aiguille d'acupuncture simultanées. Ses doigts se contractent en un mouvement convulsif sur le bord de son vêtement.
« C’est ça l’impression de la pierre sur mon cœur ! » songe-t-elle. « Jim est en danger ! Mais que puis-je faire ? Je n’ai qu’à espérer qu’aucun mal ne lui arrivera ! »
Un courant d’air lui caresse le visage, signifiant une présence surnaturelle. Une voix déjà entendue auparavant lui affirme d’un ton tranchant :
— La vengeance est un plat qui se mange froid.
Mélinda ouvre les paupières et demeure immobile en reconnaissant son sinistre interlocuteur, Charlie Luc Wogel. Ce dernier avec un large sourire cruel figé aux lèvres se dissipe dans les airs comme une fumée. Alexis dont le visage se teint d’une nuance écarlate hurle :
— Démon, va-t’en !
Il trépigne sauvagement des pieds et agite frénétiquement des mains dans tous les sens. Son cœur bondit sauvagement dans sa poitrine.
— Laisse papa tranquille !
Il lève sa tête au ciel, mains dans les airs avec les paumes vers le haut.
— Charlène, va aider papa !
La jeune mère s’approche d’Alexis et passe délicatement sa main sur la tête de son fils pour le calmer.
— Alex, calme-toi, mon ange… On ne peut rien faire… seulement espérer !
La Lumineuse se manifeste à côté d’Alexis, apportant un rayon d’espoir pour le gamin. Un bref sourire s’esquisse sur son visage.
— Justement, il faut agir ! Et mon amie le peut ! Elle est très rapide, comme l’éclair !
Mélinda lève les yeux au ciel, inquiète, et soupire.
— Va Alex ! Terminons ces courses !
Et d’un pas rapide, elle entraîne ses deux fils par la main, le cœur encore plus serré qu’auparavant, sans cesser de répéter en boucle toutes les options possibles dans sa tête.
Simultanément, sur la route vers Reims, dans une ambulance.
Jim, au volant, roule rapidement, ne remarquant même pas les édifices familiers qui défilent de chaque côté sous son regard, concentré sur son chemin pour arriver à destination. Le froid qui lui mord les poils des bras ne le dérange pas non plus.
Soudain, au milieu de la route, son collègue sur le siège voisin affirme :
— Jim, veux-tu éteindre la climatisation du véhicule ? Elle me glace !
L’interpellé jette un coup d’œil sur le tableau de bord et rien d’étrange à signaler.
— Comment l’éteindre si je ne l’ai pas enclenché ?
— Je ne sais pas, mais un froid de canard est dans l’ambulance, les vitres sont givrées !
En parcourant rapidement le véhicule, Jim constate que de la glace couvre partiellement les vitres et des stalactites se forment au-dessus de leur tête. Les ambulanciers boutonnent leur manteau en frissonnant et soufflent sur leurs mains pour les réchauffer. Jim, une main qui tient fermement le volant, ne se laisse pas déconcentrer de la route. Romano, invisible des vivants, tel un souffle quasi imperceptible, s'assoit sur la boîte à gants et tend ses mains, courant glacial, pour mouvoir le volant. Jim essaie de reprendre le contrôle du véhicule, tournant dans le sens contraire à celui de Romano, mais en vain. Charlène, tel un rayon de soleil, apparaît derrière le père d’Alexis et réchauffe les doigts engourdis et le cœur des vivants.
Malgré les mains de Jim fermement accrochées au volant, une force froide le tourne à gauche puis à droite. L’impuissance d’action laisse le conducteur en sueur froide. Les pneus crissent contre l’asphalte de la route. Le véhicule zigzague, balançant violemment les occupants à droite puis à gauche, et sort de la route. Plusieurs arbres se précipitent de chaque côté sur leur chemin désorienté, formant une allée. Après maints tressautements de l’engin, il s’écrase lourdement contre un chêne millénaire. Jim en devient inconscient du choc, mais Charlène lui évite le coup fatal en lui tournant la tête dans la direction opposée. Son collègue, encore conscient, appelle d’autres collègues en donnant leur localisation. Il parvient à dégager Jim et vérifie ses signes vitaux : tout fonctionne au ralenti.
***
À la maison des Clancy.
Dès l’arrivée de Mélinda et des enfants, le téléphone sonne, brisant le silence de la pièce. La jeune mère, les mains tremblantes, lâche, plus qu’elle ne dépose, les sacs sur le canapé, préoccupée par ce qui pourrait advenir. Essuyant ses mains moites contre son vêtement, elle s’approche de l’appareil qui résonne encore une autre fois comme un coup de tonnerre au milieu d’un ciel dégagé. Ce son a l’effet d’un appel sinistre pour ses oreilles. Sa crainte est confirmée par le numéro sur l’afficheur. Sa main tremblante soulève le combiné. La réceptionniste de l'Hôpital de la Charité à Grandeville l’informe que son mari est aux urgences. Bien que sa situation se soit stabilisée, les médecins estiment une faible probabilité de survie. Mélinda serre convulsivement le combiné d’une main, se mord les lèvres et joue avec des mèches rebelles de l’autre. Incapable de prononcer le moindre mot, tellement sa gorge est nouée, ses yeux sont encore plus grands que d’habitude. Dès qu’elle raccroche, ses jambes vacillantes ne la portent pas plus loin que le canapé.
— Non ! Non ! C’est impossible ! Jim !... Je dois appeler Fabienne pour qu’elle veille sur les enfants… Le temps que je… !
Elle se lève et, plusieurs minutes plus tard, appelle sa belle-mère une fois qu’elle maîtrise sa voix pour ne pas l'alarmer inutilement, bien qu’un tremblement incontrôlable lui secoue les extrémités.
***
Mélinda accourt le plus rapidement qu’elle le peut jusqu’à la chambre de son mari, malgré le cœur affolé par la peur, le souffle court et les jambes chancelantes. En s’écrasant sur l’un des sièges destinés au visiteur, Mélinda reprend son souffle. Elle remarque le médecin dans la chambre qui procède à une vérification générale de Jim. Elle détourne la tête pour balayer du regard son environnement. Elle se lève pour constater la présence d’un garçon près d’un distributeur automatique de rafraîchissants.
Intriguée, la médium s’approche de lui pour le détailler : un garçon de treize ans aux cheveux châtains et aux yeux bruns. Son sourire espiègle invite à la prudence. Les mains dans les poches de son manteau bleu marine, faisant onduler sa chemise blanche, le garçon lui demande :
— Ce serait gentil de me donner une bouteille d’eau, n’est-ce pas ?
— Oui, certainement, mais où est ta mère ?
Mélinda fixe le gamin qui hausse des épaules. Elle pense :
« Je vais l’aider pour me distraire un peu de mes sombres pensées sur Jim. Mais comment peut-il être si insouciant sans que le personnel dise quelque chose ? Étrange… »
— Sans importance pour ma mère ! Mais je veux de l’eau.
— Comment se fait-il que tu aies échappé à l’infirmière ? Tu devrais être à l’étage, non ? C’est là-bas que l’on traite les enfants, pas aux urgences.
Le garçon hausse les épaules, nonchalamment appuyé contre la machine, lévitant imperceptiblement.
— De toute manière, l'infirmière ne me cherche plus depuis longtemps ! Mais je veux une bouteille d’eau !
— Je vais te la donner et je te raccompagne à l’étage, d’accord ?
La médium achète une bouteille à la machine et la lui donne. Mais elle s’élève brièvement dans les airs avant de tomber des mains du garçon pour s’écraser lourdement au sol.
— Ah ! Ah ! se moque le garçon avec un sourire narquois au visage. Je n’arrive pas à croire que vous vous êtes fait avoir par ma blague !
— La blague que vous êtes un esprit errant ?
— Hum, peut-être que vous l'êtes ?
Mélinda l’observe attentivement, coite. Ses yeux écarquillés, elle scrute le fantôme.
— Pourquoi… ne vas-tu pas… dans la Lumière ? bredouille-t-elle, dépassée par ce qui vient d’arriver. Ça pourrait t'apaiser…
« Je n’ai pas reconnu qu’il est un esprit errant… Comment ? » s’étonne la médium.
— Vous, les viveurs à la belle haleine et aux pas lourds, lui réplique-t-il en croisant ses bras sous sa poitrine.
— Joli compliment pour les vivants ! s’irrite-t-elle en s’éloignant du défunt pour regagner son siège dans la salle d’attente.
Le garçon se déplace en flottant jusqu’à elle en un clin d’œil.
— Attendez ! Je disais que vous, les viveurs à la belle haleine et aux pas lourds, pensez me donner une leçon ? Qui est vivant entre vous et moi ?
— Les deux, chacun à sa manière, s’étonne la médium. Bien que je sois plus vivante que vous, un esprit errant !
Le gamin secoue négativement la tête et murmure :
— Les Ombres vous brouillent ! Je vais devoir appeler du renfort ! Il faut même en plein jour faire des tournées !
— Petit, je suis Mélinda Gordon et je peux t’aider à quitter le monde des vivants. Quel est ton nom ?
Le fantôme, un petit sourire narquois au visage, s’estompe rapidement. Mélinda tient sa tête entre ses mains, tandis qu’un horrible mal de tête commence à se manifester. Elle attend avec impatience qu’elle puisse entrer dans la chambre où se trouve son mari.
Le fantôme revient avec d’autres semblables, une dizaine avec certitude. Tous sont en rang, en marche cadencée, quasi militaire. Ces enfants portent tous une ample robe blanche et ont un visage sérieux. Personne d’eux ne touche le sol de ses pieds. Le garçon de treize ans à leur tête scande :
— Nous n’avons pas peur ! Nous combattons les Ombres ! Un, deux, trois ! Un, deux, trois ! Un, deux, trois !
Le petit groupe composé de garçons et de filles entre sept et dix ans aux origines les plus diverses ont une lueur de détermination dans le regard. En passant près de Mélinda, le chef lui murmure en la fixant comme s’il attendait quelque chose d’elle :
— Sinon, je suis Pierre Marszalek, commandant.
Et la troupe disparaît sous le regard éberlué de la médium qui ressent sa tête libérée de la migraine insidieuse.
À ce moment, le médecin sort de la chambre. Une lueur de curiosité s’allume dans le regard du professionnel qui tousse légèrement pour capter l’attention de Mélinda et l’informe, hésitant :
— Madame, j’ai des nouvelles de l’état de votre mari, venez dans la chambre, je vous expliquerais tout !
L’interpellée, fronçant des sourcils, le cœur battant la chamade, le suit, silencieuse. Une fois dans la chambre à l’odeur d’aseptisant prononcée où les seuls bruits qui murmurent dans la salle sont la respiration régulière de Jim endormi et les moniteurs, le médecin chuchote :
— Il y a deux nouvelles, l’une bonne et l’une mauvaise.
Mélinda retient son souffle et ferme les yeux pour se ressaisir.
— Commencez par la bonne nouvelle… et après l’autre…
Elle joue nerveusement avec son collier en or.
— La bonne nouvelle est que la vie de votre mari est stable, rien qui permet d’entrevoir une chute potentielle de son système cardiaque ou respiratoire…
La médium ouvre les yeux et une lueur de reconnaissance traverse ses sombres yeux.
— Et la mauvaise, continue-t-il sur un ton plus lugubre et hésitant, est… qu’il faut au moins deux à trois semaines… pour qu’il se rétablisse complètement.
Mélinda s'assoit sur la chaise que le médecin lui désigne d’un geste de la main et fixe les murs blancs, sobres de toute décoration. Le professionnel quitte la chambre.
« Rassurant de savoir que Jim s’en sortira ! Je… craignais tellement… le pire… Comme en novembre 2001… »
Un frisson la parcourt à ce souvenir douloureux.
Encore dans les brumes du sommeil, elle a souri à son mari. Ce dernier est à ses côtés, l’observant depuis peu.
— Jim, tu es là ! Comment es-tu à mes côtés ? Ne veux-tu pas que…
L’interpellé s’est approché un peu plus d’elle, lueur de douleur dans le regard. La médium a remarqué un changement imperceptible chez son mari, mais elle n’est pas parvenue encore à se l’expliquer.
— Mél, tu es tellement belle ! Quelle charmante femme ! …
— Pourquoi n’es-tu pas dans le lit ?
— C’est seulement une embolie.
Elle lui lance un regard interrogateur qui l’incite à préciser.
— Disons un terme médical qui explique ma présente situation, commente-t-il d’un ton amer.
Il s’est redressé un peu trop rapidement, cachant le lit à sa femme.
— Mais ne préfères-tu pas m’observer maintenant … Pour une dernière fois ?
Mélinda recule, effrayée de la réalisation qui la frappe, telle une foudre pour un arbre. Elle vient de comprendre qu’elle a vu l’âme de son mari.
Sonnée, jambes tremblantes, elle bredouille :
— Non… Impossible !
Le moniteur près du corps de Jim a retenti bruyamment lorsqu’une ligne plate s’est présentée sur l’écran. L’infirmière, alarmée, a hurlé dans l’interphone :
— Code bleu, code bleu, chambre 335.
La médium éclate en sanglots, serrant les mains en poings, incapable de bouger malgré l’agitation des médecins et infirmières qui font tout pour réanimer son mari.
— Un, deux, trois… murmure l’infirmière.
— Encore… annonce la voix claire du médecin. On ne lâche pas !
— Non, non, pas toi ! Jim !
Son âme l’observe silencieusement, yeux remplis de larmes.
Un silence lourd s’installe avant qu’elle ne continue sa réflexion. Elle porte sa main au front.
« Je pourrais faire partir Pierre Marszalek dans la Lumière, bien que je pense qu’une pause me fera du bien… Mais ne trahirais-je pas mon don en voulant un peu de repos ? »
Elle soupire et se lève pour s’approcher du lit. Jim ouvre les yeux et murmure :
— Mél, fait attention !
Il lève son bras droit vers son épouse et lui lance un regard suppliant.
— Je ne veux qu’aucun mal ne t’arrive ! croasse-t-il.
Pierre se matérialise dans la pièce près de Jim et affirme, les yeux brillants de joie :
— J’ai trouvé mon colonel ! Moi, le commandant, a reconnu son supérieur !
Mélinda tourne la tête vers le fantôme.
— Qui ?
Un sourire narquois et énigmatique se dessine sur son visage.
— Votre fils, Alexis !
Étonnée, elle bredouille :
— Comment ?
— Avec qui tu parles ? Sur qui ? l’interroge dans un souffle Jim qui se redresse à moitié du lit.
— Je parle avec un esprit, soupire-t-elle en constatant que le fantôme s’estompe de la pièce. Un certain Pierre Marszalek. Il est à la tête d’une armée d’esprits errants qui hantent l'hôpital, luttant contre des Ombres !
Le visage de Jim perd toutes ses couleurs. L’alité s’exclame dans un cri :
— C’est mon rêve !
Il porte sa main à son front et arque ses sourcils, en réflexion.
— Mél, tu dois faire attention ! Et ne néglige pas Alex et son don !
L’interpellée s’approche un peu plus du lit pour rester debout à ses côtés. Elle serre ses mains en poids et éructe :
— Jim, de quoi parles-tu ? Ne mêle pas Alex à tout cela !
Elle tourne le dos à son mari et s’approche de la fenêtre.
— C’est suffisamment complexe !
Un tressaillement surprend le corps de la médium engendré par une morsure froide sur sa peau.
— Oui, mais ce n’est pas une raison pour empêcher notre fils d’accomplir son destin ! lui réplique son mari.
— Peu importe, destin ou pas, Alex doit avoir une enfance la plus normale possible !
Elle fait face à Jim et continue son discours.
— Je ne veux pas qu’il soit mêlé à mes cas d’esprits errants !
Elle baisse la tête et murmure :
— Aussi, je prendrai une pause. Je ne suis pas la seule chuchoteuse d’esprits, il y a Paul Eastman et Rebecca Char… Je n’en peux plus !
Il tend la main vers elle pour enlacer la sienne.
— Mél, aide notre fils au lieu de s’opposer à lui… C’est ce que veulent nos ennemis, Gabriel et les deux esprits sadiques.
Elle gémit, les yeux larmoyants.
— Jim ! Veux-tu me laisser avec toutes ces histoires ! J’ai assez de souci sans cela ! Lorsque je ne fais plus la distinction entre les vivants et les défunts, je dois prendre un peu de recul par rapport à mon travail de passeuse d’âmes.
— D’accord, concède-t-il à contrecœur.
Un bref silence plane dans la chambre, interrompu par le bruit des moniteurs qui donne un rythme.
— Je reviendrai demain, lui sourit son épouse en se libérant de son étreinte.
Mélinda sort de la chambre pour revenir à la maison le cœur encore plus lourd qu’auparavant.
***
Lors de la conversation de Mélinda et Jim à l'hôpital, ailleurs, dans la maison aux esprits de Gabriel.
Romano et Charlie Luc Wogel sont seuls devant les troupes d’esprits. Le médecin collaborateur affirme :
— Le grand jour arrive à grand pas !
Il lève sa main droite devant lui, comme s’il perçoit au bout de ses doigts ce moment qu’il souhaite saisir. Son regard se durcit, lançant des éclairs avant de vociférer :
— Connaissez-vous votre rôle ?
Tous les défunts reculent d’un pas, aussi droits que des bougies.
— La diversion et la division de l’ennemi, répondent-ils en chœur, pour qu’il capitule et ne représente plus un danger !
Charlie Luc Wogel sourit, ravi, avec des flammes de joie qui dansent dans ses yeux.
— Très bien !
Il applaudit.
— Maintenant, le dernier entraînement grandeur nature commence à minuit ! Exécution !
Le général, en garde-à-vous, le salue, suivi par la foule des fantômes. Tous se dispersent en rang pour arriver au lieu de l’exercice sous l’œil vigilant de Romano.
***
Au même instant à la réunion secrète chez Gabriel, à la demeure des Clancy, dans la chambre d’Alexis.
Le garçon ne dort pas. Un froid insidieux s'immisce sur sa peau et dans ses os. Il ouvre ses grands yeux et tremble. La noirceur est encore plus sombre autour de lui. Les Ombres l’encerclent, diffusant un air glacial et pernicieux. Malgré les jambes et les bras tremblants, le garçon pourfend les ténèbres en agitant son collier d’or. Ainsi, il parvient jusqu’à l’interrupteur et la veilleuse sur la table qu’il active d’un geste triomphateur. La lumière artificielle se diffuse dans la pièce pour chasser les Ombres qui ont encerclé son lit. Un petit sourire radieux au visage, il s’exclame :
— Allez-vous-en ! Charlène, Charlène, viens !
La Lumineuse se matérialise à ses côtés. Elle balaie la pièce du regard pour noter les sinistres présences sombres devant la porte et dans certains recoins et chuchote à son ami :
— Alexis, que dois-je faire ? Il y a ces Ombres autour de toi…
Une lueur d’affolement s’allume dans les yeux de la fille. Ses bras et jambes tremblent, alors qu’elle se recroqueville au côté de son ami.
— Je ne sais pas quoi faire !
— N’aie pas peur Charlène ! Il faut les effrayer et les chasser ! Ripostons avec la lumière ! Serre-moi la main !
Elle obtempère, bien qu’elle fronce des sourcils.
— Fais-toi confiance, tu es plus forte que tu ne le parais !
À ces paroles et à ce geste, Charlène devient pure lumière, blanche et scintillante. Un large sourire se dessine sur son visage. Elle étend ses mains devant elle et s’exclame :
— Tu as raison ! J’ai plus confiance en moi ! Je suis puissante ! Je ne peux pas douter !
Elle crie :
— Allez-vous-en ! Démons et êtres infernaux ! Retournez en Enfer ! Oust !
Les sombres entités s’enfuient immédiatement, quittant la chambre, passant à travers la porte pour gagner la chambre de Jim et Mélinda. Charlène les poursuit en planant dans la maison, alors qu’Alexis sort les jouets des soldats pour les disposer en rang. Le garçon revient dans son lit et s’endort d’un sommeil léger, agréablement réchauffé par les couvertures.
***
Le lendemain en après-midi, dans un couloir de l'hôpital.
Mélinda cherche Pierre Marszalek dans l’établissement depuis trente minutes déjà, mais l’esprit ne s’est pas encore manifesté dans son champ de vision. À l’instant où elle veut abandonner toute investigation, Pierre apparaît près d’une porte fermée, mine sérieuse.
— Je vous cherchais ! s’écrie la médium en levant les bras au plafond.
— Ah bon ? Pourquoi ?
Il croise ses mains sous sa poitrine, appuyé contre la porte.
— Pour vous aider à partir dans la Lumière !
Elle baisse la tête pour camoufler les larmes qui glissent sur ses joues qu’elle essuie prestement. Sa voix tremble.
— Je comprends que… c’est difficile d’être orphelin en bas âge.
Une lueur de tristesse se pointe dans les yeux sombres du fantôme. Ce dernier fixe le sol.
— Oui, mes parents m’ont abandonné, et quoi ?
Il redresse la tête, une lueur de colère traverse son regard. Il grince des dents, comme s’il avait mordu un citron.
— Pourquoi me le rappeler ?
— Justement votre père et votre mère ne vous ont pas abandonné ! Ils sont morts peu après votre naissance, plus exactement le 20 mars 1995, dans un accident sur l’autoroute. Heureusement, vous n’étiez pas avec eux, mais sous la garde de votre grand-mère, Madeleine.
— C’est-à-dire lorsque j’avais deux ans ! Je comprends mieux comment je ne garde aucun souvenir d’eux !
Des larmes coulent sur ses joues, laissant des sillons qu’il essuie prestement du revers de la main. Ses épaules se redressent, comme si elles étaient libérées d’un poids.
— Donc je ne peux leur en vouloir ! Au contraire, ils m’ont protégé !
Mélinda hoche la tête.
— Je me sens plus léger maintenant !
Un silence de recueillement s’installe entre eux. Mélinda se déplace plus près du garçon pour laisser passer des infirmières.
— Par contre, reprend Pierre avec une lueur de détermination dans le regard, je n’abandonne pas ma lutte contre les Ombres. Les autres enfants me font confiance !
Il serre ses mains en poings.
— Ils m’ont nommé leur chef ! Je ne peux pas les trahir ! Nous combattrons le Mal jusqu’à son éradication ! Nous combattons les Ombres sans la moindre hésitation ! Je ne peux pas abandonner désormais, lorsque j’ai trouvé mon général ! Mes camarades et moi protégerons cet endroit des Ombres ! Uniquement après cette dernière victoire, je partirai, mes camarades et moi ! Mon honneur et ma parole sont en jeu !
Il fait un salut militaire avant de disparaître.
— Bon, très bien ! murmure la médium en se dirigeant d’un pas empressé vers la chambre de son mari. Un cas énigmatique auquel je ne sais pas trop comment l’aider !
***
Quelques jours plus tard, à la chambre d'hôpital de Jim.
L’ambulancier encore en convalescence s’exclame brisant la solitude de la pièce dans laquelle seul le bip régulier des moniteurs s’entend :
— Comment ? Je crains tellement ce cauchemar ! S’il devenait réalité ?
Son corps est secoué par des tremblements qu’il essaie en vain de maîtriser. Son rêve lui revient à la mémoire.
Il court pour arriver jusqu’à la boutique d’antiquité de son épouse. Elle l’attend vêtue de noir devant la porte.
— N’entre pas, l’avertit-elle. Toutes les forces convergent vers là ! Trop d’esprits errants ! Je ne peux pas leur échapper !
Dans les airs, à côté d’elle apparaît un immense soleil doré, une lune argentée et une étoile en or qui illuminent faiblement, puis de plus en plus puissamment les ténèbres ambiantes.
— Papa ! lui crie la voix d’Alexis à sa droite. Ne crains rien, nous sommes plus forts que les ténèbres ! Il faut s’unir et vite !
La noirceur qui les environne engloutit Mélinda dans la boutique. Jim tend la main pour la sauver mais, en vain, il ne capte qu’une fumée.
— Papa, laisse-moi faire !
Alexis a un air déterminé au visage, malgré une frayeur qui traverse son regard.
— Fiston, il faut entrer !
— Attendez un peu ! s’exclame une voix lugubre derrière son dos.
Jim se retourne et remarque un homme en noir qui lui murmure :
— Voulez-vous savoir ce qui se passe derrière cette porte ?
Il désigne d’un geste de la main la boutique et une image se forme sur la porte : son épouse est en double, l’âme a un air affligé alors que le corps est possédé par des entités aux yeux verts brumeux.
Jim est figé, les jambes enfoncées dans le sol, le cœur battant follement dans sa poitrine. Son corps refuse de lui obéir, tétanisé. Il n’a même pas la force de prononcer un seul mot.
— Les Lumineux, mes amis, s’alarme Alexis en observant à sa droite, venez sauver ma maman !
La lumière qui irradie des astres s’intensifie s’unissant avec plusieurs lueurs blanches autour d’eux, aveuglant Jim.
— Que faire ?
Il énumère une liste de ses élégants doigts en les repliant un à un.
— Appeler Paul ? Rebecca ? Et Carl ?, ce sont eux les astres de l’énigme, nos alliés ? Mais j’ignore s’ils vont me croire…
Ses sourcils s’arquent.
— …Je doute que ce soit une bonne idée d’informer Mél. J’ai bien remarqué qu’elle est à fleur de peau ces derniers temps, cela risquerait de l’irriter davantage ! Je dois trouver une solution…
Il promène son regard dans la chambre au mur blanc. Dans un coin de la pièce, invisible à ses yeux, se trouve l’Observateur Russe qui demeure silencieux. Celui-ci est dans la salle depuis son réveil, silencieux.
« Pourrais-je consulter le Livre pour obtenir une réponse ? Je ne pense pas qu’il puisse y avoir grande répercussion… » pense son Gardien.
L’Observateur s’élève dans les airs, laissant son collègue prendre la relève.
***
Quelques jours plus tard, dans la maison de la famille.
Alexis, avec une lueur d’angoisse dans son regard, se penche en dessous de son lit qu’il balaie avec une lampe de poche, mais en vain, rien ne se trouve. Il fouille dans toute la chambre, la mettant sens dessus dessous, mais toujours pas son jouet de soldat dans les parages. Son cœur bat rapidement contre ses tempes, son souffle est court. Il promène son regard dans la pièce, à la recherche de solution. Il se rend en courant, dévalant l’escalier, jusqu’au salon. Il inspecte chaque millimètre, s’allonge au sol pour scruter sous le canapé et la table, très concentré.
— Que veux-tu, Alex ? l’interroge sa mère dans le cadre de la porte.
Il se relève prestement puis répondit :
— Maman, je cherche mon jouet de soldat !
Mélinda soupire et croise ses bras sous sa poitrine.
— Et, en quoi c’est si important ? hausse des épaules sa mère en fronçant les sourcils.
— C’est le général ! Il doit diriger ses soldats. Il est important pour ce qui s’en vient !
— Alex ! Si tu rangeais tes jouets, tu ne serais pas dans cette situation ! Rends de l’ordre au lieu de semer un désordre !
Elle prend un grand panier d’osier qui se trouve sur la bibliothèque et ramasse rageusement les jouets qui traînent dans la salle sous le regard éberlué de son fils. Ce dernier murmure :
— Maman, ce n’est pas moi qui ai semé ce désordre. Ce sont les Ombres ! Elles t’entourent ! Je dois les chasser.
Il se tourne et demande :
— Charlène, tu es là ?
Mélinda jette les jouets dans le panier.
— Alex ! Ça suffit ! Va dans ta chambre, maintenant !
Elle pointe de son index les escaliers, dardant un regard de feu sur son fils. La tête baissée, le garçon obtempère.
Une fois dans la chambre, il sort une lampe de poche et un bracelet en or, cadeau de son père :
— Charlène, mon amie, peux-tu chasser les Ombres le temps que je trouve le chef ? Je dois faire vite !
La fillette se manifeste à sa droite.
— Oui, mon général, à vos ordres !
Elle joint ses deux jambes l’une à côté de l’autre, aussi droite qu’un I.
— Et je viens te prêter main forte avec mes amis, commente une voix masculine, nulle autre que Pierre, en garde-à-vous.
Il se tourne vers son armée d’esprits errants et leur ordonne :
— J’ai trouvé notre colonel ! Obéissons-lui ! Exécution !
Et les enfants se dispersent en rang pour chasser les Ombres de la maison. Alors que Mélinda qui maugrée laisse le panier rempli de jouets sur la table du salon pour partir dans la cuisine, ne remarquant pas les esprits errants en mission.
Soudain, Pierre revient dans la chambre d’Alexis et l’informe :
— Mon colonel, le jouet a été retrouvé !
Une lueur d’espoir s’allume dans le regard du garçon.
— Il est dans la baignoire !
Le fantôme fait un salut militaire et s’éclipse, suivi de son unité. Un étonnement dans ses yeux, le fils de Jim et Mélinda se déplace jusqu’à l’endroit pour tomber nez à nez avec sa mère. Celle-ci tient dans sa main son jouet avant de s’écrier :
— Alex, ne traîne pas ton jouet dans la baignoire ! La prochaine fois, je le jetterai à la poubelle, si tu es incapable de mettre un peu d’ordre ! Compris ?
L’interpellé approuve discrètement, ramasse le jouet et revient dans sa chambre. Il dépose délicatement le général devant les soldats qui sont sagement alignés sur la table et chantonne :
— Allons-y ! Un, deux, trois ! Nous sommes prêts ! Rien ne nous arrête !
Charlène lui sourit.
— On est prêt maintenant ! Je me sens plus forte et invincible ! Tu as raison, la Lumière peut vaincre les ténèbres ! Il ne faut pas douter de nos capacités ! Alors à bientôt, Alex !
— À bientôt Charlène !
La Lumineuse quitte son ami dans un rayon de blancheur. Alexis soupire et pense :
« Suis-je capable d’accomplir la mission que semble me confier Pierre ? Je vais faire du mieux que je peux… »
Il déglutit sa salive et se ressaisit avant de revenir à son jeu.
Ailleurs, dans la chambre d'hôpital de Jim.
Paul Eastman, Carl Neely et Rebecca Char sont arrivés depuis peu au côté du convalescent. Les yeux agrandis de ce dernier font sourire les trois nouveaux venus.
Jim bredouille :
— Comment êtes-vous parvenu jusqu’à ma chambre ?... Je ne vous ai pas appelé pourtant !
— Un sympathique Observateur nous a informés ! répondent-ils en chœur.
Une main frottant son menton, Jim lève les sourcils.
— Ah bon ! Formidable ! Les rumeurs courent vite ! Je souhaite discuter avec vous trois. Disons, ma femme, Mél… Mélinda, se corrige-t-il immédiatement, est très irritable ces derniers temps… Je pense que les Ombres se jouent d’elle. Et depuis mon rêve, je crains le pire.
Il leur explique son cauchemar et commente :
— Ma femme est sérieusement menacée par les Ombres et des esprits errants qui veulent la transformer en une coquille vide, la dépossédée de son âme !
Il serre ses mains, blanchissant ses jointures. Une lueur d'angoisse innommable se reflète dans ses yeux clairs.
— Ce qui est inquiétant !... Et vous trois, le soleil pour Paul, la lune pour Rebecca et l’étoile pour Carl, en plus de mon fils aîné, Alexis, pouvez renverser la situation qui arrivera dans la boutique…
— D’accord, mais encore, commente Carl en sortant son calepin et en prenant des notes. Même si ton cauchemar est une vision du futur, ce que je ne souhaite pas, je ne comprends guère en quoi nous pouvons t’aider…
Il désigne d’un signe de tête son collègue et l’institutrice.
— Perso, je doute que je puisse t’aider… Mais si tu le dis, je peux assurer la sécurité de l’endroit, par exemple.
Il griffonne dans son calepin.
— Inspecteur Carl Neely, intervient Rebecca. Je comprends votre point, mais pouvez-vous concevoir qu’il faut savoir aider ses amis en des moments cruciaux, même si cela semble farfelu au premier regard. Sinon, vous aurez des regrets pendant longtemps ! Moi-même n’avait pas écouté le conseil d’un très bon ami…
Elle baisse la tête.
— …Et je l’ai regretté jusqu’à tout récemment !
Paul, silencieux, approuve du chef les paroles de la jeune femme.
— Ce n’est pas que cela, Carl ! soupire Jim. Il y a plus ! Beaucoup plus même ! Je ne saurais vous l’expliquer !
Le regard du Gardien est attiré par un objet à la couverture brillante que Paul tient entre ses mains. Il le fixe, la bouche entre ouverte en o et les yeux écarquillés.
— Paul ! s’exclame Jim, veux-tu me donner ce livre que tu tiens ! C’est le Livre !
— Euh ! Comment est-ce possible ?
Le policier lui donne l’ouvrage, un simple manuel d’instruction de techniques policières, confus.
— Je ne le sais pas moi non plus, commente l’homme aux yeux bleus en haussant les épaules. Mais le fait est que le Livre est là ! Je le reconnais !
Il lève son index droit au plafond et ajoute d’un air solennel :
— Et je ne peux pas me tromper !
Konstantin apparaît près de la porte et informe les trois médiums avec un petit sourire énigmatique :
— Le Livre a la propriété de venir à son Gardien au moment opportun, même sous la forme la plus inattendue et imprévisible !
Jim feuillette le Livre avec crainte, alors que l’Observateur se dissipe pour revenir à son poste dans une rue de la ville.
— Dans le Livre, il est écrit …
L’ambulancier relève la tête de l’ouvrage pour observer attentivement les trois amis réunis avant de reprendre sa lecture.
— … Je cite, « L’obscurité viendra et les avalera tous. La famille et les vrais amis doivent s’unir pour amener la Lumière au cœur des ténèbres. »
— Énigmatique ! s’exclame Carl en jouant avec son stylo. Mais il est évident que nous aurons un rôle à jouer.
— Intriguant plutôt, commente Paul. Et je crains le pire avec ce que tu viens de nous lire !
— Non seulement il est question d’un avenir très proche, ajoute Rebecca, mais aussi nous aurons un rôle à jouer ! Comment ? Je ne saurais le dire ! Mais je réponds à l’appel !
— Probablement, précise l’ambulancier, Alex donnera le signal et je vous appellerai !
Il fixe avec insistance les trois personnes dans la salle.
— Donc, il faut que j’aie un numéro auquel je peux vous joindre en tout temps.
Les trois amis lui donnent un numéro de téléphone que Jim garde précieusement dans la poche de son pantalon.
— Merci beaucoup Paul, Carl et Rebecca. Je pense qu’en secondant mon fils le jour opportun, vous aiderez Mélinda avec son don. J'ai l'intime conviction que c’est lié.
Et les trois mentionnés le saluent respectueusement et quittent la chambre d’hôpital en silence.
***
Un mois et demi plus tard, au domicile familial des Clancy, par une journée nuageuse.
Jim est assis sur le canapé, silencieux, alors que son épouse fouille dans les journaux, soupirant à intervalles réguliers et prenant des notes dans un cahier.
— Que cherches-tu ? lui demande-t-il en s’approchant d’elle.
Mélinda lève les yeux des papiers et une moue se dessine sur son visage. Elle lève les mains dans les airs.
— Jim, j’aide Sébastien Besson, un esprit errant très attaché à des bibelots de ma boutique. Et il est très confus. Je pense avoir compris son cas…
Elle ramène ses mains à elle, serrant puissamment le papier.
— Il ne manque plus qu’à le faire partir… Mais je dois sérieusement prendre une pause de mon rôle de passeuse d'âmes après lui…
La poitrine de Jim s’agite au rythme de sa respiration accélérée.
— Pourquoi ?
Il observe méticuleusement le visage de son épouse pour remarquer ses traits affaissés et son regard éteint.
— Lorsque je ne fais plus la distinction entre les vivants et les défunts, alors qu’il y a une différence évidente d’énergie, je dois prendre une pause. C’est flagrant, non ?
Une lueur d’affolement se pointe dans les yeux céruléens de son mari. Il passe sa main sur le bras de Mélinda et lui murmure :
— Je doute que ce soit une bonne idée !
Un poids s’accentue dans sa poitrine qui commence à l’étouffer. Mélinda se dégage de son mari pour prendre une distance, se recouvrant les épaules d’un châle foncé. Elle lève les poings dans les airs, les yeux mouillés de larmes.
— Jim, je n’en peux plus !
Elle se lève et fait les cent pas en passant une main sur son front. Un silence lourd pèse entre eux, avant que l’ambulancier ne le rompe d’une voix enrouée :
— Mél, laisse-toi le temps de prendre une sage décision avant de ne plus être mon antiquaire extraordinaire. D’ailleurs, avec les esprits errants que tu règles et que tu me racontes, c’est comme les Mille et une nuits. Je ne m’en lasse jamais !
— Merci de l’encouragement, grogne-t-elle pour faire face à son mari. Mais il demeure que je suis épuisée !
Elle scrute son mari attentivement de son regard, auparavant joyeux et brillant, maintenant terne, avant de tourner la tête à droite.
— Bon ! Il faut que j’y aille ! Pour en finir avec ce défunt !
Soudain accourt Alexis qui implore sa mère :
— Non, maman ! Maman ! Reste à la maison ! Danger là-bas ! Attention !
La médium soupire et constate Pierre à côté de son fils. Jim qui s’est approché de leur fils se penche vers Alexis, lui caresse paternellement la tête et lui murmure quelques paroles inaudibles pour le calmer.
— Pierre, que fais-tu à agiter ainsi inutilement Alex ? s’offusque Mélinda en portant une main sur sa hache et dardant un regard de feu sur le fantôme.
Elle blanchit ses jointures et fixe le fantôme.
— Je n’ai fait que mon travail, se défend-il en levant sa main droite au plafond. Celui d’éclaireur de mon colonel. Et là-bas, …
— Pierre Marszalek, laisse-moi avec ma famille ! Quittez ma maison !
Et la médium sort de sa demeure en claquant la porte.
— … il y a foule de défunts, termine-t-il sa phrase, les bras ballants. Tout particulièrement un en noir semble maléfique !
Jim demande à son fils :
— Qu’est-ce qui te met dans cet état, Alex ?
— Mon général, avec son contingent, a fait une mission de reconnaissance à la boutique de maman…
— Comment tu sais que c’est là-bas ?
— Un rêve… Et mon général vient de m’informer que les grands moyens sont en place… Trop de défunts concentrés. L’un d’eux, celui en noir, est très négatif et méchant, proche ami des Ombres.
— Mon cauchemar, bredouille Jim livide.
Le père se lève et affirme à Alexis d’un ton rapide :
— Fiston, je te crois ! On ne perd pas une seconde ! Mais avant, laisse-moi appeler des amis bien vivants !
Et Jim compose fébrilement le numéro de téléphone de Paul, de Carl et de Rebecca, ne leur criant que ces quatre mots : « Maintenant ! À la boutique ! »
Jim tient la main de ses fils et court jusqu’à la boutique d’antiquités le plus rapidement possible. Il ignore les maints passants et tout l’environnement familier pour se concentrer sur le plus court chemin jusqu’à la destination.
***
À l’instant où la porte de la demeure des Clancy s’est refermée violemment, dans une rue parallèle à la boutique.
Gabriel, debout, feint d’attendre quelqu’un. Il souhaite la présence de Romano et de Charlie Luc. Il glisse ses mains dans ses poches, jouant avec quelques pièces, et fait quelques pas à gauche et à droite.
— L’aliéné, l’interpelle le médecin collaborateur, dès que votre demi-sœur arrivera, je lèverai notre armée de fantômes et d’Ombres ! Nous la dépouillerons de son âme ! Et moi, je m’en vais essayer mon expérience avec ce cher professeur de Psychologie !
Charlie Luc s’évapore avec un petit sourire qui laisse une sueur froide dans le dos du médium qui demeure coi.
— Rendez-vous devant la boutique et donnez le signal à vos soldats, lui ordonne l’esprit en noir d’un ton lugubre.
Un frisson le secoue et le demi-frère de Mélinda approuve silencieusement avant de se rendre jusqu’à l'endroit de l’affrontement. Il pense : « Je joue le tout pour le tout ! Si ça tourne mal, je me barre ! Et ça veut dire que je dois revoir mon approche auprès des fantômes… J’y réfléchirai le moment venu ! »
Gabriel est devant la porte de la boutique et remarque que son opposante est dans la pièce en discussion animée avec Sébastien Besson, l’un des esprits errants de sa demeure depuis plusieurs années. Le chuchoteur d’esprits s’approche de la porte vitrée et lève discrètement la main droite au ciel, donnant le signal aux esprits alignés sur les rues parallèles d’agir. Dès que les défunts encerclent la médium, Gabriel se déplace vers l’autre rue parallèle pour ne pas être repéré par celle-ci. Paradoxalement, il commence à la prendre en pitié malgré lui.
« Finalement, ai-je fait le bon choix en me liguant contre Mélinda ? »
Cette pensée le hante, assombrissant son visage, et lui laisse un goût amer dans la bouche.
***
Dans la boutique d’antiquités, au moment du signal de Gabriel.
— Sébastien Besson, je comprends que vous êtes mort dans un accident de la route, mais votre épouse n’est pas fautive ! C’était vous le conducteur ! Et ces bibelots sont ceux qui ont orné la table basse dans votre salon… Que voulez-vous que je transmets comme dernière volonté à votre épouse, Jacqueline ?
— Je ne veux pas que vous dérangiez Jacqueline !
— Alors quoi ?
Elle observe le fantôme en face d’elle, une main sur la hanche et les sourcils arqués en recherche de réponse.
— Vous êtes bien naïve ! s’exclame son interlocuteur en éclatant de rire.
La pièce devient encore plus sombre qu’auparavant. L’ampoule éclate, plongeant la boutique dans une noirceur. Des murmures indistincts et de plus en plus cacophoniques parviennent à ses oreilles. Des centaines d’esprits errants l’encerclent soudainement. Mélinda recule de plusieurs pas, mais elle rencontre rapidement le mur. Une lueur de terreur s’allume dans ses yeux sombres, ses extrémités tremblent. Même en bloquant le son de ses mains, il s'infiltre insidieusement dans sa tête. Ses bras et ses jambes pèsent des enclumes. Sa tête est si lourde qu’elle va exploser à chaque instant. Peu importe où son regard se pose, des fantômes gesticulent et la menacent d’un air froid. Des courants d’air glacial transpercent ses vêtements.
Soudain, une légèreté dans son corps la parcourt. Elle se retourne pour constater que cette aisance des mouvements provient d’elle-même, une âme qui est devenue spectatrice de son corps. Ce dernier est possédé par l’un des esprits errants. L’âme de Mélinda se déplace instantanément devant la porte de la boutique, ne sachant que faire, impuissante. Ses yeux se perlent de larmes.
***
Quelques minutes plus tard, devant le magasin de l’antiquaire extraordinaire.
Jim, dont toutes les couleurs l’ont quitté, questionne ses fils, lorsqu’il constate que l’endroit est devenu aussi sombre que les ténèbres de l’Enfer :
— Est-ce que l'âme de Mél est là ?
Alexis qui fixe la porte approuve d’un signe de tête et murmure :
— Il faut sauver maman ! Elle est possédée ! Laisse-moi faire ! Je vais appeler mes amis ! Les Lumineux ! C’est le moment !
À cet instant, Paul, Carl et Rebecca arrivent non loin de Jim. Alexis leur sourit brièvement avant de s’éloigner des adultes. Il psalmodie :
— Charlène, Charlène et Pierre, Pierre, mes fidèles amis, venez ! Venez maintenant ! L’heure du combat à sonner ! Ne doutons pas, nous sommes forts !
La Lumineuse et l’esprit se matérialisent à ses côtés. Tournant simultanément leur regard vers Romano qui est à la gauche de l’âme de Mélinda avec des Ombres, les deux amis d’Alexis chuchotent à l’unisson :
— Es-tu certain qu’on va les vaincre ? Ils sont trop nombreux !
Une brève lueur d’inquiétude traverse les yeux sombres de l’enfant avant de s’exclamer d’une voix forte et rassurante en levant ses bras au ciel :
— Ne doutez pas, amis ! Demeurons confiants et forts ! Nous avons aussi des amis parmi les adultes, les trois là-bas et papa ! Prenez ma main et réunissez les Lumineux et les esprits autour de vous ! Il faut transformer les ténèbres en lumière du jour !
Chacun tient une main de leur général. Ce geste les fortifie et crée une puissance lumineuse pure et blanche. Les Lumineux et les esprits se joignent prestement au mouvement. À ce soleil incandescent s'ajoutent les rayons du pendentif doré de Paul, de l’étoile de Carl et des bracelets de Rebecca qui, eux, ne font que souhaiter la réussite de la délivrance de Mélinda.
À cet instant, Élie James possédé par Charlie Luc Wogel arrive d’une démarche certaine sur le trottoir, n’osant pas entrer dans la boutique. Son âme est à côté de Mélinda et l’observe tristement sans dire un mot.
— Jim Clancy, le moment de la bataille finale arrive, vous pouvez dire au revoir à votre épouse ! lui crie la voix rauque du défunt par la bouche du professeur avec un sourire narquois.
En levant la main dans les airs, un courant froid traverse les vivants et les défunts. Jim qui se crispe avance d’un pas vers le possédé et lui réplique :
— Nous verrons, tout n’est pas encore fini !
Alexis lâche les mains de ses amis et se tourne vers la boutique.
Les esprits et les Lumineux prennent d’assaut le magasin, chassant les Ombres et les mauvais esprits. Un jeu où lumière et ténèbres se livrent bataille autant devant la boutique qu’à l’intérieur. Chaque centimètre compte, chaque centimètre est une victoire. Le jeu d’ombre et de lumière s’intensifie, semblable à des projecteurs en mouvement.
« Mon cauchemar » songe Jim qui demeure cloué sur place, suivant du regard le changement progressif de la noirceur en lumière. « J’ose espérer que tout ne sera pas perdu ! Gardons foi ! »
Lorsque la façade est illuminée par la présence des Lumineux qui commencent à s’infiltrer à l’intérieur avec succès, tous les fantômes de la maison de Gabriel, malgré des vagues de protestations amères et une tentative de résistance vaine, sont emportés par les Ombres. Ces dernières disparaissent sous la Terre, tirant de force Romano auprès d’elles qui proteste avec véhémence.
Gabriel en constatant la débandade des siens par l’entremise d’un esprit errant s’éclipse de son poste d’observation pour revenir chez lui, passant inaperçu aux yeux de tout le monde. Il pense « Mon approche pendant toutes ces années n’est-elle pas adéquate ? Je dois y réfléchir après cette guerre… ».
Il marche d’un pas lourd et est assailli de centaines de questions pratiques sur son don.
Seules les âmes de Mélinda et d’Élie demeurent au milieu de la bataille, entourées des Lumineux et des esprits des enfants. Le corps de la médium libéré de la possession, s'effondre, immobile au milieu de la pièce. Son âme revient immédiatement l’animer. Le médecin collaborateur levant une main vers le plafond hurle à Jim, en serrant les mains en poings, les joues rougis et le regard flamboyant de folie :
— Nous avons perdu la dernière bataille, mais nous n’abandonnons pas ! L’avenir est de notre côté !
Le corps possédé quitte les lieux en traînant des pieds, suivi par l’âme d’Élie qui garde sa tête baissée.
La boutique devient scintillante de mille feux. Le ciel ne porte aucun nuage sombre, laissant entrevoir sa couleur naturelle encore plus brillante que d’habitude. Jim sourit au dénouement inespéré et expire bruyamment l’air qu’il retient depuis peu. Le père traîne Thomas et Alexis dans la boutique, alors que les trois médiums quittent l’endroit, soucieux de laisser un peu d’intimité à la famille. Alexis court enlacer sa mère livide qui pleure de joie. L’ambulancier passe ses bras puissants autour des épaules de son épouse, l’aidant à se relever.
— Alex et Jim, vous êtes mes héros ! Vous m’avez sauvé ! Je devrais vous écouter !
Berçant la médium contre sa poitrine, Jim lui réplique :
— Mél, les mérites reviennent à Alex ! Il a coordonné le tout ! Et l’essentiel est que tout se termine bien ! Je craignais tellement de te perdre !
Des larmes silencieuses glissent sur ses joues.
— D’ailleurs, on n’était pas seul, il y a les amis d’Alex, n’est-ce pas ?...
Le garçon hoche imperceptiblement la tête et désigne Charlène, Pierre et les esprits errants d’un geste de la main. Mélinda tourne son regard vers eux et les remercie silencieusement en un regard reconnaissant.
— … Il y a aussi Paul Eastman, Carl Neely et Rebecca Char qui sont venus. Ils ont été à l’extérieur !
— Pourquoi ? croasse-t-elle.
— En raison d’un rêve.
La jeune mère se relève et embrasse maternellement ses fils sur le front, bien que l’étonnement s’imprime sur son visage.
— Merci infiniment ! J’ai vraiment craint de ne plus pouvoir regagner mon corps ! Quelle étrange perception !
Elle se relève, aidée par son mari.
Mélinda, se tournant vers les esprits errants de l’hôpital, leur demande :
— Pierre Marszalek et les enfants, partez-vous enfin dans la Lumière maintenant que vous avez mené votre dernière bataille ?
— Oui, répondent-ils à l’unisson. Nous la voyons !
Tous tournent la tête vers le fond de la boutique. Pierre, le visage baigné de larmes, murmure :
— Oui, cette lumière divine si pure et merveilleuse m’appelle. Mes parents m’attendent et me font des grands signes de les rejoindre. J’y vais !
Il se met en garde-à-vous, saluant une dernière fois son colonel, puis prononça son dernier discours
— Mes amis, notre mission est accomplie ! Plus aucune Ombre ne viendra déranger cette ville avant longtemps !
Pierre ouvre la marche en se dirigeant vers ce point scintillant visible aux fantômes qui irradie de plus en plus. Tous les esprits errants s’estompent progressivement de la vue des passeurs d’âmes, telle une brume.
— Ils sont enfin partis, l’âme en paix, commente Mélinda dans un murmure à peine audible et en laissant des larmes, tels des cristaux liquides, glisser sur ses joues.
Quelques heures plus tard, la famille revient à leur domicile. Une fois que son épouse est confortablement installée à boire du thé, Jim lui demande, la sortant de ses pensées sur les récents événements :
— Est-ce que la pause d’être passeur d’âmes est toujours en vigueur ?
Déposant lentement sa tasse, elle lui répond en secouant la tête :
— Non ! Le travail est toujours là lorsqu’il se présente ! Le seul repos sera lorsque mon âme quittera définitivement ce corps.
Un silence léger s’installe entre eux. Chacun dégustant le délicieux thé qui laisse ses agréables effluves de camomille envahir la cuisine.
— Alex, tu as bien fait de ne pas ignorer les esprits, les Lumineux et les Ombres. Tu as sauvé mon âme !
Elle pleure doucement, se souvenant de son angoisse de ne plus jamais revenir dans son corps.
— Je vais t’apprendre, dans quelques années, les principes de base d’un passeur d'âmes. Patience !
L’interpellé approuve et sourit à sa mère qui le prend entre ses bras dans un geste maternel.
— Tu es mon ange gardien, Alex ! lui chuchote-t-elle.
Le couple termine de boire leur thé dans un silence agréable. Les enfants sortent jouer.