Réinterprétation et autres histoires

Chapitre 22 : Deuxième partie, Guerre et Paix, première partie

5217 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/10/2025 21:30

22. Guerre et Paix, Première partie




Fin février, à la demeure des Clancy.

Assise sur le canapé, une tasse de thé entre les mains, Mélinda promène son regard dans la pièce familière au mur jaune. Depuis le cadre de la porte, son mari s’approche d’elle. 

— Jim, soupire-t-elle en déposant avec délicatesse la tasse en porcelaine sur sa soucoupe. Je n’en peux plus d’être sur le qui-vive. Je me demande si la parole de ces deux défunts machiavéliques ne serait qu’une immense blague ?

— Bonne question… mais j’ai l’intuition qu’ils attendent plutôt le moment où tu baisses ta garde… Le moment où tu ne douteras de rien. Je considère qu’il est mieux que tu ne te fasses pas de souci pour nos fils, surtout pour Alex… N’oublie pas, Mél, que je peux toujours intervenir… Donc si tu peux t’ôter un poids de tes épaules, je serai heureux… Et je t’aiderai dans la mesure du possible… Certes, je ne verrai pas ces deux psychopathes, je n’ai pas ton don, mais au moins, je sais comment sauver les blessés ! Donc, pas de panique…

Les traits de son visage se durcissent et son regard devient glacial avant de s’exclamer :

— … Sinon, je pense comprendre leur acharnement sur notre fils !

— Mais de quoi parles-tu ?

Mélinda vide sa tasse d’un trait en scrutant attentivement son mari.

— Quelle serait ton explication pour l’intérêt qu’ils portent à Alex ?

Jim soupire et se masse les tempes, ordonnant ses idées éparses.

— En t’aidant pour faire partir les victimes de l’écrasement d’avion, j’ai aussi lu dans le Livre qu’Alex aura un rôle important, voire capital, pour un certain événement du futur. Je ne peux t’en dire plus, je l’ignore ! Et honnêtement, je ne voudrais pas le savoir !

Elle soupire et enlace son mari.

— J’ose espérer que tout prendra bientôt fin !

— Nous verrons, mais on n’abandonne pas ! On continue à lutter contre ces entités démoniaques pour nos enfants ! N’est-ce pas Mél ?

Mine pensive, un bref sourire amer s’étire sur son visage avant que la médium murmure : 

— Tu as raison !

Un silence oppressant s’installe entre eux, les empêchant de formuler leur pensée à voix haute. Le couple revient à leurs occupations habituelles sous cette pression constante en leur cœur, trop préoccupé.


***


Au même moment, à la maison aux esprits de Gabriel.

Charlie Luc Wogel et Romano sont dans la chambre vide de toute présence humaine l’un en face de l’autre. Les seuls témoins de cette réunion sont le lit, la commode en chêne au fond de la pièce et la lampe sur la table de chevet à la droite du lit.

— Tout est prêt pour le grand jour tant attendu ? demande Romano, les mains derrière le dos en se retournant pour observer la fenêtre.

— Oui, il ne manque plus que l’heureuse conjonction tant souhaitée ! …

Son comparse regarde la montre qu’il sort de sa poche interne du veston avant de continuer.

— … Et c’est bientôt !

— Excellent ! …

Romano se retourne à nouveau et lève ses mains dans les airs en applaudissant. Un large sourire se dessine sur son visage.

— … Il faut continuer à entraîner les troupes et réveiller nos amis, les Ombres ! Il faut être prêt pour le mois prochain sans faute !

Le médecin collaborateur approuve d’un signe de tête.

— À la prochaine alors !

Romano agite théâtralement son long manteau noir autour de lui avant de disparaître dans une fumée tout aussi ténébreuse que ses vêtements. Son comparse, un sourire qui se dessine sur son visage et une lueur de folie dans le regard, se déplace instantanément au salon pour observer l’entraînement des troupes des esprits errants avant de s’en aller à Grandeville. Charlie Luc Wogel espère bientôt parvenir à la réalisation de son projet : vivre pleinement dans un autre corps tout en conservant ses souvenirs et ses connaissances. Surtout qu’il se réjouit depuis qu’une possibilité intéressante se présente auprès d’Élie James.


Gabriel revient chez lui quelques minutes plus tard et s’assit à une table sur laquelle la carte de la ville de Grandeville est déployée. En marquant la boutique d’antiquités de sa demi-sœur d’un trait rouge, une joie se reflète dans ses sombres yeux.

— J’ai trouvé le meilleur plan d’action ! Pourquoi ne pas exploiter la faille qui se présente tellement évidente ? Le monde matériel n’est pas un obstacle au monde spirituel, ni aux fantômes, ni aux Ombres…

Il se frotte les mains de joie et déambule dans les rues pour continuer à recruter de nouveaux esprits errants dans ses rangs. Il ne reste plus que quelques semaines avant l’ultime attaque.


***


Quelques semaines plus tard, dans une rue de Reims.

Charlie Luc Wogel suit depuis plusieurs jours Élie James et attire dans son entourage les Ombres. Ces dernières lui insufflent des pensées et des influences pernicieuses qui lui apparaissent comme des réflexions, des paroles sinistres d’une voix intérieure ou des murmures d’une voix extérieure, mais impossible à localiser la provenance.

« Tu as été trop faible, ne l’oublie pas ! », « Rappelle-toi le temps heureux d’antan et compare avec ta situation actuelle, une réussite, non ? », « Tu les as trahis, et ta fiancée et le Livre, tu es personne ! », « N’oublie pas que tu es fou, personne ne te croit, même pas elle ! », « Et Cassandre ? », « Tu as tout perdu, mais nous pouvons t’aider ! », « Tu es un mort-vivant, ne l’oublie pas ! » ou « Seul un pacte avec nous peut te sauver ! ».

Pour s’en échapper, l’ancien Gardien du Livre qui se croit au bord de la schizophrénie ou d’une folie délirante trouve une consolation dans l’alcool. Ce qui estompe temporairement le mal, sans jamais le supprimer : les Ombres sont encore plus attirées par lui, s’incrustant davantage dans son entourage. Un cercle vicieux inexorable se referme sur le professeur.


***


Un jour, dans la cuisine de l’appartement d’Élie, à Reims.

Le professeur de psychologie suffoque de plus en plus sous les murmures nocifs des Ombres et de Charlie Luc Wogel. Il étouffe, l’air lui devient trop irrespirable. Élie se verse un verre d’alcool pour ne plus les entendre, ni pour ressentir un froid dans ses os, avachi sur la chaise en bois.

— Pourquoi ? fulmine-t-il en bloquant le son avec ses mains.

Le défunt médecin, près de la fenêtre, observe silencieusement, ravi de la tournure des événements, discernant une possibilité d’action intéressante. Élie siffle son verre avant d’en prendre un autre. Il continue son monologue d’une voix un peu plus pâteuse que d’habitude. 

— Pourquoi vous me poursuivez ? D’où viennent ces sombres pensées ? Pourquoi ?

Il soupire et fixe le fond du verre.

— Très bien !

Il se lève d’un pas chancelant et lève les mains dans les airs.

— Je me rends ! Vous m’avez tué !

Il lève son verre dans les airs et hurle :

— Venez, venez ! À votre santé ! Vous m’avez tué ! Je me sens vide ! Je…

Soudain, un peu plus ivre que d’habitude, l’une des Ombres possède son corps. Son âme, déconcertée par ce qui vient d’arriver, suit docilement le corps, confuse. Il traverse maintes rues familières avant d’arriver à Grandeville. 


Au détour d’une rue, alors que Mélinda se rend au marché, la jeune mère et Élie se rencontrent. L’ancien Gardien la salue respectueusement et l’avertit : 

— Vous savez que les enfants affirment l’existence d’êtres imaginaires, non ?

Un vent glacial imaginaire traverse les deux vivants qui s’emmitouflent encore mieux dans leur manteau.

— Peut-être que oui, peut-être que non, répond-elle avec prudence. Des monstres en-dessous du lit ? En réalité, je ne le sais pas. Pourquoi une telle question ?

Une lueur de méfiance s’allume dans son regard, elle n’a pas oublié la résolution de l'énigme de l’Observatrice : son interlocuteur n’est pas un allié fiable.

— Il est préférable que votre fils, Alexis, abandonne son imagination enfantine autour des Lumineux et des Ombres. Ils n’existent pas !

Il soutient le regard de son interlocutrice en blanchissant ses jointures.

— Il faut que vous le convaincrez que tout cela n’existe pas, ce sera le meilleur pour lui !

Une moue dubitative se dessine sur le visage délicat de la jeune mère.

— Comment pouvez-vous être si certain ?

Elle le fixe avec insistance, les sourcils relevés.

— Bien qu’ancien Gardien du Livre, j’ai lu certaines informations confidentielles que je ne devrais pas vous dire, mais que je vais vous communiquer pour votre sécurité et celle de vos enfants, affirme-t-il en baissant les yeux pour fixer ses pieds. Et cette lubie enfantine d’Ombres et de Lumineux ne peut que vous être néfaste plus tard. Faites comprendre à votre fils qu’il a une imagination débordante et qu’il est préférable qu’il ne persiste pas trop longtemps dans son attitude si vous ne voulez pas qu’il éprouve des difficultés plus tard. C’est un conseil que je vous donne, si vous ne voulez pas que votre fils meure à cause de cette lubie.

La dernière phrase laisse Mélinda figée, le souffle coupé. Ses mains tremblent et sa gorge se noue, l'empêchant de dire un mot. Son regard effaré fixe longtemps Élie alors qu’il se fond dans la masse. La médium en proie à la panique n’a pas remarqué l’âme du professeur qui se cache derrière son corps.


***


Un peu plus tard, même journée, dans le salon, chez les Clancy.

Mélinda, assise sur le canapé, rapporte l’étrange conversation avec Élie James à son mari. Ce dernier fronce des sourcils et s’exclame : 

— Personnellement, je ne prêterai pas trop foi à ses paroles. Il est un tiède, faible dans son âme. Je ne le juge pas, précise-t-il en constatant l’expression indignée de son épouse, mais c’est ce que le Livre avait dit lorsque nous avons cherché à élucider l’énigme de l’Observatrice.

Il s’assit à côté d’elle.

— Pourtant ses paroles me semblent sincères, réplique-t-elle. Pourquoi être méfiant alors ? Je ne veux pas qu’Alex… meurt… Parce que nous avons négligé un avis crucial !

Le Gardien du Livre enlace son épouse et répond d’une voix calme.

— Mél, je comprends ton souci et ta préoccupation pour nos fils, mais si Alex doit jouer un rôle capital pour ce qui s’en vient, ne lui soit pas un frein. Sinon, j’ignore ce qu’il adviendra de nous. J’ai l’impression que tout se jouera bientôt.

Une lueur d’angoisse traverse les sombres yeux de la médium qui se lève, tournant le dos à son mari.

— Mais même si ce grand événement cosmique arrive, je ne veux pas qu’un mal arrive à Alex !

Jim enlace son épouse et lui murmure : 

— Je sais bien que l’avenir est inquiétant, mais ce n’est pas une raison pour ne pas tout faire ce qui est en nos capacités pour soutenir Alex au lieu de le freiner !

— Il est en danger ! Je ne peux…

Elle éclate en sanglots. Son mari passe ses bras autour de ses épaules, silencieux et impuissant devant l’avenir incertain qui les attend.

« Qui a raison ? » pense Mélinda. « Élie James ou mon mari ? Je ne voudrais pas que mon cher Alex soit au centre de l’attention des forces les plus étranges de ce monde. Je souhaite tellement qu’il ait une enfance comme tous les enfants. Pourquoi autant d’agitations ? »


***


Simultanément, dans le jardin de la cour arrière du domicile.

Alexis et Thomas jouent sous la surveillance bienveillante de Fabienne. Cette dernière lit un roman pour passer le temps. Soudain, au milieu de leur jeu, Alexis entend une voix familière derrière lui : 

— Alex, il faut se préparer ! J’ai peur ! J’ai vraiment peur !

L’interpellé se retourne et esquisse un petit sourire à son amie Charlène.

Konstantin Pavlovitch Tcherevitchenko apparaît près de la petite Lumineuse, lui souriant paternellement, mais toujours aussi silencieux et sérieux.

— De quoi as-tu peur, mon amie ? l’interroge le gamin.

— Des choses noires et froides.

— Les Ombres ?

— Oui. J’ai très peur. Elles sont trop nombreuses dans la ville. Peux-tu m’aider ?

— Comment ?

L’Observateur s’approche des enfants et affirme : 

— Alexis, saches que tu es un garçon particulier !

— En quoi, Constantin ?

— Non seulement tu vois les esprits, mais aussi des entités que ta mère ne peut pas percevoir, les Lumineux et les Ombres. Tu dois aider ta mère dans son combat contre les Ombres.

— Pourquoi les Ombres sont-elles autour de maman ?

— Je ne veux pas te répondre. Ce sera trop d’informations pour toi, mais sache que tu dois aider ta mère ! Tu es un chef, Alexis ! Fais-toi confiance !

— D’accord ! Mais c’est quand cet événement ?

— Bientôt. L’agitation des Ombres le confirme. Elles ressemblent à des mouches la veille de la tempête. Beaucoup de bruit. L’orage est imminent, mais personne ne sait exactement le moment. Donc soit prêt.

— Comment ?

— Ton jeu. Rappelle-toi de ton jeu !

Le Russe disparaît, laissant Alexis et Charlène l’un en face de l’autre. Un petit sourire s’étire sur le visage enfantin du garçon. Son amie lui demande : 

— Et comment on fait ?

— Charlène, tu m’aideras, si je te le demande ? On est ami, non ?

— Ouais… Pourquoi ?

— Je verrai, mais je sais ce qui fait peur aux Ombres, donc on les chasse avec la lumière…. Il y a toujours plus de Lumineux que d’Ombres, alors soit sans crainte, mon amie.

Une lueur d’angoisse traverse le regard de Charlène avant qu’elle n’approuve d’un signe de tête. 

— Très bien, mais je crains pour toi, ces démons autour de toi et de ta famille… Protège-toi bien ! J’ai confiance en tes capacités, mon général !

La Lumineuse fait un salut militaire à Alexis avant de s’estomper dans un rayon de lumière blanche. Alexis rentre dans la maison, cherchant ses jouets de soldat avec un air très sérieux. Il les trouve dans sa chambre où un désordre règne. Le fils aîné de Jim et Mélinda ressent un courant d’air froid dans la pièce et discerne les Ombres. Il sort sa veilleuse et une lampe de poche du tiroir pour éclairer les coins. Ce qui engendre la débandade des sombres entités qui s’éclipsent dans la chambre des parents.


***


Début mars, à la boutique d’antiquités.

Mélinda procède à son inventaire mensuel dans l’entrepôt plutôt chaotique. À peine entame-t-elle cette tâche, pourtant une activité routinière, qu’un courant d’air froid lui caresse la peau et des murmures indistincts s’infiltrent dans sa tête sans qu’elle puisse déterminer la provenance exacte. Malgré la migraine qui se pointe et le frisson qui parcourt son corps, la médium demeure concentrée. Son calepin d’une main et son stylo de l’autre, elle consigne d’une écriture vacillante les divers artefacts.

« Un mal se prépare » songe-t-elle. « Sauf si je deviens un peu parano ? Je ne sais trop que penser… »


Au même instant, à l'extérieur de la boutique d’antiquités,

Jim, Thomas et Alexis sont dans le parc adjacent à la boutique. Jim est assis sur un banc et veille sur ses fils qui jouent, insouciants. La belle journée ensoleillée incite à la détente. Personne ne remarque derrière le dos de l’ambulancier la présence ténébreuse de Charlie Luc Wogel qui épie froidement l’environnement avec un petit sourire sardonique au visage. 

— Bientôt la finale ! 

Le père des gamins se retourne, mais il ne voit personne.

« J’ai l’impression de ne pas être seul ! Il y a quelqu’un de malveillant qui m’observe, mais qui ? Un esprit errant ? » pense-t-il. « Étrange impression qui n’est pas rassurante ! » Un frisson parcourt son échine et scrute attentivement l’endroit familier, alors que des gouttes de sueur coulent le long de son dos. Il demeure aux aguets.

Tandis que Charlie Luc Wogel est dans le parc, Romano, lui, est assis sur le siège du co-conducteur d’une voiture rouge qui roule sur la rue perpendiculaire. L’Observateur Russe apparaît à la droite de Jim et l’influence subtilement à agir en étendant sa main droite vers lui.

Jim se lève soudainement, ressentant une oppression dans la poitrine, pour être aux côtés de ses fils.


Alexis se précipite jusqu’au trottoir, son frère et son père le rejoignent. L’air, alourdi par la peur, est encore plus menaçant pour Jim qui se rappelle des paroles de son épouse concernant sa vision terrifiante où Alex est happé par une voiture. Le médecin collaborateur esquisse un sourire sardonique en remarquant la voiture rouge dans le coin de la rue.


Mélinda ressent une douleur à la poitrine. Elle sort de l'entrepôt avec précipitation pour observer, effrayée et livide, par la fenêtre la voiture rouge qui passait devant la boutique. Le souffle court et le cœur battant la chamade, la médium est immobile.

« Impossible, la vision se réalise ! » panique la médium en son for intérieur. « Non, non, pas Alex ! »


Au moment où Alexis met un pied sur la route pour traverser la rue, Jim le retient par le bras, le tirant violemment vers lui. « Non, je ne peux pas…  Ce ne peut être vrai… Pas maintenant… Mon fils, mon ange ! » pense le père au moment de l’action. Ce geste brusque et instinctif arrache le garçon de la mortelle trajectoire qu’aurait pris son existence. La voiture rouge tourne pour rouler sur la route, sans l’intention de ralentir. Un crissement de pneus à quelques centimètres du trottoir déchire l’air. L'engin file rapidement devant la boutique, continuant son chemin en laissant un écho fracassant de son passage. Jim tient fermement la main de ses fils, immobile. Le cœur affolé dans sa poitrine et la gorge nouée, le père suit du regard l’automobile et songe « J’ai bien fait d’écouter mon pressentiment ! Alex l’a échappé de peu ! ». Il sort de son état de choc par le tapotement de la main de son aîné contre la sienne. 

— Papa, papa, j’ai mal à la main. Tu me serres trop fort.

Jim esquisse un faible sourire sur son visage sévère et desserre son étreinte, trop incertain de vouloir dire un seul mot sans trahir son angoisse. Ses yeux bleus encore plus grands que d’habitude scrutent minutieusement chaque côté de la route deux fois avant de la traverser. Mélinda, encore sonnée et tremblante, les accueille machinalement à l’intérieur. Son regard se pose sur le fantôme devant la porte qui l’avertit :

— Ce coup-ci est un réchauffement, mais pas le prochain ! Un être cher en sera la victime !

Le médecin collaborateur disparaît, fulminant pour rejoindre Romano dans la demeure aux esprits de Gabriel. L’Observateur Russe, certain qu’aucun danger ne plane présentement sur la famille, quitte le parc pour rejoindre son poste d’observation. Ses bras tremblent, sa respiration est difficile et ses jambes sont aussi lourdes que le plomb, la jeune mère demeure aussi droite qu’une statue, fixant le dernier endroit où a été le fantôme menaçant.

« Non ! Non ! Impossible ! Pourquoi la vision doit-elle être réalité ? Je ne suis un danger pour personne… Et encore moins Alex, Tom et Jim ! Que Dieu nous protège ! » réfléchit-elle, immobile. Elle se signe. Un geste rapide est rempli de désespoir.

— Mél, l’interpelle son mari qui lance un regard rempli de sous-entendu et qui contrôle sa voix pour qu’elle demeure forte, tu viens avec nous pour montrer à Alex et Tom tes curiosités d’antiquités ?

— Oui…, répond-elle d’un air absent. Elle détourne à peine son regard de la fenêtre, crispant un peu plus ses doigts au bord de sa chemise. Oui, d’accord… Certainement.

Malgré le tremblement de sa voix et son regard qui brille d’angoisse, elle esquisse un sourire forcé pour ne pas inquiéter les enfants. La famille parcourt la boutique, à la recherche d’artefacts excentriques.


***


Quelques heures plus tard, en soirée, à la maison des Clancy.

Depuis un certain temps, les enfants dorment, alors que les parents sont assis sur le grand canapé, silencieux.

— Jim, se confie la médium. J’ai eu tellement peur… Que la vision… se réalise… Cette vision montrée il y a quelques semaines… Cette voiture… Alex…

Ses épaules, secouées par ses pleurs, s’agitent de manière désordonnée. Jim enlace son épouse et lui chuchote : 

— Mél, je comprends tout à fait ta frayeur, mais nous ne pouvons négliger d’aider Alex pour ce qui s’en vient… J’ai sauvé… Alex à temps… Et c’est ce qui compte !

Son interlocutrice ressent un froid glacial lui mordre dans ses reins.

— Ne serait-il préférable justement de lui laisser une enfance ordinaire ? lui réplique-t-elle, afin qu’il ne soit plus la cible des deux esprits errants psychopathes. Ils sont bien déterminés ! Surtout que le nazi m’a menacé de s’en prendre à un être cher ! C’est-à-dire soit Alex, soit Tom, soit toi…

Une douleur lancinante au cœur s’éveille en la médium.

— …Je ne pourrais le tolérer !...

Une lueur de détermination scintille brièvement dans ses yeux avant qu’elle reprenne son discours.

— …Peut-être qu’il faudrait que j’ignore les esprits errants pour un certain temps ? Qu’en penses-tu ?

— Je doute que ce soit nécessaire… Sinon, tu viendras à t’avouer vaincue ! Et je crains que c’est que recherche ton demi-frère et ces deux sadiques défunts…

— Je ne sais pas trop… Je me sens dépassée !

— Quelque chose de plus se trame… commente l’ambulancier, c’est certain…

Konstantin se matérialise près de Jim et lève sa main droite vers lui. Ce qui influence ses paroles : 

— … parce que le Mal te veut dans son camp… Alex et toi ! Prends garde aux influences néfastes invisibles !

Et l’Observateur quitte immédiatement le salon pour regagner son poste.

— Jim, commente Mélinda les yeux écarquillés, je pense qu'on va aller dormir…

L’interpellé approuve d’un signe de tête. Le couple part s’endormir d’un sommeil agité.


***


Au même moment que la conversation des Clancy, ailleurs, à la maison aux esprits de Gabriel.

Romano, le médecin collaborateur et Gabriel sont debout dans le salon, autour de la table basse sur laquelle repose la carte de la ville. Le demi-frère de Mélinda demande en pointant sur la carte la boutique d’antiquités avec un stylo : 

— C’est un endroit stratégique pour accumuler les fantômes et les Ombres, qu’en pensez-vous ?

Les deux esprits approuvent d’un signe de tête.

« Et si tous mes efforts étaient vains ? » pense Gabriel. Un lourd poids s’installe dans sa poitrine à cette pensée.

— Non seulement, c’est stratégique… mais c’est le point névralgique ! commente Romano de sa voix caverneuse en scrutant minutieusement Gabriel, le forçant à détourner son regard de la carte.

« Si je me suis trompé pendant toutes ces années ? Les fantômes sont-ils faits pour demeurer parmi les vivants ou non ? » songe-t-il. 

— Plus d’esprits, plus de panique pour votre ennemie préférée et lui faire changer d’avis concernant son approche des défunts… Simple ? Sinon, vous connaissez la fin qui l’attend ! précise le médecin collaborateur en se frottant les mains, esquissant un sourire qui arrache un frisson à Gabriel. De mon côté, continue-t-il sur un ton froid, je vais amener ce professeur de psychologie à vous ! Il est plus intéressant que prévu !

Gabriel s’éloigne des défunts pour fermer les yeux et réfléchir.

« Peut-être ai-je mésestimé mes alliés ? » Cette pensée lui frappe l’esprit comme une foudre dans sa tête. 

« Ils sont totalement imprévisibles ! Mais je ne peux pas reculer maintenant… Il est trop tard ! La seule option qui me reste est… »

— L’aliéné, l’interpelle doucement Charlie Luc Wogel, glissant sur chaque mot qui sonne comme un venin aux oreilles du vivant. Vous êtes perdu dans une profonde méditation ou votre imagination vous amène dans les bras de votre chère Sophie ?

Ce prénom émerge un amer souvenir à Gabriel.

Sophie Weismann lui murmura, lisant la feuille :

— Tu as été interné dans l'asile de la ville pendant deux ans parce que tu étais un schizophrène dangereux qui refusait de prendre les médicaments, avec des hallucinations visuelles et auditives et un trouble de personnalité antisociale très prononcé, avec agressivité et problème avec l'autorité. Ce n'est pas sérieux ?

À voir son regard, Gabriel comprit qu'elle le considérait comme un monstre, et qu'il dut jouer le tout pour le tout maintenant. Il soupira, prit le papier de ses mains, l'invita d'un geste de la tête à s'asseoir en face de lui et lui affirma, prenant une grande inspiration :

— Sophie, je vais te clarifier mon cas... D'abord, je ne suis pas fou... j'ai été interné parce que feue ma mère le voulait... Elle me prenait pour un fou lorsque je lui disais au sujet des esprits errants que je voyais... Tout particulièrement lorsque je soutenais infailliblement avoir vu l'âme de mon père, malgré qu'il soit encore vivant... Ma mère a consulté des psychiatres et des psychologues pour déterminer « mon problème ». J'ai reçu des médicaments antipsychotiques que je refusais de prendre, averti par mes amis, des âmes qui erraient encore parmi les vivants. À mes quinze ans, ma mère m'a interné et je suis sorti de l'asile deux ans plus tard. De toute manière, déjà enfant, j'étais la risée des écoliers, parce que je ne connaissais pas mon père et que je voyais les esprits errants. J'ai un don, celui de voir les âmes errantes. Je les aime bien ces esprits. Ils sont sympathiques et ils me comprennent. ... Lorsque je t'ai vu, ma Sophie bien-aimée, c'est un espoir envers l'espèce humaine que j'ai gagné. Tu es un rayon de soleil dans mon univers où les vivants ne sont pas mes amis... Mon amour, je suis très sérieux concernant mon singulier don... J'ai même vu l'âme de feue ma mère... C'est horrible !

Il se mit à genoux devant Sophie, comme pour la supplier de le prendre au sérieux, désespéré qu'il était, conscient qu'elle était son dernier rempart avant de sombrer dans une misandrie définitive des vivants. Il leva les yeux pour affronter le regard de la jeune femme et pour observer l'assistance invisible. Les esprits formaient un cercle autour du couple, observant sans dire mot la scène. Certains étaient émus, d'autres indifférents, d'autres ironiques. Seul le grand-père de Sophie était à sa droite lui murmurant toutes sortes d'hypothèses farfelues pour qu'elle ne le crut pas. Le chuchoteur d'esprits, regard fixé sur la femme, accroché à ses lèvres, trouvait que les minutes s'éternisaient.

Deux minutes plus tard, Gabriel, toujours dans la même position, éructa à Jean-François Weismann :

— Monsieur Weismann, laissez votre petite-fille tranquille ! N'essayez pas de l'influencer !

L'esprit errant s'en alla. Sophie bougea enfin ses lèvres pour lui murmurer, pointe de pitié dans la voix :

— Gabriel, tu es sympathique et bien agréable comme homme, mais ton don, s'il est réel, est source d'ennuis... Je doute que je pourrai vivre avec toi ou te soutenir dans tes affirmations... Ta vie est bien triste et déplorable, mais je pense que tu délires un peu... Dommage. Au revoir et meilleure chance la prochaine fois.

Gabriel, sonné, devint comme paralysé par ses mots, ne la fixant qu'avidement du regard, discernant sa belle silhouette sortir de sa maison, fermant doucement la porte.

À ce moment, il s'écrasa au sol, déprimé et sans espoir envers l'homme. Il haïssait encore plus les hommes, maintenant que son unique rayon d'espoir et de joie était parti.

Gabriel ouvre les yeux, blessé en son âme par la remarque sarcastique du défunt. Une douleur en son cœur semblable à un coup de couteau qui le lacère l’atteint. Une lueur de tristesse assombrit ses yeux au souvenir douloureux de Sophie Weismann, cette jeune femme qu’il a aimée passionnément dans sa jeunesse, mais qui n’a pas cru en son don.

— Non, non, pas du tout ! s’empresse-t-il d’ajouter en jouant avec sa chemise.

Il sursaute et tâche de se donner bonne contenance auprès de ses interlocuteurs fantomatiques.

— Je me demande si le plan devrait être plus élaboré… improvise-t-il. Mélinda n’est pas naïve… et des centaines de fantômes en un seul endroit, je doute qu’elle veuille mettre les pieds dans sa boutique, comprenez-vous ?

Romano et son comparse échangent un regard entendu.

— Vous avez raison ! s’exclament-ils, à l’unisson.

— Par contre, quelques-uns peuvent l’attirer dans sa boutique avant de l’encercler, ajoute Romano. Et n’oubliez pas les Ombres que Mélinda ne peut point voir. Sans son fils, elle ignore leur existence. C’est un immense avantage !

— Et si elle ne rentre pas, on fait quoi ? demande Gabriel.

Romano éclate de rire avant de lui répondre.

— Un ultimatum fonctionne toujours ! C’est ma force ! À la prochaine pour fêter notre réussite !

Et les deux fantômes s’éclipsent dans une fumée sombre. 

Gabriel s’avachit sur le canapé, pensant : « Vers où je me rends avec eux ? J’ose espérer que ce n’est pas un gouffre ! »

Un tremblement prend son corps devenu glacial. La question n’est pas qu’intellectuelle, mais existentielle.




À suivre

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