Ennemi ou ami, imaginaire ou réel? Ou Jakyll et Hyde à la Ghost Whisperer
Le 5 décembre 2006, The Antique Shop of Grandview, 13 h 15.
Je suis derrière le comptoir. Delia, qui fait son quart de travail du matin jusqu’à midi, vient de quitter la boutique. Mon mari a cours le matin et cet après-midi, de sorte qu’il a laissé nos fils à la garderie de l’Université. Ils reviendront lorsque Jim aura fini son cours.
Deux hommes d'approximativement mon âge entrent dans ma boutique. L’un d’eux, le plus grand, est vêtu d’un complet bleu marine et d’une chemise blanche sous son manteau d’hiver qu’il déboutonne. L’autre, quant à lui, porte un complet beige avec une chemise blanche sous son manteau.
Je les salue poliment, puis les demande de mon air le plus aimable :
— Messieurs, cherchez-vous un objet bien particulier ? Dans ma boutique, j’ai des meubles, des figurines, des tabatières, entre autres…
L’homme en complet bleu marine répond :
— Merci, Madame, de votre aide, mais nous ne cherchons rien de particulier… Disons que nous regardons comme ça les objets…
— Ah ! D’accord… Sans problème… Dans ce cas, bon magasinage !
Pendant que les deux hommes regardent avec curiosité les objets sur les étagères, l’un à côté de l’autre, je remarque qu’un fantôme apparaît derrière eux, un peu en retrait. De dos, on dirait qu’il est un adolescent aux cheveux bruns, vêtu d’une veste à capuche grise et d’un pantalon jeans. À la hauteur de sa poitrine, une trace de sang séché.
Je pense en soupirant : « Il a sans doute connu une fin violente… »
Le fantôme, comme s’il a lu ma pensée, se retourne face à moi, lueur d’étonnement dans ses yeux bruns. La tache de sang séché sur sa poitrine est de la même circonférence que sur son dos, ce qui confirme ma pensée.
Il arrive en un clin d’œil près du comptoir et dit :
— Vous me… voyez ?
Je réponds mentalement : « Oui… »
Il reprend d’un air étonné, les sourcils levés :
— Comment ça ? vous me voyez, mais pas les autres ?
« En raison d’un don que j’ai… La prochaine fois, renseignez-vous auprès des autres esprits… Je trouve ça ennuyant de répéter toujours la même chose… Merci de votre compréhension ! »
Il baisse sa tête en balbutiant :
— Désolé…
Affichant mon plus beau sourire, je me mords la langue pour continuer ma réponse mentalement. « Pardonnez-moi ma brusquerie, mais telle n'était pas mon intention… »
Il murmure :
— C’est correct, Madame, je peux très bien comprendre…
Rassurée, je poursuis mentalement ma conversation avec mon interlocuteur : « Très bien, alors, je me présente : Melinda Gordon-Clancy, antiquaire. Et vous ? »
L’esprit répond sans hésiter :
— Henry Alston, un ancien étudiant du Collège de Grandview.
Je reprends par la pensée : « Pourquoi suivez-vous ces deux messieurs ? », en faisant un geste rapide pour désigner les deux hommes en complet qui chuchotent en tenant chacun dans la main un objet.
L’homme en complet beige intervient :
— On vous dérange ?
Je détourne mon regard du revenant, je m’éclaircis la gorges puis je dis en tournant légèrement ma tête vers l’homme :
— Non, non, pas du tout…
L’esprit commente d’une voix traînante :
— Greg, ne joue pas le gentleman…
Le vivant se retourne vers son ami et ils continuent à regarder les objets sur les étagères. Je ramène mon attention vers Henry en poursuivant mentalement notre discussion : « Excusez-moi, Monsieur Alston… »
Il réplique d’une voix douce :
— Ce n’est pas de votre faute, Madame…
Il termine en haussant la voix :
— … mais de cet imbécile de Greg !
Je demande par la pensée : « Quel est son nom ? »
Henry répond d’un air méprisant :
— Gregory Roth… L’autre, c’est Daniel Seitz…
Je le remercie d’un discret signe de tête.
Je m’éclaircis la gorge puis je m’adresse au fantôme par la pensée : « Pourquoi êtes-vous si cynique envers eux ? Pourquoi les suivez-vous ? »
Mon interlocuteur se renfrogne et répond sèchement, le visage légèrement rougi, les mains serrées en poings :
— Dan et Greg ne sont que des salauds !
Perplexe, je le questionne mentalement : « Pourquoi ? Sont-ils responsables de votre… mort ? »
Henry hurle, les traits de son visage déformés par un rictus :
— Oui !
Puis il disparaît de ma vue. Je fixe pendant quelques secondes la direction vers laquelle il se trouve. Je cligne des yeux pour me reprendre et suis du regard le mouvement des deux vivants. Ils se dirigent vers moi, avec quelques objets entre leurs mains. Ils payent puis sortent de la boutique.
Aucun autre client en boutique, je me rends dans mon arrière-boutique pour griffonner sur une feuille vierge de mon carnet les noms « Henry Alston », « Gregory Roth » et « Daniel Seitz » puis je débute ma recherche sur l’ordinateur. Je parviens à trouver que Henry Alston est mort le 5 juin 1994 dans une cabane abandonnée près de la route 44 à Grandview. Le meurtrier est inconnu. Dans tous les cas, son corps a été retrouvé sur place. Les autorités émettent l’hypothèse qu’il est mort d’une balle perdue ou d’un coup de couteau, voire que Henry s’est suicidé.
Je soupire en pensant tristement : « Pourtant, étant donné son apparence peu présentable, on dirait qu’il a reçu une balle à la hauteur de la poitrine… Très peu probable qu’il s’agisse d’un suicide… Ça sent une complicité avec la police… En espérant que ce ne soit pas Carl Neely… »
Je me signe, puis lève les yeux au plafond : « Ah, Seigneur, aide-moi à comprendre la vérité au sujet de Henry Alston ! »
Le fantôme mentionné apparaît peu après à ma droite. Je tourne légèrement mon regard vers lui et je dis d’une voix qui se veut douce :
— Monsieur Henry Alston, j’essaie seulement de comprendre ce qui s’était passé…
Il se renfrogne puis réplique d’un ton courroucé, les yeux brillants, les traits tendus :
— Une injustice ! Voilà ce qui s’était passé !
Je demeure silencieuse pendant je ne sais combien de temps, puis je reprends : — Pouvez-vous me dire quelles sont les dernières choses dont vous souvenez ?
Ses traits se détendent pour prendre une mine pensive. Il répond d’une voix songeuse :
— Je me souviens d’être dans la cabane abandonnée… Jeff, Greg et Dan étaient là…
Je pense : « Mais qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire dans une cabane abandonnée ? »
J’interviens timidement :
— Excusez-moi, mais quel est le nom de celui que vous surnommez Jeff ?
Il balbutie :
— Désolé… C’est Jeffrey Colson… Il était alors inscrit dans son programme de techniques policières… Dan et Greg étaient dans un programme général, si je ne me trompe pas, dans les Sciences humaines…
Je murmure :
— Désolée de l’interruption…
Il s’éclaircit la gorge et réplique :
— Ce n’est pas grave… Je peux très bien comprendre que vous ne connaissez pas les surnoms de mes camarades de classe du collégial…
Il s’interrompt lui-même puis reprend d’une voix songeuse :
— Ces trois camarades étaient là, devant moi, assis autour d’une table, en état d’ébriété… Sur la table, des bouteilles d’alcool et quatre verres… Mais il n’y avait pas que ça… Il y avait aussi une petite boîte qui contenait je ne sais quoi… Je soupçonnais qu’elle contenait de la drogue… En tout cas, ils en avaient pris… Là, j’avais compris qu’ils avaient consommé je ne sais quelle substance illicite… J’ignore comment ils s’en étaient procurés… Par prudence, j’avais refusé. L’alcool ne m’attirait pas… Je me tenais dans un coin et je regardais en silence ce qui se passait… Puis, après leur consommation, voilà Jeff qui faisait des avances à Greg… Ils avaient rapidement baissé leurs pantalons… Un peu trop rapidement à mon avis, mais bon… Inutile de vous dire que j’avais envie de vomir…
Je pense, perplexe : « On dirait une histoire bizarre entre adolescents… Déjà pédé à cet âge-là ? Il me semble qu’ils sont trop jeunes pour ce genre de choses… Je ne peux que remercier Dieu que ce ne soient pas mes fils… »
Je lève mes yeux au plafond en priant mentalement : « Que le Seigneur protège mes fils afin qu’ils ne dévient pas du droit chemin ! »
Comme s’il ignore ma pensée, Henry continue son récit :
— Et Greg avait répondu docilement aux avances… Bon, vous voyez bien ce que je veux dire…
Je confirme d’un mouvement positif en pensant : « À mon avis, l’allusion est vraiment obscène. Mais, Dieu merci, je m’encourage en me disant que mon interlocuteur n’est pas aussi explicite que si j’aurai vu la scène dans une vision. »
— Dan, lui, regardait la scène d’un air amusé…
Moue au visage, Henry continue d’un ton méprisant :
— … qui s’était alors dévêtu à son tour… À ce moment, il est surnommé Danny…
Prise de nausée au fait d’imaginer une telle scène entre trois hommes, je proteste en lâchant mon stylo :
— Évitez-moi les détails, je vous en prie !
Mon interlocuteur baisse sa tête, comme s’il est un enfant grondé et murmure : — Excusez-moi, Madame…
Il relève sa tête et me regarde droit dans les yeux. Je note un mélange de tristesse et de colère dans son regard. Il me fait pitié. Henry demeure silencieux pendant plusieurs minutes, ce qui me semblait une éternité avant de reprendre :
— Une fois que… Dan-Danny s’était joint à leurs petits jeux, je ne vais pas vous raconter la scène en détail…
Je pense, en passant le dos de ma main droite sur mon front : « Merci ! »
Il continue :
— Après s’être ainsi bien « amusés », si vous me permettez les guillemets, ils s’étaient avancés vers moi… Jeff m’avait proposé que je leur fasse des « petits services »…
Je pense, révoltée en mon âme : « Mais c’est vraiment dégueu ! »
Il continue comme s’il n’a pas lu mes pensées :
— Devant mon refus, il m’avait proposé de faire un certain service… par pudeur, je ne dirai pas lequel… pour une somme de cinq cent dollars…
Je pense, perplexe : « Ne serait-ce pas une forme de… prostitution masculine cachée ? »
Henry poursuit son propos, comme s’il n’a pas prêté attention à ma pensée :
— Greg m’avait aussi fait la même proposition, mais pour mille dollars… Et Dan pour mille cinq cent… Dans tous les cas j’avais refusé et je cherchais à leur échapper, mais Jeff, qui avait retrouvé rapidement son manteau pour en sortir une arme à feu. Et il avait tiré vers moi… J’étais alors sorti de mon corps, ce que j’avais compris lorsque j’avais une impression de légèreté que je n’avais jamais ressenti jusqu’alors… Et que les autres ne m'avaient pas vu, comme si j’étais invisible…
Je prends quelques notes en pensant : « Au moins, Henry a rapidement pris conscience de son état… Maintenant, il ne reste plus qu’à lui faire comprendre qu’il ne doit pas rester parmi les vivants, mais qu’il doit partir dans l’Autre Monde… »
L’esprit, comme s’il a lu ma pensée, s’exclame :
— Merci, Madame ! Mais pourquoi devrais-je partir ?
Il agite ses mains devant lui, qu’il serre en poings, et explose d’un ton courroucé :
— Pourtant, ces salauds ne sont pas punis !
Je soupire en pensant : « Oh, Seigneur, aide-moi ! »
Je m’éclaircis la gorge puis je murmure d’une voix douce :
— Monsieur Henry Alston, comprenez-vous que vous ne pouvez pas éternellement rester parmi les vivants ? Et que c’est dans l’ordre des choses qu’après la fin d’une incarnation, les âmes vont dans l’Autre Monde ?
— Oui, je comprends très bien, Madame… Mais pas tant que ces trois connards peuvent encore embêter tout le monde !
Puis l’esprit disparaît de ma vue.
Je soupire et je reprends ma recherche sur l’ordinateur. Cette fois je dactylographie dans le moteur de recherche « 5 juin 1994, route 44, Grandview ». Je parviens à trouver quelques articles qui se résument ainsi : le 5 juin 1994, dans une cabane abandonnée près de la route 44, à Grandview, un adolescent, un certain Henry Alston, âgé de dix-huit ans, a été retrouvé mort, sans doute tué par une arme à feu, selon l’autopsie. Le meurtrier est inconnu.
Je prends quelques notes dans mon calepin puis je reviens derrière le comptoir, car un client vient d’entrer dans la boutique. En regardant d’un air perdu le client, je réfléchis à ce que je pourrais dire à Henry pour le convaincre de partir de la Lumière.
« Peut-être dois-je lui dire que sa colère ne fait que le retenir encore parmi les vivants ?… Dis comme ça, ce n’est pas assez convaincant… Oui, mais quoi encore ? En y ajoutant que j’ai remarqué que la colère empêche les âmes de penser à quelque chose de bien ?… Et que c’est en pensant au bien qu’il est possible d’oublier les mauvais sentiments… Ouais, c’est déjà mieux ! Après, j’ignore si cela le persuade… » Je passe ainsi en revue les différents arguments possibles.
Lorsqu’un client sort enfin de la boutique, l’esprit de l’adolescent apparaît devant moi, à quelques centimètres du comptoir.
Je le regarde droit dans les yeux et je pense : « Alors, Henry, je vous suggère, si vous voulez vraiment quitter le monde des vivants… »
Il serre ses mains en poings et hurle, le visage empourpré:
— Madame Gordon, pouvez-vous comprendre que je ne veux pas quitter le monde des vivants tant que ces trois salauds ne seront pas punis ! ?
Je confirme positivement puis j’ajoute d’une voix qui se veut douce :
— N’avez-vous pas remarqué que votre colère vous retient encore ici ?
— Mouais, réplique-t-il, moue dédaigneuse au visage.
— Et qu’une manière de ne plus penser…
— Facile pour vous ! me coupe-t-il d’une voix courroucée. Oublier un tel coup bas ? Certainement que non !
Puis il disparaît de ma vue.
Je soupire, exaspérée, en tambourinant nerveusement sur le comptoir, le regard qui fixe le vide.
Je pense, en me signant : « Ah, Seigneur, aide-moi à régler ce cas ! »
Vers 17 h 00, je ferme la boutique et je reviens chez moi, où Jim et nos fils m’attendent. J’entraîne mon époux à l’écart, dans la cuisine, pour lui résumer ma rencontre avec Henry Alston. Je commente en russe, exaspérée :
— Jim, que puis-je faire pour aider ce pauvre adolescent à quitter le monde des vivants ?
Il murmure d’un air doux dans la même langue :
— Mel, est-ce que tu t’es renseignée au sujet des circonstances de la mort d’Henry Alston ?
— Oui… Je comprends très bien sa colère contre ses anciens camarades… Mais comment le convaincre de la laisser tomber ?
Exaspérée, j’ajoute :
— J’ai passé en revue tout mon répertoire d’arguments, mais rien n’y fait…
Mine pensive, mon époux serre ma main droite. Nous demeurons silencieux pendant je ne sais combien de temps.
Il répond :
— Tu n’as qu’à lui expliquer que sa colère ne l’aidera pas à quitter le monde des vivants… Quelque chose de la sorte…
— Oui, dis-je en serrant sa main, sauf qu’il ne veut rien entendre… C’est vraiment exaspérant !
— Laisse-lui le temps de réaliser la chose… Je comprends très bien, Mel, que tu voudrais que tous les esprits, au lieu de hanter les vivants, partent directement dans la Lumière après un ou deux arguments…
— Merci du commentaire !
Je suis un peu froissée, mais au fond, Jim a raison. Je suis très idéaliste et je veux bien que les esprits comprennent où ils doivent aller après la fin d’une vie.
Nous demeurons silencieux pendant plusieurs minutes.
Mon époux murmure d’une voix rauque :
— Je suis désolé, Mel, je ne voulais pas te fâcher…
Sourire forcé au visage, je réplique :
— C’est correct… J’avoue que tu as raison… Je n’en suis pas fâchée, puisque c’est la vérité…
Il me sourit gentiment puis ajoute :
— Ma chérie, ne t’en fais pas pour cet esprit… Cet adolescent rebelle… Pour te changer les idées, ne veux-tu pas plutôt t’occuper du souper ?
Je confirme ses propos d’un mouvement de tête positif. Il me lâche la main et nous préparons le repas, à savoir des kalitki.
Après avoir mangé et fait la vaisselle, je continue mon tricot au salon, tandis que nos fils jouent avec leur insouciance enfantine près de nous. Jim est assis en face de moi, avec son cahier de notes ouvert, pour réviser en vue de ses derniers examens de la session.
Un peu plus tard, j’envoie Christopher et Jack dormir dans leur chambre. Lorsque je reviens au salon, je remarque aussitôt la présence de Jean Bude de Guébriant, mine sérieuse, entre la table basse et le téléviseur. Je pense en soupirant : « Que voulez-vous me dire ? »
Je détourne mes yeux de lui pour dire à mon mari en russe :
— Jim, on a de la visite…
Les sourcils levés, il relève sa tête de son cahier de notes et balbutie :
— Un esprit ?
— Oui… L’Observateur français…
— Et tu me rapporteras ce qu’il te dira ? demande mon mari en se penchant à nouveau sur ses notes.
— Bien sûr que oui ! Laisse-moi discuter avec lui !
Je ramène mon attention vers l’esprit et je dis :
— Monsieur l’Observateur, que voulez-vous me dire ?
Sans se départir de son sérieux, il répond :
— Quelques informations concernant Messieurs Henry Alston, Jeffrey Colson, Daniel Seitz et Gregory Roth.
Je pense « C’est-à-dire ? »
— Et bien, continue-t-il, je précise que Jeffrey Colson et ses deux autres amis ont enlevé le pauvre Henry, dans l’intention de l’introduire à des vices contre-nature. Et que ces trois sodomites sont des bonnes connaissances du Bohémien. Ils se rencontrent souvent au cours des orgies des Anderson…
Je soupire et je proteste :
— Pourtant, la dernière fois que vous m’avez mentionné ces orgies, vous m’avez dit que vous ne me direz pas tous les noms… Pourquoi maintenant sortir ce détail dégoûtant ?
Je note du coin de l’œil que mon mari me regarde d’un air étonné.
Je pense : « Désolé, Jim, de te déconcentrer, mais c’est plus fort que moi… »
— Parce que c’est la suite de cette première initiation dans la cabine abandonnée, continue l’Observateur d’un air aussi sérieux. Je ne peux pas vous cacher, Madame Gordon-Clancy, qu’ils sont tous des bisexuels.
Je place mes mains sur mes oreilles en pensant : « S’il vous plaît, épargnez-moi les détails, j’en avais assez avec Vivian Sembrook ou de que-sais-je-qui ! »
— De Steve Sinclair, me corrige le Français.
— C’est toute la même chose ! ajoute-je.
Un silence plane pendant plusieurs minutes. J’ôte mes mains de mes oreilles, sous le regard interrogateur de Jim. Je tourne légèrement ma tête vers mon mari et murmure :
— Pardonne-moi, Jim, mais j’avais peur que l’Observateur allait me dire Dieu-sait quel détail des scènes d’orgie…
— Tu m’inquiètes beaucoup, Mel, commente mon époux d’une voix rauque.
Je ramène mon attention vers Jean Bude de Guébriant et lui demande :
— Monsieur l’Observateur, désolée pour l’interruption…
— Je comprends tout à fait votre réaction, me rassure-t-il d’un ton gentil.
— Alors, puis-je vous poser une question ? dis-je.
— Oui.
— Si vous dites que Carl Neely et ses amis se rencontrent souvent dans des orgies bisexuelles, comment sa femme n’a rien remarqué ?
— Elle n’a rien remarqué, ou plutôt, elle sait tout, car elle y participe.
— Quoi ? Ai-je bien entendu ? commente-je en retenant mon envie de vomir.
Je pense : « Je me demande bien pourquoi un couple aurait besoin d’autres gens… Une activité sexuelle, c’est seulement un homme et une femme, pas plus… »
Le Français, comme s’il ignore ma pensée, continue :
— Oui, vous avez bien entendu, le Bohémien et son épouse connaissent, par ailleurs, Messieurs Jeffrey Colson, Daniel Seitz et Gregory Roth. C’est un fait. Aussi, Jeffrey Colson est un policier détective qui est aussi complice de basses œuvres pour le compte de leurs supérieurs, le Sergent Patrick Gruenwald et le Lieutenant Jack Sutherland.
— Là, je pense que ça dépasse tout ce que j’ai pu imaginer…
L’Observateur hausse les épaules puis disparaît de ma vue.
Je me retourne lentement vers mon mari pour lui résumer les propos du Français. Je suis complètement dépassée par ce que j’ai entendu.
Jim m’écoute attentivement puis commente tout simplement :
— Tu vois, Mel, que j’ai raison…
— Par rapport à quoi ?
— Au fait que la femme de Carl était susceptible de participer aux orgies avec lui… C’était logique…
— Ouais, dis-je à contrecœur.
Un silence plane entre nous pendant plusieurs minutes, qui me semblent une éternité.
Jim dépose son cahier de notes sur la table basse puis s’approche de moi pour m’enlacer. Il murmure en russe à mon oreille :
— Mel, rassure-toi d’une chose : nous en savons un peu plus sur Carl Neely…
Je m’exclame :
— Qu’il est une ordure, oui !
Petit sourire aux lèvres, il ajoute d’une voix douce :
— Voilà, tu as tout résumé… Pour moi, l’essentiel est que tu ne penses pas que je participe moi aussi à de telles… choses…
— À vrai dire, je n’ai jamais douté…
— Moi non plus… Tu peux seulement t’encourager en te disant que ton mari n’est pas avec eux.
— C’est vrai… Dit ainsi, tu as raison…
Il m’embrasse sur les joues et le front pour me calmer.
Il ajoute :
— Mel, il est tard, je pense qu’il est temps d’aller dormir…
Je pense : « Je commence sérieusement à être fatiguée… Trop d’infos en une seule journée… Ce n’est pas de tout repos avec les esprits… »
J’approuve ses propos puis je murmure :
— C’était toute une journée aujourd’hui…
Jim se lève du canapé et me prend par les mains pour me forcer à me lever.
Nous nous rendons, main dans la main dans notre chambre. Avant de dormir, comme toujours, nous récitons la prière du soir que j’ai aussi apprise à nos fils. Heureusement, que le Seigneur soit loué, la nuit est calme, sans aucun cauchemar.
Le lendemain, je suis dans ma boutique d’antiquités en avant-midi. Mon mari est à la maison avec nos fils, car il ne travaille qu’en après-midi. Voilà peut-être une demi-heure que je fais le tour de ma boutique pour m'assurer qu’il ne manque pas un objet sur les étagères et les présentoirs, qu’un esprit se manifeste devant moi, vers ma droite. Intriguée, je tourne la tête vers lui : Laurie Gibeau, qui affiche un air joyeux, les yeux brillant.
Je pense : « Que voulez-vous ? »
Elle répond, comme si elle a lu ma pensée :
— Monsieur Henry Alston vient de partir dans la Lumière.
— Comment ? fis-je, étonnée.
— Vous avez bien entendu. Le pauvre Henry est enfin parti dans la Lumière…
Laurie fait mine de regarder sur une montre sur son poignet gauche et continue :
— Il y a quelques minutes.
Je pense, vexée, en croisant les bras sous ma poitrine : « C’est vraiment gentil de faire passer dans la Lumière des esprits ! Je sers à quoi alors ? À rien ! »
Doux sourire aux lèvres, l’Observatrice française murmure d’une voix chaleureuse :
— Ne soyez pas fâchée, je vous en prie, Madame Gordon-Clancy. Vous devez plutôt voir ceci comme une aide lorsque vous êtes à court d’arguments avec les esprits les plus difficiles à convaincre…
Perplexe, je pense : « Ouais, mais dans ce cas, si vous pouvez ainsi passer dans la Lumière n’importe quel esprit, dites-moi alors quel est ce mystérieux argument définitif qui fait fléchir même les plus entêtés ? »
Un petit sourire au coin des lèvres, elle fait un clin d’œil puis répondit :
— C’est un secret entre nous… Les esprits…
Laurie Gibeau disparaît de ma vue en passant au travers l’étagère la plus près d’elle.
Je soupire et je me rends derrière le comptoir jusqu’à la fin de mon quart de travail.
Lorsque je reviens chez moi pour le midi, j’informe mon mari de la fin de cette histoire. Il m’embrasse sur les lèvres en signe d’encouragement.