Personne n’écrit au Colonel

Chapitre 1 : Personne n'écrit au Colonel

Chapitre final

3833 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/09/2024 17:38

Contribution au Défi d'écriture du forum Fanfictions.fr, Perdu dans l'espace (mai à juin 2023) en seconde chance. Les deux niveaux du Défi sont présents. Et contribution au Jeu d’écriture (juillet à août 2024), mot-clef Frontière.


Précision concernant les personnages dans l’univers alternatif historique

Jim Clancy devient Iakov Vladimirovitch Cherktov

Mélinda Gordon devient Milena Pavlovna Cherktova, née Gordeeva

Le sergent Matt Murphy devient Le Serjant Mikhaïl Porphyriévtich Molotov

Le corporal Hector Sanchez devient Le Yefreïtor Hector Iefremovitch Schmidt

Steve Simmon devient Semion Ilitch Skriabine

Dekker devient Dimitri Konstantinovitch Petrovitch



Personne n'écrit au Colonel



Par un beau jour d’août 1942, le Serjant Mikhaïl Porphyriévtich, un ami de Iakov Vladimirovitch Cherktov, revenu de sa mission militaire à Sébastopol, se promène dans les environs de Katcha, très dépressif depuis la mort de ses compagnons d’arme le Yefreïtor Hector Iefremovitch Schmidt, Semion Ilitch Skriabine et Dimitri Konstantinovitch Petrovitch. Il se sent coupable de leurs morts, rongé de culpabilité, sa conscience ne le laisse pas dormir tranquille. Le grand homme aux traits délicats, aux yeux bruns éteints et aux cheveux châtains déambule depuis plusieurs heures déjà dans le bois environnant, empruntant un petit sentier, écoutant distraitement le zinzinulement des mésanges. Vêtu de son ample uniforme vert olive ornée d’insignes militaires, il marche d’un pas rapide, gardant ses réflexes du métier.


Soudain, il arrive dans une ville particulière, aux maisons basses de pierres et de bois, aux toits vert forêt et aux petites fenêtres. Toutes les maisons se ressemblent et aucune ne manifeste un signe de vie, pas une lumière, pas un bruit, pas une voix au loin, pas de mouvement. En un mot, une ville abandonnée, une ville fantôme. Il remarque qu’aucun trottoir ni rue n’est asphalté. Il revient sur ses pas, espérant revenir à Katcha, mais en vain. Confronté à trois voies et ne se remémorant plus laquelle il a emprunté, il renonce et continue son exploration de la ville, parcourant maintes rues et notant divers arbres décharnés sur son chemin, des lampadaires et des feux de signalisation délabrés. Un frisson parcourt son échine, l’air lui manque tellement une lourdeur plane autour de lui, pressant ses poumons.

— Y-a-t-il quelqu’un dans cette ville ? s’interroge à mi-voix le militaire, promenant ses yeux agrandis d’inquiétude à droite et à gauche, ayant un sentiment confus d’être suivi, serrant sa main puissamment autour du manche de l’arme et accélérant le pas. Il se retourne, mais personne ne l’observe. Pourtant, son angoisse augmente lorsque plusieurs paires de yeux invisibles le suivent continuellement et semblent se rapprocher derrière le dos du militaire, le forçant à se retourner à intervalles réguliers, de plus en plus confus.

Se promenant entre les rues et les ruelles, il se souvient de la mort tragique de ses compagnons d’arme, mort lors d’une explosion, alors qu’il est parvenu à s’enfuir donnant trop tard l’ordre de se replier. Cette pensée le terrifie, le laissant impuissant.


Après quelques heures de marche silencieuse sans rencontrer un seul habitant, il discerne des immenses trains dans une gare, mais tout semble abandonné, aucun signe de vie. Depuis la gare, il remarque un rivière au courant fort. Il l’observe silencieusement pensant que le temps guérira toutes ses blessures, y incluant son sentiment de culpabilité. Au moins, il l’espère. Il soupire et constate que les trains verts et blancs sont recouverts de lierres et de poussière, figés dans le temps depuis plusieurs années. Les grandes et sombres fenêtres qui le fixent comme des yeux endormis donnent une ambiance sinistre et lourde à l’endroit, lui engendrant un frisson dans le dos malgré sa vaillance à toute épreuve. Plusieurs paires d'yeux le fixent, lui donnant une terreur mortelle, ses yeux affolés se promènent de gauche à droite et de droite à gauche dans l’espoir de repérer des gamins qui lui jouent un mauvais tour, mais en vain, la gare est vide, pas un bruit, pas un souffle, pas un être vivant en chair en os. Il serre plus fortement son arme près de lui, les sens alertes, le pas rapide.


Большие города,

Пустые поезда,

Ни берега, ни дна -

Всё начинать сначала.

Холодная война

И время, как вода,

Он не сошёл с ума,

Ты ничего не знала.

[Bolʹshiye goroda,

Pustyye poyezda,

Ni berega, ni dna -

Vsyo nachinatʹ snachala.

Kholodnaya voyna

I vremya, kak voda,

On ne soshyol s uma,

Ty nichego ne znala.]

Grandes villes,

trains déserts,

Ni rivage, ni fond -

Tout est à recommencer.

Guerre froide

Et le temps est comme l'eau

Il n'est pas fou,

Tu ne savais rien.


Il entend, soudain, un bruit étrange, lui rappelant celui d’un coup de feu. Le sergent court se cacher derrière l’un des trains, apeuré, les yeux agrandis de frayeur, les mains moites et tremblantes, cherchant fébrilement son arme, doigt sur la gâchette, prêt à tirer au moindre mouvement suspect.


Un souvenir lui revient à l’esprit. Des bruits de coups de feu répétés se sont rapprochés, des explosions non loin de sa position se sont entendues distinctement. Son unité est cachée derrière des arbres, tirant sur les nazis. 

— Yefreïtor Skriabine, a-t-il ordonné, baissant ses jumelles, couché à terre, près d’un arbuste, les ennemis approchent et ils sont trop nombreux ! Fuyons à l’est, à l’arrière, vite !

Et il s’est enfui vers l’endroit mentionné, n’attendant pas que les autres arrivent. Se dirigeant vers le quartier général, un bruit d’explosion lui est parvenu aux oreilles. Il s’est retourné et s’est pétrifié comme s’il a vu Méduse devant la scène qui s’est offert à lui : l’endroit où il a été il y a quelques minutes n’est que ruine, détruit par des explosifs, une odeur de chairs carbonisées lui est parvenu à ses narines, lui donnant envie de vomir sa bile. Il a accouru vers ses compatriotes, et n’a trouvé que des cadavres mutilés par les balles et l’explosion. Essayant de dégager et de traîner ses compagnons d’arme, il a renoncé vite lorsqu’il a constaté un nazi à quelques mètres de lui. Il a visé froidement l’ennemi avant qu’il n’a donné l’alerte et a couru jusqu’à perdre l'haleine, s’arrêtant au quartier général où d’autres collègues l’ont accueilli gentiment, ignorant la triste fin de son unité.


Le sergent sort de sa cachette pour constater qu’un pic vert est posé sur un arbre décharné près de la clôture de la gare, recherchant de la nourriture. Soulagé, il continue sa promenade, toujours aux aguets. Il a perdu la notion du temps tellement le paysage ne bouge pas, aucun souffle d’un doux zéphyr ne vient tempérer la chaleur du soleil qui darde ses rayons impitoyables sur la ville. Mais il a toujours l’impression d’être suivi par des yeux invisibles et maléfiques, le laissant angoissé, les mains tremblantes et tout le corps prêt à réagir au moindre son, au moindre soupçon d’un regard insistant ou d’un geste menaçant. 

La soif le pousse à arriver au centre de la ville où dix hommes sont dans un train. Ce dernier est vieux, tellement vieux qu’il est à peine fonctionnel. Le conducteur exécute mécaniquement son travail, les passagers sont tout aussi ternes et sans vie que le conducteur. À l’arrêt, Mikhaïl aborde l’un des hommes, un grand et élancé trentenaire à la barbe fournie, aux cheveux noirs coupés courts et avec des lunettes solaires qui cachent ses yeux. Sa mine enjouée incite le militaire à l’aborder en ces termes : 

— Jeune homme, pouvez-vous me dire où nous sommes ? Dans quelle ville suis-je arrivé ? Je voudrais quitter le plus rapidement possible cet endroit.

Étonné, l’interpellé descend ses lunettes, dévoilant des yeux gris. Il le fixe pendant quelques minutes. Minutes qui semblent une éternité pour Mikhaïl, impatient, qui commence à trépigner. L’inconnu ajuste son veston noir avant de lui répondre.

— Vous avez trouvé notre ville ! s’exclame-t-il d’une voix rauque, regard brillant d'une étrange lueur indescriptible. Enfin quelqu’un nous rend visite ! Soyez la bienvenue ! Je vous conseille de passer dans l’auberge Au bon sommeil.

Et l’homme le quitte d’un pas empressé, ajustant les lunettes solaires sur son nez d’un geste sec. Le militaire est abasourdi par la réponse et le comportement de l’habitant et encore plus par son attitude. Il continue sa promenade, observant les façades pour essayer de discerner l’insigne de l’auberge, mais en vain. 



Après plusieurs heures de marche, au bord du désespoir et se demandant si le jeune homme ne l’a pas menti, la fameuse auberge recherchée se dessine sous ses yeux, apparue de nulle part. Ravi, il constate une lumière de la fenêtre donnant un peu de vie à la façade grise. Entrant dans l’auberge à la porte de fer, le militaire est apostrophé sévèrement d’un ton bourru par le propriétaire, un homme de quarante ans chauve, derrière un comptoir polissant des verres : 

— Qui êtes-vous ? Pourquoi me dérangez-vous ? Vous n’êtes pas un client régulier ! Dehors !

L’aubergiste, déposant son verre poli, joint le geste à la parole, ajustant son gilet noir, d’une main, de l’autre, il lui indique la porte.

— Je ne suis pas n’importe qui ! s’offusque-t-il. Je suis le Serjant Mikhaïl Porphyriévtich Molotov ! D’ailleurs, c’est l’un des citoyens de votre ville, dont j’ignore toujours le nom, qui m'a conseillé de venir ici ! Avez-vous un peu de vodka ?

Le mystérieux aubergiste, étonné de la réponse, cesse son action et lui demande d’un ton professionnel : 

— Avant de vous servir de la vodka, puis-je savoir qui est ce citoyen qui vous a conseillé de venir dans mon auberge ?

— Un grand et élancé homme de trente ans empressé et peu aimable malgré son air enjoué qui porte des lunettes solaires camouflant ses yeux gris. Il a des cheveux noirs.

Une lueur d’étonnement traverse les sombres yeux de son interlocuteur.

— Lui ? Vous n’êtes pas sérieux ?...

Il fixe le militaire, espérant discerner une lueur d’espièglerie, mais en vain.

— … Sachez que vous êtes indésirable dans mon auberge ! …

Le militaire fronce des sourcils, perturbé par la réaction.

— … Mais, aujourd’hui seulement, je vous donne votre vodka, précise le quarantenaire.

Une fois que le militaire paie sa consommation, il interroge le propriétaire, puisque l’endroit est vide, seul un vieil homme décharné ressemblant plus à un défunt qu’à un vivant dans son large complet brun est dans un coin de la salle, buvant silencieusement du kvas : 

— Pouvez-vous me dire le nom de la ville ?

Le front de l’aubergiste se plisse, ses yeux deviennent des fentes, baissant la tête, ne sachant que répondre.

— La ville maudite, éructe le vieil homme, brisant son verre. La ville des cauchemars et des remords !


Ce bruit plonge le militaire dans un souvenir. Une vitre a éclaté sous un rafale de balles ennemies. Son unité et lui-même ont essayé de se sauver et de se protéger du mieux qu’ils l’ont pu. Se traînant sur le ventre, ajustant son arme pour viser sur le nazi à quelques mètres d’eux, il a ressenti une douleur lancinante à la jambe, une balle traîtresse s’est logée.

— Corporal Skriabine et mon unité, évacuation immédiate ! Repliement au quartier général ! Vite ! a-t-il hurlé.

— Oui, mon sergent ! Mais nous ne pouvons vous laisser seul ! 

— Non, courrez ! Sauvez-vous ! 

Semion et Dimitri l’ont traîné jusqu’à la sortie, sous des murmures de protestations du militaire, alors que Hector a observé le mouvement ennemi. 

Une fois cachés derrière des arbres loin de la ligne de mire, les deux militaires ont transporté leur chef par les bras et les jambes et ont couru le plus rapidement possible jusqu’au quartier général. 

Mikhaïl a lâché une larme malgré lui, touché par le dévouement de son unité envers lui, grimaçant sous la douleur.


L’aubergiste rompt le silence lorsqu’il constate que les pupilles dilatés du militaire et son regard vitreux reviennent à la normale.

— Monsieur le sergent, comment vous nous avez-vous trouvés ? 

— Au hasard… En me promenant… Je voulais revenir sur mes pas, mais impossible ! …

Il soupire, puis relève sa tête, fixant l’aubergiste.

— … Sinon, saviez-vous qu’il y a une gare abandonnée près de la rivière ? Pourquoi ?

Les deux interlocuteurs échangent un regard paniqué.

— Disons que la gare est maudite, déglutit le vieil homme, ses traits se tordent sous la frayeur qui se lit dans ses yeux, main droite tremblante autour du nouveau verre d’alcool. Des esprits habitent l’endroit ! Je suis plutôt étonné que vous soyez encore vivant ! Personne ne sort de là en chair et en os ! Et tous deviennent fous !

— Vous êtes maudit ! s’exclame l’aubergiste. 

— Attendez un peu ! s’énerve le militaire, sourcils froncés de l’attitude superstitieuse de ses interlocuteurs. Avez-vous des nouvelles de la ville ? Son nom ?

— La ville sans nom est maudite ! … Il n’y a que quelques habitants, une vingtaine au total depuis une certaine catastrophe et un certain siège… Sinon, revenons à vous, monsieur Mikhaïl Porphyriévtich… Porphyriévtich Molotov…

L’aubergiste fouille dans ses papiers éparpillés sur une table en chêne près du comptoir.

— … Vous n’avez aucune lettre, aucune missive, ni télégramme à votre nom ! …

— Des télégrammes ? Des lettres ? s’étonne le militaire. Je ne comprends pas ! Personne ne m’écrit !

— … Personne ne vous écrit ! lui confirme-t-il. Et vous êtes indésirable dans notre ville ! Quittez cette auberge ! Vous êtes porte-malheur !

Le militaire sort d’un pas traînant de l’endroit. Seul le bruit de ses bottes résonne dans l’auberge.


 

Полковнику никто

Не пишет,

Полковника никто

Не ждёт.

[Polkovniku nikto

Ne pishet,

Polkovnika nikto

Ne zhdyot.]

Personne n'écrit au Colonel*

Personne n'attend le Colonel*.


Mikhaïl Porphyriévtich, intrigué par la ville et ses habitants, continue sa promenade solitaire dans un silence assourdissant et angoissant, oppressant. Il ressent des regards le fixer à la dérobée et des murmures et rumeurs derrière son dos, mais rien ne lui parvient distinctement. Ne cessant de se retourner de temps en temps, il s’approche d’un petit homme de quarante ans aux airs nonchalants qui l’observe indiscrètement.

— Monsieur, pourquoi me fixez-vous ainsi ? Suis-je si étrangement vêtu ?

Fuyant du regard le visage du militaire, il bredouille : 

— Non, non… Vous n’êtes pas étrangement vêtu, au contraire ! … Les rumeurs vont vite dans notre ville ! Vous êtes indésirable ! Partez ! Vous êtes maudit ! ...

Il se signe furtivement.

— … Je ne peux vous aider.

— Mais que dites-vous ? Je ne suis pas maudit, soupire, exaspéré le militaire.

— Vous l’ignorez, mais des démons vous suivent ! Les démons de la gare ! Arrière suppôt de Satan !

Surpris de la réponse, Mikhaïl met fin à la conversation en le quittant. 

Il arrive à un petit kiosque ambulant. Le vendeur de journaux locaux, un grand homme aux cheveux blonds coupés courts et aux yeux bleu ciel, l’ignore. Il continue sa promenade parcourant plusieurs rues, observant les mêmes maisons et les mêmes arbres, sous le regard indifférent des passants, tout en ressentant des regards insistants et malveillants derrière son dos.


На линии огня

Пустые города,

В которых никогда

Ты раньше не бывала.

И рвутся поезда

На тонкие слова,

Он не сошёл с ума,

Ты ничего не знала.

[Na linii ognya

Pustyye goroda,

V kotorykh nikogda

Ty ranʹshe ne byvala.

I rvut·sya poyezda

Na tonkiye slova,

On ne soshyol s uma,

Ty nichego ne znala.]

Dans la ligne de feu

Les villes désertes

Dans lesquelles tu n'avais jamais été auparavant*

Et les trains explosent

Sur des mots aiguisés,

Il n'est pas fou,

Tu ne savais rien.


Le sergent revient à la gare, analysant les trains. Constatant qu’à certains endroits les wagons ont des trous de différentes tailles, il suppose qu’ils ont été victimes des assauts nazis. Il sursaute lorsque l’un d’eux se détache et se fracasse contre le mur, mû par une puissance et une volonté étrangère. Il capte un murmure froid derrière son dos. Se retournant, il n’y a personne.

— Pourquoi persistez-vous à revenir ici ? chuchote une voix masculine claire.

Le colonel se retourne vers la direction de la voix qui ressemble comme un souffle d’un vent.

— Voulez-vous un rappel de vos peurs ? insiste une autre voix masculine.

Le sergent se retourne, ne discernant toujours personne. Il pense qu’il devient victime d’hallucinations, ses membres tremblent de frayeur.

— Vous rappelez-vous des horreurs de la guerre ? éructe une troisième voix masculine courroucée. Des invalides et des morts… 

— Taisez-vous ! hurle le sergent, mettant ses mains sur ses oreilles pour bloquer le son.

— … Sans oublier la mort… 

Le militaire tourne sa tête à gauche et à droite, lueur de terreur dans son regard, et court jusqu’à la clôture délabrée, fixant avec terreur, les yeux agrandis, les mains moites et tremblantes, les trains vides et criblés de balles. Il ne comprend aucunement comment il peut entendre des voix alors qu’il empêche tout son de parvenir à lui.

— … Ces yeux ternes de quelqu’un qui a trop vu d’horreurs ! Ces yeux ternes de toute vie parce que vous êtes témoin d’autant de morts !

Il court entre les trains pour fuir ces voix oppressantes et désincarnées.

— Je ne veux plus vous entendre ! s’emporte Mikhaïl, frappant de ses poings le sol dans son désespoir, déposant son arme à ses côtés.

— Vous êtes fautif de la mort de vos compagnons d’arme ! ajoute une voix masculine grave.

Le militaire soupire, désemparé, impuissant, tremblant.


Он не сошёл с ума,

Ты ничего не знала.

[On ne soshyol s uma,

Ty nichego ne znala.]

Il n'est pas fou,

Tu ne savais rien**.


Soudain, une détonation s’entend : un wagon se détache, effrayant le trentenaire qui court se cacher derrière l’arbre décharné, couché par terre, avant qu’il ne l’écrase. Il demeure dans cette position pendant plusieurs minutes, assailli par les horreurs de la guerre, au bord de la folie, se rappelant tous les morts et les mutilés de la guerre, se rappelant du terrible et horrible siège de Sébastopol. Il est prostré devant l’horreur et la folie de la guerre, devant la lueur de détermination et de haine des nazis et de la lueur de détermination et d’inquiétude de ses supérieurs, malgré tout le courage qu’ils essaient de leur insuffler, malgré leur volonté à insuffler une force nouvelle pour continuer à se battre. Il entend à nouveau les ordres des supérieurs, les cris confus des blessés, les coups de feu et les explosions.



Aussi inattendu qu’un orage au milieu d’un jour clair, Iakov et son épouse Milena arrivent essoufflés non loin de la gare. Courant depuis plusieurs heures déjà, le grand médecin militaire aux yeux bleus et la petite et élégante femme s’arrêtent à quelques mètres de leur ami militaire, l’observant. Milena, vêtue d’un tailleur beige qui souligne sa féminité avec des souliers bien assortis, promène ses sombres yeux du sergent aux esprits errants. Elle se racle la gorge et affirme posément à Hector Iefremovitch, Semion Ilitch et Dimitri Konstantinovitch une fois qu’elle reprend son souffle : 

— Messieurs les militaires, pourquoi suivez-vous le sergent Mikhaïl Porphyriévtich ?

Les trois esprits errants, respectivement un grand homme aux traits grossiers et peu avenant, aux yeux bruns et aux cheveux marron; un petit homme aux traits délicats et sympathiques malgré ses yeux gris sévères et aux cheveux brun foncé et un grand homme mince aux traits tirés, aux yeux bleu ciel et aux cheveux blond cendré, fixent simultanément, yeux arrondis d’étonnement, Milena.

— Nous ne voulons pas qu’il aille à la gare ! Ne remarquez-vous pas que de sombres entités la peuplent ? s’exclament-ils à l’unisson.

Tournant sa tête à droite et à gauche, la femme extraordinaire constate des sombres formes fantômatiques aux regards flamboyants et aux voix hypnotisantes qui insufflent un courant de désespoir au vivant, le culpabilisant des morts au combat, lui envoyant des images d’horreur des guerres passées et présentes et l’immobilisant les membres par des airs froids. Elle blêmit, angoissée.

— Sergent Mikhaïl Porphyriévitch, bredouille l’épouse d’Iakov, je sais que vous n’êtes pas fou ! Venez avec nous ! Quittez cet infâme endroit peuplé de sordides entités !

Relevant sa tête, l’interpellé la fixe, incrédule.

— Mon ami, le sergent, ajoute posément le médecin militaire, ma femme vous dit la vérité… Elle a un don depuis son enfance et elle voit les esprits errants… Elle a aidé maints défunts militaires, entre autres, à ne plus déranger les vivants !

— Singulier, commente le militaire. Mais comment me débarrasser de ma culpabilité… Je suis responsable de leur mort ! se lamente-t-il.

— Quittez cet endroit ! lui hurlent les trois défunts à l’unisson, traits tendus.

La chuchoteuse d'esprits rapporte les paroles au militaire qui soupire, mais obtempère prestement. 

Le médecin militaire, son épouse et le sergent quittent la gare précipitamment, suivis par les trois esprits errants des compagnons d'armes de Mikhaïl. Personne ne remarque les formes fantomatiques de la gare et l’étrange trentenaire aux yeux gris — caché derrière la porte du bâtiment abandonné depuis quelques heures déjà — qui les observent et qui rient. Les esprits se promettent de rendre visite au militaire pour le torturer et l’amener dans le gouffre sombre de la folie en lui envoyant des images du passé. Le vivant affiche un sourire énigmatique, conscient que les esprits de la gare suivront le sergent et murmure : 

— La ville à la gare maudite hantera vos jours et vos nuits ! Vous ne pouvez échapper aux esprits et aux démons ! Ils vous poursuivront !

Les jeux n’ont fait que commencer pour eux, maintenant qu’ils ont trouvé leur victime.




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* La chanson est Полковнику никто не пишет [Polkovniku nikto ne pishet, Personne n'écrit au Colonel] du groupe biélorusse Bi-2 et les vers avec des astérisques signifient qu’il y a une modification dans la traduction, ne respectant pas la structure de la chanson originale.

**Les deux derniers vers ont été répétés par notre choix, aucunement dans la chanson originale.

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