Apparences trompeuses
Chapitre 3 : Maternité et immortalité
7662 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 24/09/2025 11:34
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Maternité et immortalité
2053, un matin, au Vingt-Septième Royaume.
Catherine était heureuse. Il y a une semaine elle avait épousé officiellement Kochtcheï l’Immortel, ce sorcier slave millénaire énigmatique et charmant. Comme promis, ses parents, ses grands-parents et l’ami inspecteur de ses grands-parents, Carl Neely, étaient présents le jour de la cérémonie. Une journée mémorable à laquelle rien ne manquait, ni mets exquis, ni boissons, ni gâteaux, ni cadeaux. Bref, une merveille, mais rien ne dépassait la nitescence des yeux sombres du mage maléfique lorsqu’elle le prit officiellement comme mari devant le maire de la ville et leurs témoins.
Se mirant dans la glace, la jeune reine tressa ses cheveux lustrés. Elle tenait d’une main la mystérieuse lettre qu’il lui avait donnée au début de leur relation. Cette lettre qui permit à chacun d'apprendre un plus sur l’autre, découvrant des facettes insoupçonnées au détour d’une discussion. En pensant aux mois qui s’écoulèrent depuis cette simple lettre jusqu’à maintenant, elle esquissa un sourire radieux. La jeune femme ne remarqua pas que son immortel époux était entré dans la pièce planant jusqu’à elle. Ses yeux sombres scintillèrent de joie lorsqu’il vint la serrer tendrement contre lui. Il lui susurra à l’oreille :
— Katiouchka, à titre d’épouse, tu dois acquérir l’immortalité ! Je vais te dévoiler le mystère de la vie éternelle !
Elle rougit jusqu’à la pointe des oreilles.
— C’est gentil, Kostya ! Mais pour quelle raison ?
Elle l’embrassa amoureusement avant de le fixer, attendant sa réponse, intriguée.
— Parce que je veux t’avoir à mes côtés pour l’éternité et, depuis peu, tu portes notre fils ! se réjouit-il.
Il fit quelques pas de danse aérienne dans la salle, tellement sa joie était à son comble. La jeune artiste ne put cacher son étonnement.
Après quelques minutes de silence, Catherine demanda à Kochtcheï d’où lui venait cette certitude qu’elle soit enceinte.
« Mon assiette magique, celle-là même que j’utilise tous les jours pour connaître les moindre nouveautés dans notre Royaume et dans les mondes, et mon grimoire des devoirs conjugaux, celui qui se trouve dans le premier tiroir de la table de chevet, me l’ont dit », répondit-il en esquissant un sourire énigmatique.
Puis, s'asseyant sur le bord du lit, elle l’interrogea avec une lueur d'inquiétude dans le regard :
— Kostya, je doute que l’immortalité soit souhaitable maintenant, alors que je suis… enceinte.
— Pourquoi ? s’étonna-t-il, en la fixant sévèrement. Être immortelle, ceci signifie que nos enfants le seront aussi et que tu règneras à mes côtés pour l’éternité !
Il agita ses mains dans les airs, gesticulant. Il plia ses doigts à chaque élément énuméré.
— Je n’aurais plus besoin de te chercher à chaque réincarnation, ni à rebâtir notre relation depuis le début ! Sans oublier que tous nos enfants seront aussi biologiquement les tiens !
Il avança de quelques pas dans la pièce et observa par la fenêtre l’agitation des passants qui fourmillaient en contrebas dans les rues de son royaume. Puis, il fit un geste de la main comme pour balayer tous les contre-arguments possibles et lui adressa ces paroles :
— N’est-ce pas fabuleux et fantastique ?
— En es-tu si certain, Kostya ?
Il se retourna pour affronter le regard de son épouse :
— Oui, tout aussi inébranlable que le chêne sur l’Île Bouïane, Ya dorogaya sila, que les Germains ont nommé Yggdrasil(1) !
Il était à quelques millimètres d’elle, lui permettant de lire dans ses yeux avec aisance les centaines de nuances d’émotions qui s’y reflétaient, de la colère, de la tristesse et de l’anxiété. Ce mélange donna le tournis à sa jeune épouse. Cette dernière ferma brièvement les yeux, émue jusqu’au tréfonds de son être, saisissant quel poids millénaire il portait sur ses épaules. Elle prit une grande inspiration et répondit :
— Pourtant l’âme est immortelle, pourquoi vouloir une immortalité du corps ? J’ai bien vu les fantômes se déplacer à la vitesse de la lumière. En le temps d’une pensée et ils sont là où ils désirent être, sans ressentir la faim, la soif et la fatigue, ce qui est le propre de l’enveloppe corporelle. Pourquoi rechercher l’éternité pour le corps au détriment de l’âme ?
Une lueur entre le doute et la colère traversa les yeux de son noble époux. Il soupira et répliqua :
— Katiouchka est philosophe maintenant !
L’interpellée haussa les épaules et murmura :
— Pas du tout, je ne fais qu’un constat à partir de ma simple expérience de passeuse d’âme au contact avec l’Autre monde !
— Nous sommes déjà dans l’Autre monde, ma chérie, sauf en chair et en os !
— Alors notre fils ou notre fille… commença Catherine.
— Notre fils, la corrigea-t-il immédiatement, sans sourciller.
— D’accord, alors notre fils sera un être d’exception, issu de ton immortalité et de ma mortalité ! Il sera un héros ! Un héros n’a pas une vie facile !
Ses yeux devinrent aussi grands que des soucoupes.
— Et en plus, s’il hérite, comme dans ma famille paternelle, ce don de communiquer avec les défunts, qui parfois s’avère une malédiction, il sera un garçon bien particulier.
Le sorcier lévita jusqu’à son épouse et l’enlaça tendrement avant de lui chuchoter à l’oreille.
— Raison supplémentaire pour que tu deviennes immortelle, éviter le statut hybride à notre fils ! Et surtout parce que le temps s’écoule différemment dans mon Royaume que sur la Terre.
Après un silence, comme si le monde entier était suspendu à ses lèvres, elle lui répliqua :
— Pourquoi devrais-je être immortelle ? Pourquoi n’ai-je pas le choix ?
Il prit un peu de distance de son interlocutrice.
— N’oublie pas que les hommes, depuis des siècles, cherchent à percer le mystère de la vie dans l’espoir d’accéder à l’éternité ! Combien d’hommes mourraient pour mettre la main sur ce grimoire ? Des milliers d’hommes, de l’Antiquité jusqu'à nos jours, ont rêvé d'atteindre ce mystère insondable ! Je les connais bien ces mortels, ils sont toujours les mêmes !
— Uniquement à titre de renseignement, comment arriver jusqu’à ce grimoire ?
— On se rend, ensemble, sur l’Île Bouïane pour le retrouver. Il te permettra d’accéder à la formule magique adéquate. J’ai procédé ainsi il y a plusieurs millénaires, me figeant pour toujours à cet âge que tu me voies. Par contre, je ne me rappelle plus de la formule exacte…
Il fit les cents pas, pensif, main sur le menton.
— … Pour enfermer ta mort, tu auras besoin d’une aiguille. Puis tu la mettras en plusieurs animaux pour compliquer l’existence à celui qui voudrait ta perte. Le tout sera déposé dans le même coffre que celui où j’ai caché ma mort ou dans un autre, si tu penses que c’est mieux pour notre sécurité.
Un silence assourdissant s’installa.
— Ah oui ! s’exclama-t-il. Il faut que tu saches que ma mort est dans une aiguille qui est dans un œuf, l’œuf dans un canard, le canard dans un lapin, le lapin dans le coffre. Tu n’aurais qu’à trouver tes animaux dépositaires de ta mort. De préférence, différent des miens… Il faut être stratégique !
Le sorcier s’arrêta dans sa marche et fit face à son épouse, lui donnant l’impression de l’observer jusqu’à son âme.
— Quoi qu’il en soit, même si tu refuses l’immortalité, ce qui serait regrettable, mais je respecte ta décision, nous devons absolument retrouver ce grimoire. Je pourrai ainsi le mettre en sécurité dans un coffre et le cacher dans un recoin oublié de ma bibliothèque, garantissant que personne n’y aura jamais accès !
Une moue se dessina sur le visage de la jeune médium. Mine pensive, la mortelle songea :
« Même en l’absence de vouloir acquérir l’immortalité du corps, il y a un danger bien réel si un homme s'approprie le fameux ouvrage. Un danger qui ouvrirait un gouffre incommensurable entre les vivants et les défunts par une nouvelle race d'hommes jamais vue auparavant qui chamboulera l’ordre du monde. Si les hommes devenaient immortels, les âmes seraient emprisonnées dans leurs corps. Dans ce cas, d’où proviendraient les âmes pour les nouvelles naissances ? Comment ces hommes, semblables aux dieux, se comporteraient-ils envers leurs semblables ? Seront-ils plus inhumains, cruels et sans cœur qu’auparavant ? Qu’est-ce qui les freinerait dans la réalisation de leurs lubies les plus folles ? À quel âge le corps sera immortalisé définitivement, à dix ans, vingt ans ou trente ans ? La planète Terre ne sera-t-elle pas surpeuplée par ces hommes immortels avec le temps ? À un autre niveau, un problème plus sérieux de consanguinité pourra apparaître parmi eux, et alors la survie même de l’humanité sera en danger ? Bref, que je veuille ou non l’immortalité pour mon corps, ce qui me répugne en un certain sens, cet artefact magique représente un danger. Kostya a raison, il faut l’avoir près de nous… pour qu’il ne tombe pas entre de mauvaises mains ! »
Elle leva son index droit et observa les traits délicats de son mari. Ce dernier attendait sa réponse avec une certaine impatience gravée sur son visage.
— Vu sous cet angle, tu as raison, il faut que le grimoire soit en notre possession ! Alors on y va maintenant ! concéda Catherine, le regard aussi brillant que des joyaux.
Au moment où le Tsar était sur le point d’approuver d’un signe de tête, un esprit vêtu d’un complet beige pénétra dans la pièce et fut accueilli par le sourire amical de Catherine et le sérieux de Kochtcheï. Le fantôme toussota pour capter l'attention du couple et affirma :
— Selon les dernières nouvelles de mon collègue à Bouïane, il est préférable que Catherine, Votre Altesse Royal, y aille seule.
Le nouveau venu, nulle autre que le familier Carl l’Observateur(2), s’inclina respectueusement devant elle. Il se tourna vers le sorcier et ajouta, en ployant la tête :
— Kochtcheï, vous êtes trop connu là-bas ! Sans oublier que le Chat Savant…
— Kot Baïoun ? s’étonna son illustre interlocuteur.
L’Observateur approuva discrètement.
— Le Chat Savant, disais-je, y rôde depuis plusieurs mois. Il recherche lui aussi le grimoire d’immortalité.
— Pourtant, il n’en a pas besoin, rétorqua le mage, en levant les sourcils. Il est éternel lui aussi !
— Oui, mais ce qui l’intéresse c’est de mettre la main… Bon, la patte… sur le grimoire et d’en effacer le texte ! Il veut le transformer en livre magique qui endort ceux qui le lisent ! Vous savez, avec le souci d’écologisation de son royaume, il ne peut être si désinvolte envers sa consommation de papier, sinon sa maison risque d’en payer les frais.
Un petit sourire amer s’esquissa sur le visage de Kochtcheï.
— Et le Chat vous connaît ! conclut l’Observateur.
— C’est certain, il venait souvent à ma cour il y a plusieurs millénaires et avait même chanté le jour de mes noces avec Vassilissa, il y a très longtemps ! grommela-t-il. Je n’ai pas changé d’apparence depuis ! Je le sais bien !
— Par contre, souffla son interlocuteur, il n’est pas au courant pour votre seconde épouse !
— C’est très juste ! concéda Kochtcheï à contrecœur. Comment n’a-t-il pas réussi à découvrir le grimoire enterré sous l’arbre ?
— Il s’est entiché d’une femelle…
— Oh non ! soupira le sorcier en se frappant le front avec la paume de sa main. Des petits chatons sadiques en perspective ! Tel père, tel fils !
Catherine s’esclaffa du commentaire de son mari, mais le rire se glaça immédiatement dès qu’il lui lança un regard noir.
— Katiouchka, tu trouveras moins drôle ma remarque si tu connaissais un peu mieux le sinistre personnage ! Kot Baïoun, un chat sorcier, possède une voix enchanteresse capable autant de soigner que d'endormir, mais il préfère l’utiliser pour plonger dans le sommeil les voyageurs qui traversent son royaume, avant de les tuer sans pitié… Méfies-toi de lui !
Il observa longuement Catherine avant d’ajouter.
— Je dois songer à te faire escorter ! Tu ne peux, seule et en plus dans ton état, affronter un tel monstre ! Mais par qui ?
Mine pensive, il balaya du regard la salle et, visage illuminé de joie, s’exclama :
— J'ai trouvé ! Ton père, Aiden Clancy, viendra avec toi ! Veux-tu que je le téléporte instantanément, que je fasse irruption chez lui à l’improviste ou que je l’appelle ?
À la mention de son père, un petit sourire se dessina sur le visage de la jeune femme, elle se rappelait parfaitement la visite à l’improviste du sorcier chez Aiden pour lui demander son autorisation au mariage. Elle n’oublierait jamais l’expression de son père et sa réponse.
Il y a un mois, alors que Aiden était en congé, décontracté, en chemise légère déboutonnée et pantalon de sport vert olive adaptés pour la saison, allongé sur le canapé à regarder une comédie à la télévision, Kochtcheï, fermement résolu à demander la main de sa fille, s’est téléporté inopinément devant lui. Le père de Catherine a sursauté lorsque cette silhouette s’est matérialisée sous ses yeux. Il a été très effrayé par l'excentrique personnage en vêtement d’apparat, tellement royal et imposant, et au regard sévère qui a affolé plus de l’un de ses sujets. Les deux hommes se sont alors déplacés dans la cuisine pour s’asseoir l’un en face de l’autre et prendre quelques rafraîchissants pour détendre l’atmosphère. L’expression du visage de son père a cheminé de la frayeur à la joie en passant par l’étonnement au fur et à mesure que le sorcier lui expliquait calmement sa requête, malgré le feu qui brûlait dans ses yeux. La rapidité avec laquelle son père a essayé de se donner bonne contenance était comique. Aiden a accédé à sa demande immédiatement, soucieux de ne pas contrarier le mage aux pouvoirs insoupçonnés. Catherine a tout suivi depuis l’assiette de voyance de son bien-aimé.
— J’opte pour la téléportation ou le téléphone ! proposa-t-elle.
— Et non seulement ton père viendra, mais Carl Neely, bien qu’inspecteur à la retraite et ami de tes grands-parents, viendra. Ses capacités sont toujours aussi fines et son expérience est précieuse ! Sans oublier un grimoire magique pour te protéger de la voix maléfique de ce chat de malheur, de cette Sirène masculine, ma chérie !
L’immortel claqua des doigts et, devant eux, surgirent Aiden, un élégant quarantenaire, et Carl, un septuagénaire plutôt mince, mais toujours aussi vif.
— Où suis-je ? demanda le père de la mariée, confus.
Il promena son regard sombre dans la pièce et reconnut son gendre, sa fille et l’Observateur.
— Pourquoi suis-je ici ? interrogea le mortel aux capacités hors de l’ordinaire.
— Avant toute chose, cher beau-père et Carl, venez manger les mets les plus délicats et boire le meilleur vin mais avec modération ! On ne part jamais à l’aventure le ventre vide ! Nos serviteurs s’occuperont de tout l’équipement nécessaire à l’expédition : vêtements, armes, armures et grimoires ! Sans oublier neuf chapkas de fer, trois pains de fer, des tenailles de fonte et trois verges, respectivement de fer, de cuivre et d'étain. Exécution !
Les serviteurs invisibles, à peine un bruissement de l’air, accomplirent prestement la demande du maître. Le sorcier glissa sa main autour de la taille de son épouse et, de l’autre main, lui remit un petit ouvrage de poche à la couverture en maroquin orné de lettres cyrilliques dorées qui diminua pour qu’elle puisse le glisser dans un pendentif autour du cou. Il escorta le petit groupe jusqu’à la salle du trône.
***
Tous s’attablèrent, sauf l’Observateur qui était un esprit et n'éprouvait ni la faim, ni la soif, ni la fatigue. Entre deux bouchées de sapide cuisse de canard accompagnée de riz, l’éternel mage informa ses invités de leur mission qui, malgré qu’ils soient intrépides, s'inquiétaient de la réussite du projet.
— Comment vaincre un chat magique ? demanda pragmatiquement le policier à la retraite, tâtant d’une main les armes accrochées à sa ceinture et de l’autre tenant son stylo et son calepin.
— Pas par la force, mais par la ruse et la magie ! s’exclama Kochtcheï. Avec un peu de force également ! L’essentiel est un bâillon enchanté pour faire taire le monstre ! Mon épouse a un grimoire magique qui la protégera de la voix enchanteresse de ce démon quadrupède, comme la cire protégeait les compagnons d’Ulysse des Sirènes, et qui vous permettra d’affronter cette créature monstrueuse !
— Et comment on arrive sur cette île ? Elle est inexistante sur la carte, râla Carl.
— L’île est magique, apparaissant et disparaissant n’importe quand et n’importe où, lui rétorqua Kochtcheï, mais je vais vous ouvrir un portail !
Le tsar se leva et annonça solennellement :
— Êtes-vous prêts, mes chers amis, Carl Neely, mon beau-père et ma douce Katiouchka, à partir à l’aventure ?
Tous approuvèrent à l'unanimité.
— Alors bonne chance ! Sachez que je suivrais tout ce que vous ferez avec mon assiette d’argent, objet de voyance ! Et je me permettrais d’intervenir si vous êtes en danger !
« Ou si ma vie est menacée, ce que je ne le souhaite pas ! » pensa-t-il.
Les deux mortels, mine sérieuse, devisèrent de stratégies. Catherine s’approcha de son mari et déposa des chastes bisous sur ses joues.
Il lui murmura :
— Soit prudente, Katiouchka, je t’aime trop pour te perdre et pense à notre fils.
Il l’enlaça contre lui, et, peu soucieux de l’étiquette, enfouit son visage dans ses cheveux qui sentait un doux parfum de rose. Elle l’enlaça à son tour, ravie et enivrée par la force qu’il dégageait, plus puissante même que son parfum.
— Kostya, tu n’as rien à craindre, lui chuchota-t-elle. Tout ira bien, tu le dis toi-même que tu suivras tout !
Il la libéra de son étreinte et lui donna un bisou sur les lèvres, tendre, amoureux, passionné et brûlant. D'un claquement des doigts, il fit apparaître un portail semblable à une porte en fer avec un lourd battant.
— Bon voyage, mes amis ! Votre mission est d’une importance capitale !
Et les trois mortels traversèrent la porte, émerveillés par la beauté naturelle qu’ils discernaient de l’autre côté, bien que enveloppée d’une brume magique légère, annonciatrice des dangers.
***
À l’Île Bouïane, au milieu de l’Océan.
Les héros marchaient depuis plusieurs heures, sous un paysage ineffablement magnifique. Le soleil trônait dans les cieux et lançait ses rayons bienfaiteurs sur tous les vivants. Les arbres millénaires s'élevaient avec gracieuseté vers le ciel, murmurant quelques secrets. Le doux chant des oiseaux était un hymne à la vie. Les créatures ailées aux plumes multicolores virevoltaient entre les branches. La sente empierrée permettait à dix hommes de passer sans problème. L’air pur et frais était une merveille pour les poumons. Les animaux qu’ils rencontrèrent, loin d’être agressifs, étaient doux. Ils aperçurent même des petits chatons au pelage rayé entre la végétation luxuriante.
« Ces chatons ne seront-ils pas la progéniture de ce chat psychopathe ? Ils sont mignons à voir, mais avec un tel père, ça n’augure rien de bon ! » pensa l’inspecteur dont l'esprit, toujours alerte, était aux aguets au moindre bruit et présence suspecte, contrairement à ses jambes qui se fatiguaient de plus en plus.
À peine cette pensée surgit dans l’esprit de Carl que le trio remarqua une clairière. Chacun s’assit sur une pierre qui séparait le nouveau lieu, réfléchissant au prochain pas. Catherine, promenant son regard dans les environs, constata quatre esprits dans l’endroit dégagé. L’un d’eux, un jeune homme vêtu comme au XVIIIe siècle hurla :
— Tenez-vous loin de ce lieu de perdition !
— Pourquoi ? murmura-t-elle, intriguée en portant ses mains à ses oreilles, assourdie par la puissante voix du fantôme. Elle recula instinctivement de quelques pas, les yeux écarquillés et les jambes chancelantes, avant de s’effondrer maladroitement au sol.
— Le Chat est un horrible conteur ! Pourquoi vouloir l’immortalité ? Fuyez tant que vous le pouvez !
— Je ne peux pas fuir, répliqua-t-elle avec fermeté, se relevant énergiquement, soutenue par son père qui observait sans dire un mot la situation.
Un silence qu’aucun vent ne troublait, alourdissant l’atmosphère entre les vivants et les morts, accueillit ces paroles.
— Que puis-je faire pour vous ? rompit-elle d’une voix calme le silence. Je suis Catherine Clancy. Qui êtes-vous ?
Les trois autres fantômes s’approchèrent du premier, observant avec curiosité la médium et son père.
— Puisque vous êtes si entêtés, alors nous désirons vous aider ! répondirent tous les défunts à l’unisson. Et on veut comprendre pourquoi on n’a pas réussi ! On veut se racheter !
— Je suis John, répondit poliment l’homme du XVIIIe siècle, habillé d’une redingote foncée et d’un pantalon beige en s'inclinant, agitant son chapeau.
— Je suis Ivan, ajouta un homme d’âge mûr vêtu comme un boyard du XVIIe siècle, faisant onduler son manteau et sa kosovorotka — chemise traditionnelle russe — à chaque geste.
— Je suis Jean, se présenta le fantôme d’un homme de vingt ans dont les habits semblaient sortir du XVIe siècle : haut-de-chausse clair bouffant, pourpoint richement décoré et casaque.
— Je suis Juan, prononça le dernier, agitant son pourpoint de velours à la mode du XVe siècle.
— Enchantée !
Catherine sortit le grimoire que son mari lui avait remis et lut un passage avant d’avertir ses compagnons de quête en ces termes :
— Père et Carl Neely, chacun d’entre nous doit porter trois chapka et faire attention pour ne pas se laisser vaincre par la torpeur invincible. Pour le reste, nous devons former un plan ! Que proposez-vous ?
— Et non seulement ces chapeaux, mais aussi des bouchons de cire, recommanda l’ancien policier en extirpant de ses poches les objets.
Il les distribua aux autres et installa les siennes dans ses oreilles.
Chacun revêtit les couvre-chefs et, au moment où le beau-père de Kochtcheï voulut proposer un plan, le policier, le corps possédé par l’esprit errant du Français, courut jusqu’au chêne pour s’allonger au pied de l’Arbre de Vie, axe de tout ce qui était, pilier véritable du monde. L'immense chêne obombrait les conifères et les arbres feuillus voisins à des kilomètres à la ronde, élevant ses fortes branches, comme autant de bras qu’en aurait un Hécatonchire. Les feuilles s’agitaient sous le zéphyr qui apportait de la fraîcheur. Le Chat Savant sauta immédiatement de son promontoire sur le vieil homme, brisant deux des trois casques. Le policier, dont le corps n’était plus le hôte du défunt, se redressa et hurla :
— Petit et vil félin ! Il faut t’arracher tes griffes et te domestiquer ! Quel sale caractère ! Une bonne bastonnade te fera du bien !
Le chat continua à griffer et commença à miauler une berceuse qui n’affectait nullement le mortel. Ce dernier, encore plus furieux, sortit son arme à feu et tira sur les pattes avant et arrière, laissant une balle s’y loger traîtreusement. Aiden, lui, pour empêcher les chatons de secourir leur père, les attira avec des biscuits en fer qu’il sortit d’un sac. Ils se laissèrent amadouer, s’approchant, nullement méfiants, de la nourriture. Ils se cassèrent les dents en mangeant. L’un des petits siffla :
— Ils sont vraiment trop coriaces et trop cuits, les biscuits russes !
Ils avancèrent vers le père de Catherine en chantant une berceuse, l’endormant instantanément. Sa fille vola à sa rescousse, guidé par le défunt Russe, qui ne cessait de lui crier :
— Dépêchez-vous ! Votre père est en danger ! Ces chatons sadiques vont le griffer jusqu’à la mort ! C’est ainsi que je suis passé de ce côté-ci de l’existence d’ailleurs !
Consultant le livre pour y trouver une formule, Catherine chanta d’une belle et forte voix une comptine pour enfant, assoupissant les chatons. Elle se refusa à les tuer avec ses flèches et décida plutôt d’appeler l’un de ses fidèles serviteurs invisibles. Elle agita son mouchoir blanc comme la neige brodé de fil d’or et d’argent.
Elle lui ordonna :
— Amène ces trois chatons et leur mère dans le palais de mon mari, le tsar ! Ces enfants ne sont pas fautifs du comportement de leur père. Il faut les rééduquer ! Avec une voix si particulière, ils pourraient être élevés pour devenir des chats de zoothérapie. Au lieu d’être destructeurs, ils deviendront bienfaiteurs !
Le serviteur emprisonna les petits et la chatte dans une cage dorée et les transporta jusqu’au lieu demandé. Catherine se pencha vers son père et le réveilla en l’aspergeant d’eau froide.
***
Carl Neely continuait à se battre contre le chat, le frappant de sa matraque et de la verge de fer, puis d’étain. Le Chat Savant reçut de solides horions. Le policier était de plus en plus fatigué lorsque Catherine le rejoignit, suivie de son père. Ce dernier, se penchant vers elle, murmura :
— Il y a des Ombres autour du chat et de l’inspecteur… Ce n’est pas bon signe ! Je vais faire appel à mon amie de longue date, Cassidy et à ses collègues Lumineux !
— Vas-y papa ! Moi, je vais me servir de ces pinces pour frapper ce démon !
— Allons-y ma fille !
Et Aiden s’éloigna un peu du groupe pour appeler son amie qui arriva en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
— Cassidy, mon amie, veux-tu chasser ces Ombres ?
— Pourquoi pas ? Il faut chasser le Mal ! Depuis des millénaires, la frondaison est la nôtre, les racines sont les leurs : un accord tacite ! Maintenant, en se manifestant à la surface, comme il l’on fait en mai 2014(3), ils ne respectent plus l’accord ! Nous n’hésiterons pas à les ramener à l’ordre, comme à cette époque ! Nous sommes plus confiants en nos forces et nos capacités !
Leur chef d’antan sourit. La petite Lumineuse, d’une voix puissante cria au feuillage :
— Amis, nos ennemis de toujours prennent plus que nécessaire ! Ripostons !
Des centaines et des milliers de Lumineux, êtres de pure lumière, descendirent des branches pour encercler les Ombres qui prirent la fuite. Le policier finit par menotter le félin et le bâillonner. Mais le Chat tenait un petit objet scintillant entre ses pattes avant, malgré la balle qui lui arrachait maintes souffrances muettes.
Soudain Kochtcheï apparut au pied de l’Arbre de Vie, arrêtant net son épouse dans son élan à vouloir utiliser les tenailles de fonte. Celles-ci étaient grandes ouvertes dans la ferme intention d’attraper le Chat Savant. Catherine recula de quelques pas, inquiète. Malgré une frayeur qui se lisait sur le visage de son mari, ses yeux demeurèrent inexpressifs. Le mage maléfique ordonna à Kot Baïoun :
— Mon ami, musicien et chanteur incomparable, redonne-moi ma mort ! Maintenant ! Je l’ai bien discerné entre tes pattes cet objet brillant de mille feux !
Un sourire moqueur s’afficha sur les fines lèvres du quadrupède.
— Tu crois que je n’ai pas deviné que cette brunette engrossée est ta maîtresse ! lui répliqua-t-il sur un ton moqueur.
Il fit un geste rempli de mépris envers Catherine. La rage qui bouillonnait dans le sorcier assombrit le ciel.
— Kochtcheï, conclut le chat, sous la pluie qui tombait dru, tu me donnes le grimoire et, en échange, je te redonne ta mort.
L'ultimatum laissa son interlocuteur angoissé. Des sueurs froides coulèrent dans son dos. Son sombre regard alarmé passa rapidement de la patte à l’aiguille. Il maîtrisa sa rage et ses tremblements en serrant ses mains en poings. La pluie devint neige. Le Chat, pour ajouter du poids à ses propos, joua avec l’objet ensorcelé, créant un mouvement d’ondulation similaire chez son propriétaire.
Catherine, tremblante de tous ses membres, s’éloigna de sa position. Son cœur s’emballa de crainte pour son mari et elle réfléchit sur la meilleure des manières pour l’aider. Soudain, une pensée, fugace comme l’éclair, surgit en son esprit, ravivant son espoir et sa combativité. Elle sortit un châssis entoilé d’un claquement des doigts — l’un des avantages lié à son statut d’épouse de Kochtcheï — et murmura, en peignant rapidement :
— Si Pouchkine, noble âme poétique, pouvait concevoir ce Chat dans un chêne avec des chaînes d’or, je le punirais, ce prétentieux animal qui ose menacer mon mari ! Que ces chaînes d’or deviennent sa prison, le condamnant à y demeurer lié tant qu’il n’aura pas changé de comportement(4) ! Qu’il en soit ainsi !
Elle s’appliqua à son art, ignorant tout son environnement autour d’elle. Elle sifflota :
— Pozhaluysta, tol'ko zhivi, / Ty zhe vidish', ya zhivu toboyu, / Moey ogromnoy lyubvi / Khvatit nam dvoim s golovoyu.(5)
Le sorcier qui entendit les paroles de son épouse comme un doux bruissement encourageant à ses oreilles prit son courage à deux mains. Il murmura, baissant la tête, feignant d’être vaincu :
— Très bien, Kot, j’accepte ! Mais avant, laisse-moi déterrer le grimoire qui est à quelques mètres de toi entre les racines de l’arbre.
Le Chat Savant obéit, ne décelant aucune fourberie dans les intentions du tsar. Mais ces quelques pas furent suffisant pour lui faire perdre l’équilibre. L’aiguille magique tomba de ses pattes. Carl, le plus près de l’animal, tendit la main et ramassa le précieux objet, ignorant les griffes acérées qui lui lacèraient le bras.
À cet instant précis, l’épouse du sorcier termina son tableau et le tourna vers le Chat. Ce dernier, yeux agrandis, vociféra :
— Sorcière ! Diablesse ! N’avez-vous pas pitié de ma progéniture ? Pourquoi autant de cruauté ? N’auriez-vous pas un peu d’instinct maternel ?
La seconde suivante, le chat psychopathe disparut. Les hommes tournèrent leurs têtes vers la jeune artiste, inquiets de ses pouvoirs et étonnés de la victoire sur leur ennemi.
— Ma fille, je finis par ne plus rien comprendre ! Mais l’essentiel est que ce chat sadique ne soit plus un obstacle, soupira Aiden.
— Rien n’est logique ! Moi qui voulait le domestiquer, commenta Carl en donnant l’aiguille à son propriétaire.
Kochtcheï, souriant, prit entre ses bras vigoureux son épouse, exaltant de joie.
Après quelques pas de danse pour exprimer la joie véritable des jeunes mariés, le sorcier demanda humblement aux deux mortels :
— Amis, où voulez-vous aller maintenant ? Comment voulez-vous que je vous récompense pour votre fidélité et votre bravoure ?
— Je veux revenir chez moi, auprès de ma femme ! commentèrent à l'unisson les deux intéressés.
— Et, ajouta Aiden, n’oubliez pas de me prévenir lorsque je serai grand-père ! Je veux voir mes petits-enfants ! Surtout il me semble bien que pour assurer la descendance vous avez mis la charrue avant les bœufs.
L’interpellée rougit, enfouissant son visage dans la poitrine de Kochtcheï. Ce dernier précisa :
— Beau-père, il n’en est rien ! Nous avons attendu le mariage ! Je dois vous préciser que dans mon Royaume, le temps ne s’écoule pas de la même manière que dans votre monde. tout est plus rapide que dans le vôtre ! Un jour équivaut un mois ! Et il semble que l’Île accélère le temps d’une étrange manière que j’ignorais !
— Ah ! s'exclamèrent les deux hommes en chœur.
— Alors dans quelques jours ma fille !
Et le sorcier claqua des doigts, transportant les deux mortels à leur domicile respectif.
***
Un silence gênant s’installa entre le couple, resté seul, devant l’Arbre. Le sorcier déterra prestement le manuscrit convoité, puis se rapprocha de son épouse.
— Katiouchka, lui annonça-t-il calmement en l’enlaçant. Le grimoire est entre tes mains maintenant.
— Kostya, je ne comprends pas…
Son regard interrogateur l’incita à préciser.
— … Comment, si je suis enceinte tout au plus depuis un jour…
Elle posa ses mains sur son ventre, déjà arrondi, comme pour le protéger.
— … Que je ressemble à une femme enceinte de trois mois ?
— Le temps s’écoule différemment, ma chérie ! Apparemment, proche de l'Arbre du monde, le temps est encore plus accéléré que dans mon Royaume ! Cet arbre aime la vie !
La jeune médium soupira.
— Un peu trop ! La prochaine grossesse je vais la passer dans notre datcha ! C’est très déstabilisant de savoir que je vais accoucher dans quelques jours, alors que c’est neuf mois le temps normal de grossesse ! Tu te rends compte du changement temporel !
— Calmes-toi ! C’est la raison pour laquelle tu dois rapidement faire un choix concernant ton immortalité.
Il fixa son épouse dans les yeux.
— Il en va de l’avenir de notre fils !
— Laisse-moi réfléchir ! Je ne peux décider quoi que ce soit maintenant ! Mon âme est trop agitée !
Il approuva d’un signe de tête et s’excusa :
— Je ne voulais pas te brusquer… Prends le temps, lui conseilla-t-il d’un ton plus chaleureux. Je vais être de l’autre côté du chêne pour que tu ne te sentes pas obligée à quoi que ce soit. Sache que j’accepterai ta décision quelle qu’elle soit. Je t’aime trop, Katiouchka !
Kochtcheï se déplaça à l’endroit mentionné, assis, recroquevillé, tenant sa mort — l’aiguille — de la main droite.
« J’ai eu la peur de ma vie ! Moi l’immortel, j’ai craint de disparaître pour l’éternité en un clin d’œil ! »
Des larmes coulèrent sur ses joues, tel un torrent puissant et ses jambes tremblèrent.
« Je dois changer la cachette de ma mort ! L’ancienne est devenue trop connue par les contes ! Quel idiot ! Je ne veux pas frôler la Faucheuse une seconde fois ! Horrible moment de mon existence ! »
Des frissons parcoururent le dos de l’Immortel, une crainte s’alluma dans son regard inébranlable.
« Où entreposer ma mort ? Ou plutôt, à qui la confier ? »
Soudain, une illumination frappa l’être millénaire.
« J’ai trouvé ! Je vais la donner à Katiouchka ! Elle seule est mon âme sœur, ma fidèle épouse ! Celle avec qui je lie mon destin pour l’éternité. »
Il se redressa, fier de son choix, attendant que sa femme prenne la décision. Le vent, qui ne soufflait plus depuis la confrontation avec le Chat Savant, s’agita doucement, comme si la nature approuvait les paroles de l’Immortel.
***
La jeune future mère s’assit au pied de l’Arbre, tint dans une main le grimoire et posa son autre main sur son ventre, ressentant la vie qui grandissait en elle.
« Que faire ? Dans sept jours je vais accoucher. C’est perturbant ! Voudrais-je devenir immortelle ? Mais en le devenant, ne vais-je perdre ma douceur et mon humanité ? Comment affronter les tristes nouvelles de la mort des mes proches et amis alors que j’aurais la vie éternelle ? Ne serait-ce pas un acte injuste ou une culpabilité ? Moi vivante et eux morts ? Pour la simple raison que je suis l’épouse de Kostya. Qu’en deviendra-t-il de mon don ? »
Elle balaya son environnement d’un geste rapide du regard et ressentit l’herbe sous ses pieds lui chatouiller les jambes.
« Et si notre fils est un héros, mon cœur maternel saignerait s’il meurt prématurément ! Et si notre fils est immortel, que deviendra-t-il ? Si seulement j’avais neuf mois pour décider ! »
Elle dégagea sa main de son ventre pour la déposer au sol et frappa rageusement cette terre des pieds.
« Kostya, chéri, je t’aime énormément ! N’y a-t-il pas meilleure preuve de notre amour que ce petit être qui grandit en moi ! Un peu de toi et peu de moi ! Quelle joie ! Quel bonheur ! Pourquoi dois-je faire un choix si déchirant ? Et si je faisais un mauvais pas ? Que faire ? »
Elle feuilletta le grimoire, espérant trouver une réponse, mais en vain. Le livre demeurait obstinément vide, vierge de toute réponse. Son cœur battait comme un tambour sous la pression du moment. Ses mains devinrent moites.
« D’accord, je dois me décider… Sans être influencée par un avis extérieur, pas même un livre magique ! Et selon ce choix, ceci tracera le futur de notre fils. Il m’est déjà cher depuis peu que je le porte. J’aurai aimé vivre pleinement une maternité humaine, mais avec Kostya, tout est hors de l’ordinaire ! »
Elle lâcha l’ouvrage merveilleux et fixa une feuille verte sur une branche toute proche, comme si l’arbre s’était penchée pour qu’elle puisse l’attraper. Elle se releva et observa minutieusement la branche ainsi ployée.
Elle soupira, indécise de son choix. Observant l'arbre, une idée jaillit en son esprit. La médium sortit un châssis entoilé et laissa exprimer par la peinture à l’huile son désespoir devant le choix cruel qu’elle devait prendre.
Dès qu’elle sortit de sa transe artistique, Ivan, John, Jean et Juan se matérialisèrent devant la jeune femme.
— Par l’art, vous avez scellé votre décision ! Félicitations ! affirmèrent les fantômes en applaudissant.
— Catherine Clancy, commenta le Français, j’ai été un alchimiste au cours de ma vie, cherchant la pierre philosophale et le secret de la vie éternelle. Ce n’est que maintenant que je comprends que cette vie, je l’ai depuis toujours, mon âme est immortelle.
— Misses, précisa l’Anglais, j’ai été un marin, avide de possession d’or des pays lointains ! J’ai presque perdu mon bien le plus précieux.
— J'ai eu de la richesse et j’ai été craint de mon vivant, mais rien sauf la vie éternelle ne m’a intéressé, ajouta le Russe. Pour cette quête, je me suis perdu.
— J’ai été à la recherche de l’immortalité, parce que j’ai eu peur de la mort, mais finalement, je constate que ce n’est guère un état à envier, mais à fuir. Votre mari en est la preuve. Quelle frayeur n’ai-je pas lu dans le regard d’un homme ! conclut l’Espagnol.
— Partez-vous dans la Lumière ? bredouilla-t-elle, confuse de ces soudaines confessions.
Le cœur de la jeune mère battait la chamade, elle se concentra sur les esprits. Elle ne voulait pas encore se confronter à son choix qu’elle avait exprimé par l’art.
— Oui !
Les quatre homonymes se tournèrent vers la droite et, les visages illuminés, murmurèrent comme un seul homme :
— Nos épouses, nos enfants et nos petits-enfants nous attendent ! Nous partons enfin en paix ! Méritons-nous de rentrer dans cette beauté ?
Des larmes perlèrent les yeux de la jeune médium.
— Oui ! Elle est pour vous ! En vous souhaitant bonne chance pour votre prochaine vie !
— C’est ce que nous verrons ! Au revoir, gente dame !
Et les quatre entrèrent dans la Lumière, se dissipant de plus en plus de la vue de Catherine, telle une brume.
Un petit sourire s’afficha sur le visage de la jeune femme, qui essuyait ses larmes d’un revers de la main. Elle soupira et pensa :
« Je dois enfin lire ma décision, maintenant que les esprits errants sont partis. Je ne peux plus fuir ! »
Un bruissement se fit entendre derrière elle. Son mari était à ses côtés, observant le tableau. Il passa ses bras sur les épaules de sa jeune épouse, petit sourire sur ses lèvres, et lui susurra :
— Tu as fait le choix le plus sage, Katiouchka !
Bercée par son mari, elle observa l’œuvre d’art et comprit sa décision : le choix d’une mère qui ne voulait pas prédéterminer la vie de son fils, mais qui ne rejetait pas son éternel mari. Elle avait choisi de demeurer mortelle.
— Et moi, Kochtcheï l’Immortel, continua-t-il en plongeant son regard dans celui de son épouse, j’ai pris une décision irrévocable.
Il s’agenouilla aux pieds de Catherine qui l’observait, étonnée. Il lui donna son aiguille.
— … Tu es le dépositaire de cet objet convoité ! Je te suis entièrement dévoué ! J’ai confiance en toi ! Tu m’as rappelé mon humanité oubliée, une gentillesse que je ne croyais jamais posséder. J’ai un élan d’optimisme pour le futur des mondes et pour notre avenir !
Catherine pleura doucement, émue que son mari lui témoigna un amour si inconditionnel.
— Ne verse pas de larmes, ma chérie, sache que j’aurai un plaisir à être inventif pour conquérir ton cœur et à te marier à chacune de tes réincarnations !
— Ces pleurs ne sont pas de tristesse, mais de joie. Je suis touchée par la confiance que tu m’accordes !
Le sorcier se leva et entoura son épouse de ses bras, observant l’Arbre qui agitait joyeusement ses branches.
***
Le couple, main dans la main, avec le grimoire sous le bras, revint dans leur palais, heureux futurs parents qu’ils étaient, confiants en leur avenir. Kochtcheï rangea l’ouvrage dangereux tant désiré dans un coffre magique et le déposa dans un coin sombre et oublié de sa bibliothèque personnelle. Catherine, elle, gardait toujours près d’elle la mort de son mari.
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(1) Ya dorogaya sila, en russe Я дорогая сила, ou Je suis une force précieuse, est un nom que j’ai inventé pour l'attribuer au chêne qui pousse à l’Île Bouïane. Ce chêne n’a rien de particulier, contrairement au Yggdrasil des Germains. Pour l’histoire, je lui attribue la même importance que l’arbre de Vie de la mythologie germanique. L’Île Bouïane est une île mythique du folklore russe, mais son prototype est une île bien réelle. L’Île légendaire ne comprend que le chêne au sommet duquel repose le coffre qui contient la mort de Kochtcheï et la pierre Alatyr, pierre magique de guérison.
(2) Carl l’Observateur, dans la série, est proche de la famille Clancy depuis la naissance d’Aiden, le fils de Jim et Mélinda. Les Observateurs, dont fait partie Carl, sont un groupe d’esprits qui demeurent errants pour observer la moindre activité des vivants, rien ne leur échappe.
(3) Allusion au dernier épisode de la cinquième saison de Ghost Whisperer, où Aiden, alors âgé de cinq ans, est le chef des Lumineux pour les diriger contre les Ombres pour délivrer Mélinda de leur emprise.
(4) Le poème Rousslan et Ludmila de Pouchkine décrit ainsi la vie de Kot Baïoun : « Un chêne vert au creux de l'anse. / Sa chaîne d'or fixée au tronc / Un chat savant, dans le silence, / Nuit et jour déambule en rond. / À droite il chante une rengaine, / À gauche il ronronne un secret. », Prologue du poème, traduction par Gabriel Arout.
(5) Notre translittération de la chanson Хочешь? [Khocheshʹ, Tu veux ?] de Zemfira composée en 2000, « Пожалуйста, только живи, / Ты же видишь, я живу тобою, / Моей огромной любви / Хватит нам двоим с головою. » qui signifie « S'il-te-plaît, vis, / Tu ne vois pas que je vis grâce à toi, / Mon immense amour / Suffit pour nous deux. »