Apparences trompeuses
Chapitre 2 : Trompe-œil, Le rêve de Katiouchka
7933 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 05/09/2025 13:12
Cette fanfiction participe au Défi du Forum de Fanfictions.fr Blouse de la rentrée (septembre à octobre 2019) en Seconde Chance
Les mots en gras sont ceux imposés par le Défi.
Trompe-œil, Le rêve de Katiouchka
2051, Grandview, États-Unis d’Amérique, à la maison d’Aiden Clancy.
Catherine, la fille d’Aiden et Mary, était une gracieuse jeune femme de vingt-et-un ans. Ses cheveux brun foncé cascadaient librement dans le creux de son dos et ondulaient à ses moindre gestes. Dès qu’elle entra dans sa chambre, son sanctuaire, elle revêtit sa blouse blanche maculée de couleurs pour s’adonner à sa passion : la peinture.
Depuis deux ans, elle exerçait le troisième art professionnellement et essayait les méthodes les plus variées : la peinture à l’huile, la gouache, l’encre, l’aquarelle, la tempéra, le pastel, entre autres, mais elle préférait toujours esquisser des croquis au stylo bille sur les feuilles à grands carreaux avant de les ranger dans un classeur pour leur donner vie sur un tableau plus tard.
Maintenant, comme toujours, elle s’installa devant son projet en gestation, lorsque son ami Carl l’Observateur apparut devant elle. Il lui sourit gentiment et réajusta le veston de son complet beige. Son air sévère devint inquiet lorsqu’il constata son environnement. Il l’interrogea :
— Catherine, que dessines-tu ?
Il fit un geste de la main vers le croquis.
— Un cauchemar… C’est étrange, lui répondit-elle, mais je ne cesse de faire le même rêve nuit après nuit depuis quelques jours ! En le dessinant, j’ose espérer comprendre son sens. Sinon, je pourrai toujours demander à papa ou à papi et mamie de m’éclaircir !
Mine pensive, l’Observateur familier depuis deux générations avec les Clancy(1) se gratta le menton, perplexe. Il soupira et murmura :
— Je ne saurais t’aider pour interpréter ton rêve ! Par contre, je viens t’avertir qu’une rumeur circule entre nous, les esprits, à savoir que les Ombres ont augmenté leur présence depuis deux jours. Je crains qu'un autre affrontement entre les Lumineux et les Ombres, comme celui auquel ton père avait participé dans le passé, ait à nouveau lieu(2). L’Histoire se répète… Mais pourquoi ?
— Carl, tu le sais que je ne vois ni les Anges, ni les Démons, mais uniquement les fantômes ! Après, comprendre la raison de leur présence, je ne peux pas trop le deviner ! D’ailleurs, j’ai d’autres soucis, mon ami !
L’Observateur s’assit sur la chaise en bois et l’observa avec une attention paternelle.
— Je t’écoute !
— Je vais te montrer le croquis qui représente l’un des personnages récurrents !
Elle extrait de la pile de documents plusieurs images soigneusement dessinées à la main. Elle commenta l’un d’elles :
— Je rêve d’un jeune roi des temps anciens et d’un château que j'aperçois comme si je planais au-dessus tel un oiseau. Le roi m’y conduit à bord d’un étrange avion. Ce château est magnifique et riche, semblable à celui des contes de fées ! Il me déclare sa flamme… et …
Elle se remémora avec intensité le rêve.
Elle marchait seule dans une rue de la ville lorsque, sous ses yeux, se matérialisa un svelte jeune homme à l’air royal et sévère, aux yeux marrons et aux cheveux noirs comme l'ébène. Il était vêtu d’ un étrange accoutrement du Moyen Âge qui exhalait un doux parfum masculin : un manteau bleu au bord en zibeline richement décoré déboutonné et, en dessous, une longue robe aristocratique rouge et blanche ornée de pierres précieuses sur les bords et de motifs traditionnels slaves sur la poitrine. Une couronne sur la tête lui donnait un air majestueux et complétait sa tenue. Ses souliers bruns foncés ne touchaient pas le sol.
— Katiouchka, ma chérie, te rappelles-tu de moi ?
— Non, aucun souvenir !
Ses yeux se ternirent.
— Viens avec moi ! Je te montrerais ma demeure où tu seras ma reine !
Il lui prit tendrement la main, provoquant un petit courant électrique entre eux, et la guida galamment vers un mortier géant doté d’ailes aérodynamiques.
En un clin d'œil, le couple arriva à destination. En entrant dans la salle du trône, Catherine remarqua une immense pièce dallée de granit et aux murs de marbre sertis d’opales, de diamants et d’émeraudes. Au centre trônait une table gigantesque en bois massif inconnu recouvert d’un élégant chemin de table en lin le plus fin et décoré de fil d’or et d’argent. Sur la table reposait un panier d’osier et un panier en or. Deux verres de cornaline sertis de diamants côtoyaient sagement un couvert en argent. À intervalles réguliers, il y avait des candélabres qui ajoutaient une ambiance romantique. Les sièges, qui s’apparentaient plus à des trônes, étaient en or massif ornés de saphirs, de rubis et de jades et décorés d’un gracieux coussin brodés au fil d’or aux motifs slaves traditionnels. Une fois qu’elle fut installée, le charmant jeune homme plana jusqu’à elle pour lui donner une lettre avant de revenir sur son siège royal. Dépliant le papier qui dégagea une fragrance de rose, Catherine lut une déclaration d’amour qui la toucha profondément.
— Alors ? l’encouragea l’Observateur, curieux, la sortant de sa rêverie.
— J’ai l’impression diffuse d’avoir déjà vu cet endroit. Je suis certaine d’y avoir déjà mis les pieds, mais quand et où ?
Une lueur brilla dans les yeux de son interlocuteur, mais il demeura coi. La jeune femme continua son explication :
— Puis il y a d'étranges formes noires sans visage qui arrivent et me prennent pour m’amener à l’extérieur du palais. Un dragon tricéphale apparaît entre ce jeune roi qui vole à mon secours et moi. Le monstre m’attrape et m'emmène dans un endroit sombre et sinistre où je suis entravée par des cordes. Ce rêve se répète nuit après nuit. Je ne sais pas qui est ce magnifique jeune roi, ni ce dragon… Les formes noires doivent être des Ombres, comme père me l’a dit.
— Je te conseillerais d’être prudente, mon ange. Je crains que les mondes, littéralement, ne s’agitent pour toi !
Et l’Observateur s’éleva dans les airs, regagnant son poste dans une rue.
Catherine soupira et termina son esquisse avant de commencer à peindre le jeune roi de son rêve à l’aquarelle. Ravie du résultat, malgré les trois heures passéees, la jeune femme sortit de la pièce et salua ses parents avant d’aller faire les courses.
***
En se dirigeant vers le marché, Catherine ne remarqua pas qu’elle était suivie. L’endroit était toujours aussi fréquenté : des personnes âgées qui médisaient leur voisinage, des femmes se plaignaient de la hausse des prix des denrées essentielles, et des fans de l’équipe locale de football établissaient leurs pronostics pour la rencontre à venir. À l’équerre de l’immeuble principal qui surplombait la place, se cachait le sorcier folklorique, Kochtcheï. Ce dernier, toujours aussi royalement vêtu, l’observait depuis peu. Il murmura lévitant à quelques millimètres du sol :
— Cette gente dame serait-elle ma Katiouchka bien-aimée ?
Sa robe richement ornée frémissait à chaque pas.
— Je vais me rapprocher d’elle et je verrai. Je la reconnaîtrai sans doute !
Il claqua des doigts pour changer ses vêtements trop excentriques pour les temps modernes en un complet bleu roi et en une chemise blanche de lin et sa couronne devint un béret bleu nuit orné d’une étoile dorée. Il tenait dans une main un cartable et une palette de peinture et de l’autre un châssis entoilé. Il s’installa dans le parc de la ville, traçant un arbre centenaire.
S’adonnant avec sérieux à l’art, Kochtcheï sifflota une strophe de Katiouchka pour se motiver :
— Vykhodila, pesnyu zavodila / Pro stepnogo sizogo orla / Pro togo, kotorogo lyubila / Pro togo, ch'i pis'ma beregla (3)
***
Catherine qui terminait ses commissions passa dans le parc pour arriver dans la boutique de sa grand-mère Mélinda. Le sorcier folklorique lui sourit aimablement et lui fit un petit clin d’œil complice. Intriguée, elle détourna son regard du sien, malgré l’attraction qu’elle ressentait, et continua son chemin. Elle était certaine d’avoir déjà rencontré ces yeux charmeurs et séduisants, mais où ? Elle ne pouvait le dire, hormis un vague sentiment. En entrant dans le magasin, elle salua sa grand-mère.
La vieille femme s’exclama :
— Petite-fille chérie, qu’est-ce qui t'amène ?
— Je veux te donner le croquis d’un type que j’ai vu dans mes récents rêves… Tu pourras m’aider, non ? Toi, qui connais tellement de personnes, tu pourras peut-être l’identifier !
— Oui, oui, très certainement !
Les yeux bruns de Mélinda s’agrandirent de curiosité tout en suivant chaque geste de sa petite-fille. Cette dernière extirpa de son sac l’esquisse de Kochtcheï et la lui donna :
— Qui est ce gars-là ?
Mélinda demeura perplexe, cherchant dans ses souvenirs, puis elle demeura sans voix.
— Ma petite-fille, bredouilla-t-elle. C’est Kochtcheï l’Immortel…
— Quoi ? Qui ?
— Un être du folklore slave qui m’a aidé à délivrer ton grand-père d’une autre créature des contes, un dragon tricéphale il y a très longtemps, avant même la naissance de ton père, mon fils.
— Ne me fais pas rire ! Ça doit être une bonne blague !
— Non, non, pas du tout ! Si tu fais de tels rêves, cela veut dire que tu pourrais être la réincarnation de la femme que Kochtcheï voudrait marier !
Catherine lui présenta le croquis de Zmeï Gorynytch. Mélinda murmura pour elle-même, inaudible pour sa petite-fille :
— Finalement, j’aurai ce sorcier dans la famille d’une manière ou d’une autre ! Olà !
— Cathia, continua-t-elle de sa douce voix, bien qu’avec une note d’inquiétude. Le second individu est bel et bien un être qui existe… Pour ainsi dire… C’est le dragon tricéphale… Dont j’ai oublié le nom, mais c’est lui qui a gardé prisonnier ton grand-père Jim.
Soudain le téléphone cellulaire qui sommeillait dans la poche de Catherine résonna. Elle lut le numéro et s’excusa auprès de sa grand-mère :
— Je te laisse, une entrevue est prévue aujourd'hui, je dois y aller ! Mais c’est farfelu toute cette histoire ! Les êtres des contes n’existent pas !
— Non, s’offusqua la plus vieille, main droite sur la hanche, sinon mon ami, l’ancien inspecteur Carl, maintenant professeur à l’Académie de Police, ne pourrait dispenser son cours complémentaire intitulé « Maîtrise élémentaire des dragons » depuis plusieurs années !
— Ouais, tu ne m’as pas convaincu. On en reparlera une prochaine fois !
Catherine ramassa son croquis du dragon et salua sa grand-mère, puis prit le chemin pour rentrer chez elle.
À peine mit-elle les pieds dans le parc adjacent la boutique que Kochtcheï toujours à son œuvre intercepta Catherine et lui demanda :
— Jeune femme, je cherche un modèle à intégrer dans mon tableau ! Vous n’avez qu’à vous asseoir sur ce banc à côté de cet arbre. Voulez-vous bien ?
Il s’inclina respectueusement devant elle.
— Sinon, je suis l’artiste Kochtcheï l'Immortel !
— Enchantée, je suis Catherine Clancy ! Votre nom artistique est original ! J’accepterais volontiers de vous servir de modèle, mais pas maintenant, je n’ai pas le temps. Par contre, si vous êtes encore dans ce parc demain et que vous cherchez toujours, je viendrai ! Et on pourrait discuter de peinture. C’est ma passion !
— Oui, avec plaisir ! La peinture m’intéresse aussi, à l’instar des contes folkloriques slaves ! s’exclama-t-il.
Et la jeunes femme revint chez elle.
***
Dès le départ de sa petite-fille, la chuchoteuse d’esprits sénior observa les passants depuis la fenêtre de sa boutique et son regard croisa celui de l’étrange artiste. Un regard qui semblait la transpercer dans les profondeurs de son être malgré la distance. Elle tressaillit et s’exclama :
— Cet artiste est bien un singulier énergumène, n’est-ce pas ?
— Pas plus étrange que d’autres ! commenta ironiquement son associée venue entre-temps.
— Pas si certaine !
Le sorcier slave rangea son tableau et arriva devant le magasin.
— Misses Gordon, l’interpella-t-il avec son accent britannique parfait, mine grave, depuis le seuil. Il y a longtemps que nous ne nous sommes pas vus !
Il vola jusqu’au comptoir sous le regard éberlué de l’associée.
— Kochtcheï l’Immortel ? murmura l’interpellée, incertaine.
Les yeux sombres du mage maléfique scintillèrent de joie que la médium se souvienne de lui malgré les années passées. Il opina imperceptiblement du chef et claqua des doigts pour reprendre à ses accoutrements leur apparence princière, nullement soucieux de l’attitude sceptique de l’associée.
— N’avez-vous pas remarqué une activité accrue des Ombres dans votre ville, Misses Gordon ?
— Non, mais je ressens une fatigue et un épuisement mental plus fort qu’avant, certainement rattachés à leur influence néfaste. Sans oublier que Carl l’Observateur m’a signifié une rumeur parmi les défunts, à savoir qu’un dragon des contes rôderait dans la ville depuis quelques semaines.
— Zmeï Gorynytch ?
— Je ne le sais pas, répondit la mortelle en haussant les épaules. Je ne l’ai jamais rencontré !
Un petit sourire s’étira sur le mince visage de son interlocuteur.
— Sinon, est-ce que votre petite-fille, Catherine, serait la réincarnation de ma Katiouchka ?
Un silence accueillit la question.
— Je pense que oui… commenta Mélinda.
Elle montra le dessin que lui avait remis Catherine un peu plus tôt.
— Sinon, elle n’aurait pas ce rêve récurrent où vous êtes…
Le sorcier, se reconnaissant dans le dessin avec une précision saisissante, s’éleva jusqu’au plafond de joie avant de revenir à une hauteur acceptable.
— Je suis né sous une bonne étoile ! exulta-t-il. Catherine, est-elle inscrite sur un site de rencontre ?
— Je n’en sais rien ! répondit Mélinda en haussant les épaules. Ce n’est pas ainsi que j’ai rencontré mon Jim à mon époque. Et j’ignore comment les jeunes se rencontrent de nos jours !
— Merci infiniment ! Je vous quitte Misses Gordon !
Et l’être folklorique, visage radieux, marcha jusqu’à la porte et quitta la boutique.
« Je comprends mieux pourquoi toute cette agitation dans notre petite ville. Il faut que j’en informe notre fils ! Il doit le savoir ! » pensa l’antiquaire.
***
Le lendemain matin.
Catherine, en sortant de la maison familiale, rencontra un grand homme de trente ans bien singulier. Il était vêtu d’une large chemise en loques et d’un jeans brûlé par endroits. Son visage émacié lui donnait un aspect triste, mais ses yeux bleus lui conféraient un air sévère.
— Jeune homme, je suis Catherine Clancy, murmura-t-elle d’une douce voix, reconnaissant en lui un esprit errant.
Une lueur d’étonnement traversa ses yeux clairs.
— Enchanté, mademoiselle ! Vous me voyez ?
— Oui, exactement ! Et vous, vous êtes ?
— Je suis Ivan Vassilievitch, plus connu sous le nom d’Ivan Tsarévitch.
— Savez-vous que…
Elle n’osa pas terminer sa phrase.
— Que je suis mort, complèta froidement le fantôme. Oui, je le sais ! Je suis plus étonné que vous me percevez !
— Un don que j’ai hérité de mon père.
— Pouvez-vous m’aider à retrouver la princesse Vassilissa, Vassilissa Petrovna, et lui dire que je l’aime ?
— Oui, certainement, mais où est-elle ?
— Je vais vous guider jusqu’à elle, puisque Vassilissa est dans votre ville pour une conférence au Département de slavistique sur l’influence des croyances pré-slaves dans la Russie actuelle. Moment à ne pas rater !
— Oui, allons-y ! Je vous suis !
***
En parcourant les rues pour se rendre jusqu’à l’université, Catherine rencontra un élégant homme un peu plus âgé qu’elle aux yeux bleus et aux cheveux brun clair. Revêtu d’un jeans et d’un large chandail vert et rouge, il avait une démarche nonchalante. Il tenait un double-décimètre dans une main et un cahier d’architecture de l’autre. Cet individu la suivait du regard, la fixant avec instance. Il n’était nul autre que Zmeï Gorynytch sous forme humaine. Il dévia de sa trajectoire et s’arrêta dans un cul-de-sac pour ne pas éveiller les soupçons sur ses intentions. Il chuchota à une Ombre qui le suivait :
— Mon fidèle éclaireur, vous avez raison lorsque vous m’avez dit que Catherine Clancy, cette jeune femme que je viens de rencontrer, est la réincarnation de Caitlin Mahoney que je ne l’aurais pas deviné au premier regard ! Mais ses yeux la trahissent ! Passons au plan B, mes chers !
— Oui, mon général, lui répondit l’entité invisible en le saluant avec des courbettes.
— Alertez les autres mercenaires, vite ! En position avant que ce sorcier ne me la prenne !
Il applaudit de joie et agita la règle, tel un chef d’orchestre prêt à lancer une symphonie obscure.
— Que le jeu commence !
Le Dragon tricéphale courut aux trousses de Catherine. Celle-ci passait par le parc pour arriver, dans quelques rues, devant l’immense bâtiment qu’était l’université. Un son d’une flûte à bec invisible et magique joué par l’espion immatériel du Dragon résonnait lors de sa course, endormant tous les mortels sur son passage.
Soudain, contre toute attente, l’étrange artiste du parc se matérialisa sous les yeux de la petite-fille de Mélinda et avança d’un pas déterminé vers Zmeï Gorynytch. Il lui cria :
— Dragon tricéphale avec un petit cerveau ! Venez m’affronter au lieu de vous en prendre à une gente dame ! C’est absolument indigne ! Après avoir enlevé son grand-père, vous pensez faire d’elle votre prisonnière et votre épouse ! Que nenni ! Vous aurez affaire à moi ! Elle n’a rien fait pour mériter un tel sort !
Ivan Vassilievitch, étonné et effrayé de rencontrer les deux entités du monde des contes slaves, se cacha derrière le dos de la jeune médium, espérant passer inaperçu. Catherine, confuse, promenait son regard de l’un à l’autre avant de bredouiller, percevant la tension entre les deux hommes.
— Vos paroles sont bien étranges, Koschéi ! Je ne vous connais même pas, tout au plus aperçu dans le parc à peindre la veille, et vous me porter secours alors que…
Elle se retourna vers le Dragon, malgré un vague sentiment de froid dans le dos et de déjà vu qui lui traversa l’âme. Une odeur de fumée se dégageait du Dragon, alors qu’aucun feu n’était visible à l’horizon. Ses jambes tremblèrent, mais malgré son émotion, elle essaya de contrôler sa voix.
— … J’ignore votre nom et vos intentions, à vous deux. Je vous laisse, j’ai le travail qui m’appelle.
Elle fit demi-tour vers le sorcier slave et, accompagné d’un geste de la main droite, lui murmura :
— À bientôt collègue artiste ! Je reviens dans quelques heures, comme promis pour vous servir de modèle !
Elle s’éloigna des deux hommes.
En quelques secondes, Zmeï Gorynytch prit sa forme animale et s’éleva dans les airs, au-dessus de la brunette. Kochtcheï lévita à son tour pour s’approcher, aussi rapide que la lumière, de la jeune femme. Au moment où le sorcier ouvrit la bouche pour chanter, le Dragon empoigna Catherine par les bras. Elle se débattait, terrifiée, frappant des pieds le ventre du Dragon, mais sans effet.
Une pensée traversa l’esprit de la jeune artiste, aussi rapide que la lumière : « Oh non ! La fin de mon cauchemar se réalise ! Comment éviter mon triste sort ? »
Le ravisseur s’éleva promptement dans les airs.
Ivan Vassilievitch se tortillait d’inquiétude, à l’écart, alors le mage maléfique lui hurla :
— Venez, espèce de benêt ! Venez me seconder pour sauver la jeune demoiselle ! Sur mon honneur, je ne vous ferais aucun mal, ni à vous, ni à elle. N’oubliez pas que vous m’êtes redevable !
Une lueur de méfiance traversa les yeux clairs du défunt qui secoua la tête en signe de négation, faisant voltiger sa chevelure blonde.
— Vous n’avez pas le choix, jeune et illustre prince ! lui rappela amicalement Kochtcheï. Vous allez faire de la diversion auprès du Dragon, lorsque je vais l’attaquer ! N’oubliez pas que j’ai sauvé votre fiancée des griffes de ce monstre ! Alors prêtez-moi assistance, compatriote !
Une lueur de reconnaissance traversa les yeux du défunt.
— Vous avez raison ! Je ne peux me dérober à mon devoir, sinon, quel opprobre sur moi et ma famille ! Très bien, alors allons-y Kochtcheï l’Immortel !
***
Les deux Russes suivirent le Dragon. Le fantôme virevoltait dans son champ visuel tantôt à droite, tantôt à gauche, détournant l’attention des trois têtes sur lui. Soudain, le sorcier chanta :
— Katiouchka, ma chérie, ne peut tomber entre les griffes d’un méchant dragon / sans que je ne sors de mes gonds / De l’intérieur sa perfidie le consumera / tandis que ma responsabilité s’assumera.
À ces paroles, instantanément, le monstre rugissant ressentit une oppression à la poitrine qui devenait de plus en plus forte. Il ordonna aux Ombres :
— Mes mercenaires, attaquez ce sorcier qui veut voler ma chérie.
Les sombres entités s’agitèrent encerclant le mage. Ce dernier, nullement déconcerté, murmura une malédiction en slavon en les pointant du doigt de la main droite. Ce qui provoqua la débandade de ces sinistres créatures, qui reconnaissaient en lui un plus puissant qu’eux lorsque des foudres se déchaînèrent, en les carbonisant.
Kochtcheï, théâtralement, agita ses mains en direction de Zmeï Gorynytch et cria un sortilège :
— Nam ugotovano, malʹchik moy, / Legkoye eto bremya - / Dvigatʹsya vdolʹ po odnoy pryamoy, / Imya kotoroy Vremya. / Pamyati s ney ne sovladatʹ - / Znachit nam povezlo, / Vremya uchit nas zabyvatʹ vse - / I dobro, i zlo.(4)
Son opposant commença à tourner dans les airs, déboussolé, ressemblant à une girouette poussée par des vents contradictoires. Il agonisa en se dissolvant dans le néant petit à petit et finit par disparaître en lâchant la mortelle. Une odeur de fumée se dissipa dans les airs à sa mort. Le sorcier rattrapa vélocement Catherine qui était inconsciente durant tout ce temps.
Kochtcheï revint dans le parc de la ville et la déposa doucement sur un banc. Il resta à ses côtés, la surveillant attentivement. Il transforma ses vêtements royaux pour un complet bleu et installa son tableau devant la jeune femme et laissa son cœur le guider.
***
Quelques heures plus tard, Catherine ouvrit les yeux, elle se redressa et promena son regard autour d’elle. À sa droite, Ivan Vassilievitch l’attendait sagement et l’artiste continuait son activité, imperturbable. Elle demanda à Kochtcheï :
— Où suis-je ? Que vient-il de se passer ? Qui êtes-vous ?
Levant les yeux de son chef d’œuvre, il lui sourit et répondit en sifflotant :
— Vstrechi, proshchanʹya - kakoye tam, / Dazhe ne vspomnitʹ litsa, / I tolʹko veshchi vernyye nam / Pomnyat vse do kontsa.(5)
Il retourna le tableau sur son chevalet pour le montrer à la jeune chuchoteuse d’esprits. Elle demeura bouche bée.
— C’est mon rêve, bredouilla-t-elle, confuse.
Le tsar du Vingt-Septième Royaume, rayonnant de joie, s'approcha d’elle, lui fit un baise-main galant et l’informa :
— Catherine Clancy, je suis Kochtcheï l’Immortel, un Russe qui vit en Alaska depuis longtemps. Nous nous sommes déjà rencontrés auparavant, dans une vie antérieure, et j’en garde un bon souvenir. Je vais faire mieux qu’alors, promis !
Émue, une larme glissa sur la joue de la jeune femme, bientôt suivie d’un torrent.
— Ne pleurez pas, gente dame ! Vous êtes vivante, votre presque ravisseur le Dragon Tricéphale n’est pas parvenu à accomplir son sombre dessein. Nous continuerons plutôt nos jolis dessins, non ?
Le sorcier, l’observant toujours de ses sombres yeux imperturbables, entoura les épaules de la jeune femme de son bras pour la rassurer. Ce geste la calma. Catherine enfouit sa tête sur la poitrine de son sauveur pendant quelques minutes, enivrée par son parfum viril qui la transportait hors du temps. Elle releva la tête pour affronter le regard du personnage des contes et lui répondit, rougissante :
— Kostya, tu es gentil !
— Je ne sais pas si je le suis, mais je n’ai fait que mon devoir ! Tu es forte, mon cœur ! Tu as tenu plus longtemps que je ne le croyais ! …
Il fixa le vide avant de commenter :
— Je vois que tu vas mieux Katiouchka…
Il se tourna vers Ivan Tsarévitch.
— Ne faut-il pas aider ce malheureux défunt ?… Une bien triste histoire d'amour ?
Catherine le fixa avec de grands yeux, éberluée.
— Vous avez un don pour voir les esprits errants comme les appellent mon père et ma grand-mère ?
— Oui et non… Puisque je discerne aisément toutes les entités existantes, incluant des sombres entités que je qualifie de Démons…
— Les Ombres, murmura-t-elle.
— Bref, peu importe comment vous les appelez ! Mais rien ne m’échappe ! N’oubliez pas que le monde des contes, mon Royaume, est réel, même s’il n’est absolument pas imaginable pour le commun des mortels. Mes serviteurs sont des défunts qui ont passé le fleuve Smorodina, mais qui ne voulaient pas se réincarner. À leur contact, j'ai appris toutes les langues du monde et les nouveautés de la planète Terre. Donc c’est moins un don qu’un fait, un état permanent de mon être.
— Wow ! s’émerveilla la petite-fille de Mélinda. On a des points en commun ! C’est génial !
Et le couple, suivi à distance respectable par le prince slave qui n’était guère intéressé par les discussions sur l’art, arriva à l’Université Rockland, où Richard Payne les accueillit poliment. Le vieil professeur, vêtu comme d’habitude d’un complet brun, afficha un sourire sarcastique.
— Les tourtereaux artistiques, venez-vous à la conférence du Département de Slavistique ?
— Oui, répondit Kochtcheï en passant un bras protecteur autour de la jeune femme. Exactement, pour la conférence, pas pour le reste ! Pas pour l’instant du moins, murmura-t-il la dernière phrase.
El le couple entra dans la salle où Vassilissa Petrovna termina son discours.
***
Un peu plus tard, à la pause.
Kochtcheï et Catherine, ensemble, s’approchèrent de Vassilissa Petrovna. Ivan Vassilievitch se tenait à sa droite. Catherine prit la parole :
— Votre participation à la conférence a été très instructive, Vassilissa Petrovna. Je suis contente d’être venue !
— Ravie, jeune gens ! dit-elle en anglais avec un fort accent slave.
— Aussi, Vassilissa Petrovna, nous venons pour vous communiquer la dernière volonté de votre défunt fiancé, l’avisa le sorcier d’un ton grave en russe.
Les yeux clairs de la conférencière s’agrandirent d’étonnement, puis elle lui répondit dans la même langue :
— Vous prétendez connaître ce que mon feu… fiancé voudrait me communiquer !
— Vassilissa Petrovna, se raidit le sorcier, offusqué, nous sommes sérieux et cette gente demoiselle a un don singulier de voir les fantômes !
Kochtcheï traduisit ses paroles à Catherine qui prit une grande inspiration avant d’affirmer sérieusement, se remémorant clairement les paroles du fantôme:
— Ivan Vassilievitch vous aime encore et toujours, Vassilissa Petrovna !
— Et, ajouta le sorcier, Ivan Vassilievitch, bien qu’il garde en bon souvenir vos soirées passées à la belle étoile à faire des projets et discuter d’achat d’une maison en périphérie de Saint-Petersburg, il ne veut pas que vous soyez anéantie par sa perte !
Des larmes perlèrent dans les yeux de la Russe.
— Oui, je l’aime encore énormément, bredouilla-elle. Sa mort brutale dans un incendie m’attriste ! Et je reconnais bien mon Vanya(6) dans ce que vous venez de dire !
— Ma chérie, je t’autorise à te remarier ! s’écria le fantôme. Ne me pleure pas trop ! Et sache que l’incendie a été provoqué par Zmeï Gorynytch qui voulait t’enlever et t’amener dans son Royaume ! Si son plan n’avait pas fonctionné, c’est grâce à l’intervention de Kochtcheï l’Immortel qui l’a terrassé en un duel. Il ne voulait pas que ma princesse soit prisonnière de ce Dragon !
Le sorcier sourit et son regard étincela de fierté en rapportant les paroles de l’esprit errant.
— Merci de me raconter la vérité… sur la mort… de mon fiancé ! Je ne sais pas si je me marierai un jour… Mais je suis bien étonnée que Kochtcheï l’Immortel soit ainsi gentleman !
— Tout le monde change, même moi ! commenta l’interpellé avec humour. Les millénaires transforment l’immortel !
L’esprit errant tourna son regard vers le fond de la salle, sourire radieux qui illuminait son visage, rasséréné. Il demanda, incrédule :
— Est-ce pour moi cette beauté divine, cette luminosité époustouflante et indescriptible ?
— Oui, Ivan Vassilievitch, répondirent d’une voix émue à l'unisson Kochtcheï et Catherine. C’est pour vous cette Lumière ! Bon voyage !
La jeune chuchoteuse d’esprits pleura bien malgré elle, alors que son compagnon immortel demeura stoïque et sérieux.
— Bon voyage ! Et bonne prochaine réincarnation avec plus de chance auprès de votre bien-aimée ! ajouta Kochtcheï. Ne craignez pas de traverser la Smorodina !
Ivan Vassilievitch enlaça tendrement sa fiancée une dernière fois et se dirigea vers cette Lumière que lui seul discernait, jusqu’à disparaître complètement, aussi léger qu’une plume. Les mortelles et l’Immortel se saluèrent respectueusement et le couple revint dans le parc de la ville.
***
Après quelques minutes de silence, ils s’assirent suffisamment éloignés l’un de l’autre pour respecter les convenances, mais assez près pour que leurs doigts puissent se frôler. Kochtcheï traça quelques mots et un croquis sur une feuille de papier, puis ajouta :
— L'histoire d'amour entre Vassilissa et Ivan est bien triste ! Un amour séparé par la mort, sans mariage, ni descendance ! Quelle douleur ! Quelle perte ! Quel chagrin !
— Oui, tellement émouvant ! ajouta-t-elle avec chagrin. En entendant ses mésaventures, j’ai songé que c’était presque mon cas !
Elle rougit.
— Mais ne me mécomprends pas collègue !
— Non ! Aucunement, Katiouchka ! Moi aussi, se confia-t-il, observant le vide devant lui, j’ai perdu ma bien-aimée il y a très longtemps, depuis plus de…
Le sorcier compta silencieusement les années en repliant ses élégants doigts chargés de bagues, sauf à l’annulaire.
— … Plus de cinq ans…
« En réalité plus de quarante ans, mais je ne peux ainsi le dire à Katiouchka, elle me prendra soit pour un fou, soit pour un vieux pervers. Agissons avec tact ! » pensa Kochtcheï.
Un silence apaisant s’installa encore entre eux, mais cette fois-ci, les artistes se rapprochèrent un peu l’un de l’autre. Il donna la feuille à la fille d’Aiden :
— Sinon, pour se changer les idées, dis-moi ce que tu en penses de mon talent ?
L’Immortel avait un petit sourire malgré lui, plongeant ses sombres yeux dans ceux de sa bien-aimée. Cette dernière, déconcertée par autant d’attention, ressentit une chaleur monter dans sa poitrine, ses joues prirent une nuance écarlate. Elle déplia la feuille et bredouilla :
— C’est gentil de ta part, Kochtcheï ! Tu m’as bien dessiné ! Mais je n’arrive pas à déchiffrer ce que tu as écrit en haut. Veux-tu me le lire ?
Elle lui lança un regard suppliant qui fit fondre le sorcier. Il lui répondit en riant :
— C’est du russe, Katioucha ! Je peux t’apprendre des rudiments de cette merveilleuse langue et tu comprendras le message !
Il lui fit un clin d’œil complice.
— Je ne veux pas tout te traduire pour ne pas gâcher l’effet de surprise !
— Une vraie énigme ! commenta-t-elle en souriant, regard pétillant de joie. J’accepte ! Et on se revoit demain pour que je te montre certains de mes tableaux et croquis ?
— Avec plaisir, mon âme ! D'ailleurs, mon palais comporte une salle consacrée aux plus grands chefs-d’œuvre de l’humanité ! En plus de mes propres tableaux !
Le couple se quitta, ravi. Catherine revint chez ses parents, inquiets. Le sorcier slave regagna le Vingt-Septième Royaume.
***
Quelques heures plus tard, dans le Royaume de Kochtcheï.
Une fois assis sur son trône, il invoqua ses artefacts de voyance — assiette d’argent et pomme d’or — pour mieux observer Catherine. Il se félicita intérieurement d'avoir bien entamé son approche avec celle qu'il désirait, au plus profond de son être, comme partenaire de vie pour toujours.
« Patience, Kostia, je ferais bien de Catherine Clancy, ma Katiouchka bien-aimée, mon épouse légitime ! Le temps est de mon côté ! Si j’ai été capable d’attendre quarante ans, je peux encore attendre quelques mois, voire quelques années supplémentaires. »
***
Au même moment, dans la chambre de Catherine.
La jeune artiste ne dormait pas encore, réfléchissant à son rêve et aux récents événements. Elle songea :
« Et si ces rêves n’étaient que des rappels de ma vie antérieure ? Kostya a raison ! D’ailleurs sa phrase m’intrigue… Et son discours avec la Smorodina me dit quelque chose, mais quoi ? Arh ! Je ferais mieux de demander à mamie de m’expliquer cette histoire de Dragon, de Kostya et de la belle-fille de son ami le policier. »
Sur cette pensée, elle s’endormit d’un sommeil léger.
Elle marcha dans une rue de la ville et vit soudain apparaître devant elle, Kochtcheï l’Immortel, vêtu comme un roi.
— Venez, Caitlin, je ferais de vous ma reine !
Elle recula, quelque peu effrayée, mais un mur était derrière son dos. Il la prit entre ses bras puissants et l’amena en un clin d’œil dans un château des contes, richement décoré. Il s’assit en face d’elle et l’invita à manger des plats les plus exquis. Elle refusa, percevant un regard trop tendre du tsar sur elle. Une lettre vola jusqu’à elle. Elle la lut et compris que c’était une véritable déclaration d’amour. Son estomac se noua et gargouilla bruyamment avant de se taire.
La mine du tsar s’assombrit et son regard se ternit. Il murmura :
— Katiouchka, pourquoi ?
Son air triste et ses paroles provoquèrent un serrement du cœur de Catherine. Le sorcier vida plusieurs verres d’alcool d’un seul trait. Une fois que le roi était parti, l’un des serviteurs invisibles le railla :
— Notre tsar, le redoutable Kochtcheï l’Immortel est devenu alcoolique à cause d’une mortelle ! Jamais vu cela depuis que je travaille ici !
— Mais vous y travaillez depuis combien de temps ?
Mine pensive, le serviteur répondit :
— Depuis cinq cent ans si nous calculons selon le nombre d’années terrestres, petite ! Le temps s’écoule différemment au Vingt-Septième Royaume, ne l’oublie pas.
Catherine revint auprès de Kochtcheï toujours aussi triste. Il affirma d’un ton doux :
— Ma Katiouchka bien-aimée, tu me manques cruellement ! Je vais t’attendre lorsque tu te réincarneras, je te reconnaîtrai, même si tu reviens dans vingt ans, cent ans ou mille ans ! Je suis immortel, le temps est de mon côté, ma chérie ! Je t’attendrais, peu importe où tu sois !
Elle sourit, ravie de déceler une sincérité dans les yeux séduisants de son ravisseur. Un homme de haute stature aux yeux bruns tristes et aux cheveux marron vêtu d’une uniforme de policier à la droite de Kochtcheï grommela quelques paroles indistinctes avant de serrer poliment la main du sorcier en signe de réconciliation.
— Une mécompréhension stupide, mon cher sac d’os. Tu vas me manquer !
Catherine se réveilla en sueur avec la vague intuition que le rêve demeurait profondément énigmatique.
***
Le surlendemain matin, à la demeure d’Aiden Clancy.
Catherine dessina des croquis de son étrange rêve et peignit le serviteur de Kochtcheï et le policier. Elle plaça ses dessins dans un sac et partit voir ses grands-parents, chez qui elle arriva rapidement. Elle marchait ne prêtant aucunement attention à son entourage, ni au chant des oiseaux tellement elle était taraudée par son rêve.
Arrivée devant une charmante maison unifamiliale jaune bordée d’un petit jardin soigné, la jeune brunette esquissa un sourire nostalgique. Elle se rappelait le temps précieux passé chez sa grand-mère préférée qui la comprenait, toutes deux partageant un même don.
Elle frappa à la porte et Jim, un bel homme aux cheveux plus gris que noirs, mais toujours aussi élégant, l’accueillit, ravi.
— Grand-père, est-ce que grand-mère est là ?
Avant même qu’il réponde, une voix familière se fit entendre clairement.
— Je suis dans le salon, ma petite-fille bien-aimée ! s’exclama la médium plus âgée.
— J’aurai besoin d'éclaircissement à propos de mon rêve d’hier soir.
— Viens, assieds-toi, mon ange, lui ordonna-t-elle en se levant pour préparer le thé.
***
Une fois le thé servi, Catherine conta en détail son rêve et montra les croquis. Le couple échangea un regard entendu.
— Cathia, l’avisa sa grand-mère, je peux te confirmer sans l’ombre d’un doute que le policier que tu as vu en rêve est notre ami Carl Neely. Aussi, la fin de ton rêve reflète bien son état d’esprit au moment où Caitlin Mahoney quitta le monde des vivants et des contes !
— Aussi, lorsque Kochtcheï a parlé de Smorodina hier, j’avais un sentiment de déjà vu ! Comme si je l'avais déjà entendu ! Alors que c’est la première fois ! C’est étrange !
— Sauf si tu serais la réincarnation de la belle-fille de notre ami, lui suggéra Jim. Pour autant de similitudes et de souvenirs, c’est frappant ! En plus de Carl… Euh Carl Neely, le policier… il y ressemble de manière hyper frappante !
Catherine était médusée par cette conclusion. Son intuition lui murmurait « Jim a raison, tu es Caitlin Mahoney réincarnée ! »
— Cathia, continua Mélinda en ajustant une mèche blanchie par les ans derrière son oreille d’un geste gracieux. Crois-nous ! Il n’est pas étrange que tu puisses avoir ce rêve qui retrace fidèlement ta vie antérieure. Un jour, j’ai bien eu un esprit errant qui se rappelait de deux à quatre vies antérieures, je pense. Il se souvenait également de ses morts, accidentellement tristes(7). Je ne saurais te dire son nom… J’oublie ! Mais, tu ne seras pas la première à connaître des bribes de vies anciennes, avant que ton âme se soit réincarnée en ma petite-fille !
— Étrange ! …
La jeune femme promèna son regard angoissé autour d’elle avant de soupirer.
— Mais tu as raison ! Ça expliquerait ce sentiment de déjà vu totalement bizarre ! Et pourquoi Kostya me semble si familier, connu, mais aussi mystérieux et étrange. Est-ce que je pourrais rendre visite à Carl Neely ? Toi et papi viendrez avec moi ? Je veux en avoir le cœur net !
Le vieux couple approuva d’un signe de tête.
***
Le trio arriva rapidement chez l’ancien inspecteur, dans sa petite maison en brique qui était bien accueillante avec son parterre bien entretenu. Ils trouvèrent le vieil inspecteur en train de bêcher son petit jardin. Il releva la tête, abandonna son travail et s’avança pour accueillir ses vieux amis. Il les étreignit chaleureusement et serra cordialement la main de leur petite-fille.
Le quatuor rentra à l’intérieur et s’installa au salon, sous le regard bienveillant de l’épouse de Carl qui leur servit des rafraîchissants. En franchissant le seuil, la petite-fille de Mélinda était tétanisée par la familiarité de l’endroit. Jim la ramena à la réalité en lui donnant un petit coup de coude discret. Catherine, une fois qu’elle expliqua son rêve et montra les croquis, gênée, ajouta :
— Aussi, tout étrange que ça à l’air, mais en rentrant dans cette maison…. Je… J’ai l’impression de la connaître… D’être déjà venue ici… Je ne sais pas comment l’expliquer…
Les trois amis échangèrent un regard étonné, puis, Carl, d’une voix encore plus enrouée par l’émotion, murmura, sceptique :
— Si vous êtes la réincarnation de Caitlin Mahoney, ma belle-fille, vous devrez reconnaître votre mère de votre ancienne vie, soit mon épouse, et vous devrez être apte à retrouver la pièce qui a été votre chambre.
— Oui, j’ai eu un sentiment de déjà vu en la rencontrant maintenant ! Et je sais où a été ma chambre ! Venez !
Elle se leva prestement et courut jusqu’à l’étage où avait été la chambre de Caitlin. Cette petite pièce était maintenant transformée depuis plus de dix ans en une bibliothèque. Carl, essoufflé, les yeux écarquillés, peinait à croire ce qu’il voyait. Il affirma :
— Comment avez-vous deviné, petite, que la chambre était là ?
— Un pressentiment, haussa-t-elle des épaules.
— Sans l'ombre d’un doute, vous ne pouvez qu’être la réincarnation de Caitlin Mahoney ! s’étonna l’ex-inspecteur. Donc à votre mariage, vous allez nous inviter, ma femme et moi ? Je serais ravi de savoir que la réincarnation de Caitlin soit heureuse ! Mon fils du premier mariage et ma fille du second mariage sont déjà mariés depuis plusieurs années ! Je suis grand-père ! Et là en apprenant que la réincarnation de ma belle-fille se marie, c’est une grande joie et une occasion heureuse de faire la fête ! Je ne raterai cela pour rien au monde ! N’est-ce pas ?
— Oui, effectivement, Carl, commenta Jim et enlaçant son épouse.
— Oui, je vous inviterais à mon mariage ! répondit Catherine. Mais encore faut-il que j’aie un fiancé ? …
Les trois vieux esquissèrent un sourire qui semblait dire « On connaît déjà le candidat ! L’heureux élu est immortel ! »
— Alors à bientôt pour votre mariage ! conclut Carl avec un large et radieux sourire.
***
Jim et Mélinda revinrent chez eux, suivis par Catherine, silencieuse.
— C’est troublant de se savoir si près, mais en même temps si différent et éloigné… De se rappeler ainsi d’une vie antérieure, commenta, la jeune médium, pensive.
— Oui, effectivement. Je dois t’avouer que je ne voudrais pas le savoir ! Les esprits errants sont déjà assez complexes sans cela !
— Ouais, tu as raison ! … Mais là du coup, Kostya, cet artiste, est l’être folklorique russe, non ?
— Oui, tout invraisemblable que cela puisse paraître !
Catherine quitta ses grands-parents et revint dans sa chambre.
***
En refermant la porte de son sanctuaire, elle s’assit au coin de son lit, calmant ses pensées éparses et son cœur qui battait la chamade depuis cette révélation troublante. Une porte de souvenirs s'était ouverte en son âme, porte insoupçonnée qu’elle redoutait, mais impossible de la refermer maintenant. Elle comprenait qu’elle ne pouvait lutter contre son destin et son attrait mystérieux pour Kochtcheï et sa vie passée. Elle acceptait que ce soit son passé, certes particulier et tourmenté, mais qui lui permettait de mieux envisager son futur. Elle sortit la lettre que le sorcier lui avait remise la veille et murmura :
— Kochtcheï, tu es une énigme, comme moi !
La lettre frémit entre ses mains.
— Je ne peux t’ignorer. Et on verra où notre amitié et notre attrait nous mèneront !
Un sentiment de paix intérieur l’envahit à cette phrase. Elle savait que sa vie prenait un tournant décisif.
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(1) Carl l’Observateur, dans la série, est proche de la famille Clancy depuis la naissance d’Aiden, le fils de Jim et Mélinda.
(2) Les Ombres sont sont des formes sombres aucunement humaines, pure noirceur informe, fantomatique. Ils sont des fragments, des parties sombres et mauvaises de l’esprit qui est parti dans la Lumière. Ces sombres entités n’existent que pour le Mal, pour générer des émotions négatives, entre autres la culpabilité. Les Lumineux sont les esprits des enfants qui sont passés dans la Lumière et qui reviennent. Ils sont puissants et forts, pure lumière à forme humaine. Ces deux entités se sont affrontées lors du dernier épisode de la cinquième saison. Les Lumineux étaient guidés par Aiden Clancy, délivrant Mélinda de la présence des Ombres qui jouaient sur son humeur et son comportement. Les Observateurs, eux, sont un groupe d’esprits qui demeurent errants pour observer les vivants, dont rien ne leur échappe.
(3) Translittération d’une strophe de la chanson Katiouchka, à savoir « Выходила, песню заводила / Про степного, сизого орла, / Про того, которого любила, / Про того, чьи письма берегла. », qui se traduit « Elle marchait et chantait une chanson / Sur un aigle des steppes gris, / Sur son véritable amour / Dont elle gardait les lettres. »
(4) Translittération d’une strophe de la chanson Время [Vremja, Le temps] du groupe Машина времени [Mashina vremeni, La machine à remonter le temps], à savoir « Нам уготовано, мальчик мой, / Легкое это бремя - / Двигаться вдоль по одной прямой, / Имя которой Время. / Памяти с ней не совладать - / Значит нам повезло,
Время учит нас забывать все - / И добро, и зло. » qui se traduit « Notre destin, mon petit, / Est un fardeau léger : / Avancer tout droit sur une ligne droite, / Qui s'appelle le Temps. / Impossible de lutter contre la mémoire, / Nous avons donc de la chance, / Le temps nous apprend à tout oublier, / Le bien comme le mal. »
(5) Translittération d’une strophe de la chanson Время [Vremja, Le temps] du groupe Машина времени [Mashina vremeni, La machine à remonter le temps], à savoir « Встречи, прощанья - какое там, / Даже не вспомнить лица, / И только вещи верные нам / Помнят все до конца. » qui signifie « Les rencontres, les adieux - qu'importe, / On ne se souvient même pas des visages, / Et seules les choses qui nous sont fidèles / Se souviennent de tout jusqu'à la fin. »
(6) Vanya est le diminutif russe pour le prénom Ivan.
(7) Allusion à Eric Sanborn, esprit errant, présent lors du treizième épisode de la deuxième saison, intitulé « Déjà Boo » / « Une dernière vie ».