Comment lui dire?
Chapitre 1 : Comment lui dire ?
2279 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 03/12/2025 18:52
« Comment lui dire ? »
Telle était la question qui taraudait l’illustre professeur des sciences occultes de l’université locale, Richard Payne, depuis un certain temps. Il le savait, dès le premier jour où cette charmante petite brune mit les pieds dans son bureau, tout changea pour lui. Non seulement, elle amena un vent de fraîcheur avec ses questions pointues et inhabituelles, changeant le fleuve tranquille qu’était son existence depuis la mort de son épouse. Mais sa présence éveilla des sentiments longtemps oubliés. Trop longtemps oubliés même. Des émotions qui lui rappelaient le temps qu’il était avec Kate. La même chaleur dans sa poitrine, les mêmes élans d’émoi, la même euphorie que lors de sa rencontre avec son épouse, jadis.
Il dévorait du regard cette étrangère qui fit une irruption inopinée à son bureau, dont il apprit plus tard qu’elle s’appelait Mélinda Gordon. Il ne pouvait la quitter tellement son magnétisme et son aura l’attiraient, au point qu’il écoutait distraitement ses paroles. Les yeux clairs du professeur croisèrent ceux sombres et pétillants de son interlocutrice. Un mystère insondable. Mystère qui se mua en une sympathie, puis en sentiment plus amoureux. Son regard semblait le percer, le mettant à nu. Ses cheveux bruns ondulaient, comme si un souffle invisible les agitait. Il rougit et bredouilla une vague réponse, détournant son regard sur ses livres qui trônaient sur le bureau, lui promettant de l’aider au mieux de ses connaissances.
« Une énigme, une vivante énigme ! Un mystère vertigineux ! Effrayant et intriguant ! »
Il la suivit du regard, alors qu’elle quitta l’austère endroit. Un détail le frappa, soudainement. Tel un nuage qui venait de passer, cachant le rayon de soleil qui avait éclairé brièvement son existence. Ce nuage se nommait le mari de Mélinda, Jim. Son alliance était cette ombre : le rappel qu’elle avait déjà un homme dans sa vie.
***
« Romano, ce satané Romano ! »
Cherchant dans ses livres pour comprendre l’homme au chapeau que lui avait mentionné la jeune femme, Richard lâcha un vieux manuscrit de stupéfaction lorsqu’il vit une illustration de Romano : une forme de noir vêtu avec un chapeau à bord large de même couleur au regard hypnotisant. Il fouilla encore dans d’autres ouvrages qui répertoriaient les personnages historiques du monde entier. S’étonnant d'être plus préoccupé par la sécurité de Mélinda que par les faits historiques, il avait l'étrange impression que Romano était plus redoutable qu’il ne le paraissait à première vue.
Un sentiment irrationnel l’envahit : et si ce fondateur de secte menaçait réellement cette élégante femme ?
Malgré l’heure tardive, il chercha l’adresse de la médium et retrouva son numéro de téléphone à domicile. Ce qu’il avait à lui dire était important, très important. Bien qu’il soit minuit passé, il voulait l’informer de ses conclusions.
Ses mains moites s’accrochèrent au combiné avec angoisse. Ses pensées allaient dans tous les sens, des milliers d’hypothèses se succédaient dans sa tête. La sonnerie à l’autre bout du fil dura une éternité.
Après ses explications, il ne parvint à s’endormir, ne cessant de s’étonner comment un fantôme puisse perturber les vivants. Il était un homme de science, logique et rationnel, les poltergeist étaient bons pour des films ou pour servir d’explication aux gens crédules — ce qui n’était pas son cas.
Mais il savait bien que ses doutes et ses réflexions intellectuelles n’intéressaient personne, encore moins Mélinda. Cette dernière semblait vivre dans un autre monde, un univers qui piquait sa curiosité, sans encore parvenir à percer le mystère. Raison qui l’empêchait de partager ses réelles pensées.
***
« Les cinq signes »
Il fouilla longtemps dans sa bibliothèque, cherchant les diverses significations des chiffres. Un moment de plaisir intellectuel décuplé à l’idée qu’il aidait Mélinda. Il accourut à la boutique d'antiquité de son amie où elle était derrière le comptoir. Fébrile, il lui expliqua sa trouvaille. Emporté dans son discours, il constata que les yeux brillants de son interlocutrice se ternirent et son sourire chaleureux s’effaça. Elle ne l’écoutait plus depuis longtemps. Elle tourna la tête, la mine inquiète. Le professeur suivit le mouvement, ne comprenant pas la raison de son comportement. Il scruta minutieusement la direction, en vain.
— Qu’est-ce qu’il y a sur cette colonne ? Je ne vois rien !
Elle fixa le vide, évitant d’affronter son regard.
— Rien, rien, professeur. C’est un exercice pour le cou ! Il faut bien s’étirer, non ?
« Bien étrange ! » songea-t-il. « Mais qu’est-ce qui a pu l’inquiéter dans mon explication ? Je ne saurais le dire ! »
Richard demeurait silencieux, comme un idiot à détailler l’antiquaire, son cœur battant la chamade. Chaque coup résonnait dans ses oreilles, tel un tambour de guerre. Il se racla la gorge et sortit de la pièce dont la température semblait augmenter sensiblement.
***
« Encore un verre ! »
Le professeur vidait son énième verre d’alcool. Il en avait perdu le compte. Sans importance ! Être ivre lui procurait un faux sentiment d’invulnérabilité, ce dont il avait le plus de besoin maintenant. Il s’épuisait à ce jeu de chat et de souris ces derniers jours avec les étranges énigmes insensées de Mélinda. Mais il ne pouvait lui refuser son aide et son expertise. Il se sentait valorisé et flatté dans son ego : son savoir n’était pas vain, bien qu’il ne comprenait pas d’où lui venait toutes ses questions, ni la raison pour laquelle elle souhaitait obtenir des réponses aussi précises. Mystère. Mystère qui l’attirait encore plus. Mystère qui attisait son intérêt pour elle.
« Comment lui dire mes sentiments ?… Et qu’un gouffre immense nous sépare ! »
Il cessa de boire pour s’aventurer dans les rues de la ville. Il déambulait, ne prêtant pas attention au paysage et aux rares passants, obnubilé par la jeune femme. Ses pas l'aménèrent devant une charmante maison en briques bien entretenue. Il s’approcha du domicile de Jim et Mélinda, bien qu’il ne l’avait nullement pensé ainsi. Voyant une lumière qui filtrait les rideaux, il s’enhardit et frappa à la porte. Il attendit d’être accueilli.
Mélinda l’invita à l’intérieur, contre toute attente. En traversant le seuil, Rick se traîna au sol avec difficulté et bredouilla :
— On ne peut continuer ainsi, Mélinda ! Comprenez… Vous êtes mariée…
Il détourna son regard du visage étonné de la jeune femme et continua.
— Comprenez… que…
Elle leva la main pour le faire taire.
— Vous avez mal interprété mon attitude, Richard Payne. Si je venais à vous, c’est pour vos connaissances. Pas plus ! N’insinuez rien ! Vous êtes pour moi, un ami et rien de plus !
En croisant son regard, Rick eut un espoir que Mélinda voudrait être avec lui, une brève lueur significative. Mais la seconde suivante, tout redevint énigmatique.
Elle le raccompagna jusqu’à chez lui et avoua son don : celui de communiquer avec les esprits errants. Sur le chemin du retour, il eut l’expérience étrange d’être possédé, de devenir le spectateur de son propre corps qui émit des sons incohérents. Un sentiment à la fois d’étrangeté et de familiarité se manifesta en lui en constatant les actions inhabituelles de son corps — un double de lui-même. Se reconnaissant à la fois dans cet observateur et dans cet acteur, il ressentit néanmoins une légèreté lourde de son être. Son âme — lui, Richard Payne — détourna rapidement son attention du corps avec une aisance déconcertante pour constater le regard de Mélinda qui balayait l’espace. Cet instant où ils s’observèrent fut d’une vulnérabilité indescriptible, plus que celle d’un nouveau-né. Il frissonna, bien qu’il n’eut pas froid. Lors de l’union à son corps, une vague de culpabilité l’envahissait et une seule pensée lui trottait dans la tête.
« Et si Mélinda est parvenue à me lire comme un livre ouvert malgré mon sarcasme ? Voudrait-elle de moi ou me rejetterait-elle ? »
Depuis cette révélation du don de Mélinda, il la considérait avec plus de respect et de crainte qu’auparavant. Encore plus intrigué de connaître ses capacités et ses possibilités d’interaction avec cette autre dimension dont il avait une connaissance théorique approfondie, mais aucune conviction personnelle. Il croyait que tout était possible, que ce monde spirituel et immatériel existait bel et bien, lorsqu’elle venait à son bureau. Néanmoins, elle ne réveilla pas une forme de croyance en son être.
L’universitaire remarqua bien que sa curiosité scientifique irritait la jeune médium : ses yeux levés au plafond et son ton un peu plus brusque que d’habitude l’attestaient.
S’il voulait être sincère avec lui-même, il avait même peur de Mélinda. Ses possibilités d’action l'effrayaient. Derrière ce chaleureux et charmant sourire et ses yeux pétillants d’intelligence et de mystère se cachait une femme avec un lourd fardeau. Il aurait aimé la soutenir, comme un mari, mais elle avait déjà un confident : Jim Clancy. Cet homme fort et rassurant, aussi grand qu’un armoire, était bien plus puissant et sérieux pour être à ses côtés que lui, Richard, ne l’était. Jim croyait en ses capacités et en son don, beaucoup plus que lui. Rick l’enviait même, mais telle était la vie. Il ne s’opposerait pas à ce qui était. Il demeurait son ami et son aide ponctuelle, à défaut de plus.
***
« Qui est-il ? Que cache-t-il ? »
Alors qu’il cherchait à comprendre le mystère de Gabriel, il ne cessait de passer en boucle ces questions. Il avait le vague pressentiment que cet étrange homme, aussi médium comme Mélinda, se dissimulait dans la noirceur, laissant dans l’ombre quelque chose et avait de sombres desseins. Au regard des innombrables photographies dans une pièce, Gabriel connaissait Mélinda parfaitement et l'espionnait.
Une vague diffuse de jalousie se propagea dans son corps. Sa respiration devint plus difficile et ses mains moites.
« Et s’il était un prétendant ? » se questionna-t-il en son for intérieur.
Ses yeux s’arrêtèrent sur les clichés de lui et Mélinda. Ils étaient heureux, ravis de discuter. La seule ombre était la photographie voisine : Jim et Mélinda tendrement enlacés, scintillants de joie. La médium brillait plus au côté de son mari qu’à ses côtés.
Ressentant un goût amer au fond de la gorge à ce constat, Rick demeura silencieux, détournant son attention du couple heureux, plus que lorsqu’il était marié à Kate.
***
« Mélinda est morte ! Pourquoi elle ? »
La pensée angoissante qui lui traversa l’esprit à cet instant. Il courut comme un fou vers le monument commémoratif de verre tombé au sol. Ignorant les cris autour de lui, il fixa le corps de Mélinda sans vie : aucune respiration, au mouvement de la poitrine. Il serra les poings à blanchir ses jointures en levant les yeux sur Gabriel. Ce dernier avait un sourire narquois, levant lentement cinq doigts avec un sourire sardonique, voire moqueur.
« C’est ça les cinq signes ! Quel idiot ! »
Il trembla en remarquant la lueur d’angoisse dans les yeux clairs de Jim. Il était venu pour réanimer sa femme. Il accomplit son travail avec amour, presque désespéré. Il était plus apte que lui, un professeur, dans une telle situation.
Rick se promit de la protéger et d’être plus vigilant. Le monde des morts est bien plus dangereux qu’il ne le semblait.
En voyant Mélinda revenir parmi les vivants en se relevant après ce qui était une éternité, le professeur expira l’air qu’il retenait malgré lui.
« Oui, Mélinda, tu es bien vivante ! » pensa-t-il avec un large sourire euphorique et le cœur frappant fort dans la poitrine.
***
« Comment lui dire ? »
La veille de son départ pour son congé sabbatique en Orient, le professeur préparait ses derniers bagages. Il les referma d’un geste sec, attristé de devoir quitter sa ville. Ce n’était pas à cause de ses collègues, de ses cours ou des étudiants, mais bien à cause de Mélinda. Ses énigmes l’intriguaient toujours et le forçaient à comprendre autrement le monde. Un exercice intellectuel palpitant ! Mais surtout, son plus grand regret fut de ne jamais pouvoir lui dire sa pensée la plus profonde.
Lorsqu’elle pleura et lui donna une dernière accolade amicale en lui souhaitant un bon voyage et beaucoup de prudence, Rick sentit son cœur rater un battement. Il lui sourit et scruta une dernière fois son visage, gravant chaque trait, chaque mèche, chaque cil, chaque larme dans sa mémoire. Dès qu’elle lui tourna le dos pour rejoindre son mari, il la fixa et murmura :
— Comment te le dire, Mélinda ?