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Chapitre 4 : L'un avec l'autre

Chapitre final

5177 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/08/2023 20:26

Plutôt difficile de rentrer en contact avec tout ce qui se trouvait là-haut quand on était un démon qui avait tourné le dos à son propre camp et qui avait été déchu du Ciel il y a fort longtemps. Crowley n’avait jamais été dérangé par cette problématique avant. Et qui donc aurait-il pu vouloir contacter ? Les anges étaient si foutrement angéliques ; une horreur, vraiment. Mais il venait tout juste de réaliser que maintenant qu’Aziraphale était l’Archange Suprême, il ne pouvait plus apparaître dans sa librairie quand il souhaitait le voir ou l’appeler quand il voulait l’entendre. Il ne pouvait tout simplement pas le contacter. Crowley en nourrissait une profonde frustration que même le vin ne pouvait attendrir. 

Toute la dynamique de leur relation avait changé. Avant, il leur suffisait d’attendre quelques dizaines d’années que leurs tensions s’apaisent ; l’un ou l’autre, souvent l’autre, finissait en général par revenir — ils se croisaient au détour d’une tentation, pour lui, d’un miracle, pour l’autre, et fatalement, au lieu de se mettre des battons dans les roues, ils s’aidaient mutuellement afin de réaliser ce qu’aucun des deux camps aurait pu qualifier de bon travail. Et ça leur convenait ! 

Mais qu’avaient-ils, désormais ? Il y avait d’autres anges pour effectuer les miracles. L’Archange Suprême avait bien assez de travail avec les Grands Plans, les Grands Projets, les Grandes Ambitions de Dieu. 

Crowley avait beaucoup réfléchi et il avait conclu qu’il n’y avait qu’une seule manière de faire comprendre à Aziraphale qu’il souhaitait lui parler, et ce, sans attendre que des dizaines d’années s’écoulent. 



« La Terre fume ! » 


Quand un ange sous vos ordres vient vous trouver dans votre coin de Paradis pour vous annoncer une chose aussi folle, vous ne pouvez que lever le nez de vos Grands Projets. C’est ce que fit Aziraphale, les yeux écarquillés et la bouche tordue en une mimique horrifiée. 


« Je vous demande pardon ? » 


L’ange qui se tenait devant lui lui était familier, évidemment. Mais il ne parvenait pas à se souvenir de son nom. Il savait au moins que ça se terminait par -iel, mais le début ? Il grimaça, profondément gêné d’avoir oublié une chose que l’Archange Suprême se devait de savoir. 


« La Terre fume ! Vous devez venir voir ! Enfin… Pouvez-vous venir voir ce qu’il en est, s’il-vous-plaît ? » 


Évidemment qu’Aziraphale allait venir. Il accorda à l’ange un sourire réconfortant en refermant le dossier qu’il était en train de consulter. Tout à coup, les Grands Projets n’avaient plus le moindre intérêt : sa Terre, sa chère Terre fumait ! Aucun événement divin ne pouvait l’expliquer, il était le mieux placé pour le savoir : c’est par lui que transitaient tous les plans, les grands comme les ineffables. Il n’y avait aucune raison que la Terre fume. 

Aziraphale et l’ange traversèrent le hall blanc et apparut devant eux, comme si elle avait toujours été là, une Terre miniature, tout en rondeurs. Le sourire de l’archange s’accrut — il venait souvent ici pour la regarder. Depuis sa dernière visite sur le sol terrestre, il évitait de descendre en se persuadant que l’Archange Suprême se devait de rester au Ciel pour s’assurer que tout se passe bien. Et cela lui convenait ! Il était heureux ! Il faisait le bien

En vérité, Aziraphale n’avait jamais eu plus conscience du temps qui passait que depuis qu’il était de retour au Ciel. Avant, les siècles passaient bien trop vite et il en appréciait chaque seconde. Maintenant, il avait parfois l’impression d’être prisonnier d’un temps trop lent — mais jamais il ne se plaignait ! Tout était parfaitement à sa place, après tout, lui le premier, non ? 

L’archange s’approcha de la Terre miniature et… Oh ! 


« Elle fume ! » s'étonna-t-il.


Effectivement, une colonne de fumée s’élevait du Royaume-Uni, signe qu’un miracle, et pas un petit, venait d’avoir lieu. L’estomac d’Aziraphale se noua. Cela ne pouvait être… Il s’approcha, persuadé qu’il s’agissait d’une affaire qui ne concernait en rien ce à quoi il venait de penser. Mais ses espoirs s’écroulèrent quand il vit que la fumée sortait de Londres… Plus exactement de… 


« C’est ma librairie ! » 


C’était sa librairie. Un miracle avait eu lieu dans sa librairie, ce qui était communément impossible, ou plutôt improbable, et surtout parfaitement inconvenant. Aziraphale se tourna vers l’ange et annonça qu’il allait s’occuper de ce fabuleux problème. Et quand celui dont le nom était inconnu mais qui devait terminer par -iel lui dit qu’il allait l’accompagner, ainsi que plusieurs autres anges, Aziraphale l’en dissuada : c’était à lui de régler cela. L’ange en fut soufflé d’admiration et Aziraphale eut le bon sens de s’en sentir désolé ; il n’y avait aucune bonté dans cette envie de gérer la situation et il en avait parfaitement conscience. L’Archange Suprême avait-il le droit d’être égoïste ?

La vérité était qu’il avait une méchante intuition qu’il essayait, en vain, d’étouffer. 



Affalé dans le fauteuil d’Aziraphale, Crowley attendait. Ses doigts qui pianotaient sur le bureau montraient son impatience. Des sanglots provenaient d’un coin de la librairie. Le démon jeta un regard ennuyé à Muriel qui se tordait les doigts dans tous les sens et qui reniflait pitoyablement. Dommage collatéral, se dit-il. Elle s’en remettra rapidement. Aux grands maux, les grands remèdes, que diable ! 

Puisque l’on parlait de grand remède, voilà soudainement que le plafond s’illumina. Un fuseau de lumière grignota l’ombre de la pièce, excepté le coin où se trouvait le démon qui plissa les yeux et afficha une mine révulsée. Dans le cône lumineux se détacha alors une silhouette qui lui était bien familière. Un archange tout de blanc vétu, le bras levé, impressionnant de pouvoir et de puissance, illuminé d’une lueur qui n’avait rien de naturelle. Il ouvrit la bouche pour déverser ses ordres et bénédictions… Crowley, ravit de voir Aziraphale, s’installa plus confortablement. Plongé dans l’ombre, il pouvait observer son ange sans que celui-ci le voit et il appréciait énormément le spectacle. Le fait qu’ils soient tous les deux dans la même pièce remettait toutes les choses à leur place — enfin, tout allait bien.

Puis Muriel intervint, interrompant le premier dans sa psalmodie, cachant au second la vue agréable qu’il avait, et plus rien ne sembla à sa place. Crowley se redressa avec un geste d’agacement. Foutu ange ! Foutus bons sentiments ! 


« Oh, Archange Suprême ! s’écria Muriel en se jetant au pied de la silhouette qui perdait peu à peu ses lueurs célestes. Épargnez-moi ! Il m’a forcée ! Il m’a obligée ! 

— Juste un peu, » s'immisça Crowley en mimant entre son pouce et son index le “un peu”. 


Toute la superbe de l’archange disparut lorsque ses yeux se posèrent sur le démon. Plus de lumière, plus de halo, plus de fuseau descendant du Ciel. Juste un ange, tout de blanc et de beige habillé, les yeux écarquillés comme s’il n’avait jamais vu de démon avant ce jour. 


« Crowley ! » s’exclama-t-il


Lequel fit la révérence, un sourire impertinent aux lèvres. 


« Mon ange ! Je t’ai manqué ? » 


Muriel regarda l’un, puis l’autre. Ses sanglots perduraient alors que ses yeux restaient désespérément vides — les anges pouvaient-ils seulement pleurer ? Peut-être pas, mais le sentiment de peur qu’elle ressentait était bel et bien réel ; elle n’était pas habituée, c’était fort désagréable !

Aziraphale soutint le regard de Crowley, les sourcils froncés, l’air perplexe ; il ne s’attendait vraisemblablement pas à le trouver là. Mais bientôt, les bruits désespérés de Muriel l’arrachèrent à l’observation du démon qui s’en trouva frustré.




Aziraphale fit un effort surangélique pour accorder son attention à Muriel qui était, rappelons-le, un ange sous sa responsabilité. La pauvre, elle semblait traumatisée. Il avait bien eu une intuition avant de partir, mais il ne s’attendait certainement pas à ça ! Cela dit, il ne s’attendait pas non plus à ce que son cœur sursaute de la sorte en apercevant Crowley. Peu à peu, les souvenirs de leur dernière rencontre remontaient et le sursaut de son cœur prit une teinte bien plus douloureuse. 

Comprenant qu’elle devait s’expliquer, Muriel s’approcha de l’archange, affolée. 


« Il m’a forcée à faire un miracle pour vous appeler, Archange Aziraphale ! Ce n’était pas moi, jamais je n’aurais… 

— Je te crois, lui sourit Aziraphale pour couper court aux étouffements de la pauvre Muriel. Tu as mérité d’aller te reposer. Va donc au Ciel, va, je m’occupe de tout. Que dieu te bénisse. » 


Et un mouvement de poignet plus tard, une Muriel rassurée disparut, laissant l’ange et le démon complètement seuls dans la librairie. Aziraphale tourna lentement les yeux vers Crowley qui s’était de nouveau affalé dans le fauteuil, comme si tout était parfaitement normal. 


« Tu es difficile à joindre, mon ange. 

— Qu’as-tu fais, Crowley ? s’exclama Aziraphale d’une voix trop aiguë. 

— Ton ange a très bien résumé la situation. Tu aurais pu me laisser un moyen de te contacter ! » éructa-t-il soudain en se levant et en arpentant la pièce de sa démarche chaloupée et colérique. 


Aziraphale le suivait du regard, perturbé par son comportement. Il haussa les sourcils, trouvant injustes les reproches dont il était victime. 


« Et pourquoi voudrais-tu pouvoir me contacter ?! » s’insurgea-t-il. 


Crowley s’immobilisa entre deux étagères bourrées à craquer de livres, une moue perplexe aux lèvres. Il haussa les épaules et coula un regard vers l’ange. 


« L’habitude, je suppose. » 


Oh, l’habitude. Aziraphale était peut-être crédule, mais pas à ce point. Il savait bien qu’il n’était pas question d’une simple habitude. Mais il avait du mal à comprendre pourquoi Crowley essayait de le contacter alors que la dernière fois, il lui avait dit de si horribles choses. Voulait-il s’excuser ? Crowley ? Mais il détestait les excuses ! Peut-être regrettait-il et le convier, ou le forcer à venir plutôt, était un moyen de le lui faire comprendre ? C’était assez démoniaque, comme façon d’agir. 

Le temps que durèrent les réflexions de l’ange, Crowley s’était remis à arpenter la pièce et il jeta à Aziraphale avant que celui-ci puisse exprimer ses pensées : 


« Et toi, comment feras-tu pour me contacter quand tu voudras me dire quelque chose de drôle sans t’en rendre compte ? » 


Aziraphale fronça les sourcils ; faisait-il donc ça ? Il ne s’en souvenait pas. 


« Ou quand tu voudras me raconter ce que tu as fait de bien ? insista Crowley en balayant l’air d’un geste de la main. 

— J’ai des anges auxquels le raconter, maintenant, » répondit simplement l’archange parce que c’était l’exacte vérité — ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il n’avait rien envie de dire à ses camarades angéliques. 



Ouch, songea Crowley. Voilà qui était foutrement douloureux. Il l’avait cherché, lui-même n’avait pas été tendre la dernière fois. Mais Aziraphale l’avait abandonné ! Lui et sa foutu innocence — il croyait encore au Bien et toutes ces conneries de Plan Divin. Cela mettait Crowley hors de lui ! Tout aurait pu être tellement plus simple ! Il lui avait proposé : s’enfuir tous les deux, loin d’ici, loin des autres, être un nous, loin du monde entier. Mais non, il fallait qu’Aziraphale soit encore trop ange pour accepter de le suivre, trop bon pour laisser l’humanité se débrouiller par elle-même, trop lui pour refuser la proposition du Métatron qui avait tellement besoin de lui ! Mais n’existait-il pas un autre ange, au Ciel, qui avait de vrais qualités angéliques, bien plus qu’Aziraphale, et qui aurait pu faire le travail à sa place ? 

Crowley croisa les bras sur sa poitrine et afficha une mine renfermée que considérait l’ange en silence. 

La vérité, il la connaissait. Il savait très bien ce qu’était Aziraphale ; il se l’avoua avec un petit pincement au cœur. Il n’existait pas deux anges comme celui-ci. Des anges capables de comprendre l’humanité, d’aimer les humains au point de s’opposer aux plans divins, tout en souhaitant encore ardemment faire le Bien autour de lui. Oui, songea le démon en coulant un regard à l’ange dépité qui faisait quelques pas dans la librairie, comme s’il hésitait à s’en aller. Il n’en existait pas deux comme lui et c’est exactement pour cela qu’aujourd’hui sa vie lui paraissait si fade. 

Crowley repensa aux mots de Nina. Vous ne dites jamais ce que vous pensez. Lui avait essayé de le dire, une fois. Mais Aziraphale était resté insensible à ses propos. Rien de ce qu’il avait pu dire n’avait été entendu : l’ange était parti, préférant devenir un Archange et retrouver son Ciel adoré plutôt que de découvrir l’éternité avec lui. Qu’y avait-il de plus à rajouter ? C’était idiot de s’acharner. C’était bien un truc de démon, ça, maugréa intérieurement Crowley : s’acharner encore et encore alors que l’on connaissait la vérité et qu’on la savait… Ineffable. 



Aziraphale continuait d’observer Crowley. Ce dernier semblait si profondément plongé dans ses pensées qu’il ne faisait plus attention à ce qu’il faisait. L’archange laissait glisser ses doigts sur les étagères poussiéreuses et les objets qu’il avait accumulés au fil des siècles. C’était son petit défaut bien à lui : il n’avait jamais pu résister à la beauté matérielle alors que Crowley, lui, vivait de façon bien plus épurée. 

Le visage du démon était aussi imperméable qu’il l’était souvent. Un mur infranchissable. Aziraphale pouvait se vanter de réussir mieux que quiconque à décrypter les pensées de celui qui était son ami depuis six mille ans. C’était une compétence dont il n’était pas peu fier ! Mais il était tellement perdu avec ses propres pensées qu’il avait énormément de mal à comprendre ce qui se passait derrière le regard brûlant du démon. Crowley était celui qui disait les choses sans détour tandis que lui évitait généralement de le faire — ce qui n’était pas dit n’existait pas, n’est-ce pas ? Pourquoi ne parlait-il pas ? Le silence commençait à peser, Crowley ne le sentait-il pas ? 



« C’est vrai ce que tu as dit la dernière fois ? se lança tout à coup Aziraphale en faisant mine d’être accaparé par l’observation d’un livre. M'as-tu menti lorsque tu me disais que… 

— Que quoi ? souffla le démon d’une voix traînante en se tordant le cou pour le regarder. 

— Tu sais… » 


Aziraphale avait un sourire un peu gêné, comme s’il trouvait tout à fait inconvenant le fait de répéter ce qu’avait dit Crowley il y a plusieurs semaines. Sauf que le démon était un démon et qu’il avait beau ne pas être un spécimen démoniaque absolument parfait, il en avait cependant de nombreuses caractéristiques. 


« Non, fit-il donc cruellement, je ne sais pas (alors qu’il savait bien). Quoi donc ? » 


Aziraphale eut beau se répandre en mimiques affligées et en haussements de sourcils suggestifs, Crowley ne voulut rien savoir et se contenta de le regarder, un sourcil levé ridiculement haut sur le front, en attendant que l’ange ose dire les choses. 

Aziraphale referma son livre et prit le temps de le replacer correctement sur l’étagère avant de se retourner pour faire face au démon. Il arrangea son veston et croisa les mains sur son ventre en baissant les yeux sur Crowley, encore et toujours affalé sur son siège — son siège. Il se racla la gorge, prit une grande inspiration et… 


« Tu as dit que nous aurions pu être un… Nous. » 


Quelque chose passa sur le visage de Crowley. Une chose qui lui fit froncer le nez et qui fit frémir ses sourcils. Aziraphale s’humecta les lèvres et se força à continuer. 


« Tu as dit que je ne pouvais pas quitter cette, et bien, cette librairie.

— J’ai menti. 

— Oh, Crowley ! »



Pour une fois, c’était prononcé sur un ton sévère. L’ange avait des mimiques agacées, et tout ça — Crowley l’aurait bien laissé exprimer sa colère pour voir jusqu’où il pouvait aller mais il en fut incapable car ses paroles avaient été particulièrement mal comprises et qu’il ne pouvait pas laisser le doute perdurer. 

Il se mit debout, une main dans la poche, l’autre libre comme l’air, lire d’appuyer ses propos.


« Non, se reprit-il, je n’ai pas menti. Enfin si. Mais pas sûr ça ! Ce que je veux dire, c’est que… » Satan, que c’était difficile ! « Je ne parlais pas de la librairie, débita-t-il sans reprendre son souffle, mais de moi ! 

— De toi ? hésita Aziraphale, soudainement calmé.

— Oui, de moi ! » s’exclama-t-il en levant les bras au ciel et en se mettant à arpenter la pièce d’une démarche furieuse. « Tu ne peux pas quitter… » Ses mains balayèrent l’air, montrèrent tout ce qui l’entourait, à la fois la librairie, Aziraphale et lui-même. « Tu ne peux pas quitter… moi. Tu ne pouvais pas. Mais en fait, poursuit-il d’une voix sombre, tu pouvais. » 



Aziraphale s’en trouva proprement bouche bée. Le quitter lui ? Venait-il bien d’entendre ce qu’il pensait avoir entendu ? Vraiment ? Le démon avait l’air si nonchalant avec ses lunettes, sa main dans sa poche et ses manières qu’il avait du mal à croire qu’il ait pu dire une telle chose. Une chose qui faisait s’emballer le cœur de ce corps qui lui était si cher. Sans même qu’il en ait conscience, le visage d’Aziraphale se fit moins sévère et toutes ses craintes s’évanouirent. Oh, elles reviendraient, mais pour le moment il avait l’impression que tout était un peu plus logique et naturel que ces dernières semaines. 

Il s’avança d’un pas vers le démon.


« Ce n’est pas vrai ! souffla-t-il en cherchant, en vain, à croiser son regard. Cela fait six mille ans que nous sommes un… Un tandem. Tu pensais vraiment que je ne voulais plus que ce soit le cas ? » 


Crowley fit la moue et haussa les épaules. Il n’avait pas l’air convaincu. 


« Tes choix le montrent sans que tu aies besoin de le dire, bougonna-t-il. 

— Mes choix n’effacent pas le reste ! insista l’ange. J’aurais aimé que tu… Je te l’ai dit : on aurait pu être des anges ensemble. » 



Il y avait en Aziraphale une détermination pleine d’espoir qui ne le quittait jamais, même quand le monde courait à sa perte, même quand l’Apocalypse se profilait, même quand il était condamné à brûler dans les flammes de l’Enfer. Il avait toujours une voix pleine de verve et de motivation, et des yeux brillants de confiance, il croyait toujours si sincèrement en ce qu’il disait. Et actuellement, c’est tout cela que put voir Crowey en levant les yeux vers lui. L’ange dardait sur lui son regard angélique, il avait même sur les lèvres ce léger sourire qui pouvait attendrir les cœurs les plus sombres. En six mille ans, les choses n’avaient pas changé : Aziraphale était toujours cet ange perclus d’espoirs et de convictions — et de valeurs foutrement trop ancrées en lui. 

C’en était trop pour le démon qui était persuadé que ci-bas et ci-haut, il n’y avait que des êtres toxiques qui les empêchaient de vivre comme ils le souhaitaient tous les deux. Il était persuadé qu’Aziraphale finirait par s’en rendre compte de la façon la plus brutale qui soit. Mais lui en avait conscience. Alors non, il ne pouvait pas être un ange avec lui. 


« Sauf que ce n’est pas possible.

— Sauf que ce n’est pas possible, » affirma Aziraphale sur un ton affecté après un instant de silence, ses épaules et son espoir retombant tristement.


Ils se regardèrent en silence pendant quelques instants, séparés par quelques mètres seulement, mais c’était toujours moins que la distance qu’il y avait eu entre eux ces dernières semaines. Crowley leva la main et arracha ses lunettes aux verres sombres de son visage. 



Aziraphale frémit quand les yeux du démon furent dévoilés. Il ne lui avait jamais dit, mais il trouvait son regard particulièrement prenant. Un regard de serpent, de serpent originel ! comment pourrait-il le lui avouer ? Il préférait garder ce secret pour lui et profiter de chaque moment où Crowley acceptait de se débarrasser de ses verres — souvent quand il était avec lui, d’ailleurs. 

L’ange sentit sa rancœur, plutôt faible car il n’était naturellement pas un être propice à la rancœur, s’évaporer. Il sourit et cela accentua plus encore la différence entre l’un, tout de sombre habillé et à la moue mécontente, et l’autre, vêtu de lumière et au visage toujours affable. C'est ce qu’Aziraphale aimait chez Crowley, il l’aimait d’autant plus que c’était des choses qui lui étaient totalement inconnues. 

L’archange prit une inspiration pour se donner le courage et ouvrit enfin la bouche.


« J’aurais aimé que ce soit possible, mais… »


Il hésita un instant, puis poursuivit sous le regard insistant de Crowley qui n’avait jamais fait preuve d’une grande patience. 


« Mais le fait que tu ne veuilles pas ne veut pas dire que je ne veux plus qu’on continue… Tu sais… » 



Un silence boudeur accueillit ses paroles. Aziraphale poursuivit :


« À moins que tu ne veuilles partir sur… Sur Alpha du centaure ? 


Le démon leva les yeux au ciel. Il pensait : pas sans toi ; mais ce ne sont pas des choses qui se disent à voix haute. Que cet ange était exaspérant, décidément ! Partir sur Alpha du Centaure ! Après tout cela ? Ne pensait-il pas que s’il avait voulu partir, il l’aurait fait depuis un moment déjà ? N’avait-il donc pas compris qu’il ne partirait pas sans lui ? Devait-il l’avouer à voix haute, ça aussi ? Nina aurait dit que oui. Maggie l’aurait soutenue. Crowley, quant à lui, décida qu’il en avait suffisamment dites, des choses à voix haute. Aussi se contenta-t-il de répondre un simple : 


« Non. » 


Qu’accepta l’ange avec une simplicité tout à fait angélique. Ils n’avaient jamais trouvé nécessaire de s’épandre en discours, après tout. Il leur suffisait de dire simplement les choses. Et dans ce “non”, Aziraphale voyait tout ce que Crowley taisait. Il le voyait avec une lucidité étonnante pour un être qui était aveugle quant à ses propres sentiments.


« Et bien, hésita Aziraphale sur le ton timide de celui qui n’était pas sûr d’aller dans la bonne direction mais qui appréciait tout de même le fait d’y aller, que faisons-nous, maintenant ? » 


Il sourit d’une façon un peu plus réjouie, comme s’il s’attendait à ce que de nouvelles aventures se présentent à eux sur le champ. 


« Où allons-nous ? » 


Crowley se pencha vers Aziraphale, désignant le ciel du doigt. Son regard de serpent se fit impertinent. 


« Alpha du Centaure ? proposa-t-il innocemment.

— Oh, Crowley… » 


Crowley haussa les épaules ; au fond, il n’espérait pas tellement recevoir une réponse positive, même s’il aurait aimé. Il sentait que bientôt, tout cela, tous ces choix, allaient bientôt leur péter au nez, alors autant profiter de ce qu’il avait tant qu’il l’avait. 


« Bon… Le Ritz, sinon ? Une table vient miraculeusement de se libérer. »  

*

Aziraphale regardait du coin de l’œil le démon avaler de grandes gorgées de vin. Il ne pouvait s’en empêcher ; à la fois de le regarder et de penser à une scène qu’il n’arrivait pas à remiser au passé. Évidemment, Crowley sentit l’attention dont il était victime et se tourna vers lui sans lâcher son verre, le bras négligemment passé derrière le dossier de sa chaise. 


« Tu réfléchis encore, le sermonna-t-il de cette voix bougonne qu’Aziraphale avait appris à aimer. 

— Oui, c’est vrai. 

— À quoi peut bien réfléchir un Archange Suprême ? » 


Aziraphale gourmanda son ton moqueur d’un regard sévère que Crowley savoura. L’ange baissa la tête sur son assiette. Il hésitait à s’ouvrir à son ami. Non pas parce qu’il craignait les réactions de celui-ci — cela faisait longtemps qu’il ne les craignait plus — mais parce qu’il lui semblait qu’à chaque fois qu’ils évoquaient certains sujets, les événements s’enchaînaient, trébuchaient et tout finissait par mal se passer. Mais le regard que Crowley posait sur lui était impatient et Aziraphale se dit qu’après tout, après tout ce qu’il venait de se passer, il pouvait peut-être lui avouer le fond de ses pensées. 


« C’est que je me demandais, commença-t-il d’une voix hésitante, pourquoi tu avais… » 


Ce faisant, il porta une main maladroite à ses lèvres. Il la baissa bien rapidement quand il en prit conscience, mais c’était déjà trop tard : personne à cette table n’ignorait plus le sujet de ses réflexions. 

La réaction de Crowley fut instantanée. Il pencha en arrière, le visage levé vers le ciel, un long, puissant et bruyant soupir aux lèvres qui lui attira le regard perplexe des autres clients ; et celui, perdu, d’Aziraphale.


« Oh, foutu ange ! » s’exclama-t-il d’une voix très forte. 


Ledit ange fronça le nez face à tant de vulgarité, redressa les épaules et jeta des regards en biais, mais surtout pas en face, au démon qui planta ses deux coudes sur la table pour mieux le regarder. Il était tout près désormais, à moitié couché sur la table tandis qu’Aziraphale gardait le dos très droit. Le regard jaunâtre du démon le brûlait — Crowley avait ôté ses lunettes et le regardait d’une telle façon que l’ange ne put que se tourner avec une grande réticence vers lui pour lui rendre son regard. 

Le regard jaune aux pupilles fendus ne l’avait jamais dérangé. Mais parfois, comme aujourd’hui, Aziraphale sentait des frissons courir sur sa nuque quand ces yeux-là le regardaient de cette façon-


« Ne me fais pas croire, Aziraphale, siffla Crowley d’une voix très basse, que tu l’ignores… » 



Crowley n’avait que peu de contrôle de lui-même. La preuve étant qu’il n’aimait rien de plus que laisser éclater sa colère en faisant jaillir du ciel des éclairs diaboliques. Pourtant, là, il faisait de très gros efforts pour ne pas se laisser aller et hurler ses quatre vérités à l’ange, son ange. Aziraphale avait toujours été le pire des deux, c’était un fait : lui au moins avait pu avouer à voix haute ces dernières années, affirmer même, qu’ils étaient amis. Bon, le fait que ce soit un fabuleux mensonge, qu’ils n’étaient pas qu’amis, n’était qu’un détail. 

Il ne comptait pas laisser Aziraphale ignorer plus longtemps la raison pour laquelle il n’avait pas pu s’empêcher, la dernière fois, de plaquer ses lèvres sur les siennes. Crowley savait bien que l’ange savait ; le problème était qu’il ne voulait pas se l’avouer, voilà tout. 

À sa plus grande surprise cependant, Aziraphale ne nia pas. Il se contenta d’une petite grimace et d’un regard lancé au Ciel avant de le regarder lui. Un petit sourire timide lui étira les lèvres. Si petit qu’il en était quasiment indiscernable, mais Crowley ne le manqua pas. 


« Non…, souffla-t-il enfin. Non, je ne l’ignore pas. » 


Crowley se rencogna contre le dossier de sa chaise, soufflé par la soudaine sincérité de l’ange. Il ne l’ignorait pas. Il l’avait dit. Ça lui faisait si drôle qu’il ne trouva rien à répliquer. Le soudain silence qui s’installa entre eux n’avait rien de désagréable. Ils se regardaient du coin de l’œil, persuadés que l’autre ne le voyait pas, tout en savourant ce qui venait d’être dit. 


Secrètement, Crowley se demandait ce qui arriverait s’il osait encore, pour la seconde fois, franchir l’espace qui les séparait pour planter ses lèvres sur les siennes. 

Secrètement, Aziraphale espérait que le démon aurait des envies de proximité même lorsqu’il n’était pas désespéré ou en colère. 

Ces envies et ces pensées se passaient de mots, mais les regards ne sachant mentir, il s’avéra que les choses furent dites malgré tout. Et tout le monde en fut soulagé. 


Fin



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