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Chapitre 3 : Il était une fois un tourne-disque

2049 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/08/2023 23:15

Renversé sur l’unique fauteuil composant le nouvel appartement qu’il avait investi, Crowley invectivait à voix haute ses plantes. Il n’avait rien de mieux à faire. Il avait répandu ci-et-là des tentations, encouragé quelques londoniens à poster des Tweet hargneux ou des images à la description incendiaire sur Instagram qui avaient attisé les commentaires des haters, comme disaient les Humains. Il avait roulé à toute allure avec sa Bentley, le son très fort pour ressentir la même chose qu’il ressentait quelques semaines auparavant. Sauf que cela n’avait pas fonctionné. Ou du moins, pas comme avant. Crowley ne comprenait pas pourquoi sa vie lui paraissait moins diaboliquement agréable. Pourtant ces six milles dernières années, elle l’avait été, non ? 

S’il n’avait pas mis une si grande ardeur à ignorer le souvenir de sa conversation avec Nina et Maggie, peut-être aurait-il fait rapidement le rapprochement entre le départ de l’ange et le soudain accablement qui s’était emparé de lui. Et quelque part, il en avait conscience, en était la preuve le tourne-disque qu’il était allé récupérer à la librairie et qui trônait au milieu de la pièce. Il s’agissait de l’unique objet qui occupait le grand et bel appartement moderne et irrémédiablement vide qu’il avait investi, en plus de son fauteuil, du bureau et de ses plantes. Mais qu’importe de quoi avait ou non conscience Crowley : il faisait énormément d’efforts pour se persuader qu’il ne savait rien du désespoir et de la lassitude qui ne le quittaient plus. 

La musique résonnait très fort dans l’appartement. I Want It All, de Queen, éclatait toutes les recommandations humaines quant au volume de la musique et ses risques sur l’ouïe ; de toute façon, Crowley n’était pas un Humain, il se fichait de ces choses-là. Il avait les yeux fermés, ses lunettes étaient abandonnées sur le bureau. Les mains dressées en l’air, il battait la musique en des gestes désordonnés. 

Un courant d’air frais passa sur son visage. Crowley se redressa, perplexe, et se figea quand il vit qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Son cœur tomba tout au fond de son corps — c’était bien beau d’avoir un corps, mais ce qu’il pouvait être désagréable quand il lui faisait ressentir de telles choses ! 


« Mon ange ! » 


L’exclamation lui avait échappé. Aziraphale, parce que c’était bien lui, ouvrit la bouche mais ne dit rien. Le démon secoua la main. 


« Je veux dire… L’ange. » 


Son cœur lui remonta bien vite dans la gorge. Le voir, lui, sur Terre… Leur dernière conversation lui revint en tête. Crowley, la mine toujours aussi bourrue, tourna résolument le regard vers ses plantes. D’un geste machinal, il récupéra ses lunettes et les planta sur son nez. Il pris un malin plaisir à garder le silence — Aziraphale était incapable de garder le silence, lui. La preuve : il avança d’un pas dans la pièce, et désigna d’un geste maladroit la porte grande ouverte. 


« J’ai toqué ! » 


Sa voix peinait à se faire entendre avec la musique. 


« Mais tu n’as pas… Tu n’as pas répondu. Alors j’ai ouvert. » 


Crowley eut pour lui un geste du menton, mais il n’ouvrit pas pour autant la bouche. Pourquoi Aziraphale était-il ici ? Pour se vanter de son poste d’Archange Suprême et de toutes les bonnes actions qu’il réalisait ? Il faut que je l’appelle Archange, maintenant ? Plutôt crever ! Il fomentait toutes sortes de pensées méprisantes, se refusant à tourner les yeux vers celui qui avait été son ami pendant de longs siècles — et peut-être même un peu plus que cela. 

Aziraphale avança dans la pièce. D’un mouvement de la main, il fit éteindre la musique. Le démon grogna, haussa les sourcils, mais ne fit pas mine de la rallumer. Crowley savait l’ange particulièrement gêné et il s’en réjouissait ; il n’avait jamais eu le moindre mal à lire ses comportements. Ce n’est que lorsque Aziraphale s’arrêta près du tourne-disque qu’il se souvint que la présence de l’objet ici, chez lui, pouvait être problématique. Il consentit à tourner un oeil vers la scène et grimaca quand il vit l’être tout de blanc vétu se pencher avec un sourire réjouit vers ce qui lui appartenait. 


« Mon tourne-disque ! s’exclama-t-il avec un drôle de sourire. 

— Ah, oui, articula Crowley d’une voix neutre. C’est l’autre, qui me l’a donné. L’ange. 

— L’ange ? Muriel ? tenta Aziraphale en le regardant d’un drôle d’air. 

— Voilà, Muriel. Elle a dit que c’était… C’était un objet du diable, qui n’avait rien à faire dans une boutique angélique. Tu sais, tu connais les anges. » 


Crowley afficha un sourire ironique. 


« Et donc elle m’a dit : je vous en prie, débarrassez-moi de ça ! 

— Et… Tu l’en as… Débarrassé. » 


Aziraphale paraissait perplexe. Le démon essuya ses doutes d’un geste nonchalant de la main et se leva pour faire mine d’observer ses plantes. Bien loin de s’imaginer qu’Aziraphale connaissait la vérité, Crowley vit là l’occasion de faire son démon et ne s’en priva pas.


« Voilà. J’allais le jeter. » 


Le visage de l’ange se tordit en une grimace horrifiée. Le jeter, tout de même ! Et si, songea Crowley, alors qu’en son fort intérieur il savait bien que jamais il n’aurait jeté le tourne-disque d’Aziraphale. Tout comme jamais Muriel, ou quel que soit son nom, ne lui avait demandé la moindre chose — elle faisait comme s’il n’existait pas, le plus souvent. 

L’ange resta planta là un moment. Il n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait ici ni ce qu’il souhaitait réellement. Crowley se demanda s’il avait réalisé un miracle pour le retrouver. Pourquoi prendre la peine de faire ça ? Pourquoi aujourd’hui ? Ce n’est pas comme s’il avait été tenté de le faire ces dernières semaines, n’est-ce pas ? Le démon se détourna de ses plantes pour regarder l’autre bien en face ; sous son regard, les lèvres d’Aziraphale s’étirèrent en un vague sourire qui mourut bien rapidement quand il prit conscience du visage fermé du démon.


« Tu venais pour… ? demanda Crowley en fronçant les sourcils comme il savait si bien le faire.

— Oh, et bien… Tu sais, souffla Aziraphale, son regard se posant n’importe où là où ne se trouvait pas l’ange déchu. Je venais prendre des nouvelles. Tu es bien… Installé. » 


Crowley avait l’impression que l’ange avait encore plus de mimiques affectées qu’habituellement. Il croisa les bras et un sourcil se leva bien haut sur son front. Aziraphale rougit, sans que le démon puisse en comprendre la raison. 


« Tout se passe bien pour toi ? demanda soudainement l’ange d’une voix faible. 

— Oh, oui, répondit Crowley avec un rictus. Parfaitement bien. Tu sais comment c’est. Je fais des choses, ci-et-là. Des tentations. Des choses de démon. »


Il traversa la pièce d’une démarche furieuse et se jeta dans son fauteuil, plus avachi que jamais. 


« Pour toi aussi ? Oui ? Très bien, parfait. Bon, je suis occupé, je vais… » 


Il leva le bras pour claquer des doigts et disparaître purement et simplement avant de commencer à se plaindre que les choix d’Aziraphale avaient rendu sa vie bien emmerdante. Mais à peine eut-il levé la main que l’ange fit trois pas en avant, vers lui, comme pour l’arrêter. 


« Attends ! » 


Crowley attendit. Et une nouvelle fois, son sourcil se leva sur son front. Il vit clairement Aziraphale déglutir et tenter de parler sans vraiment y parvenir. L’ange sourit d’un air gêné, se secoua, leva les yeux au ciel et rit doucement avant de se reprendre en s’excusant de son hésitation. 


« Ce n’est pas facile ! » s’exclama-t-il, en réponse à quoi Crowley songea : oh, tu penses ? Ça ne l’était pas non plus pour moi, la dernière fois, dans la librairie. « Tu sais, reprit Aziraphale doucement, je pensais qu’on aurait pu… 

— Quoi, l’ange ? 

— Faire… Des choses. » 


Son sourire et ses yeux brillants étaient de terribles tentations pour Crowley qui pinça les lèvres. Aziraphale était bien trop pur pour imaginer un autre sens à l’expression “faire des choses”.


« Des choses ensemble, toi et… Et moi. Nous. 

— Nous ? 

— Oui…

— Des choses ? 

— Et bien… Oui. » 


Crowley lâcha les accoudoirs de son fauteuil pour se pencher en avant, la bouche grande ouverte dans un rire démoniaque qui fit reculer l’ange de stupeur. Mais le démon voyait très bien qu’il attendait encore une réponse ; cela pouvait se voir à la façon dont ses yeux se plissaient légèrement. Il le connaissait par cœur, son ange. Il prit une grande inspiration et plongea la tête la première dans ce que son instinct de démon lui conseillait de faire. 


« Il n’y a pas de nous, lâcha-t-il d’une voix sombre en plantant son menton dans le creux de sa main pour mieux voir Aziraphale pâlir.

— Mais… Mais tu avais dit, la dernière fois… »


Le démon tourna la tête, un sourire désarmant sur les lèvres, les lunettes de soleil toujours bien fixées sur son nez. 


« Je suis un démon : j’ai menti. »  


Crowley connaissait bien Aziraphale, il le connaissait depuis six mille ans, ce qui était non négligeable. Il lui était venu en aide une bonne centaine de fois et le contraire était aussi valable. En six mille ans, il avait eu beaucoup d'occasions de mentir et il ne s’était jamais privé de le faire. Mais c’était la première fois qu’un mensonge lui serrait le cœur. Et cette crispation se changea en douleur quand il vit sur le visage de l’ange s'effondrer tous ses espoirs, littéralement. Pendant un instant, Crowley se dit qu’il y avait été un peu fort — il ne supportait pas de voir Aziraphale souffrir, c’était beaucoup trop désagréable et gênant pour lui, surtout que l’ange était très crédule et croyait à peu près tout ce qu’il disait. Mais le démon avait toujours été spontané, aussi ne revint-il pas sur ses paroles ; son visage n’exprimait rien de plus qu’une expression amusée qu’il était pourtant loin de ressentir. 


« Oh, je vois, » souffla Aziraphale 


L’ange pris sa tête sévère, celle qu’il lui réservait les rares fois où il se permettait d’être en colère contre lui — la colère n’était pas une émotion pour un Archange Suprême, voyons ! Mais cette fois-ci, cela semblait sérieux. Ses lèvres étaient pincées, ses mains très serrées l’une contre l’autre et il n’afficha aucun sourire quand il le salua pour partir. Surtout, il ne fit pas mine de récupérer son tourne-disque. 

Lorsque Crowley se tourna vers la porte, l’ange avait déjà disparu. Un soupir lui échappa. Il laissa tomber la tête en arrière, ôta ses lunettes et regarda le plafond comme s’il pouvait y trouver la vérité. De la main, il poussa le bureau pour faire tourner le fauteuil sur lui-même. Le plafond tournoyait au-dessus de lui, mais toujours moins que son existence qui partait dans tous les sens.

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